In memoriam Colette Guillaumin

Homme blanc, je ne suis pas sûr d’être le mieux placé pour parler de Colette Guillaumin, sociologue féministe dont les travaux sur la race et le genre ont « renvers[é] les perspectives dominantes et boulevers[é] notre compréhension du monde[1] ». Pourtant, son décès n’a pas fait l’objet d’un grand intérêt de la part des médias – lesquels étaient bien trop occupés, en ce 10 mai dernier, à supputer les chances de tel ou tel Philippe, voire Édouard, d’être nommé à Matignon. Pour être juste, précisons cependant que l’on trouve facilement sur Internet des présentations de ses thèses, en particulier depuis la réédition récente[2] de son recueil Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature (textes des années 1978 à 1992 dont la première édition datait de 1992). Il y a bien sûr des recensions de style plutôt académique et néanmoins très intéressantes comme celle de Delphine Naudier et Éric Soriano dans Les Cahiers du genre[3]. Mais il y a aussi des reprises plus « engagées » de son travail, comme celle du site Le Seum Collectif, que j’ai découvert à cette occasion, et qui a consacré une suite de cinq articles (je n’arrive décidément pas à me résoudre à écrire « posts », désolé, je dois être un peu rétro), cinq articles, donc, excellents en ce qu’ils ne se contentent pas d’exposer les thèses de Guillaumin, mais qu’ils les actualisent en les intégrant aux problématiques d’aujourd’hui – sexisme, racisme et intersectionnalités.

Je ne répéterai donc pas ici ce que ces personnes ont dit, et probablement mieux dit que je ne l’aurais fait. Mais il me semble important de donner un aperçu de cette pensée rigoureuse, et si cela donne envie à quelques lectrices ou lecteurs d’en savoir plus, je pense que j’aurai bien fait.

Colette Guillaumin avait soutenu sa thèse à la fin des années 1960, thèse qui fut publiée ensuite sous le titre : L’Idéologie raciste, genèse et langage actuel et que l’on trouve aujourd’hui en édition de poche (Folio/Gallimard). À l’époque, elle fut une des premières à affirmer que la race n’existe pas, en tout cas pas comme réalité matérielle. La race n’est rien d’autre qu’un rapport social de domination, lui-même issu de ce rapport de domination absolue – Guillaumin emploie le terme d’appropriation – que fut l’esclavage des débuts de la modernité capitaliste. La logique est relativement simple : pour s’approprier d’autres humains, et parce qu’il s’approprie d’autres humains, l’humain propriétaire dénie à ses « propriétés » la qualité d’humain – ou de sujet, si vous préférez. Pourtant, ces « biens » ressemblent fort à des humains – ils en possèdent la forme et aussi l’éminente spécificité : la parole. Mais ils sont esclaves : c’est bien qu’ils sont différents, non ? D’ailleurs cela saute aux yeux : ils sont noirs ! Et hop, passez muscade : ils sont esclaves parce qu’ils sont noirs. Au XIXe siècle, le scientisme impérialiste viendra donner une armature « théorique » à ce constat d’évidence. Le même raisonnement s’applique aux femmes : Colette Guillaumin le nomme « sexage ». C’est l’opération par laquelle la classe entière des femmes est appropriée par les hommes. Silvia Federici a décrit, dans Caliban et la sorcière[4], comment le corps des femmes est devenu propriété des hommes et de l’État – et cela en parallèle avec la colonisation du Nouveau Monde puis l’esclavage et la traite des nègres, qui coïncident avec les grandes chasses aux sorcières en Europe, deux moyens pour le capital en pleine expansion de se procurer du travail gratuit. Comme les Noirs, les femmes sont différentes, n’est-ce pas ? Et c’est parce qu’elles sont femmes, et différentes, qu’elles doivent être soumises aux hommes. C’est naturel. Les rapports sociaux seraient donc établis sur des faits de nature, et non sur l’histoire, les rapports de force, etc. D’ailleurs, les femmes, comme les Noirs, sont des êtres plus proches de la nature, non ? Il est bien connu que le domaine de l’artifice, de la culture, appartient aux hommes, sinon à l’Homme.

Ce qui m’a particulièrement intéressé dans ces textes de Colette Guillaumin, c’est la façon dont elle démonte la mécanique qui produit et reproduit sans cesse ces horreurs, c’est-à-dire le rapport intime qui noue ensemble pratiques et idéologies. La conclusion de l’article « Race et Nature. Système des marques, idée de groupe naturel et rapports sociaux » me semble très claire sur ce point. Elle servira aussi de conclusion à ce qui se veut un modeste hommage à cette belle personne qui « a cherché, inlassablement, à cerner, à théoriser et à déstabiliser les rapports de domination[5]. »

« L’invention de la nature ne peut pas être séparée de la domination et de l’appropriation d’êtres humains. Elle se développe dans ce type précis de relations. Mais l’appropriation qui traite des êtres humains comme des choses et en tire diverses variations idéologiques ne suffit pas en soi à induire l’idée moderne de groupe naturel : après tout Aristote parlait bien de la nature des esclaves, mais ce n’était pas avec la signification que nous donnons aujourd’hui à ce terme. Le terme nature appliqué à un objet quelconque visait sa destination dans l’ordre du monde ; ordre réglé alors théologiquement. Pour que naisse le sens moderne il y faut un autre élément, un facteur interne à l’objet : celui de déterminisme endogène, qu’introduit le développement scientifique, viendra, en se joignant à la “destination”, former cette idée nouvelle, le “groupe naturel”. Car à partir du XVIIIe siècle, sensiblement on cesse de faire appel à Dieu pour expliquer des phénomènes de la matière et on introduit l’analyse des causes mécanique dans l’étude des phénomènes, physiques d’abord, vivants ensuite. L’enjeu d’ailleurs était la conception de l’Homme, et le premier matérialisme sera mécaniste au cours de ce même siècle (cf. L’Homme-machine de La Mettrie, 1748).

« Si ce qui est énoncé sous le terme “naturel” est la pure matérialité des objets impliqués, alors rien de moins naturel que les groupes en question qui, précisément, sont constitués PAR un type précis de relation : la relation de pouvoir, relation qui les constitue en choses (à la fois destinés à et mécaniquement orientés), mais bien qui les constitue puisqu’ils n’existent comme choses que dans ce rapport. Ce sont les rapports sociaux où ils sont engagés (l’esclavage, le mariage, le travail immigré…) qui les fabriquent tels à chaque instant ; en dehors de ces rapports ils n’existent pas, ils ne peuvent même pas être imaginés. Ils ne sont pas des données de la nature, mais bien des données naturalisées des rapports sociaux. »

[1] Danielle Juteau (prof de sociologie de l’université de Montréal), Le Monde, 18 mai 2017.

[2] En 2016, par les éditions iXe : grâce leur soit rendue. Cet ouvrage est disponible à la bibliothèque de l’association Agate, armoise et salamandre, 13 rue des Cordeliers à Forcalquier. Ouverture le lundi de 10 à 13h et le samedi de 16 à 19h.

[3] Éditions l’Harmattan, lisible en ligne ici. On trouve également sur Internet des textes à propos de la première édition de 1992 : un de la revue Multitudes et un autre de la revue Recherches féministes.

[4] Éditions Entremonde/Senonevero, 2017 (nouvelle édition). On peut lire ce que j’en ai écrit ici.

[5] Danielle Juteau, loc. cit.

Mon corps a-t-il un sexe?

Note de lecture : Mon corps a-t-il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales

Sous la direction de Évelyne Peire et Joëlle Wiels

La Découverte, coll. Recherches, 2015.

 

« Ce livre est le fruit du colloque international qui s’est tenu à Paris les 22 et 23 juin 2011, à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). » Comme l’indique le sous-titre, il s’agissait de croiser les savoirs en biologie (réputée science « dure », ou « exacte ») et en sciences sociales (nécessairement « approximatives », voire « molles ») sur le sexe et le genre. Les directrices de l’ouvrage préviennent dans leur introduction que son objectif « n’est pas de nier qu’il existe des femelles et des mâles et que les individus de ces deux catégories sont capables de produire des gamètes différents (ovules ou spermatozoïdes) dont la fusion permet, à terme, la procréation d’un nouvel être. » L’objectif est plutôt « de mieux comprendre comment, au-delà de la réduction binaire, la société gère ces notions de mâles et de femelles. » Et, bien sûr, « comment, notamment, elle construit des places différentes et les assigne aux personnes selon un système hiérarchisé, ou genre, femme/homme, et comment elle (mal) traite les personnes qui n’entrent pas dans ces deux catégories. »

Difficile de rendre compte de façon synthétique d’un pareil ensemble de textes (une vingtaine au total, sans compter l’introduction et la conclusion, ni la postface d’Éric Fassin) dont les sujets couvrent un large éventail, depuis la biologie et la génétique « pures et dures », jusqu’aux questions épineuses de l’identité et des représentations. On se contentera donc ici de picorer ça et là quelques informations, en recommandant aux personnes intéressées par ces thématiques une lecture plus approfondie de ce livre vraiment très instructif.

Dans la première partie, intitulée « Construction du corps sexué », l’article de Joëlle Wiels, « La détermination génétique du sexe : une affaire compliquée », montre à la fois la complexité encore très mal connue des « processus qui contrôlent la détermination du sexe durant l’embryogenèse » et le rôle important des « présupposés idéologiques » dans la recherche sur ce sujet. Après une explication technique de ces processus et de la recherche menée depuis quelques décennies, l’auteure constate que « si l’on examine d’un œil un peu critique l’ensemble des recherches [en génétique] menées sur la détermination du sexe » durant une bonne trentaine d’années, « il apparaît tout de suite que leur but n’était pas de trouver les mécanismes contrôlant la formation des deux gonades (ovaires et testicules) mais seulement d’identifier le facteur déclenchant la différenciation du seul organe vraiment important : le testicule. » Ainsi, le sexe femelle serait-il un sexe « par défaut ». Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette tendance s’est affirmée dans la littérature scientifique des années 1970, alors qu’elle était moins marquée dans les publications des années 1960. L’auteure en donne un petit florilège, dont on ne retiendra ici que cette citation – mais les autres sont du même tonneau : « Le mode de développement femelle peut être considéré comme le schéma “par défaut” de développement du corps, schéma qui peut être contrecarré par la formation des testicules , afin de produire un mâle [Smith, 1994]. » Ces affirmations étaient reprises de manière acritique dans la presse « grand public », ainsi de La Recherche : « Comme tous les chromosomes, le chromosome Y contient de l’ADN, sur lequel se trouvent des gènes dont sans doute le gène de détermination du sexe. […] Le gène TDF (pour Facteur de Détermination des Testicules) contrôle la détermination du sexe. » Ainsi, conclut l’auteure, « les stéréotypes de genre, où tout ce qui relève du masculin domine implicitement le féminin, s’avèrent donc bien présents dans le monde de la recherche sur la détermination du sexe et ont des effets non négligeables sur le développement de ces études. » À ces effets, il faut ajouter ceux, engendrés en cascade, pourrait-on dire, sur le grand public, via la vulgarisation, comme on l’a vu avec l’exemple cité de La Recherche, mais aussi à travers les programmes éducatifs, qui reprennent en les simplifiant les résultats de la recherche scientifique. C’est ainsi qu’on peut parler d’un cercle vicieux de (re)production du genre : les a priori des chercheurs orientent leurs travaux et leurs conclusions dans un sens bien précis, lequel est repris par la presse et les instances éducatives, lesquelles (re)produisent des a priori dans la tête des futurs chercheurs… Il faut d’ailleurs noter que, si depuis les années 2000, la recherche, et la presse à sa suite, ont nuancé leurs avis sur la question, dans les manuels scolaires, le sexe femelle se développe toujours par défaut, « en l’absence de chromosome Y » (dont la présence détermine le sexe mâle).

On retrouve les mêmes a priori dans le domaine des études sur le cerveau. Et cela encore tout récemment puisque c’est en 2005 que Laurence Summers, président de l’université américaine de Harvard, déclarait que « le faible nombre de femmes dans les disciplines scientifiques s’explique par leur incapacité innée à réussir dans ces domaines. » Catherine Vidal, qui commence son article, « Le cerveau a-t-il un sexe ? (deuxième partie du livre : « Le sexe envahit tout le corps ») par cette citation, poursuit en disant que « le propos a fait scandale dans les milieux universitaires, féministes et scientifiques ». Pour autant, il ne fait que s’inscrire dans une tradition bien enracinée. Ainsi, écrivait Broca en 1861, « on s’est demandé si la petitesse du cerveau de la femme ne dépendait pas exclusivement de la petitesse de son corps. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que la femme est en moyenne un peu moins intelligente que l’homme. Il est donc permis de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle ». Heureusement, toutes les découvertes récentes sur la plasticité cérébrale vont à l’encontre de ces affirmations. Ainsi, par exemple, « si l’on fait le bilan des études en IRM sur les fonctions cognitives réalisées depuis quinze ans, on constate que sur 11 000 publications, seulement 2,6% ont montré des différences entre les sexes. » De fait, ajoute Catherine Vidal, « les différences entre les cerveaux de personnes d’un même sexe sont tellement importantes qu’elles l’emportent sur les différences entre les sexes qui, en conséquence, font figure d’exception. » Ceci s’explique par le fait que si un nouveau-né possède déjà 100 milliards de neurones à la naissance, lesquels cessent dès lors de se multiplier, les connexions entre ces neurones, les synapses, commencent à peine à se former – et on estime leur nombre à un million de milliards chez l’adulte ! « Or, seulement 6 000 gènes interviennent dans la construction du cerveau. Cela signifie qu’il n’y a pas assez de gènes pour contrôler la formation de nos milliards de connexions. Le devenir de nos neurones n’est pas inscrit dans le programme génétique. » (C’est moi qui souligne.) La conclusion logique de ces observations est que le cerveau est « un organe dynamique qui évolue tout au long de la vie. Rien n’y est à jamais figé, ni programmé à la naissance. » Le genre pas plus que le reste.

Dans la troisième partie du livre, « Cultures/Natures : la femelle et le mâle », Michel Kreutzer, avec son texte « Des animaux en tout genre », montre que les a priori déjà évoqués se sont tout aussi bien appliqués aux mondes animaux, en ce qu’ils ont longtemps été réduits à une vie guidée par les instincts reproductifs, principalement. Les sciences de la nature ont construit un système de classification des espèces basé sur la notion de typicalité, gommant toute diversité à l’intérieur de cette espèce, « pour bien souvent ne reconnaître qu’une seule dualité, celle qui oppose les mâles et les femelles ». Cependant, les plus récentes études sur la question montrent que les animaux, loin d’être des quasi machines prédéterminées par leur gènes, ont, à l’instar des humains, une vie sociale et une psychologie. « Certains rôles sociaux, dit Kreutzer, relèvent précisément du genre. » Ainsi, les comportements parentaux varient selon les espèces – chez certaines, ce sont les mâles qui s’occupent de leur progéniture, chez d’autres, ce sont les femelles, chez d’autres encore les mâles et les femelles, et encore, on relève de nombreux cas où ces rôles, naguère pensés comme immuables, peuvent varier à l’intérieur d’une même espèce animale. Plus, on observe aussi des couples de « lesbiennes » chez les goëlands : une fois fécondées par un mâle, deux femelles nidifient ensemble et élèvent elles-mêmes leurs petits. Chez les cygnes noirs, ce sont des mâles gays qui, une fois les œufs pondus par une femelle, l’expulsent et s’occupent de la couvaison puis de l’élevage des jeunes… Autant dire qu’il nous reste beaucoup à découvrir sur les mondes animaux, et à réfléchir sur la canonique opposition entre nature et culture.

La question de l’intersexualité est justement l’une de celles qui font vaciller cette limite. Vincent Guillot intervient à ce propos dans la quatrième partie du livre, « De l’identité aux représentations ». On ne peut que recommander de lire ce texte, qui s’intitule « Me dire simplement », et qui commence ainsi : « Lorsqu’on m’invite comme témoin, j’entends “tu es moins, nous sommes plus”. Je ne peux donc que me dire, me dévoiler et, en retour, vous direz qui nous sommes. Or, il me semble qu’au sujet de l’intersexualité, la question n’est pas “celui-qui-est-moins” mais “celui-qui-se-pense-plus”. Ce n’est pas nous que vous interrogez mais vous que vous n’osez pas questionner – votre corps, votre sexe, vos pratiques sexuelles et amoureuses, vos fantasmes et vos phobies. Et cela, de façon récurrente, tant le corps médical comme le milieu universitaire considèrent la question “intersexe” comme extrêmement compliquée. À mon sens, il n’en est rien, c’est vous qui la rendez complexe, vous qui êtes compliqués. »

Voici en somme un livre passionnant, certes difficile à lire d’une traite, car touffu et divers, mais dont chaque partie et chaque article apportent de précieuses informations et suscitent la réflexion.

Nous sommes tous des féministes

Nous sommes tous des féministes

C’est le titre d’un petit livre publié chez Folio/Gallimard et vendu à 2 € seulement – mais, nonobstant la qualité des deux textes qu’il contient, on n’en manifestera pas moins notre mauvaise humeur à l’égard de ces marchands de livres à qui tout fait ventre (et vendre, surtout !): on aurait préféré une brochure à prix libre, d’autant plus réalisable en l’occurrence que les textes sont brefs. (D’ailleurs le même éditeur vient de sortir un autre « livre », tout aussi court sinon plus, de Erri de Lucca : La Parole contraire, qui explique comment il se retrouve devant les tribunaux italiens pour avoir appelé au sabotage de la LGV Lyon-Turin – même « rentabilisation » d’un sujet et d’un auteur qui valent pourtant bien mieux que cela. Bref.)

Chimamanda Ngozi Adichie est l’auteure nigériane de Nous sommes tous des féministes, suivi de la nouvelle Les Marieuses. Le premier texte est la retranscription d’une conférence donnée en 2012 dans le cadre d’un colloque consacré à l’Afrique et qui a lieu annuellement, si j’ai bien compris, au Nigeria. Chimamanda y décrit simplement le sexisme ordinaire qui sévit dans son pays comme ailleurs, et comment elle en est arrivée à être et à se déclarer une « féministe africaine heureuse, qui aime mettre du brillant à lèvres et des talons hauts pour son plaisir, non pour séduire les hommes. » Comme beaucoup d’autres avant elle, elle insiste sur l’éducation des enfants :

« Partout dans le monde, la question du genre est cruciale. Alors j’aimerais aujourd’hui que nous nous mettions à rêver à un monde différent et à le préparer. Un monde plus équitable. Un monde où les hommes et les femmes seront plus heureux et plus honnêtes envers eux-mêmes. Et voici le point de départ : nous devons élever nos filles autrement. Nous devons élever nos fils autrement.

« Notre façon d’éduquer les garçons les dessert énormément. Nous réprimons leur humanité. Notre définition de la virilité est très restreinte. La virilité est une cage exiguë, rigide, et nous y enfermons les garçons. Nous apprenons aux garçons à redouter la peur, la faiblesse, la vulnérabilité. Nous leur apprenons à dissimuler leur vrai moi, car ils sont obligés d’être, dans le parler nigérian, des hommes durs.

« […] Mais ce que nous faisons de pire aux hommes – en les convainquant que la dureté est une obligation –, c’est de les laisser avec un ego très fragile. Plus un homme se sent contraint d’être dur, plus son ego est faible.

« Quant aux filles, nos torts envers elles sont encore plus graves, parce que nous les élevons de façon qu’elle ménagent l’ego fragile des hommes. Nous apprenons aux filles à se diminuer, à se sous-estimer. Nous leur disons : tu peux être ambitieuse mais pas trop. Tu dois viser la réussite sans qu’elle soit trop spectaculaire, sinon tu seras une menace pour les hommes. Si tu es le soutien de famille dans ton couple, feins de ne pas l’être, notamment en public, faute de quoi tu l’émasculeras. »

Un petit texte roboratif, donc, qui n’a rien de nouveau ni d’extraordinaire mais qui doit sa publication au fait que son auteure est une romancière et nouvelliste à succès, et l’on ne peut que s’en réjouir. L’éditeur a tout de même ressenti le besoin de le compléter par un autre texte, faute de quoi le livre aurait été vraiment trop mince – l’auteure a beau avoir reçu des prix littéraires prestigieux, elle n’est pas (encore ?) prix Nobel… C’est tout bénéfice pour nous autres lectrices et lecteurs, car nous pouvons vérifier une fois de plus que souvent, la fiction en dit plus, et de manière plus percutante, qu’un discours non fictionnel. Les marieuses est l’histoire d’une jeune nigériane mariée par ses parents adoptifs à un parfait inconnu, nigérian lui aussi, mais qui a émigré aux États-Unis. Elle va donc y partir elle aussi, et la nouvelle raconte, outre le rapport de domination ordinaire entre la jeune femme et son mari, sa difficile adaptation aux mœurs nord-américaines : où l’on comprend un peu mieux ce que certaines féministes nomment « l’intersectionnalité » (soit le croisement de plusieurs oppressions – de genre, de race, de classe…)

En somme, je ne regrette pas de m’être fait un peu arnaquer par l’éditeur – et même je m’apprête à récidiver, car cette mise en bouche m’a vraiment donné envie de lire d’autres histoires de cette auteure. (Ce livre est désormais empruntable à la bibliothèque d’Agate, armoise et salamandre.)

françois (le 9 mars 2015)

 

Violeur au-delà du périph’, séducteur en deçà

Troussage-2-05b19À l’occasion du procès de l’affaire du Carlton à Lille, dans laquelle est impliqué, entre autres, Dominique Strauss-Kahn, le site Les mots sont importants publie un extrait du livre Un troussage de domestique (empruntable à la bibliothèque de Agate, armoise et salamandre: 6 rue Saint-Mary à Forcalquier, ouverture le samedi de 15 à 19 heures).

Racisme et sexisme dans l’affaire DSK

par Najate Zouggari
8 février 2015

« Parties fines », « libertinage », ces formules euphémisantes continuent d’avoir cours dans la presse à l’occasion de la couverture du procès de Dominique Strauss-Kahn et de 13 autres hommes accusés de proxénétisme aggravé. Dans cette affaire dite du Carlton comme dans celle du Sofitel à New York, c’est toujours l’abjecte violence, celle dont faisait preuve (et aimait faire preuve) Dominique Strauss-Kahn, qui est ainsi niée. Violence dont témoignent les prostituées, et à leur insu les camarades de DSK, dans leurs efforts pathétiques pour faire passer des relations non seulement tarifiées mais surtout – là est le plus grave – imposées, en d’autres termes du viol, pour de la liberté sexuelle entre adultes consentants et modernes. Le texte qui suit est extrait d’un livre coordonné par Christine Delphy,  Un troussage de domestique, paru quelques mois après l’arrestation de DSK à New York et traitait déjà du deux poids deux mesures dans le traitement médiatique des violences sexistes. Lire la suite par ici.

« Si tu ne déconstruis pas le genre, il ne peut pas y avoir de révolution. » – CQFD, mensuel de critique et d’expérimentation sociales

Virginie Despentes (Kong kong théorie, entre autres) sort un nouvel opus qui aura la forme d’une trilogie: Vernon Subutex. À cette occasion, Nicolas Norrito l’a rencontrée pour le mensuel CQFD (qu’il faut soutenir!). À lire ci-après: « Si tu ne déconstruis pas le genre, il ne peut pas y avoir de révolution. » – CQFD, mensuel de critique et d’expérimentation sociales.

Le temps des bûchers

Voici un texte de Starhawk extrait de Femmes, magie et politique.

« Elle a peur. Sa peur a une odeur plus forte que les aiguilles de pin que foulent ses pieds sur le sentier de la forêt. La terre fume après la pluie de printemps. Son propre cœur est plus sonore que le meuglement du bétail sur le pré communal. La vieille femme porte un panier d’herbes et de racines qu’elle a arrachées ; il semble, à son bras, lourd comme le temps. Ses pieds sur le sentier sont les pieds de sa mère, de sa grand-mère, de son arrière-grand-mère. Cela fait des siècles qu’elle marche sous ces chênes et ces pins, qu’elle cueille des herbes et les rapporte pour les sécher sous les avancées du toit de sa chaumière sur le pré communal. Depuis toujours les gens du village viennent à elle ; ses mains sont des mains qui guérissent, elles peuvent retourner l’enfant dans le ventre de sa mère; sa voix murmurante charme la souffrance et la chasse, ou berce l’insomniaque jusqu’au sommeil. Elle croit qu’elle a du sang de fée dans les veines, le sang de l’Ancienne Race qui élevait des pierres vers le ciel et ne construisait pas d’églises. À la pensée de l’église, elle frissonne; elle se souvient de son rêve de la nuit précédente — le papier cloué sur la porte de l’église. Elle ne pouvait pas le lire. Qu’est-ce que c’était? La proclamation d’une chasse aux sorcières ? Elle se passe les mains sur les yeux. Ces jours-ci, la Vision est un malheur; ses rêves sont hantés par les visages de femmes torturées ; leurs yeux sans sommeil, les paupières lourdes tandis qu’elles doivent marcher, monter et redescendre, nuit après nuit, affaiblies par la faim, les corps rasés et offerts en spectacle à la foule, transpercés pour trouver la preuve qu’ils appellent les marques du diable, puis pris pour l’amusement privé des geôliers. Et ils étaient doux en Angleterre où les sorcières étaient seulement pendues. Elle pense aux récits, murmurés à des réunions, venant d’Allemagne et de France, et parlant de mécanismes pour leur écraser les os et leur désarticuler les membres, de veines déchirées et de sang répandu dans la poussière, de chair carbonisée tandis que les flammes s’élèvent autour du bûcher. Pourrait-elle garder le silence sous cette torture — ou se briserait-elle, avouerait-elle n’importe quoi, dénoncerait-elle comme ses compagnes sorcières n’importe qui, toutes celles qu’ils veulent ? Elle ne sait pas, elle espère qu’elle ne saura jamais. »

La suite par ici : buchersexcav – copie

« Caliban et la sorcière », un résumé

Silvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive. Traduction de l’anglais (États-Unis, 2004) par le collectif Senonevero, revue et complétée par Julien Guazzini. Coédition Senonevero, Marseille, Entremonde, Genève, 2014. 464 pages, 24 euros.

Ce livre s’est laissé désirer : il aura fallu dix ans pour qu’il paraisse enfin en français, alors qu’il avait déjà été traduit en diverses autres langues… Et même cette parution tardive a connu quelques contretemps : elle avait été annoncée pour 2013, semble-t-il. Mieux vaut tard que jamais – même si, au passage, il faut signaler aux éditeurs quelques (petits) problèmes de traduction et encore pas mal de coquilles. Bref, on ne fera pas la fine bouche, tant l’ouvrage est intéressant.

Caliban et la sorcière sont des personnages de Shakespeare (dans La Tempête) qui symbolisent, nous dit Federici, la résistance à la colonisation des Amérindiens. De fait, précise-t-elle, c’est surtout Caliban qui a incarné, dans le discours des résistants d’Amérique, les peuples aborigènes massacrés par les Blancs. Sa mère, la sorcière Sycorax, « est toujours invisible, comme l’a été de longue date la lutte des femmes contre la colonisation ». Pourtant, à l’instar de celles du vieux continent, les femmes indiennes furent très souvent à l’avant-garde des luttes contre les conquistadores, au point que ces derniers organisèrent de véritables chasses aux sorcières, au Mexique comme au Pérou, afin de briser ces résistances. Ainsi, « la figure de la sorcière, reléguée à l’arrière-plan dans La Tempête [est-elle] placée au centre de la scène dans le présent ouvrage : incarnation d’un monde de sujets féminins que le capitalisme devait détruire – l’hérétique, la guérisseuse, la femme insoumise, la femme qui osait vivre seule, la femme obi qui empoisonnait la nourriture du maître et incitait les esclaves à la révolte ». Que l’on ne s’y trompe pas : Federici ne donne pas pour autant dans le panneau d’un romantisme différentialiste à la Michelet (cf. La Sorcière, dans lequel l’« éternel féminin », pour être réinterprété dans un sens plus favorable aux femmes, n’en reste pas moins profondément essentialiste). Elle se réclame plutôt d’un courant de pensée marxiste, tout en se montrant critique vis-à-vis des insuffisances du marxisme traditionnel, en particulier de son analyse de l’accumulation primitive : « Là où Marx [l’]envisage du point de vue du prolétariat salarié masculin et du développement de la production des marchandises, je l’examine en fonction des changements qu’elle a induits dans la position sociale des femmes et la production de la force de travail. Ma description de l’accumulation primitive comprend ainsi un ensemble de phénomènes historiques absents chez Marx et qui ont pourtant été très importants pour l’accumulation capitaliste. Ce sont : (1) le développement d’une nouvelle division sexuée du travail assujettissant le travail des femmes et leur fonction reproductive à la reproduction de la force de travail ; (2) la construction d’un nouvel ordre patriarcal, fondé sur l’exclusion des femmes du travail salarié et leur soumission aux hommes ; (3) la mécanisation du corps prolétaire et sa transformation, dans le cas des femmes, en une machine de production de nouveaux travailleurs. » Caliban et la Sorcière documente ainsi en une magistrale étude historique les thèses d’autres théoriciennes marxistes du féminisme, comme, entre autres, Roswitha Scholtz, qui a critiqué et approfondi la « critique de la valeur », lui reprochant de trop souvent laisser « complètement de côté […] le rapport entre les sexes ». « Clairement, poursuit-elle, ce ne sont […] que la “valeur” et avec elle le “travail abstrait” – sexuellement neutres – qui sont dignes d’être théorisés, même si c’est en tant qu’objets d’une critique radicale. Ce qui demeure ignoré, c’est le fait que, dans le système de la production marchande, il faut aussi pourvoir aux tâches domestiques, élever des enfants et soigner les personnes faibles et malades, qu’il faut donc exécuter des tâches dont la charge incombe habituellement aux femmes […] » C’est ce que Scholtz nomme la « dissociation sexo-spécifique », que l’on ne doit pas prendre, explique-t-elle, pour une simple « dérivation », ou un « sous-système » du système de la valeur, mais qui constitue « une part essentielle et constitutive du rapport social global »[1]. En fait, la « valeur » n’existe pas sans la « dissociation » et réciproquement. Traduit dans les mots de Federici, cela signifie que sans le travail « mythifié » (escamoté, invisible) des femmes, pas d’accumulation possible, pas de capitalisme qui tienne.

Mais ce résultat ne fut obtenu qu’au prix d’une véritable guerre qui fut livrée, en Europe puis aux Amériques, en Afrique et dans le reste de monde, contre les structures villageoises et communautaires traditionnelles. Dissocier production (de marchandises) et reproduction (du travail et des travailleurs) n’allait pas de soi. Nous avons tous entendu parler des enclosures, ce processus qui consista à diviser en parcelles privées les « communaux » autrefois travaillés en commun. Pour stratégique qu’il fut, ce phénomène ne représentait que la pointe émergée de l’iceberg : car ce fut la vie humaine dans son ensemble, dans les villes comme dans les campagnes, dans les esprits comme dans les corps, qui fut bouleversée par la montée en puissance des rapports marchands. C’est, en gros, tout l’objet du livre de Federici, à ceci près qu’elle souligne aussi l’actualité continuée du processus d’accumulation primitive. Aujourd’hui, dit-elle, « les conquistadors sont les pontes de la Banque mondiale et du FMI, qui professent qu’“un sou est un sou” aux mêmes populations que les puissances dominantes ont dévalisées et paupérisées depuis des siècles. »

Caliban et la Sorcière est organisé en cinq parties que je vais essayer de résumer ici. Il s’agit bien sûr de ma lecture, qui sera forcément lacunaire – mais, je l’espère, pas trop déformante…

Il faut à tout ce monde un grand coup de fouet. Mouvements sociaux et crise politique dans l’Europe médiévale[2]

On a très souvent présenté le Moyen Âge comme une période de ténèbres, d’obscurité, par opposition aux « Lumières » du xviiie siècle. Ainsi, la chasse aux sorcières a-t-elle longtemps été tenue pour une barbarie moyenâgeuse. Or il n’en est rien, puisque les chasses les plus meurtrières se sont déroulées fin xve début xvie, soit précisément durant la période qu’il est convenu d’appeler « Renaissance », en même temps que la naissance de l’imprimerie, la « découverte » des Amériques et l’invention des philosophies « rationalistes ». En fait, la fin du Moyen Âge fut le théâtre d’une vague de luttes sociales intenses : « Comme le montrent les registres des tribunaux seigneuriaux en Angleterre, le village médiéval était le théâtre d’une guerre quotidienne. Elle atteignait quelquefois des moments de grande tension, quand les villageois tuaient le bailli ou attaquaient le château du seigneur. » Les motifs de ces « émotions » pouvaient être les taxes et impôts divers (par exemple, il fallait payer – en numéraire ou en nature – pour utiliser le moulin et/ou le four « banal » contrôlé par le seigneur, et il fallait payer une amende si l’on n’utilisait pas ces infrastructures, monopole seigneurial…), les corvées (les heures de travail « dues » au seigneur), la levée de soldats pour les guerres féodales, l’usage des terres « incultes », y compris les bois, les lacs, les collines… Parmi les impôts les plus impopulaires figuraient la taille (une somme fixée arbitrairement par le seigneur) et la dîme, soit le dixième du revenu paysan, destinée au clergé mais souvent collectée par le seigneur.

La conséquence la plus importante des très nombreuses luttes menées par les serfs contre ces formes d’exploitation fut la commutation des services de travail en paiement en argent : de facto, cela signifia la fin du servage mais, loin de représenter une victoire pour les anciens serfs, ce fut une nouvelle défaite pour les plus pauvres d’entre eux, soit la majorité car, contraints de payer leur charges en argent, ils s’endettèrent et perdirent rapidement le peu de terres qu’ils avaient. Cette prolétarisation d’une grande masse de paysans entraîna un exode vers les villes et l’apparition de nombreuses troupes de vagabonds. Les femmes furent très nombreuses à émigrer en ville. Malgré une vie difficile, elles y jouissaient tout de même d’une certaine autonomie, ayant accès à la plupart des professions – et elles occupèrent une place importante dans les mouvements millénaristes et hérétiques. Plus généralement, ce nouveau prolétariat engendré par la commutation représenta la base sociale de ces mouvements.

Les mouvements millénaristes[3] mobilisèrent des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes mais furent assez vite défaits militairement. Par contre, les sectes hérétiques comme celles des vaudois et des cathares, mieux organisées, y compris au niveau « international », plus structurées idéologiquement et porteuses de programmes sociaux révolutionnaires, exercèrent une influence très importante : « L’hérésie était l’équivalent de la “théologie de la libération” pour le prolétariat médiéval. » Elle faisait écho aux revendications de justice sociale et de rénovation spirituelle, contre les inégalités criantes cautionnées par une Église totalement corrompue et « elle propageait une conception nouvelle, révolutionnaire, de la société qui, pour la première fois au Moyen Âge, redéfinissait tous les aspects de la vie quotidienne (travail, propriété, reproduction sexuelle, et la position des femmes), posant la question de l’émancipation en des termes vraiment universels. » Les cathares, en particulier, condamnaient la guerre… et la peine de mort, se montraient tolérants vis-à-vis des autres religions, rejetaient le mariage et la procréation et étaient végétariens, refusant toute nourriture issue de la génération sexuelle. Ces positions étaient les conséquences logiques du dualisme professé par les cathares : selon eux, le monde matériel est le royaume du mal et c’est en se compromettant le moins possible avec les œuvres de la terre et de la chair que l’on peut parvenir au salut. Malgré son aspect extrémiste, cette doctrine rencontrait à l’époque beaucoup de compréhension et de sympathie parmi les pauvres, dont une des préoccupations principales était le contrôle des naissances : en effet, pourquoi mettre au monde des enfants destinés à souffrir de la misère et de la faim ? « Ceci expliquerait pourquoi, quand la croissance de la population devint une question sociale majeure, dans une période de grave crise démographique et de pénurie de main-d’œuvre à la fin du xive siècle, l’hérésie fut associée aux crimes de la reproduction, en particulier la “sodomie”, l’infanticide et l’avortement. » De plus, les doctrines sexuelles des hérétiques remettaient en cause le contrôle, stratégique s’il en fut, de l’Église sur le mariage et la sexualité, contrôle qui soumettait tout individu, puissant ou misérable, à sa stricte discipline.

Dans sa lutte contre l’hérésie, l’Église réactiva d’anciennes dispositions qui jusque-là étaient demeurées à l’état de vœux pieux. Les conciles de Latran de 1123 et 1139 réaffirmèrent avec force l’interdiction du mariage et du concubinage des clercs, et firent du mariage un sacrement, ce qui signifiait qu’il ne pouvait être dissous par aucun pouvoir terrestre. Les attaques contre la « sodomie » s’intensifièrent, visant à la fois les homosexuels et le sexe en dehors de la procréation.

Face à cette offensive, les hérétiques, comme les frères du Saint-Esprit ou les amauriciens, prêchaient que Dieu est en chacun de nous et qu’il nous est donc impossible de pécher. Certain·e·s faisaient même de l’acte sexuel une sorte de rituel mystique. Sans aller jusque-là, les vaudois, par exemple, considéraient que tout le monde pouvait prêcher et exercer le sacerdoce, y compris les femmes. Cela leur valut les persécutions de l’Église, alors que, dans le même temps, les adeptes de Saint-François d’Assise, qui prêchaient la pauvreté et le dénuement volontaire, comme les vaudois, durent à leur respect des règles du clergé de ne pas avoir affaire à l’Inquisition. On assista donc à une politisation de la sexualité, qui devint une véritable affaire d’État et un terrain d’opposition pour les sectes. Ainsi, les femmes furent particulièrement ciblées par l’Inquisition, et plus spécialement les « maléfices »qu’elles mettaient en œuvre pour la contraception ou l’avortement. Cette politique se durcit brutalement lorsque ce contrôle féminin sur la reproduction sembla remettre en cause la stabilité économique et sociale, après la peste noire de 1347-1352, qui causa une diminution de plus d’un tiers de la population européenne. C’est à ce moment-là que les persécuteurs mirent l’accent sur les aspects sexuels de l’hérésie, inventant ce qui allait devenir le sabbat des sorcières, avec des descriptions d’orgies, de scènes de sodomie et de zoophilie, tel le fameux bacium sub cauda (baiser sous la queue) qui fut repris ensuite dans le sabbat comme baiser sur l’anus du diable… C’est aussi à ce moment-là que les inquisiteurs inventent la secte des lucifériens, soit les adorateurs du diable, une trouvaille qui fera florès plus tard au cours des procès des sorcières.

Les mouvements hérétiques trouvèrent aussi beaucoup d’écho parmi le nouveau prolétariat urbain dont les conditions de vie n’étaient souvent guère différentes de celles du servage : ainsi les ouvriers se voyaient interdire toute grève sous peine de mort, ainsi que le port d’armes – y compris d’armes « par destination », comme leurs propres outils professionnels. Il existait déjà d’importantes concentrations de main d’œuvre, dans l’industrie textile, par exemple, et les « bourgeois » des villes n’étaient pas très rassurés face à ces masses inquiétantes. Ils n’avaient d’ailleurs pas tort, puisque de nombreuses révoltes eurent lieu, comme, entre autres, en Flandres, en Allemagne, en Italie. Certaines, qui unirent ouvriers urbains et paysans, furent même parfois victorieuses avant d’être noyées dans le sang : ainsi, à Gand, en 1378, les tisserands « réussirent à établir ce qu’on a appelé (en exagérant peut-être un peu) la première “dictature du prolétariat” connue de l’histoire. » Selon un historien que cite Federici, ces ouvriers s’étaient donné pour objectif de « soulever les compagnons contre les patrons, les salariés contre les grands entrepreneurs, les paysans contre les seigneurs et les clercs. » Ils furent vaincus en 1382 à Roosebecke, dans une bataille rangée qui coûta la vie à 26 000 d’entre eux.

Malgré la répression féroce, les ouvriers et les paysans vécurent tout de même une période plutôt faste vers la fin du xive siècle, « grâce » à la peste noire. Celle-ci produisit en effet, outre un certain nivellement social (les riches comme les pauvres étaient touchés) et une libération éphémère des mœurs (risquant de mourir d’un jour à l’autre, on voulait profiter des plaisirs de la vie, tout de suite), une énorme pénurie de main-d’œuvre, en ville comme à la campagne. Ainsi les travailleurs purent-ils s’émanciper tant soit peu de la tutelle des employeurs. Les salaires augmentèrent, et à la campagne, « des villages entiers s’organisaient pour arrêter de payer les amendes, les impôts et la taille, et ne reconnaissaient plus les services commutés, ou les injonctions des cours de justice seigneuriales, qui étaient le principal instrument du pouvoir féodal. » Les mesures prises par la noblesse ou la bourgeoisie urbaine pour essayer de réduire le coût du travail (y compris, par exemple, le rétablissement de l’esclavage comme à Florence en 1366) ne firent qu’aiguiser les conflits et suscitèrent souvent des révoltes, comme la Révolte paysanne de 1381 en Angleterre, diverses insurrections à Béziers, Montpellier, Carcassonne, Orléans, Amiens, Tournai, Rouen et enfin Paris en 1413, ainsi que celle des Ciompi à Florence.

Cependant, « à la fin du xve siècle, une contre-révolution était déjà en route à tous les niveaux de la vie politique et sociale. Tout d’abord, les autorités politiques s’employèrent à assimiler les travailleurs masculins les plus jeunes et les plus rebelles, au moyen d’une politique sexuelle qui leur procurait du sexe gratuit, et déplaçait le conflit de classe sur le conflit avec les femmes prolétaires. » Ce résultat fut obtenu par la décriminalisation du viol, à condition que les victimes n’appartiennent pas aux classes dominantes. Ainsi, les femmes prolétaires devinrent l’objet des attaques répétées de bandes de jeunes mâles qui savaient très bien que leurs forfaits demeureraient impunis. Federici dit qu’en ville, « en moyenne, la moitié des jeunes hommes de la ville, à un moment ou à un autre, prenaient part à ces agressions […] les résultats furent dévastateurs pour tous les travailleurs, car le viol de femmes pauvres soutenu par l’État sapait la solidarité de classe qui avait été conquise dans la lutte antiféodale. […] La légalisation du viol créa un climat d’intense misogynie qui avilissait toutes les femmes sans distinction de classe. Elle rendait aussi la population insensible à la perpétuation de la violence contre les femmes, jetant les bases de la chasse aux sorcières qui commença à la même époque. » La décriminalisation du viol fut accompagnée d’une intense campagne contre l’homosexualité, assez largement pratiquée alors (au point qu’à Florence, les prostituées portaient des habits masculins pour attirer le client) et de l’encouragement systématique à la prostitution. « Ainsi, entre 1350 et 1450, des bordels gérés par la collectivité, financés par l’impôt, furent ouverts dans chaque ville ou village en Italie et en France, en nombres bien supérieurs à ceux atteints au xixe siècle. Amiens à elle seule comptait 53 bordels en 1453. »

Ce « new deal » sexuel, comme dit Federici, « faisait partie d’un processus plus vaste qui, en réponse à l’intensification des conflits sociaux, conduisit à une centralisation de l’État, unique agent à même de faire face à la généralisation de la lutte et de préserver le rapport de classe. » En fait, ce processus de renforcement et de centralisation étatiques venait cimenter l’alliance passée entre la noblesse, l’Église et la bourgeoisie urbaine contre les rébellions populaires. Ce fut le début de la formation de l’absolutisme, et aussi l’acceptation, par la bourgeoisie urbaine, de la perte de la souveraineté qu’elle avait conquise au sein des cités, en échange d’une protection contre les menaces plébéiennes.

Accumuler le travail et avilir les femmes. Construire la « différence » dans la « transition au capitalisme ».

Marx a établi le concept d’accumulation primitive comme le premier stade du développement du capital, soit la concentration de capital et de travail, et il a montré que c’est la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production qui est la source de la richesse capitaliste. Dans sa description, c’est essentiellement l’expropriation terrienne de la paysannerie européenne qui est à la base de l’accumulation primitive, en créant des travailleurs « libres » et indépendants, même s’il parle aussi de la conquête coloniale et de la traite des esclaves africains. Mais, remarque Federici, « on ne trouve nulle part mention dans son œuvre des profondes transformations que le capitalisme introduisit dans la reproduction de la force de travail et la position sociale des femmes. » Marx ne parle pas non plus de la grande chasse aux sorcières des xvie et xviie siècles, « alors que cette campagne de terreur soutenue par l’État joua un rôle essentiel dans la défaite de la paysannerie européenne, facilitant son expulsion de terres qu’elle possédait auparavant en commun. » C’est pourquoi Silvia Federici entend montrer que :

« 1. L’expropriation des travailleurs européens de leurs moyens de subsistance et l’asservissement des Amérindiens et des Africains dans les mines et les plantations du “Nouveau Monde” n’étaient pas les seuls moyens de formation et d’“accumulation”d’un prolétariat mondial.

« 2. Ce processus exigeait la transformation du corps en machine-outil, et la soumission des femmes à la reproduction de la force de travail. Il nécessitait par-dessus tout la destruction du pouvoir des femmes qui, en Europe et en Amérique, fut réalisée au moyen de l’extermination des “sorcières”.

« 3. L’accumulation primitive n’était donc pas seulement une accumulation et une concentration de travailleurs exploitables et de capital. Elle fut aussi une accumulation de différences et de divisions dans la classe ouvrière, au sein de laquelle les hiérarchies reposant sur le genre, tout comme la “race” et l’âge, devinrent partie prenante de la domination de classe et de la formation du prolétariat moderne.

« 4. […] le capitalisme a généré des formes d’asservissement plus brutales et plus insidieuses [qu’avant son apparition], en insérant dans le corps du prolétariat des divisions qui ont servi à intensifier et dissimuler l’exploitation. C’est en grande partie du fait de ces divisions imposées, en particulier celles entre femmes et hommes, que l’accumulation capitaliste continue à dévaster la vie dans chaque recoin de la planète. »

Même si ce ne fut pas le seul moyen d’expropriation des paysans (Federici parle aussi des guerres, de plus en plus dévastatrices, et des conflits liés à la Réforme protestante et à la Contre-Réforme), les enclosures demeurent emblématiques de tout le processus. « Au xvie siècle, enclosure était un terme technique, indiquant un ensemble de stratégies que les seigneurs anglais et les riches fermiers utilisèrent afin d’éliminer la propriété foncière communale et étendre leurs possessions. Il faisait principalement référence à l’abolition du système d’openfield, un arrangement par lequel les villageois détenaient des bandes de terrain non contiguës dans un champ non clôturé. L’enclosure comprenait aussi la division des communaux par des clôtures et la démolition des baraques des paysans pauvres qui ne possédaient pas de terre mais qui pouvaient survivre en ayant accès aux droits coutumiers. De vaste étendues de terre furent aussi encloses afin de créer des réserves de cervidés, et des villages entiers furent détruits, pour servir de pâture. » Des milliers de communes disparurent, au point que la monarchie britannique diligenta des enquêtes à ce sujet en 1518 et 1548.

Il y eut bien sûr une résistance contre ces privatisations. De nombreuses émeutes éclatèrent, toujours réprimées brutalement. On remarque la forte présence féminine dans ces mouvements. En effet, les femmes étaient particulièrement touchées par la disparition des liens communautaires – elles n’avaient guère de solution, comme celle choisie par beaucoup d’hommes jeunes qui s’en allaient vagabonder. Elles avaient aussi souvent des enfants à nourrir, et la dissolution de la communauté signifiait pour elles une exposition dangereuse à la violence masculine, dont elles avaient pu se protéger auparavant grâce à la solidarité féminine villageoise. D’autre part, elles rencontraient plus de difficultés que les hommes pour subvenir à leurs besoins, puisqu’elles étaient de plus en plus assignées au travail reproductif, « au moment même où ce travail était de plus en plus dévalorisé ». « Dans le nouveau régime monétaire, seule la production pour le marché était définie comme activité créatrice de valeur, alors que la reproduction du travailleur commençait à être perçue comme sans valeur d’un point de vue économique, et même cessait d’être prise comme un travail. Le travail reproductif continuait à être payé, quoiqu’aux prix les plus bas, quand il était accompli pour la classe dirigeante ou en dehors du foyer. Mais l’importance économique de la reproduction de la force de travail effectuée dans le foyer et sa fonction dans l’accumulation du capital devint invisible, mythifiée comme “disposition naturelle” et qualifiée de “travail de femme”. En outre, les femmes furent exclues de nombreux emplois salariés et, quand elles travaillaient pour un salaire, elles gagnaient une misère en regard du salaire moyen masculin. »

Autre conséquence de la séparation des travailleurs d’avec leurs moyens de subsistance, les salaires réels diminuèrent – et le travail des femmes fut encore plus dévalorisé. Les prix des matières premières, restés stables pendant deux siècles, commencèrent à augmenter dès que la terre fut privatisée, au point que les historiens parlent de la « révolution des prix » au xvie siècle. L’arrivée en Europe de l’or et de l’argent d’Amérique vint encore renforcer ce phénomène, si bien qu’il fallut des siècles avant que les salaires retrouvent le niveau qu’ils avaient atteint à la fin du Moyen Âge. Là encore, les femmes furent plus touchées que les hommes.

On vit apparaître la malnutrition et des disettes, voire des famines chroniques, dont témoignent, entre autres, les émeutes de la faim recensées aux xvie et xviie siècles (ainsi, un millier d’« émotions » en France entre 1530 et 1670) : « C’étaient habituellement les femmes qui [les] déclenchaient et [les] conduisaient. » Certaines étaient même exclusivement féminines. On retrouve aussi des traces de la lutte pour la nourriture dans les procès faits aux sorcières : en effet, il y était souvent question d’aumônes refusées à l’accusée (après quoi elle aurait jeté un sort pour se venger), ou de chapardage, voire d’attaques de maisons de riches. Des masses de vagabonds erraient sur les routes – on en dénombrait 6 000 à Venise en 1545 – malgré des lois de plus en plus dures, comme celle adoptées en Angleterre, qui prévoyaient en cas de récidive la mise en esclavage et la peine capitale. La criminalité monta en flèche – particulièrement les atteintes aux biens : il n’y avait souvent guère d’autre façon de se nourrir, d’autant moins qu’à l’époque, la condition salariale était encore l’objet d’un mépris quasi universel : en effet, elle était assimilée à une nouvelle forme de servage, et nombre d’hommes préféraient les risques du vagabondage à une servitude à peine rémunérée.

Ici aussi, Federici se distingue de Marx qui parlait de cette période de l’accumulation comme d’une « condition historique préalable » débouchant ensuite sur des formes de capitalisme plus « matures » : car, dit-elle, « la similitude essentielle entre ces phénomènes et les conséquences sociales de la nouvelle phase de mondialisation à laquelle nous assistons nous amène à d’autres conclusions. La paupérisation, la rébellion, et la montée de la “criminalité” sont des éléments structurels de l’accumulation capitaliste, dans la mesure où le capitalisme doit priver la force de travail de tous ses moyens de reproduction pour imposer sa domination. »

Ainsi, la période de « transition » (du féodalisme au capitalisme) présente-t-elle, selon Federici, trois aspects essentiels : a) la création d’une force de travail (plus) disciplinée, b) la réaction contre la contestation sociale et c) la « sédentarisation » des travailleurs dans des emplois auxquels ils avaient été contraints. Ceci se traduisit par une série d’attaques lancées « contre toutes les formes de socialisation et de sexualité collective : les sports, les jeux, les danses, les fêtes, festivals et autres rituels de groupes […] furent réprimées par tout un cortège de lois […] Ce qui était en jeu était la désocialisation et la décollectivisation de la reproduction de la force de travail. […] Même le rapport individuel à Dieu fut privatisé : dans les zones protestantes, par l’institution d’une relation directe entre l’individu et le divin ; dans les zones catholiques, avec l’introduction de la confession individuelle. […] En conséquence, l’enclosure physique qu’opérait la privatisation de la terre et la clôture des communaux fut redoublée par un processus d’enclosure sociale, la reproduction des travailleurs passant de l’openfield au foyer, de la communauté à la famille, de l’espace public (les communaux, l’Église) au privé. »

Deuxième point : entre 1530 et 1560 furent établis des systèmes d’assistance publique dans plus de soixante villes d’Europe – à la fois par les municipalités et l’État central. Qu’il s’agisse d’un réponse « humanitaire » à ce qui était perçu comme une menace grandissante, ou d’une offensive visant à mieux contrôler les pauvres, il faut y voir un tournant décisif : d’une part, c’est une reconnaissance de facto de l’incapacité du système capitaliste à gouverner uniquement par la terreur et la faim, d’autre part, c’est le « premier acte dans la reconstruction de l’État comme garant du rapport de classes et comme superviseur en chef de la reproduction et de la sujétion de la force de travail. »

Enfin, tout un réseau de workhouses et de « maisons de corrections » fut mis en place, véritable système de travail forcé qui présentait le double avantage d’enfermer les travailleurs tout en leur extorquant l’intégralité du produit de leur travaux.

Toutes ces mesures ne purent cependant empêcher l’aggravation de la crise économique et sociale à la fin du xvie siècle, causée en grande partie par l’effondrement démographique en Amérique. Les historiens s’accordent pour constater une baisse de 90 à 95% de la population américaine, au sud comme au nord, soit environ 75 millions d’habitants en moins pour la seule Amérique du sud, ceci un siècle à peine après la « découverte ». En Europe également, on assista à une baisse démographique importante, particulièrement en Allemagne, où elle est estimée à environ 1/3 de la population. C’est durant la même période qu’apparurent les théories économiques mercantilistes, qui associaient puissance d’un État et nombre de ses ressortissants. Aussi, si l’on ne peut pas encore parler, pour cette époque, de politiques d’encouragement aux naissances, on peut cependant parler de politiques natalistes au sens répressif du terme : « […] la principale initiative que prit l’État pour retrouver le niveau démographique désiré fut de livrer une véritable guerre aux femmes visant clairement à briser leur contrôle sur les corps et la reproduction. » Cette guerre allait culminer un peu plus tard avec la chasse aux sorcières, mais les gouvernements européens s’en prirent tout d’abord à la contraception, à l’avortement et à l’infanticide. « En conséquence, les femmes furent persécutées en masse, et il y eut davantage d’exécutions pour infanticide dans l’Europe des xvie et xviie siècles que pour tout autre crime, à l’exception de la sorcellerie, une accusation qui tournait aussi autour du meurtre d’enfants et autres transgressions des normes reproductives. »

Par ailleurs, une offensive eut lieu contre les sages-femmes, afin de les placer sous la tutelle masculine des docteurs et de l’État. « Avec ce changement, une nouvelle pratique médicale allait s’imposer, faisant passer la vie du fœtus avant celle de la mère en cas d’urgence vitale. Une telle pratique était à l’opposé des façons de procéder que les femmes avaient coutume de maîtriser. De fait, pour pouvoir la mettre en place, il fallait tout d’abord congédier la communauté des femmes qui se rassemblait autour du lit de la parturiente […] (c’est moi qui souligne).

« Le résultat de ces politiques, qui s’étendirent sur deux siècles […] fut l’asservissement des femmes à la procréation. Alors qu’au Moyen Âge les femmes avaient pu employer diverses formes de contraception, et avaient exercé un contrôle incontestable sur le processus d’enfantement, leurs utérus, à partir de ce moment-là, devenaient un territoire public, contrôlé par les hommes et l’État, et la procréation était directement mise au service de l’accumulation capitaliste. » Federici ajoute ensuite que, même avec des conditions autrement plus « douces », le destin des femmes occidentales fut comparable à celui des femmes esclaves des plantations américaines : « […] en dépit des différences, dans les deux cas, le corps féminin fut transformé en instrument pour la reproduction du travail et le développement de la force de travail, traité comme une machine à enfanter naturelle, fonctionnant selon des rythmes qui échappaient au contrôle des femmes. »

Une autre stratégie de la guerre misogyne fut d’interdire aux femmes la plupart des emplois hors sphère domestique. Même la prostitution, qui avait été encouragée dans un premier temps comme moyen de division des pauvres, fut réprimée dès lors qu’elle apparut, vers le milieu du xvie siècle, comme l’une des rares possiblités d’autonomie économique pour les femmes. Finalement, les femmes qui osaient encore « travailler hors du foyer, dans un espace public ou sur le marché, étaient représentées comme des mégères sexuellement agressives, ou même comme des “putains” et des “sorcières”. »

Ainsi fut établie une nouvelle division sexuelle du travail, ou même un nouveau « contrat sexuel », « définisssant les femmes en des termes (mères, épouses, filles, veuves) qui dissimulaient leur statut de travailleuses, tout en donnant aux hommes libre accès au corps des femmes, à leur travail, au corps et au travail de leurs enfants. […] Dans la nouvelle organisation du travail chaque femme (à part celles qui étaient privatisées par les bourgeois) devenait un bien commun, dans la mesure où, dès lors que leurs activités étaient définies comme du non-travail, leur travail commençait à apparaître comme une ressource naturelle, disponible à tous, tout comme l’air qu’on respire ou l’eau que l’on boit. « Ce fut pour les femmes une défaite historique. […] Le fait que des rapports de pouvoir inégaux entre hommes et femmes aient existé avant même l’apparition du capitalisme, tout comme existait une division du travail discriminatoire, ne diminue en rien cette constatation. Dans l’Europe précapitaliste, la subordination des femmes aux hommes était modérée par le fait qu’ils avaient accès aux communaux, alors que dans le nouveau régime capitaliste les femmes elles-mêmes devenaient les communaux, dès lors que leur travail était défini comme ressource naturelle, en dehors de la sphère des rapports marchands.

Durant toute cette période de la guerre faite aux femmes, « il n’est pas exagéré de dire, poursuit Federici, que les femmes étaient traitées avec la même hostilité et la même aversion manifestée envers les “sauvages indiens” dans la littérature qui s’écrivit à ce propos après la conquête. Le parallèle n’est pas anodin. Dans les deux cas, le dénigrement littéraire et culturel était au service d’un projet d’expropriation. […] la diabolisation des peuples indigènes américains servit à justifier leur asservissement et le pillage de leurs ressources. En Europe, l’attaque menée contre les femmes justifia l’appropriation de leur travail par les hommes et la criminalisation de leur emprise sur la reproduction. À chaque fois, le prix de la résistance était l’extermination. » Ainsi, après deux siècles de terrorisme d’État, émergea « un nouveau modèle de féminité : la femme et l’épouse idéale, passive, obéissante, économe, taiseuse, travailleuse et chaste. […] Alors que durant la chasse aux sorcières les femmes avaient été représentées comme des sauvages, débiles, insatiablement luxurieuses, incapables de se dominer, le modèle devait se renverser au xviiie siècle. Elles étaient alors dépeintes comme passives, asexuées, plus obéissantes et plus intègres que les hommes, capables d’avoir sur eux une influence morale positive. »

En réaction à l’effondrement démographique aux Amériques, les colons européens inventèrent le système du « commerce triangulaire », autrement dit la traite des esclaves entre l’Afrique et l’Amérique. « […] la plantation fut une étape essentielle de la division internationale du travail qui, par la production de “biens de consommation”, intégrait le travail des esclaves dans la reproduction de la force de travail européenne, tout en maintenant travailleurs salariés et esclaves géographiquement et socialement séparés. […] au moment où [l’esclavage] se développa, deux mécanismes furent introduits qui restructurèrent de façon significative la reproduction du travail à l’échelle internationale. D’une part, une chaîne d’assemblage mondiale fut créée qui abaissa le coût des biens nécessaires à la production de la force de travail en Europe, et qui connecta les travailleurs salariés aux esclaves d’une façon qui préfigurait l’utilisation actuelle par le capitalisme des travailleurs asiatiques, africains et sud-américains comme fournisseurs de biens de “consommation” à bon marché (rendus bon marché par des escadrons de la mort et la violence militaire) à destination des pays capitalistes “avancés”.

« D’un autre côté, le salaire en métropole devint le moyen par lequel les biens produits par les esclaves étaient amenés sur le marché, et la valeur des produits du travail esclave était réalisée. De la sorte, comme avec le travail domestique féminin, l’intégration du travail esclave dans la production et la reproduction de la force de travail métropoplitaine était encore mieux réalisée, et le salaire était redéfini comme instrument d’accumulation, c’est-à-dire comme un levier permettant de mobiliser non seulement le travail des ouvriers qu’il payait, mais aussi le travail d’une multitude d’ouvriers qu’il dissimulait, du fait des conditions de leur travail, non salarié. »

Et, comme on menait campagne en Europe contre les femmes, on mena campagne en Amérique contre les Noirs, en instaurant le caractère héréditaire de l’esclavage et le droit pour les maîtres de battre et de tuer leurs esclaves, en interdisant les mariages mixtes et en abolissant les anciens statuts de servitude des Blancs engagés en indenture, un contrat s’apparentant au servage et datant des premiers temps de la colonisation. On instaura ainsi un racisme structurel et une assimilation indélébile entre « Noirs » et esclaves. En Amérique du sud, le processus fut un peu plus compliqué à cause de la présence de métis issus de Blancs et d’Indiens, de Blancs et de Noirs, de Noirs et d’Indiens… mais une hiérarchie très stricte fut établie, établissant qui était Blanc et qui ne l’était pas, et réservant tous les privilèges aux premiers.

En conclusion de cette deuxième partie, Silvia Federici écrit que « l’accumulation primitive a ainsi été tout d’abord une accumulation de différences, d’inégalités, de hiérarchies, de divisions, qui ont aliéné les travailleurs les uns des autres et souvent d’eux-mêmes. » C’est cette aliénation qu’elle nomme finalement une « “désaccumulation primitive” de leur propre pouvoir collectif et individuel. »

Le grand Caliban. La lutte contre le corps rebelle

La mise au pas des prolétaires et leur transformation en ouvriers disciplinés et fiers de leur travail se heurta à une farouche résistance – il fallut bien deux ou trois siècles pour la briser, tout en déployant les moyens les plus brutaux. Ainsi, dans la seule Angleterre, 72 000 personnes furent pendues durant les trente-huit ans du règne de Henry VIII (1509-1547). Cette violence ne visait pas les seuls délinquants, mais bien « une transformation radicale de la personne », cherchant à « éradiquer du prolétariat tout comportement résistant à l’introduction d’une discipline au travail plus stricte. » En même temps que les diverses mesures (contre les jeux de hasard, les fêtes, la nudité, la sexualité « improductive », etc.) prises par les classes dominantes, et la transformation en profondeur des rapports sociaux qu’elles impliquaient, « un nouveau concept du corps et une nouvelle attitude à son égard commencèrent à prendre forme ». Le corps comme image du prolétariat effrayait les riches, les bourgeois et les autorités politiques, toujours menacées par de possibles émeutes. Mais il était aussi perçu comme l’une des principales sources de profit, « le réceptacle de la force de travail, un moyen de production, la machine-travail primitive ». Aussi, « l’étude de ses propriétés et de ses mouvements corporels devint le point de départ de la plupart des théories spéculatives de l’époque ». L’un des axes principaux de ces théories était la mécanique du corps. Selon ces représentations, le corps ne serait rien d’autre qu’une machine obéissant plus ou moins bien à l’âme – ou l’esprit, la conscience, etc. Federici pointe ici une différence importante entre Hobbes et Descartes. D’après ce dernier, en effet, l’homme est doté d’une âme raisonnable qui peut, sinon empêcher, du moins réguler et contenir les passions corporelles. Moins confiant dans la nature humaine, Hobbes préfère déléguer cette tâche à Léviathan, soit l’État terroriste, seul capable d’empêcher la « guerre de tous contre tous ». « Poser le corps en termes de mécanique, vide de toute téléologie intrinsèque, ces “vertus occultes” que lui attribuaient autant la magie naturelle que les superstitions populaires de l’époque, permit de rendre intelligible la possibilité de le subordonner à un procès de travail reposant de façon croissante sur des comportements uniformes et prévisibles.

[…] On pouvait [dès lors] chercher les vices et les limites de l’imagination, les vertus de l’habitude, les usages de la peur, de quelles manières certaines passions pouvaient être évitées ou rationalisées, et comment les utiliser plus rationnellement. » Les xvie et xviie siècles virent ainsi le développement d’une véritable alchimie sociale qui ne cherchait plus à transformer les métaux en or, mais les dispositions corporelles en dispositions au travail. Federici fait ensuite un parallèle entre les rapports introduits par le capitalisme entre la terre et le travail et entre le corps et le travail : « Tout comme la terre, le corps devait être cultivé et en premier lieu disloqué, de sorte qu’il révèle ses trésors cachés. Pour autant que le corps est la condition d’existence de la force de travail, il en est aussi la limite, en tant qu’élément principal de résistance à sa dépense. Il était par conséquent insuffisant de décider qu’en lui-même le corps n’avait aucune valeur. Le corps se devait de mourir pour que vive la force de travail.

« La conception du corps en tant que réceptacle de pouvoirs magiques qui avait prévalu dans le monde médiéval était morte. En réalité, elle avait été détruite. Derrière cette nouvelle philosophie, nous devinons une vaste initiative de l’État, par laquelle ce que les philosophes qualifièrent d’irrationnel fut déclaré criminel. Cette intervention de l’État était le “sous-texte” de la philosophie mécaniste. Le “savoir” ne saurait devenir “pouvoir” que s’il peut faire appliquer ses prescriptions. Cela signifie que le corps mécanique, le corps-machine, ne pouvait devenir un modèle de comportement social sans que l’État ne détruise toute une variété de comportements, de pratiques, et sujets sociaux précapitalistes dont l’existence entrait en contradiction avec l’attitude corporelle promise par la philosophie mécaniste. C’est pourquoi à l’apogée de l’“âge de la Raison”, l’âge du scepticisme et du doute méthodologique, nous avons une féroce attaque du corps […] »

C’est aussi le contexte idéologique de la chasse aux sorcières, et plus généralement de l’offensive contre la conception animiste de la nature héritée du Moyen Âge, conception qui ne posait aucune séparation entre matière et esprit et représentait « le cosmos comme un organisme vivant, peuplé de forces occultes, dont chaque élément était en relation de “communion” avec le reste. » D’où les pratiques magiques qui consistaient à se servir des affinités entre différents élements des règnes minéral, végétal et animal afin d’obtenir des résultats en matière de santé, d’amour, de pouvoirs extraordinaires, etc. « L’éradication de ces pratiques était une condition nécessaire à la rationalisation capitaliste du pouvoir, parce que la magie apparaissait comme une forme illicite de pouvoir et un instrument pour obtenir ce que l’on voulait sans travail, c’est-à-dire le refus du travail en action. » C’est pourquoi l’État lança une campagne de terreur contre la magie – rebaptisée « sorcellerie » –, campagne largement soutenue par les esprits « éclairés » de l’époque, comme Hobbes, Mersenne ou Jean Bodin qui, à côté de ses travaux de philosophie politique (les six livres de la République) publia aussi un traité… de démonologie.

La production de ce corps nouveau, coupé de ses anciennes connexions, entraîna évidemment d’importantes conséquences. « Comme Foucault l’a montré, poursuit Federici, la mécanisation du corps n’implique pas seulement la répression des désirs, des émotions, ou des formes de comportement qui devaient être éradiquées. Cela impliquait également le développement de nouvelles facultés chez l’individu qui apparaissent comme autres que le corps lui-même, et deviennent les agents de sa transformation. Le produit de cette aliénation du corps était, en d’autres termes, le développement de l’identité individuelle, conçue précisément comme “altérité” du corps, et en antagonisme perpétuel avec lui.

« L’émergence de cet alter ego, et la détermination d’un conflit historique entre l’esprit et le corps, représentent la naissance de l’individu dans la société capitaliste. Confronter son corps comme une réalité étrangère à évaluer, développée et tenue à distance afin d’en tirer les résultats escomptés, allait devenir la caractéristique typique de l’individu façonné par la discipline capitaliste du travail. »

Mais il faut souligner que cette « gestion de soi » demeura longtemps l’apanage des classes dominantes. Le prolétariat, quant à lui, était vu comme un corps monstrueux, une bête fauve à dompter. « Dans ce processus, le corps ne perdit pas seulement toute connotation naturelle, une fonction-corps commença d’émerger, dans le sens où le corps devint un terme purement relationnel, ne signifiant plus aucune réalité spécifique, caractérisant plutôt tout obstacle à la domination de la raison. [C’est moi qui souligne : jamais l’expression « corps étranger » ne m’a paru plus pertinente.] Cela signifie que tandis que le prolétariat devenait “corps”, le corps devenait “le prolétariat” et plus particulièrement la faible et irrationnelle femelle (la “femme en nous”, comme le dit Hamlet) ou le “sauvage” africain, étant purement défini au travers des limites de sa fonction, du fait de son “altérité” à la raison et traité comme un agent de subversion interne. »

La grande chasse aux sorcières en Europe

La chasse aux sorcières a jusqu’ici peu mobilisé la corporation historienne – et elle n’apparaît pas du tout dans l’analyse de Marx sur la « transition » entre féodalisme et capitalisme. En l’absence de recensement systématique, il est difficile d’en établir un bilan précis, mais celles et ceux qui ont travaillé sur le sujet s’accordent tout de même pour estimer à plusieurs centaines de milliers les accusées de sorcellerie, et à peu près autant d’exécutées. Même en cas d’efforts de recherche sérieux et coordonnés à l’échelle européenne, on aboutirait probablement à une estimation plutôt inférieure à la réalité, car toutes les persécutions n’ont pas fait l’objet de procès, nombre de « sorcières » sont mortes sous la torture et leur décès n’ont pas été enregistrés comme tels et, de plus, beaucoup de registres judiciaires ont disparu.

Durant tout le Moyen Âge, les sorcières n’avaient pas été inquiétées. C’est vers le milieu du xve siècle que se tiennent les premiers procès en France, Suisse, Allemagne et Italie, et c’est aussi à ce moment-là que paraissent les premiers traités de (en fait contre la) sorcellerie : vingt-huit entre 1435 et 1487, avec pour « best-seller » le tristement célèbre Le Marteau des sorcières (Malleus Maleficarum), ce qui fait probablement de ce thème l’un des plus traités par les premiers livres imprimés. L’invention de l’imprimerie ne va pas peu contribuer à l’extension du réseau des chasseurs de sorcières… Ainsi, contrairement à une image simpliste trop souvent admise, la chasse aux sorcières, loin d’être une pratique moyenâgeuse, est contemporaine de changements qui vont conduire à ce que l’on a nommé plus tard l’époque des Lumières. En même temps que ce déferlement éditorial, le pape Innocent VIII commet la bulle Summis desirantes (1484) qui légitime la persécution, approuvant les théories élaborées par l’Inquisition sur une secte d’adorateurs du diable à combattre sans miséricorde aucune. Mais partout, ce sont les autorités séculières qui vont mener les procès. Des lois appelant la population à dénoncer les sorcières et, surtout, criminalisant la sorcellerie en tant que telle, et non tel ou tel dommage qu’elle aurait pu causer, sont édictées dans la plupart des pays européens dès la fin du xve siècle ou le début du xvie. Federici insiste sur le fait que la chasse aux sorcières ne fut pas le résultat d’un mouvement spontané, d’une panique des populations à laquelle auraient répondu les autorités. C’est bien l’inverse qui se produisit, comme le montre, entre autres, la mise en place de toute une logistique organisationnelle et administrative. Les autorités incitaient leurs administrés à la délation, les juges et leurs assesseurs (ceux qui appliquaient la « question », soit la torture) se formèrent grâce aux livres déjà cités et aux premiers compte-rendus de procès, tout ce monde devait être payé (les procès et les bourreaux coûtaient cher), bref, l’ensemble ne pouvait guère être improvisé. « La chasse aux sorcières, dit Federici, fut aussi la première persécution en Europe qui utilisa pour sa propagande tous les médias afin de susciter au sein de la population une psychose de masse. » On vit ainsi se multiplier les brochures imprimées « rendant publics les procès les plus célèbres et leurs détails atroces. Des artistes furent recrutés pour cette tâche, parmi eux l’Allemand Hans Baldung à qui l’on doit les portraits de sorcières les plus accablants. » Mais il y eut aussi les juristes, les magistrats, les démonologues dont la participation fut déterminante. Les intellectuels les plus réputés de l’époque approuvèrent les persécutions. Ainsi Jean Bodin, « célèbre juriste français et théoricien politique », demanda dans son De la démonomanie des sorciers que les sorcières soient brûlées vives plutôt que d’être « généreusement » étranglées avant d’être mises au bûcher.

Tous ces éléments assemblés signalent la nature politique de la chasse aux sorcières, qui s’exerça dans les nations réformées comme chez les catholiques. Ainsi, « il n’est pas exagéré de dire que la chasse aux sorcières fut le premier point d’unification dans la politique des nouveaux États-nations européens, le premier exemple, après le schisme amené par la Réforme, d’une unification européenne. »

Mais pourquoi ce déchaînement de violence dirigée essentiellement contre des femmes (plus de 80% des victimes) et particulièrement contre des femmes âgées ? Selon Federici, c’est parce que les femmes étaient plus attachées aux (et plus dépendantes des) anciennes communautés villageoises que la privatisation des terres et la monétarisation des rapports sociaux tendaient à liquider : « la chasse aux sorcières, dit-elle, ne visait pas des crimes socialement condamnés, mais des pratiques et des groupes de personnes auparavant intégrées qui devaient alors être éradiqués […] par la terreur et la criminalisation. » A contrario, des régions comme l’Irlande et les Highlands (hautes-terres de l’Ouest de l’Écosse), où la privatisation des terres n’avait pas eu lieu et n’était pas à l’ordre du jour, ne connurent aucune persécution. L’un des motifs récurrents qui apparaissent dans les procès est celui de la vieille femme misérable (une fois disparues les anciennes ressources communales, les femmes âgées, souvent veuves, se retrouvaient dans un dénuement extrême et se voyaient réduites à la mendicité) à qui l’on a refusé une aumône, ou le don d’un peu de bois ou de nourriture, et que l’on accuse ensuite d’avoir jeté un sort sur le bétail ou sur des personnes afin de se venger. Mais les persécutions ne visaient pas seulement des personnes. Il s’agissait aussi d’éradiquer des pratiques et des croyances, et spécialement les pratiques et croyances magiques, qui n’étaient pas compatibles avec la nouvelle organisation capitaliste du travail : « La magie était […] un obstacle à la rationalisation du procès de travail et une menace pour l’établissement du principe de responsabilité individuelle. En outre, [elle] paraissait être une forme de refus du travail, d’insubordination, et un instrument de résistance au pouvoir par la base. Le monde devait être “désenchanté” pour être dominé. »

Parmi les pratiques spécifiquement féminines visées, l’avortement et la contraception tiennent une place de choix dans les procès. Il s’agissait bien d’exproprier les femmes de leur contrôle sur les fonctions reproductives, et de mettre leur corps au service des hommes et de l’État. Ainsi, « ce n’était pas seulement la femme déviante, mais la femme en tant que telle, particulièrement la femme des classes inférieures, qui était jugée […] » D’ailleurs, la chasse aux sorcières n’est que la monstruosité la plus voyante d’une époque qui vit se déployer une offensive généralisée contre les femmes. Au niveau idéologique, cette offensive se traduisit par l’apparition d’une image (fortement inspirée par les procès des sorcières) stéréotype de la femme faible de corps et d’esprit et biologiquement sujette au mal, image qui justifia le contrôle des hommes sur les femmes ainsi que le nouvel ordre patriarcal. La domination masculine sortit renforcée de la chasse aux sorcières, non toutefois sans concéder d’étranges pouvoirs aux femmes. En effet, si celles-ci sont soumises à leur maître le diable (masculin) comme elle devraient l’être à leur mari, la contrepartie que leur accorde Satan est effrayante pour la gent masculine : ainsi, elles sont capables de rendre les hommes stériles (de leur « nouer l’aiguillette », disait-on) et, au prix de sacrifices d’enfants et de préparation d’onguents à base de bébés, elles peuvent disparaître la nuit du lit conjugal à l’insu de leur mari et, enfourchant un balai, de s’envoler vers le sabbat des sorcières, souvent assez loin de chez elles, puis de rentrer à la maison, le tout sans que personne ne s’en aperçoive… Ce qui simplifie évidemment la tâche des juges : car s’il n’y a pas de témoignage visuel, c’est bien parce que l’accusée est une sorcière. Piège… infernal tendu aux femmes et qui contribuera puissamment à instiller le poison de la défiance envers toutes les femmes, et par là à achever la destruction des anciens liens communautaires villageois, accélérant encore le processus qui vit naître l’individu « libre » de toute attache, condition sine qua non de l’exploitation capitaliste.

L’une des armes les plus redoutables dont étaient dotées les femmes de par leur nature… diabolique était leur sexualité et leur capacité à « entraîn[er] l’esprit des hommes à un amour désordonné ». Ainsi, d’un côté on accusait les sorcières – bientôt les femmes en général – d’être des castratrices « noueuses d’aiguillettes », voleuses de pénis (qu’elles élevaient ensuite dans des nids perchés sur des arbres, ainsi que l’indiquent bon nombre de très sérieux traités de sorcellerie), et de l’autre de perdre les hommes dans les affres de la passion sexuelle, ce qui revenait au même finalement : en effet, selon les démonologues et autres « gens de bien », un homme castré ou un amoureux transi étaient l’un comme l’autre impuissants fonctionnellement, c’est-à-dire incapable d’exercer leur souveraineté sur leur épouse et leur famille. « La passion sexuelle ne remettait pas seulement en cause l’autorité masculine sur les femmes – Montaigne déplorait qu’un homme puisse préserver les apparences en toute occasion, sauf dans l’acte sexuel – mais elle bousculait aussi la capacité de l’homme à se gouverner lui-même, lui faisant perdre cette précieuse tête où la philosophie localisait la source de la raison. Une femme sexuellement active était alors un danger public, une menace à l’ordre social puisqu’elle subvertissait le sens des responsabilités de l’homme, sa capacité au travail et son contrôle de soi. Pour que les femmes ne ruinent pas les hommes moralement, et surtout, financièrement, la sexualité des femmes devait être exorcisée. Cela passait par des tortures, l’immolation, tout comme par les interrogatoires méticuleux auxquels les sorcières étaient soumises, mélange d’exorcisme sexuel et de viol psychologique. » Federici cite en note, à ce propos, Carolyn Merchant[4] qui « affirme que les interrogatoires et les tortures des sorcières furent un modèle pour la méthodologie de la nouvelle science, telle que définie par Francis Bacon : “La plupart de l’imagerie que Bacon utilise pour délimiter sa méthode et ses objectifs viennent des tribunaux. En traitant la nature comme une femme que l’on devrait torturer avec des inventions mécaniques, cela fait fortement référence aux interrogatoires des sorcières et aux machines utilisées pour les torturer. Dans un passage éloquent, Bacon affirme que la méthode par laquelle on peut percer les secrets de la nature est la même que celle des enquêtes de l’Inquisition sur la sorcellerie.” »

Ici, Federici critique Michel Foucault qui, à l’instar de Marx, « ignore de manière surprenante » la chasse aux sorcières dans son Histoire de la sexualité. En termes foucaldiens, on peut dire « que le langage de la chasse aux sorcières “produisit” la femme comme une espèce différente, un être sui generis, plus charnel et perverti de nature. [On peut] dire aussi que la production de la “perverse” était une étape dans la transformation de la femme vis erotica en vis laborativaune première étape dans la transformation de la sexualité féminine en travail. Mais il faut observer le caractère destructif de ce processus qui démontre les limites d’une “histoire de la sexualité” générale du genre de celle que Foucault a proposée, traitant la sexualité du point de vue d’un sujet indifférencié, non genré, et comme une activité dont on présume qu’elle a les mêmes conséquences pour les hommes que pour les femmes. »

La conséquence pour les femmes fut « l’interdiction de toutes activités sexuelles non productives ou non procréatrices, potentiellement démoniaques et antisociales ». Ces dernières étaient bien symbolisées par l’image de la vieille sorcière sur son balai – ou sur des animaux –, autant de projections de pénis en extension. « Cette imagerie trahit une nouvelle discipline sexuelle, qui déniait à la femme “vieille et laide”, ayant perdu sa fertilité, le droit à une vie sexuelle. » Alors qu’auparavant, la femme âgée avait été considérée comme une femme savante, car elle incarnait le savoir et la mémoire de la communauté, elle devint symbole de stérilité et d’hostilité à la vie.

Autre thématique des procès en sorcellerie, l’identification récurrente de la sexualité féminine à la bestialité. Dans le sabbat, les sorcières baisent le diable-bouc sub cauda avant de s’unir charnellement à lui. D’autre part, tout un bestiaire les entoure, qui les aide à commettre leurs crimes. « À une époque où l’on commençait à idolâtrer la raison et à dissocier l’humain du corporel, les animaux étaient aussi sujets à une dévalorisation sévère, réduits à n’être que bêtes, l’“autre” par excellence, symbole éternel des pires instincts humains. […] la présence animale excessive dans la vie des sorcières suggère aussi que les femmes se trouvaient à un croisement (glissant) entre homme et animal, et que non seulement la sexualité féminine, mais la féminité en tant que telle, était assimilable à l’animalité. »

Colonisation et christianisation. Caliban et les sorcières du Nouveau Monde

En Europe, les inquisiteurs avaient de longue date accusé les hérétiques, les musulmans et les juifs d’être des sodomites, des adorateurs du diable, etc. Ils firent de même avec les peuples africains et amérindiens. Entre autres éléments à charge, le fait que ces gens se montraient « prêts à tout donner en échange de choses de peu de valeur » permettait de les considérer comme des bêtes de somme, plus près de l’animal que de l’humain. Des cas de cannibalisme rituel furent montés en épingle pour démontrer, s’il en était besoin, que ces populations étaient sous le contrôle du diable, et qu’il était donc légitime de les réduire en esclavage ou de les massacrer. Pourtant, précise Federici, ces rituels, « qui occupent une bonne place dans les récits de la conquête, n’ont pas dû être bien différents des pratiques médicales alors populaires en Europe. Au xvie, xviie, et même xviiie siècle, boire du sang humain (particulièrement lorsque le sang était récolté après une mort violente) et du jus de momie (qu’on obtenait par macération de chair humaine dans diverses liqueurs) étaient des remèdes courants pour traiter l’épilepsie et autres maladies dans de nombreux pays européens. »

Le besoin toujours plus pressant d’or et d’argent en provenance du Nouveau Monde conduisit la couronne d’Espagne à durcir encore l’exploitation des populations indigènes contraintes à travailler dans les mines. Mais une résistance à la colonisation commençait à prendre forme. C’est pour briser cette résistance que fut déclarée la guerre aux cultures indigènes du Mexique et du Pérou. Au Mexique, en 1562, le supérieur jésuite de la province lança une campagne contre l’idolâtrie dans la péninsule du Yucatan : plus de 4 500 personnes furent capturées et torturées sous l’inculpation de pratique du sacrifice humain. Beaucoup en moururent ou restèrent invalides. À peu près au même moment, au Pérou, les persécutions se déchaînèrent en réponse au mouvement Taki Ongoy, un mouvement millénariste indigène qui prônait l’opposition à la collaboration avec les Européens et la poursuite des cultes rendus aux dieux traditionnels (les huacas). L’objectif poursuivi, comme en Europe, était la destruction des liens qui reliaient les gens entre eux et avec leur environnement naturel. Ces pratiques et ces croyances étaient qualifiées de diaboliques par les inquisiteurs et, parce que c’étaient souvent les femmes qui animaient la résistance, on vit s’ouvrir, là-bas aussi, une véritable chasse aux sorcières. On peut d’ailleurs observer, selon Federici, de nombreuses correspondances entre les chasses européennes et américaines – les mêmes motifs qui reviennent, tels le sabbat, les poisons, etc., et des ressemblances frappantes entre les iconographies consacrées aux sorcières d’Europe et d’Amérique.

Les chasses aux sorcières en Amérique se sont poursuivies par vagues jusqu’à la fin du xviie siècle, principalement dans les pays de plantations esclavagistes. Cependant, Silvia Federici constate que cette pratique n’a pas disparu avec l’abolition de l’esclavage. « Au contraire, dit-elle, l’expansion mondiale du capitalisme à travers la colonisation et la christianisation a assuré l’inscription de cette persécution dans le corps des sociétés colonisées. Avec le temps, [elle] fut même menée par les communautés assujetties elles-mêmes contre leurs propres membres. » Ainsi, jusqu’à aujourd’hui, on assiste à des chasses aux sorcières, souvent provoquées par une « concurrence désepérée pour des ressources limitées », dans le contexte de l’imposition partout du programme néolibéral. Au Transvaal sud-africain, soixante-dix femmes, pour la plupart vieilles et pauvres, furent brûlées entre janvier et avril 1994. « On a aussi mentionné des chasses aux sorcières au Kenya, au Nigeria et au Cameroun dans les années 1980 et 1990. Elles sont concomittantes de la mise en place de la politique d’ajustement structurel du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, qui a entraîné un nouvel enfermement et a causé une paupérisation de la population sans précédent.

«  […] si l’on tire les leçons du passé, on réalise que la réapparition des chasses aux sorcières dans de nombreuses parties du monde au cours des années 1980 et 1990 est un signe évident du processus d’“accumulation primitive”. Cela signifie que la privatisation de la terre et des ressources communales, la paupérisation des masses, le pillage et la discorde dans des communautés qui étaient unies sont à nouveau au programme, à l’échelle mondiale. »

François, le 23 août 2014

 

[1] Ces quelques éléments sont extraits de « Remarques sur les notions de “valeur” et de “dissociation-valeur” ». Texte paru dans la revue Illusio n° 4/5, automne 2007 : Libido. Sexes, genres et dominations. Traduction de l’allemand par Johannes Vogele d’un extrait du livre de Roswitha Scholtz, Das Geschlecht des Kapitalismus [Le Sexe du capitalisme]. Feministische Theorien und die postmoderne Metamorphose des Patriarchats, Bad Honnef, Horlemann, 2000.

[2] Le texte de cette première partie est lisible sur le site de la revue en ligne Période : http://revueperiode.net/il-faut-a-tout-ce-monde-un-grand-coup-de-fouet-mouvements-sociaux-et-crise-politique-dans-leurope-medievale/

[3] Voir L’Incendie millénariste, de Yves Delhoisie et Georges Lapierre, Os Cangaceiros, 1987 et Le Mouvement du libre-esprit, Raoul Vaneigem, Ramsay, 1986, rééd. L’or des fous.

[4] C. Merchant, The Death of Nature. Women, Ecology and the Scientific Revolution, New York, Harper and Row, 1980.

J.-C. Soufir et R. Mieusset : « La contraception masculine »

Jean-Claude Soufir & Roger Mieusset (dir.), La Contraception masculine, 2012, Springer éd.

Nous ne connaissions pas encore de livre sur la contraception masculine. Ce n’est probablement pas un hasard que celui-ci soit paru tout récemment, à un moment où, suite à la résurgence du mouvement féministe (depuis le début des années 2000), réapparaissent également des groupes d’hommes qui se veulent antimasculinistes. Le côté moins positif de l’affaire, c’est que ce livre paraît chez un éditeur spécialisé dans la littérature médicale, et dont le public privilégié semble être les médecins (ce qui se traduit, entre autres, par le prix de l’ouvrage, 40 euros, très élevé pour un livre de ce type, 200 pages en noir et blanc sans illustrations…).

Les deux coordinateurs du livre sont les deux pionniers de la recherche française sur la contraception masculine, Soufir ayant travaillé sur les méthodes hormonales tandis que Mieusset a accompagné les hommes qui ont expérimenté le désormais fameux « remonte-couilles toulousain » (RCT, popularisé par le film Vade retro spermato, à voir d’urgence par celles et ceux qui s’intéressent aux groupes d’hommes et à la contraception masculine).

Une grosse moitié du livre est consacrée aux comptes rendus des « expériences » (on utilise ce terme car elle demeurent encore très minoritaires, mais il s’agit bel et bien de pratiques contraceptives menées par des hommes avec accompagnement médical) de contraception masculine en France (de façon assez exhaustive) et dans le monde (de façon plus synthétique). Parmi ces expériences, les méthodes hormonales se taillent la part du lion. Ce que l’on peut en retenir, c’est que :

  1. La recherche autour d’une contraception hormonale masculine (CHM), contrairement à ce que l’on pourrait penser, a commencé bien avant (dès les années 1930) celle qui a abouti à la « pilule » pour les femmes – cette dernière ayant été commercialisée seulement dix ans après le début des recherches sur la contraception hormonale féminine… Il semble que les chercheurs soient plus « prudents » et attentifs aux effets secondaires à long terme des traitements hormonaux chez les hommes que chez les femmes.

  2. Sur le principe, diverses variantes de CHM sont à peu près validées – reste à trouver les financements, et donc à susciter l’intérêt des labos pharmaceutiques pour les développer : or, comme ceux-ci disposent déjà de produits très rentables avec les pilules féminines, ils ne semblent pas être très motivés pour investir pas mal de temps et d’argent dans des produits qui viendraient les remplacer…

  3. Les raisons pour lesquelles la CHM n’est toujours pas accessible au grand public sont très probablement liées au système de domination patriarcale (pas touche au corps des hommes, encore moins à leur fertilité, la plupart du temps assimilée à leur puissance sexuelle, à leur virilité) et à la logique de profit qui détermine les choix de l’industrie pharmaceutique : cela dit, ce n’est peut-être pas plus mal pour la santé des hommes.

Quant aux autres modes de contraception « masculine » (de fait, on devrait toujours mettre des guillemets, tant la question de la contraception concerne forcément deux partenaires, même si le machisme dominant aujourd’hui en a délégué la gestion aux femmes depuis qu’existe la pilule) il en existe plusieurs : le coït interrompu, le préservatif, la vasectomie (d’aucuns lui contestent la qualification de « contraceptive », car il s’agit d’une méthode à la réversibilité douteuse) et les méthodes dites thermiques, lesquelles, comme le RCT, consistent à augmenter la température des testicules, ce qui inhibe la spermatogenèse. Il faut remarquer au passage que l’on se situe ici dans un contexte particulier (même s’il est largement dominant) de pratique sexuelle normalisée, avec pénétration vaginale – ce que certaines personnes nomment un rapport sexuel « complet ». On peut douter de la pertinence de ce parti-pris. Cette réserve faite, rappelons, pour celles et ceux qui n’auraient pas vu le film Vade retro spermato, que le scrotum, cette manière de sac qui enferme les testicules, est, de part sa position « extérieure » au corps, maintenu en général à une température légèrement inférieure à celle du reste du corps (de 2 à 4°) – ce qui constitue une des conditions nécessaires de la spermatogenèse. L’idée de base des méthodes thermiques est donc simple : il s’agit d’augmenter légèrement la température des testicules. Trois expériences sont rapportées dans le livre. Elles ont fait l’objet de comptes rendus en 1991, 1992 et 1994. Les deux premières ont été accompagnées par Ahmed Shafik, la dernière par René Mieusset (c’est celle que l’on a surnommée RCT, et dont il est question dans le film Vade retro). Les trois se sont révélées très efficaces. Aucune grossesse n’a été constatée dans les deux premières études, une seule dans la troisième, suite à un protocole non respecté par un participant : en effet, celui-ci avait arrêté le port du RCT durant 7 semaines… Les seuls bémols que l’on pourrait apporter à ce constat plutôt positif sont 1/ le petit nombre de participants aux trois groupes (respectivement 28, 14 et 9) et 2/ les durées relativement brèves des études (de un à quatre ans) – ce qui, bien sûr, peut laisser des doutes quant aux résultats que donnerait une application à grande échelle de ces méthodes et quant à d’éventuels effets secondaires sur le long terme. En l’état actuel des connaissances, la méthode thermique (et particulièrement le RCT) semble la moins chère, la plus efficace, la plus réversible et la moins susceptible d’effets secondaires indésirables. Elle partage cependant des handicaps avec les méthodes hormonales : réticences liées au statut de l’homme dans le système genré actuel, et absence de tout lobby économique qui la défende – tout au plus une ou deux boîtes textiles pourraient-elles s’intéresser à la production des slips aménagés en RCT, ce qui n’est manifestement pas encore le cas…

Avant de conclure, signalons (et regrettons) la présence au sommaire du livre d’un papier de Daniel Welzer-Lang sur l’historique de la contraception masculine et des groupes d’hommes (en France). Cet article est assez représentatif de la possible dérive masculiniste des groupes non-mixtes hommes. En effet, ce que retient son auteur de l’histoire du « mouvement des hommes » (notion problématique s’il en est), c’est d’abord et avant tout l’incompréhension qu’il aurait rencontrée chez les féministes. Malgré ces regrettables divergences (dues avant tout, selon Welzer-Lang, au sectarisme des féministes radicales), grâce à cette mobilisation masculine, l’« homme » serait devenu « acteur des changements de genre ». C’est d’ailleurs ce que signifie le titre général de l’article : « La contraception masculine, Ardecom et les groupes d’hommes, prémices de l’évolution des rapports sociaux de genre ». (Ardecom : association pour la recherche et le développement de la contraception masculine, créée à la fin des années 17970.) Pour donner une idée d’une certaine confusion de l’auteur, voici une citation d’un extrait de cet article (p. 160) : «  […] les normes sociétales ont changé. Aujourd’hui [en 2012, ndlr] tout se passe comme si l’égalité hommes/femmes était inscrite sur le fronton de toutes les mairies de France. Qu’elle s’affirmait comme une évidence. Au même titre que l’on s’affirme contre le racisme ou pour l’égalité entre les peuples et les cultures. Bien sûr [nous soulignons, ndlr], il y a encore des différences de salaires, les emplois précaires sont occupés principalement par les femmes, les hommes et les femmes ne partagent pas toujours le travail domestique à parts égales. [Pourquoi ne pas ajouter que bien sûr, il arrive encore qu’une femme meure tous les trois jours en France, victime des coups de son conjoint, ndlr ?] Mais la mise en lumière des restes d’inégalités laisse entrevoir la fin de la domination masculine, l’arrivée d’une égalité réelle entre hommes et femmes, la fin du genre. » Ainsi, l’égalité n’est plus ce pourquoi on devrait se battre, ou que l’on devrait défendre : l’égalité, c’est ce qui arrive, mais oui, là-bas, regardez…

Finalement, l’existence de ce livre est plutôt positive en soi, surtout lorsque l’on pense à l’ignorance assez générale des médecins et personnels soignants quant à l’existence de moyens de contraception masculine. Pour les hommes qui souhaiteraient se documenter sur ces méthodes, il existe un Guide pratique d’une contraception masculine hormonale ou thermique disponible sur Internet (tapez ce titre dans un moteur de recherche, si je vous donne le lien direct, vous tombez sur un truc payant…). En ce qui concerne l’histoire d’Ardecom et des groupes d’hommes, le meilleur document nous semble être à l’heure actuelle le film Vade retro spermato (contact par ici). Enfin, pour approfondir la problématique des groupes d’hommes, du masculinisme et de l’antimasculinisme, on recommande cette brochure : Contre le masculinisme. Petit guide d’autodéfense intellectuelle.

François, le 4 novembre 2013

« Rupture anarchiste et trahison pro-féministe. Écrits et échanges de Léo Thiers-Vidal »

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Rupture anarchiste et trahison pro-féministe. Écrits et échanges de Léo Thiers-Vidal. Bambule éd., février 2013, 208 pages, 8 euros (disponible à la bibliothèque d’Agate, armoise et salamandre)

Léo Thiers-Vidal (1970-2007) était militant anarchiste et chercheur en sciences sociales. Ses engagements l’ont amené très vite à se confronter à la domination masculine, et à essayer de comprendre comment « penser [et transformer] les rapports sociaux de sexe à partir d’une position sociale oppressive » (d’après le titre de l’un de ses articles, reproduit ici).

 Pour le versant militant, trois expériences vécues par lui sont évoquées dans ces textes. La première entraîna sa « prise de conscience » de la réalité des rapports d’oppression entre hommes et femmes. Il s’agissait d’un « camping antipatriarcal » en Ariège, en 1995 : « […] les groupes de parole non-mixtes et mixtes ont rapidement fait émerger une asymétrie de vécus entre femmes et hommes, et donc de thématiques envisagées et de manières de les traiter. Très rapidement, des oppositions se sont en effet révélées : les hommes engagés ressortaient joyeux des ateliers non-mixtes masculins où ils avaient par exemple abordé les premières expériences sexuelles, les fantasmes, l’expression d’émotions, tandis que les féministes ressortaient graves d’ateliers où elles avaient abordé les violences sexuelles et leurs conséquences sur leur sexualité et leurt intégrité. Au cours de ces journées, cette distance a crû jusqu’à provoquer une confrontation : les féministes ont exigé que les hommes engagés prennent conscience de ce décalage, lié à l’oppression vécue par les femmes, et de la hiérarchie des positions genrées. Si elles ont, malgré leur colère et leur douleur, opté pour une approche très pédagogique, les hommes ont, eux, refusé de proposer une réponse collective et d’accepter cette main tendue. De surcroît, elles ont signalé qu’elles avaient été progressivement exclues des interactions mixtes : regards fuyants, disparition d’une convivialité présente auparavant. » C’est pourquoi Léo Thiers-Vidal ne cesssera d’insister par la suite, sur la première des conditions à respecter afin de pouvoir se dire sincèrement pro-féministe : se rendre capable d’écoute, c’est-à dire faire preuve d’humilité et d’empathie.

La deuxième expérience a opposé Léo Thiers-Vidal et quelques-un·e·s de ses camarades aux vieux croûtons (l’expression est de moi) de la librairie La Gryffe, vénérable institution anarchiste lyonnaise. En mai 1998, cette dernière (avec Léo, entre autres co-organisateurs) propose « Trois jours pour le grand soir », manière de commémorer Mai 68. Pour résumer, disons que plusieurs débats (sur le pouvoir en milieu militant, sur le patriarcat…) ont tourné à une critique réactionnaire du féminisme par les hommes qui, non contents d’opposer une surdité systématique aux arguments des féministes, les ont carrément traitées de « lesbiennes (!), séparatistes, manipulées, maoïstes voire fascistes ». L’affaire ne s’est pas arrêtée là, puisque Léo et quelques autres ont protesté avec véhémence contre ces mauvaises manières. Des textes ont circulé, dans lesquels les vieux croûtons développent deux arguments auxquels, malgré leur aspect caricatural, on fera bien de prêter attention, car il se pourrait que ce ne soit ni la première ni la dernière fois qu’ils sont employés.

  1. L’argument libéral : « Les journées libertaires étaient ouvertes, sans exclusive […], à toutes les composantes et points de vue du mouvement libertaire. Or certains d’entre eux considèrent les luttes de femmes comme secondaires ou ne perçoivent pas l’importance de leurs enjeux. D’autres, plus affirmés encore, dénoncent le féminisme, considèrent, de leur point de vue, que le féminisme s’enferme dans une impasse sectaire et particulariste qui s’oppose à une remise en cause de l’ordre social et, finalement, à la libération des femmes. C’est comme ça. Tous ces points de vue contribuent également à composer le mouvement libertaire. » Ce que commente ainsi Léo : « Ce discours est un discours libéral et non libertaire à mes yeux car il reconnaît une même valeur à des pensées qui s’opposent à la domination et l’exploitation des femmes qu’à des pensées qui nient ou invisibilisent cette domination. […] qu’est-ce qui permet de ranger le féminisme parmi les différentes tendances libertaires et non parmi les exigences minimales politiques que sont l’antiracisme, la lutte contre l’antisémitisme ou la lutte contre le capitalisme ? »

  2. L’argument « totalitaire » : « Parce qu’ils tiennent à la totalité des rapports sociaux, à la totalité de l’ordre social où nous vivons et aux racines même de cet ordre, les rapports de domination inclus dans les rapports hommes/femmes, comme tous les autres rapports de domination, ne peuvent pas être résolus localement, à l’intérieur d’un collectif quel qu’il soit (même non-mixte paradoxalement). Se fixer pour objectif prioritaire de les résoudre à l’intérieur de ce collectif est une tâche absurde et impossible qui, au lieu de libérer, et en raison même de son impossibilité, multiplie au contraire, à la façon des groupements religieux, les instruments et les rapports d’oppression. » On voit bien la malhonnêteté qu’il y a à prétendre que les féministes croient pouvoir régler une fois pour toutes leur compte aux rapports de domination à l’intérieur de tel ou tel collectif… malhonnêteté qui conduit à prédire un devenir-secte aux groupes qui tenteraient pratiquement de lutter contre la domination masculine en leur sein, par exemple en étant plus attentifs à la répartition des prises de parole, aux divers partages des tâches, etc.

Troisième expérience (déception ?) « militante »: il s’agit d’un « week-end entre dominants de genre » organisé en mars 2005 à Dijon. Malgré les déclarations de bonnes intentions qui accompagnaient l’annonce de la rencontre (« Nous ne voulons pas conforter les réflexes de solidarité masculine qui s’exercent habituellement contre les [femmes] mais les remettre en cause. »), l’affaire tourne au vinaigre lorsque, sur proposition d’un des participants, approuvée par la majorité, s’engage une séance sur « les tabous intériorisés face aux féministes ». La discussion commence par l’exposé, fait par celui qui avait proposé le thème, de ses griefs contre une féministe : « Cette femme avait en effet exprimé le désir qu’un autre homme ne puisse pas être présent dans ce squat en même temps qu’elle, parce qu’elle vivait mal cette présence, pour des raisons féministes. » L’initiateur de la discussion explique alors qu’il n’était pas d’accord, que selon lui il s’agissait de désaccords personnels, d’incompatibilités qui n’auraient pas dû être qualifiées de « féministes ». Mais il n’avait pas osé exprimer ouvertement ce déaccord, d’où la notion de « tabou ». Cette première intervention, qui accuse « de fait une féministe de malhonnêteté politique, ce qui suppose de sa part une démarche malveillante soit consciente et intentionnelle, soit pathologique », n’est pas remise en cause par les autres participants, bien au contraire, puisque plusieurs autres vont se succéder, de pire en pire, au point que lorsque l’un d’entre eux raconta que « lui aussi avait vécu des tensions, des conflits avec une féministe, parce qu’il “l’avait plus ou moins violée”, il n’y eut aucune réaction, aucun arrêt ne fut marqué. […] Cette absence de réaction au sujet d’un “plus ou moins” viol commis par un des participants exprime de façon criante la logique empathique en cours de construction. L’empathie des participants allait aux autres hommes, la solidarité affective devenait toute masculine, le problème à dénoncer se situait bien du côté des femmes, en particulier des féministes. »

Comment faire,dès lors qu’on est un mâle blanc bénéficiaire, comme tous les autres, de l’oppression des femmes par les hommes ? Parmi les différentes pistes ouvertes dans les articles de ce recueil, j’en retiendrai deux. La première est celle des groupes d’hommes, à certaines conditions cependant, afin de ne pas tomber dans un masculinisme plus ou moins affirmé (cf. l’exemple ci-dessus). Léo Thiers-Vidal pense qu’un groupe d’hommes « peut être un lieu où les hommes travaillent ensemble sur leur conditionnement genré et leur domination sur les femmes. La première chose implique de prendre conscience à quel point on est masculin au lieu d’être un individu. » Ce qui passe, entre autres, par la capacité à exprimer et partager des émotions, et par « apprendre à fermer sa gueule, à douter ouvertement, à déconstruire son égocentrisme, à être fragile. » Ensuite, on peut passer à une deuxième phase, le « travail antipatriarcal », soit « chercher d’autres pratiques d’hommes, c’est-à-dire des pratiques critiques et égalitaires. » « Vu mon expérience, poursuit Léo Thiers-Vidal, il me semble de plus en plus nécessaire que les groupes hommes agissent sous tutelle de (groupes) féministes et qu’ils adoptent une politique de reddition de compte vis-à-vis de celles-ci. »

L’autre piste, développée dans l’article consacré aux chercheurs en sciences sociales et à la nécessité de changer leur regard sur leurs objets de recherche, en se rendant conscients de leur position de dominants, consiste à se familiariser avec les thèses féministes radicales. Et de citer un certain nombre de titres « incontournables », par lesquels je terminerai cette note, non sans avoir précisé que je n’ai donné ici que quelques éclairages partiels sur ce livre, que devrait lire tout « icm » (individu de construction masculine) soucieux de s’engager sérieusement contre le patriarcat.

• Delphy, Christine (1998). L’Ennemi principal. I. Économie politique du patriarcat. Paris : Syllepse.

• Delphy, Christine (2001). L’Ennemi principal. II. Penser le genre. Paris : Syllepse.

• Guillaumin, Colette (1992). Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature. Paris : Côté-Femmes.

• Mathieu, Nicole-Claude (1991). L’Anatomie politique. Catégories et idéologies du sexe. Paris : Côté-Femmes.

• Tabet, Paola (1998). La Construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps. Paris : L’Harmattan.

• Wittig, Monique (2001). La Pensée Straight. Paris : Balland.

François, 16 juillet 2014.

« Contre le masculinisme. Guide d’autodéfense intellectuelle »

contre-le-masculinisme5Contre le masculinisme. Guide d’autodéfense intellectuelle. Collectif Stop Masculinisme. Bambule éd., décembre 2013, 160 pages, 8 euros. (Vente et prêt à la bibliothèque d’Agate, armois et salamandre)

Si beaucoup de gens ont entendu parler ces deux trois dernières années de manifestations de « papas en détresse » (grimpeurs de grue), de « crise de la masulinité » ou parfois même d’« hommes battus », beaucoup moins savent que ces phénomènes, diparates au premier abord, sont en réalité reliés entre eux, non pas par un complot quelconque, mais bien par une idéologie et une mouvance qui ont fait leur apparition, disons, depuis les années 1970, en réaction aux avancées conquises de haute lutte par le mouvement féministe – contraception et droit à l’avortement en particulier : le masculinisme et les masculinistes.

Comme on vient de le dire, les masculinistes avancent masqués, et c’est pourquoi ce petit livre qui explique qui ils sont et démonte les rouages de leur fonctionnement mérite vraiment d’être lu. Il s’organise en quatre parties : d’abord, qu’est-ce que le masculinisme ? Puis, que cache la « cause » des pères ? Ensuite, « Hommes battus, femmes violentes ? » et enfin: « Des hommes en crise ? »

1. Une chercheuse féministe, Michèle Le Dœuff, a ainsi défini le masculinisme : un « particularisme, qui non seulement n’envisage que l’histoire ou la vie sociale des hommes, mais encore double cette limitation d’une affirmation (il n’y a qu’eux qui comptent et leur point de vue). Il s’agit en fait d’une idéologie réactionnaire, antiféministe et bien dans l’air du temps (homophobie, manifs « pour tous », offensive de l’extrême-droite contre les ABCédaires de l’égalité à l’école et capitulation en rase campagne du gouvernement socialiste, apparition du « racisme antiblanc », etc.) Elle est portée par une nébuleuse de groupes dont les plus voyants sont les associations de défense des droits des pères, mais comme dans d’autres domaines, ses militants les plus engagés touvent des oreilles attentives et des relais aussi bien dans les medias que dans les institutions.

2. La question des « droits des pères » est probablement celle qui porte les enjeux les plus lourds et qui, bien médiatisée, trouve le plus d’écho dans le grand public. Effectivement, comment ne pas compatir à la souffrance de ces papas privés de droit de garde et parfois même de droit de visite à leur progéniture ? Lorsqu’on s’intéresse d’un peu plus près à ces affaires, on se rend compte que ce n’est pas si simple, ou alors, si c’est simple, ce serait plutôt à l’inverse : en effet, comment se fait-il que des hommes se plaignent de ne pouvoir s’occuper de leurs enfants alors que dans une écrasante majorité des cas (80% selon les dernières enquêtes), les femmes se tapent l’essentiel des tâches domestiques et des soins aux enfants ? D’ailleurs, dans la plupart des divorces et séparations (85% des cas), il n’y a pas de litige sur la fixation de la résidence principale des enfants et le montant des pensions alimentaires qui devront être versées par l’autre parent – là encore, en écrasante majorité, ce sont les femmes qui gardent les enfants… donc les hommes qui doivent verser une pension alimentaire. Il semble bien qu’ici réside le principal problème des masculinistes : dans ce type de solution, le pouvoir patriarcal est sérieusement remis en cause (perte de l’autorité sur la femme et les enfants) et en plus, il faut verser de l’argent ! D’où les revendications masculinistes pour une garde alternée systématique en cas de séparation ou divorce. Et cela quelques soient les circonstances qui ont motivé la séparation (y compris violences conjugales, maltraitrements d’enfants). On voit bien les avantages qu’apporterait aux pères un tel dipositif : maintien de l’autorité sur les enfants et, dans une certaine mesure, sur la femme, puisque les époux sont obligés de se voir régulièrement en même temps que l’enfant va de l’une chez l’un ou vice versa (et on imagine l’ambiance en cas de conflit grave ayant conduit à la séparation). D’autre part, plus de pension alimentaire à verser. On voit bien aussi les inconvénients pour les femmes : alors que leur salaires sont en moyenne 25% plus bas que ceux des hommes, et que souvent, leur carrière professionnelle a été perturbée par les grossesses, entraînant une dévalorisation de leurs revenus, elle devraient contribuer à la même hauteur que les pères à l’entretien, l’éducation, aux soins des enfants – et probablement encore plus, comme c’est déjà le cas actuellement, car ce sont elles qui assument la plupart des tâches telles que : conduire l’enfant chez le médecin, s’occuper des diverses formalités administratives, des inscritions scolaires, de l’achat des vêtements « de tous les jours », etc. Et bien sûr, en cas de résidence alternée, plus question de partir refaire sa vie ailleurs : le tyran domestique ne se laisse plus quitter si facilement… Il semble que les masculinistes aient obtenu en partie gain de cause lors de l’adoption, en juin dernier, par l’Assemblée nationale, de la loi famille : en effet, il est désormais recommandé aux juges des affaires familiales de proposer prioritairement aux couples en séparation la double domiciliation de l’enfant et la résidence alternée…

3. Sur la question des hommes battus et des femmes violentes, on ne s’attardera guère, sinon pour répéter que le nombre des viols commis en France est toujours aussi accablant… pour les hommes, puisque 92% des victimes sont des femmes et 96% des mis en cause… des hommes. Par ailleurs, lorsque des hommes sont battus, voire violés, ils le sont la plupart du temps par d’autres hommes, soit par homophobie, soit pour établir une hiérarchie en milieu confiné (armée, prison, bizutages divers et variés…)

4. On nous rebat les oreilles depuis quelques temps d’une soi-disant « crise de la masculinité ». Des émissions grand public, des articles lui sont consacrés. De facto, la « crise » existe probablement dans la tête de ceux qui s’angoissent pour leur privilèges de dominants, menacés par la rébellion des dominées. Parmi ceux qui s’angoissent se distinguent deux tendances. La première, celle des machos décomplexés, dit en substance que « c’était mieux avant » (avant le mouvement féministe et la remise en cause des inégalités de genre), qu’aujourd’hui les femmes ont pris le pouvoir, que la société s’est féminisée, etc. Attention, danger : au-delà de leur caspect grotesque, ces discours préparent souvent des passages à l’acte misogynes vraiment graves. La seconde est plus cauteleuse. Elle s’exprime le plus souvent dans des groupes d’hommes, réunis pour « rétablir l’harmonie entre les sexes », et permettre aux hommes d’exprimer leur souffrance et leurs émotions de dominants… Léo Thiers-Vidal, dans son ouvrage Rupture anarchiste et trahison pro-féministe donne un exemple de ce type de dérive d’autant plus parlant qu’il a lieu dans un milieu vraiment pro-féministe au départ, mais qui finit, au cours d’une réunion, par instruire le procès des féministes. À ce propos, je terminerai cette note par une mise en garde des auteurs de cet excellent vade-mecum antimasculiniste :

« Nous avons donc toutes les raisons de nous méfier des groupes de parole d’hommes. La non-mixité masculine choisie n’est pas une forme bonne en soi. Elle est même plutôt problématique. Quand les membres d’un groupe social dominant décident de se réunir, ce n’est jamais très rassurant. Presque toujours, c’est parce qu’ils ont quelque chose à gagner dans la non-mixité : un enrichissement personnel, un gain de confiance en soi, une possiblité d’élargir la palette de leurs comportements. Quand il s’agit d’aborder le vécu des hommes en ce qu’il peut avoir de douloureux, de conflictuel ou de difficile à vivre, on trouve des candidats. Par contre, dès qu’il est question de remettre en cause leurs comportements vis-à-vis des femmes et de questionner leur place d’homme dans la société et les privilèges qui lui sont attachés, il n’y a plus personne. La majorité refuse de s’adonner à ce qu’elle considère être de l’“autoflagellation” ou de la culpablilisation. Ils affirment ne pas faire de politique et ne pas être dans l’idéologie. Au final, la non-mixité masculine sert le plus souvent le projet d’améliorer le confort psychologique de ces hommes et de renforcer la solidarité entre dominants. »

François, juillet 2014.