Le Déchaînement du monde
François Cusset Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence, éd. La Découverte, 2018.
La mise en vente de ce livre était annoncée pour le 22 mars, journée de manifestations qui fut émaillée de quelques violences policières. Ces derniers jours, on a pu assister à plusieurs interventions très brutales de flics à l’intérieur de campus universitaires, comme à Bordeaux, Dijon, Strasbourg et autres lieux… Cette date, ces flics, nous rappellent certains événements d’il y a cinquante ans. Mais aujourd’hui, quoi de neuf sur la violence ? C’est la question à laquelle veut répondre François Cusset. Selon lui, elle est souvent moins directement perceptible, « visible », dans les sociétés dites « démocratiques », et pour cause : on y pratique un « déni de la violence » conforté par le renforcement des conditions qui conduisent à ce que Walter Benjamin décrivait comme la « chute du cours de l’expérience ». « Casque sur les oreilles, applis sous les doigts, les yeux rivés en temps réel sur sa correspondance, le citadin à l’ère du Web 3.0 évolue dans une alcôve, un sas perceptif. Sa bulle sensorielle rend plus proche de lui, effectivement, ses interlocuteurs lointains que les corps qu’il côtoie dans les rues ou dans les couloirs. Le déni de la violence commence là, lorsque la sensibilité susceptible de l’éprouver, ou de la partager, n’est simplement plus disponible, qu’elle s’est absentée. »
La violence est pourtant exercée, quotidiennement, contre les plus vulnérables. Directement : voyez le traitement réservé par les flics aux migrants de Calais. Indirectement : voyez les dizaines de milliers de noyades en Méditerranée, qui ne sont rein d’autre que les conséquences d’une implacable politique européenne. Ou encore, comme j’ai pu le voir de mes propres yeux ces derniers jours (alors qu’il neigeait), ces tentes sur le quai de Valmy (canal Saint-Martin à Paris, près du métro Jaurès), dressées par des personnes que la République refuse d’accueillir, prétendant qu’il faudrait les « trier » afin de séparer le bon grain « politique » de l’ivraie « économique » (la mise à distance de la violence est telle, d’ailleurs, que les responsables politiques et administratifs de cette situation se gardent bien d’employer ce verbe « trier », qui évoquerait de sombres temps, en lesquels leurs prédécesseurs collaboraient à d’ignominieux triages, justement). François Cusset cite Simone Weil qui, dans L’Iliade ou le poème de la force, texte de 1939, écrivait que « la force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force », avant de préciser : « Combien plus variée en ses procédés, combien plus surprenante en ses effets, est l’autre force, celle qui ne tue pas, c’est-à-dire celle qui ne tue pas encore. » (C’est moi qui souligne.) Effectivement, en terres policées, la violence ne fait plus « irruption » (sauf, encore une fois, contre les plus vulnérables – pauvres, fous, personnes racisées…), elle infuse sans dicontinuer, guidée par l’envahissement de la logique économique au cœur de notre quotidien.
Quant à la violence exercée par l’Occident sur le reste du monde (ou, mettons, sur ce que l’on appelait naguère le tiers monde), et quant au terrorisme qu’elle a suscité, on pourrait aussi bien citer Bertolt Brecht : « On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent. »
Je ne peux que conseiller la lecture de ce Déchaînement du monde dont le propos échappe bien heureusement au sempiternel débat sur violence vs non-violence, que nous verrons immanquablement réapparaître, relancé et alimenté par les tenants de l’ordre établi, si les mobilisations déjà importantes de ces derniers jours devaient croître et embellir – et c’est tout le mal que je nous souhaite. Les éditions de La Découverte nous autorisent à vous en proposer quelques « bonnes feuilles ». Grâce leur soit rendue. Nous avons choisi un extrait qui concerne de près Corps et politique.
p101-110 Le déchaînement du monde F. CUSSET
«Trans//Border», Nathalie Magnan forever
L’histoire oubliée de ces femmes qui, en 1905, ont gagné contre leur harceleur
Ce sont les femmes des classes populaires qui ont refusé les premières d’accepter d’être traitées comme des objets sexuels. Quelque part, elles sont nos modèles.
La semaine dernière, j’assistais à une journée organisée par l’observatoire des violences envers les femmes en Seine-Saint-Denis. La chercheuse Sylvie Cromer a pris la parole sur le mouvement #MeToo. Et elle a nous raconté une histoire, tirée de Le Droit de cuissage: France, 1860-1930 de Marie-Victoire Louis.
À la fin du XIXe siècle, en France, se sont déroulées des grèves pour la dignité. Des ouvrières se mettaient en grève pour dénoncer le harcèlement sexuel de certains chefs d’atelier. Vous en avez entendu parler?
Un des contre-maîtres était réputé pour «faire passer les femmes par un petit couloir, et puis…»
Ce mouvement a connu son apogée en 1905 à Limoges. La plus importante usine de porcelaine appartenait à un certain Haviland. Elle employait 5.740 hommes, 2.400 femmes et 1.528 enfants (et oui, parce que sans le travail des enfants, l’économie s’effondrerait, disait-on…). Penaud, un des contre-maîtres, était réputé pour «faire passer les femmes par un petit couloir, et puis…» Celles qui refusaient de coucher étaient virées.
Quand on voit comment sont traitées actuellement les femmes qui portent plainte pour viol contre un homme plus puissant qu’elles, on imagine bien qu’en 1905, ça devait être coton.
La chambre syndicale de la céramique est saisie de plusieurs plaintes. Il ne se passe rien. Pour Haviland, on remet en cause sa liberté de patron de choisir ses collaborateurs.
Une bombe explose
Parmi les ouvriers et les ouvrières, la pression monte. Une grève est lancée avec le soutien financier du syndicat. La revendication: soit le départ de Penaud, soit sa rétrogradation au statut de simple ouvrier.
Mais Penaud, en accord avec Haviland, explique que vu de la nature des faits qui lui sont reprochés, il en va de son honneur de ne pas démissionner. Les politiques minimisent cette grève sans revendication sérieuse (c’est-à-dire salariale). Pour eux, ce sont de simples problèmes de mœurs et de susceptibilité. D’autres usines rejoignent le mouvement, on occupe, on manifeste. L’armée est envoyée sur place (toujours un grand signe d’apaisement ça!). Il y a des affrontements, une bombe explose.
Des «émeutiers» sont arrêtés, leurs collègues défoncent l’entrée de la prison pour les libérer. La cavalerie intervient et tire sur la foule. Un ouvrier de 19 ans est tué. Le 24 avril, Haviland finit par céder et Penaud est viré.
La dénonciation des violences n’est pas l’apanage d’une classe sociale qui serait plus «éclairée»
Pourquoi je vous parle de ça? D’abord parce que je suis sans cesse étonnée par notre/ma méconnaissance de notre histoire. Comme pour les femmes artistes invisibilisées, on pouvait penser que la condition de ces ouvrières les empêcherait de parler de ces problèmes. Eh bien pas du tout: elles ont fait grève, elles ont manifesté contre ces agressions sexuelles.
Mais ce qui m’intéresse encore plus, c’est que cela nous montre clairement que la dénonciation des violences n’est pas l’apanage d’une classe sociale qui serait plus «éclairée» ou en avance. Pas du tout, mais alors vraiment pas. En matière de lutte concrète contre les violences faites aux femmes, les ouvrières ont été en avance sur les femmes bourgeoises. Et puis, je reste songeuse devant l’élan de la grève. Est-ce qu’on imaginerait de nos jours une grève lancée pour ces sujets?
Évidemment, l’ampleur de la mobilisation de 1905 s’explique parce qu’elle touchait la dignité d’une classe sociale qui se sentait déjà exploitée. Ce sont donc les ouvriers qui sont descendus dans la rue avec les ouvrières, pas les épouses des patrons. La conscience de classe l’emportait sur la conscience de genre, et cette conscience de classe était extrêmement forte. Simone de Beauvoir s’est d’ailleurs longtemps demandé comment le féminisme pouvait dépasser les clivages sociaux, comment faire pour que les femmes se sentent dans une situation commune malgré toutes leurs différences.
Les violences contre les femmes concernent tous les milieux
Au moment de #MeToo, les femmes qui travaillaient dans l’entreprise de nettoyage des trains de gare du Nord avaient depuis déjà longtemps saisi les prud’hommes pour harcèlement. Elles ne nous ont pas attendu/es.
C’est également une femme qui travaillait comme agent de ménage qui a porté plainte contre Dominique Strauss-Kahn. Alors bien sûr, on peut se dire que c’est parce qu’elles sont perçues comme plus faibles qu’elles seraient davantage harcelées. Mais on peut aussi penser que dans les classes sociales «élevées», on s’est plus longtemps accommodés de ce harcèlement, précisément parce que l’appartenance de classe était plus forte et/ou qu’on avait davantage à perdre.
Il faut donc s’abstenir d’adopter un ton… maternaliste (au sens de paternaliste). Et c’est pourtant ce que j’entends souvent. Par exemple, Emmanuelle Devos interrogée sur France Inter avait affirmé qu’elle n’avait jamais entendu parler de harcèlement parmi les actrices françaises, oulala, pas du tout, mais qu’elle était là pour soutenir les plus faibles, les maquilleuses et les coiffeuses. La solidarité, c’est bien, mais il y avait quelque chose dans le ton qui me dérangeait, qui laissait entendre que c’était le problème de ces pauvres femmes sans défense.
À LIRE AUSSI #MeToo: à force de «mais», on n’avance pas
Les violences contre les femmes concernent tous les milieux. Et les femmes des milieux populaires sont celles qui nous ont ouvert la voie.
L’invisibilité des monstres agresseurs de femme
Test de réception grandeur nature: la campagne contre le harcèlement des transports parisiens, qui met en scène des prédateurs menaçant des femmes, a suscité des réactions de mécontentement ou de malaise, essentiellement centrées sur la critique de l’animalisation des harceleurs, ou de la criminalisation d’animaux innocents (voir mon relevé sur ce blog1). Mais aucun commentaire, à ma connaissance, n’a évoqué la proximité de ces affiches avec une figure très présente de la culture populaire: celle des monstres agresseurs de femmes.
Ressource de la culture du viol, l’iconographie de la femme attaquée, qui naturalise la scène de viol sous la forme d’une scène de prédation (un agresseur tout-puissant se jetant sur une victime apeurée, qui ne peut échapper à son sort), est un stéréotype de très large diffusion. On le rencontre par exemple dans l’imagerie de reconstitution des magazines de faits divers, ou dans l’offre prête-à-l’emploi des banques d’images.
Une variante de ce motif est particulièrement répandue dans les genres populaires les plus violents (pulps, films d’horreur, pornographie): celle qui représente l’agresseur comme un prédateur animal ou un personnage monstrueux emprunté à des registres divers: aliens, vampires, zombies, racisés, nazis, robots, etc…
Comme en témoigne son succès éditorial, un paramètre manifestement oublié par les concepteurs de la campagne francilienne est que cette figuration déshumanisante fonctionne à la fois comme une disculpation de l’agresseur et comme un puissant adjuvant voyeuriste ou scopophile, autrement dit comme un support d’excitation sexuelle, du point de vue du male gaze.
Une caractéristique des figurations du viol est de se présenter sous une forme masquée, qui permet de contourner le tabou social pesant sur les représentations sexuelles. Longuement décrypté par la psychanalyse, le conte du Petit Chaperon rouge fournit un bon exemple d’une évocation de viol masquée à la fois par la défiguration du personnage du loup, substitut du prédateur sexuel, et par la dévoration, métaphore de l’agression sexuelle2.
La version la plus célèbre de cette figure est le mythe périodiquement revisité de King-Kong, où un singe monstrueux maltraite une victime réduite à la triste condition de proie hurlante – ce qui ne la rend que plus attractive.
Quoique le film de 1933 de Merian Cooper et Ernest Schoedsack ne montre aucun acte sexuel, le récit rumoral qui l’inspire, celui de l’agression d’une femme par un singe, rencontre un succès sulfureux au XIXe siècle, à travers les sculptures d’Emmanuel Frémiet (1824-1910), dont le “Gorille enlevant une femme” de 18593 sera jugé sévèrement par Baudelaire, qui évoque «un sentiment bizarre, compliqué, fait en partie de terreur et en partie de curiosité priapique» (Curiosités esthétiques, 1869).
Un autre exemple, celui du premier Alien de Ridley Scott en 1979, illustre bien cette «complication». Il faut en effet quelque 110 mn de film et la dévoration successive de tous ses personnages – hommes et femmes – avant d’arriver à la scène finale du déshabillage de la dernière survivante, Ellen Ripley, menacée à son insu par le monstre dans le huis-clos de la cabine. Si l’on est bien face à la figure de la prédation scopophile, d’une rare puissance suggestive, sa dimension fantasmatique est masquée par la répétition préalable des attaques.
La condition qui autorise l’emploi d’une métaphore du viol est son caractère implicite. Selon la règle du clin d’oeil, seul le public susceptible de reconstituer la part manquante de l’énonciation pourra percevoir l’allusion cachée. C’est ainsi qu’une campagne de publicité contre le harcèlement peut, en toute innocence, mobiliser les figures de la prédation monstrueuse, sans éveiller le soupçon, y compris des plus vigilantes des féministes.
- Un compte rendu plus détaillé a été publié sur AOC, 12/03/2018. [↩]
- A noter que Bruno Bettelheim, dans sa Psychanalyse des contes de fées (Robert Laffont, 1976), n’identifie pas strictement la dévoration à l’acte sexuel, présenté comme une péripétie annexe. [↩]
- Albert Ducros, Jacqueline Ducros, «Gare au gorille. L’audace de Frémiet», Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 1992. [↩]
Avortement, les croisés contre-attaquent
Espagne. 8 mars en quelques images…
Du jamais vu ! Des milliers de manifestant-es et 5,9 millions pour la grève féministe (de deux heures) !
Prenez cinq minutes, ça vaut le détour ! Cliquez sur le titre de ce post (sinon les liens ne s’affichent pas) et ensuite allez voir par ici (en français), et aussi par là et encore par là (en espagnol, mais il y a aussi des images).
Non au sacrifice des femmes racisées
Pour un combat antiraciste réellement intersectionnel
un article de
paru sur le site les mots sont importants le 8 mars 2018
L’affaire Tariq Ramadan défraie la chronique. Nul besoin de rappeler le détail des faits dont on parle depuis plusieurs mois déjà, et qui sont accessibles sur le net. Monsieur Ramadan est accusé de viol par plusieurs femmes, dont deux en France ont eu le courage de porter plainte en octobre 2017, rejointes hier par une troisième plaignante.
Quatre jeunes femmes suisses affirment avoir été abusées dans les années 1980 et 1990 par leur professeur alors qu’elles étaient mineures – faits pour lesquels il y aurait cependant prescription. Une femme belge a en outre témoigné sur la RTBF des abus et de la violence que Ramadan lui a fait subir lors d’une relation décrite comme d’abord consentie. Enfin l’avocate Rabia Chaudhry a annoncé sur Facebook avoir signalé une victime musulmane auprès du procureur fédéral des Etats-Unis.
Je pense qu’il est important de rappeler d’où je parle, car je ne suis pas une adversaire de Tariq Ramadan et encore moins son ennemie, ni politique, ni théologique, bien au contraire. J’ai été influencée par lui en participant aux formations de Présence Musulmane, association dont il était le leader et qui avait pour objectif de développer une compréhension fidèle et conceptualisée des Textes de références islamiques, le Coran et la Sunna. La formation sur la Réforme radicale de l’islam est restée gravée dans mon esprit tant elle répondait à mes attentes et correspondait à mes aspirations en tant que femme musulmane. J’ai aussi participé à différents CIMEF (Colloque International des Musulmans de l’Espace Francophone) qui se déroulaient tous les deux ans dans un pays d’Afrique subsaharienne.
J’ai également travaillé avec Tariq à différentes occasions durant mon parcours militant et notamment lors du Printemps des quartiers populaires en 2012. En effet, six ans après le début des révoltes qui ont suivi la mort de Zyed et Bouna à Clichy-Sous-Bois, nous (des militant.e.s et personnalités de gauche, d’associations de quartiers, d’organisations politiques ou syndicales anti-racistes et décoloniales) avions voulu soutenir l’action et l’expression des populations exclues, celles des quartiers populaires. J’ai animé et modéré différentes conférences lors desquelles Tariq Ramadan était intervenant.
Je suis militante afroféministe et antiraciste, donc intersectionnelle. Je ne peux décemment pas faire l’économie de condamner l’odieux traitement politico-médiatique, raciste et islamophobe qui est fait de cette affaire. Ce traitement n’aide en rien les victimes aux cotés desquelles je me tiendrai en tout état de cause, puisque je leur fais entièrement confiance jusqu’à preuve du contraire. En effet, racisées aussi, ces femmes subissent les conséquences de cette campagne, comme elles subissent depuis des années le matraquage médiatique islamophobe, et en sont même les premières victimes [1]. L’exploitation raciste que les médias et certaines femmes comme Caroline Fourest, sous couvert d’un féminisme en réalité très exclusif, font de ces affaires de viol extrêmement graves, est honteuse : je la condamne sans réserve. Mais cette condamnation ne peut pas et ne doit pas se faire dans le déni explicite ou implicite de la parole des victimes, en disant ou en sous-entendant qu’elles mentiraient.
C’est ce déni que j’ai perçu dans un certain nombre de textes ou tribunes en soutien à Tariq Ramadan, dont certains prétendent dresser un portrait objectif de l’accusé, rappelant tous ses bons côtés, qui font douter des accusations dont il fait l’objet.
Je le rappelle, puisqu’il faut et il faudra sans cesse le faire, la parole des victimes de violences / viols dans une société patriarcale est souvent, pour ne pas dire toujours, mise à mal. Ceci n’est pas propre aux victimes de Tariq Ramadan. Quand une femme décide de porter plainte pour viol ou toute autre violence, c’est souvent de l’ordre du miracle si sa plainte est bien accueillie au commissariat. Elle se retrouve la plupart du temps mise au banc des accusé.e.s, sa vie est épluchée et scrutée à la loupe pour tenter de démontrer sa part de responsabilité dans ce qui lui est arrivé et ce qu’elle a pu faire pour provoquer son agresseur : une jupe ou une robe trop courte, un haut trop décolleté, une attitude aguicheuse, etc. Elle doit être une bonne victime : n’avoir rien à se reprocher avant les faits, être valide de préférence, pas droguée, ni ivre, ni prostituée et s’exprimer parfaitement bien. Tout y passe.
Alors que l’on sait que les victimes peuvent se tromper sur des éléments factuels en raison du traumatisme subi, on exige qu’elles soient très précises. Christelle et Henda ne sont pas des exceptions, et elles en font déjà les frais. Christelle n’a pas le droit de se tromper sur la date ou l’heure des faits, elle doit avoir une mémoire sans faille, un passé parfait. Il y a par exemple le fameux billet d’avion qui remettrait en cause ses déclarations. Mais on parle peu des révélations concernant ce billet d’avion qui a, en fait, été changé par l’intéressé et qui prouvent qu’il a atterri à Lyon plus tôt qu’il ne le prétendait.
Nul ne mérite d’être traité comme ces femmes l’ont été. Personne ne mérite d’être violée, pas même nos pires ennemies.
Christelle a parlé d’une cicatrice sur le corps de Ramadan dont seule une personne ayant eu une intimité avec lui pouvait avoir connaissance. Cela ne compte pas. On se focalise sur ce billet d’avion qui la décrédibiliserait. Monsieur Ramadan avoue, de son côté, avoir eu une relation de séduction avec Christelle, mais ça n’a aucune importance, c’est sur elle qu’on s’acharne : elle affabule, forcément.
« Pourquoi n’ont-elles pas porté plainte plus tôt ? » entend-on alors, exactement comme pour chaque plainte, et cela quel que soit le milieu, l’origine, la classe sociale de la victime. Tout se transforme en élément à charge contre les victimes. Alors quand on sait comment elles sont traitées, le risque qu’elles courent d’être rejetées par leur famille et leur entourage proche, les humiliations au commissariat, on peut se demander pourquoi elles se risqueraient à l’ouvrir… pour mentir.
Ensuite, mais seulement si on a la chance que la plainte soit prise en compte, il faut faire face aux risques d’être humiliée. Dès le commissariat. L’humiliation, Christelle l’a vécue en voulant porter plainte tout de suite : les sourires en coin des policiers… Elle est noire et en situation de handicap, pourquoi Ramadan la violerait quand il peut « se taper » n’importe quelle autre femme ? [2]
Les victimes doivent affronter les regards de la société toute entière, qui continue de considérer qu’une femme est forcément responsable si un homme l’agresse. Mais dans le cas des victimes de Ramadan, il y a en plus les jugements de sa communauté de foi, qui considère qu’une femme n’a pas à aller seule dans une chambre d’hôtel d’un homme, même si celui-ci est un haut responsable religieux qui prêche la morale sexuelle et dont on ne se douterait pas un seul instant qu’il puisse être capable de « déviance ».
Parler peut être une question de survie pour une victime de violence, de viol. Il faut trouver une oreille attentive, bienveillante, sans jugement qui ne vous agresse pas une seconde fois. C’est certainement ce qui a dû pousser Christelle, pour ne citer qu’elle, à aller vers l’une des seules personnes dont elle pouvait être sure qu’elle lui prêterait cette oreille, Caroline Fourest et son réseau islamophobe. Qui d’autre la croirait ? Quelle musulmane la croirait ?
Et on ne peut malheureusement que le comprendre quand on voit vers qui va le soutien d’une bonne partie de la communauté musulmane, quand on voit les attaques que subissent sur les réseaux sociaux celles qui ont osé sortir du silence. Et pourtant, pourtant… les chiffres prouvent que pratiquement aucune femme déclarant être victime de violence / viol n’affabule.
Le soutien à ces femmes doit être la priorité, et ne doit pas passer au second plan au nom de la lutte contre l’islamophobie. Car telle qu’elle est conçue, cette lutte conduit, de fait, à soutenir un homme qui subit certes l’islamophobie mais pas plus que ses victimes. Un homme, par ailleurs, dont le traitement judiciaire inégal qu’il subirait est loin d’être établi [3].
Aujourd’hui j’ai très mal à mon féminisme quand je vois le sort des victimes rester à la marge comme si on se foutait, très subtilement certes mais quand même, de ce qui leur était arrivé, ou alors comme si on laissait entendre qu’elles pouvaient se sacrifier au profit d’une cause plus noble. Le parfum de la dénonciation de l’islamophobie ne masque pas l’odeur persistante du « porc » qu’on soutient.
Au niveau judiciaire, les seules personnes qui ont accès au dossier Ramadan, ses avocats, ont décidé de garder le silence. Rien ne permet d’affirmer que la justice ait fait preuve de partialité dans ce dossier, et si c’était le cas, Ramadan a de bons conseils, dont c’est le rôle de s’assurer que le droit sera respecté.
Dieu sait que je ne lui fais pas beaucoup confiance, à notre système judiciaire. Mais je ne peux m’empêcher de remarquer que celles et ceux qui demandent qu’on laisse faire la justice l’accusent en même temps d’être partiale quand ses décisions ne leur conviennent pas.
Je suis opposée à la prison parce qu’on sait qui la (sur)peuple mais surtout parce que des alternatives existent qui respectent la dignité des personnes incarcérées. De toutes les personnes incarcérées. Pas que les riches qui ne supportent pas d’être enfermés entre quatre murs. Combien de personnes, pauvres et pas célèbres, attendent d’être jugées sans qu’on ne se soucie de leur sort ? Combien de jeunes subissent une justice expéditive sans possibilité de se défendre correctement et pourrissent dans des prisons où règnent une surpopulation, une insalubrité, des mauvais traitements et une sur-exploitation économique (les détenus étant utilisés comme une main d’oeuvre très bon marché) qui ne sont plus à démontrer ? Mais que je sache, la mise en détention préventive n’a jamais signifié que la présomption d’innocence d’un prévenu était bafouée. Combien de justiciables lambda, pauvres et pas célèbres, sont en détention préventive actuellement en France, sans grand monde pour veiller à leur présomption d’innocence ? Allez discuter avec les victimes de violences policières et leurs familles. Bagui Traoré se fera une joie de vous raconter son expérience carcérale.
Les femmes sont toujours celles dont on attend qu’elles se sacrifient, pour leurs enfants, parents, frères, coreligionnaires, etc. Elles portent pourtant les combats de leurs frères victimes de violences policières : Assa Traoré, Ramata Dieng, Amal Bentounsi et beaucoup d’autres. Elles sont en première ligne quand leurs frères sont tués, pour réclamer que justice soit rendue. Qu’on arrête enfin d’exiger des femmes qu’elles se sacrifient, qu’elles taisent leurs violences, leurs douleurs sous prétexte que nous vivons dans une société raciste et islamophobe ou que dénoncer nos frères ferait le jeu des islamophobes et autres racistes.
Où sont nos frères quand nous sommes violentées, quand nous disons avoir été violées, quand nous souffrons ?
Tariq Ramadan bénéficie d’un comité de soutien FreeTariqRamadan qui le compare à Nelson Mandela. On veut en faire un martyr du système. Quelle indécence ! Ce comité a réussi à récolter plus de 100000 euros en quelques jours alors que l’homme a largement les moyens de payer ses avocats. Pendant ce temps, le comité de soutien d’Adama Traoré peine à collecter de quoi assurer la défense de ses frères et pour que justice lui soit rendue.
J’ai très mal à ma communauté.
Les « porcs », musulmans ou pas, ont toujours eu leurs soutiens. Souvenez-vous qu’Anne Sinclair est allée en personne aux Etats-Unis soutenir son mari, DSK, accusé de viol. Nos « porcs » politiques ne sont pas inquiétés, ni par la justice, ni par les médias, pire : ils continuent même d’occuper leur poste de ministre ou de journaliste du service public alors que leurs victimes se voient, elles, contraintes de démissionner.
Est ce une raison pour qu’on demande, pour Tariq Ramadan, ce même sort si merveilleux ? Est-ce une raison pour ne pas supporter que, dans ce cas-là, les victimes puissent avoir gain de cause ?
Non. Tous les agresseurs doivent être mis hors d’état de nuire, dans l’impossibilité de recommencer. Et toutes les victimes doivent être crédibilisées et soutenues. Il y a des évidences qui méritent, manifestement, d’être rappelées. Le viol est, selon les termes du Code pénal, « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise » [4]. Eh oui, une femme peut être violée par son mari. Comment prouver un viol en général ? Et comment le prouver quand c’est le conjoint qui en est l’auteur ? Faut-il pour autant renoncer à demander justice ? Ou faut-il considérer que la suspicion et la stigmatisation générale sont le juste prix à payer lorsqu’on ose le faire ?
Plutôt qu’étendre le privilège de l’impunité, l’urgence politique pour laquelle nous devrions nous mobiliser n’est-elle pas de rappeler le besoin criant d’une meilleure prise en charge des victimes de viol et de violences ? D’un accueil digne et d’une écoute bienveillante ? Et donc d’une réelle formation des agents qui reçoivent ces victimes ? Parce qu’ une victime ne doit pas avoir à prouver à la société qu’elle n’a aucune part de responsabilité dans l’agression qu’elle a subie. C’est l’agresseur qui en est entièrement responsable. C’est à lui d’avoir honte, et non à la victime. La honte doit changer de camp.
Notes
[1] Cf. aussi le rapport du CCIF.
[2] « Deux policiers sont postés à l’entrée. Elle s’approche et leur récite sa phrase comme un robot : « Je viens porter plainte. J’ai été violée par Tariq Ramadan. » Ils la toisent de haut en bas et s’échangent un petit regard en coin qu’elle prend pour un sourire moqueur. Elle baisse la tête, fait volte-face et repart en clopinant sur sa béquille. Après coup, elle les comprend. Comment croire que cette traînée avait été violée par un grand intellectuel, star des plateaux de télévision, si distingué avec sa barbe coupée ras et ses costumes Armani, si bel homme et si beau parleur que les plus ravissantes doivent tomber à ses pieds comme des mouches ? », http://www.vanityfair.fr/pouvoir/politique/story/-il-avait-lair-habite-jetais-glacee-deffroi-temoignages-glacants-sur-le-systeme-tariq-ramadan/1027
[4] Code pénal, Article 222-23
La «zone grise» du consentement, un concept «très dangereux»
L’excellent documentaire de France 2, Sexe sans consentement, s’intéresse à la question de la «zone grise». Cette zone dans laquelle le rapport sexuel ne serait plus vraiment un acte consenti mais pas tout à fait une agression. Jugée floue et trompeuse, l’expression est de plus en plus décriée.
Elles, ce sont les jeunes femmes qui témoignent dans le documentaire Sexe sans consentement, qui sera diffusé sur France 2 le 6 mars à 22h55 (et déjà visible en avant-première sur YouTube). Un documentaire important des journalistes Delphine Dhilly et Blandine Grosjean, sur un sujet jamais évoqué comme ça à la télévision. Il souhaite ouvrir le débat sur ces moments où les femmes cèdent mais ne consentent pas, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu. Le documentaire fait le choix de se concentrer sur les relations hétéros et fait témoigner six femmes qui ont vécu ces rapports forcés. «Depuis toujours, il arrive aux jeunes femmes de ne pas consentir à des rapports sexuels et d’y céder malgré tout, décrit la voix-off au début du docu. Souvent à leur entrée dans la sexualité, les filles vivent ces agressions sans menace physique, sans violence ou sans cri. Où se trouve, alors, la limite avec le consentement, la limite avec le malentendu, la limite avec le viol ?»
«Pour la première fois, un film aborde cette zone « grise » de la sexualité sans consentement», met en avant le site de France 2 pour présenter ce documentaire qui utilise le terme avec parcimonie mais à plusieurs reprises. Une grande partie des articles de presse, tous très enthousiastes, reprennent cette notion de «zone grise» des rapports sexuels. BuzzFeed l’a aussi déjà utilisé sur d’autres sujets. Pourtant, l’expression est très décriée. Ainsi, il y a quelques mois, lors d’un appel à témoin mentionnant la «zone grise», des journalistes de Rue89 s’étaient vu répondre par une lectrice en colère :
«Cette histoire de zone grise, c’est très dangereux. A partir du moment ou ce n’est pas un oui clair, c’est non. Vous êtes dégueulasses et répugnants de parler de zone grise, ou de « consentement flou ».»
La «zone grise» c’est flou, et ça veut donc tout et rien dire. D’ailleurs, les tentatives de définition du terme varient grandement selon les sources. Dans le New York Times, cela donne «une relation sexuelle qui pourrait ne pas être vue comme une « agression sexuelle » mais qui constitue quelque chose de bien plus glauque et de bien plus perturbant qu’un simple « rendez-vous foireux »».
Sur le site de madmoiZelle, la «zone grise» est définie comme une configuration où «une personne n’est pas à l’aise dans la situation, mais ne s’y oppose pas verbalement ni physiquement» et où une autre «qui, n’ayant pas rencontré d’opposition verbale ni physique, présuppose que l’autre est d’accord». Dans un autre article du site féminin cela devient, «cet espace où il semble qu’il y ait malentendu. Où une femme et un homme finissent par avoir une relation sexuelle, parce que le « non », certes petit et timide parfois, n’a pas été écouté. Où les signaux d’alerte n’ont pas été pris en compte». Bref, ce n’est pas vraiment très clair.
Une société «embrouillée» sur les questions sexuelles
«C’est un terme que je me refuse à utiliser, nous explique Ovidie, qui a notamment réalisé un documentaire sur la sexualité des jeunes filles. Je ne suis pas du tout à l’aise avec cette notion-là qui voudrait que le consentement puisse être flou, qu’on dit « non » mais qu’en fait on dit « oui », que si on nous travaille au corps, on peut changer d’avis.»
Pour la psychiatre Muriel Salmona, interrogée par BuzzFeed News, la «zone grise» ne veut rien dire non plus. Selon cette spécialiste des violences sexuelles, notre société «est très embrouillée sur tout ce qui concerne les violences sexuelles» et cette expression n’en serait qu’un nouveau symptôme. Ainsi, une étude Ipsos réalisée pour son association Mémoire traumatique et victimologie, en 2016, montrait à quel point les idées reçues sur les violences sexuelles restent monnaie courante dans notre pays. Par exemple, 40% des sondés déresponsabilisaient le violeur si la victime a eu «une attitude provocante dans un lieu public», et 36% si elle a accepté d’aller seule chez un inconnu.
«Déjà que les femmes n’arrivent pas à aller porter plainte!, se désole Muriel Salmona. Il ne faut pas en plus en rajouter dans l’idée que les choses ne sont pas très claires, et que si elles ont le moindre doute c’est que c’est la « zone grise » et que donc il ne s’agit pas d’un viol.»
Car, dans les faits, on emploie souvent le terme de «zone grise» pour décrire ces rapports que l’on ne veut pas qualifier de viol parce qu’on estime qu’il y a des circonstances atténuantes. Parce que la femme connaissait l’agresseur, parce qu’elle a flirté avec lui, parce qu’elle ne s’est pas assez débattue – comme si le «non» ou le «j’ai pas envie» ne pouvaient suffire. On l’utilise dans les cas où ce qu’il s’est passé ne ressemble pas à l’image qu’on se fait encore trop souvent du viol : une agression commise par un inconnu, dans une ruelle sombre, sous la menace d’un couteau – alors qu’en réalité la majorité des viols sont commis par un proche de la victime.
«La “zone grise”, c’est le produit de la culture du viol, qui protège les agresseurs et culpabilise énormément les victimes», analyse Clémence Bodoc, rédactrice en chef du site madmoiZelle. Sur le site, on trouve plusieurs articles qui mentionnent l’expression. «On l’utilise parce que c’est le terme que les gens comprennent mais toujours entre guillemets et en expliquant que c’est un avatar de la culture du viol et que, fondamentalement, ça n’existe pas», justifie la rédactrice en chef.
Autre défaut du terme, pointé par la philosophe Geneviève Fraisse : puisqu’il donne l’impression que les choses sont compliquées, il arrange bien les agresseurs. «Ils sont ravis les dominants avec ce terme, qui leur donne bonne conscience», avance-t-elle. Pour cette historienne de la pensée féministe, parler de «zone grise», c’est encore une fois donner l’impression que les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent. «Bien sûr que si, les femmes savent ce qu’elles veulent! Quand elles cèdent, c’est parce qu’elles savent qu’elles sont face à “la bourse ou la vie”, c’est un rapport contraint où elles ont choisi la vie sur la bourse», nous dit-elle
Désagréable conséquence de cette étiquette fourre-tout : la «zone grise» peut masquer des viols. La psychiatre Muriel Salmona explique qu’elle voit souvent arriver dans son cabinet des patientes qui lui présentent les choses comme étant ambiguës, comme si elles avaient consenti. «Et puis quand on reprend les évènements, la manière dont ça s’est passé, on se retrouve à l’évidence devant une situation de viol. J’ai vu plein de situations comme ça où dès que l’on pose des questions, on se rend compte qu’il y a eu une véritable stratégie de l’agresseur.»
Elle explique que quand la violence sexuelle est commise par un inconnu, la victime -souvent une femme- met facilement des mots dessus. C’est à partir du moment où l’agresseur est connu qu’il devient beaucoup plus difficile pour les victimes de qualifier les faits. «Elles se remettent en question, se demandent si elles n’ont pas été suffisamment claires, et n’osent pas définir les faits comme des agressions sexuelles, malgré le fait que ça a eu un gros impact sur leur santé et que ça a atteint à leur intégrité.»
«Zone grise» serait donc un terme à éviter, sous peine de semer la confusion. Début février, lors de l’avant-première de Sexe sans consentement, la représentante de France Télévisions a tenu à glisser dans sa présentation que la « »zone grise » n’existe pas», histoire de mettre les points sur les i avant la projection. Mais on retrouve tout de même brièvement la «zone grise» dans le documentaire, dans la bouche de l’autrice Marie Darrieussecq et dans celle d’une jeune femme qui témoigne. Le terme a le très gros défaut d’être nébuleux, mais reste régulièrement utilisé, faute de mieux. Il reflète ce qui reste flou dans notre société, ce que l’on n’arrive pas à penser autrement.
«C’était pas un viol, mais c’était violent»
«On a utilisé ce terme parce que si on avait sollicité des témoignages de viols, tous ces cas considérés comme limites, flous, auraient été passés sous silence», se justifient les autrices de l’article de Rue89. «La « zone grise » n’existe pas, mais le terme était pratique pour nous, pour expliquer le sujet de notre docu», avance Delphine Dhilly, la réalisatrice de Sexe sans consentement. «Les filles n’ont pas de mot pour décrire ce moment qu’elles ont vécu. Certaines vont finir par l’appeler « viol », d’autres n’auront toujours pas de mot, elles diront juste « ce n’est pas normal, il n’avait pas le droit ». Pour certaines personnes, c’est un premier pas, un terme avec lequel on peut commencer la conversation.»
Comme pour cette jeune femme qui témoigne au micro de Delphine Dhilly, pour l’émission de France Culture «Les pieds sur terre». Elle raconte sa première fois, dans une caravane, alors qu’elle est en troisième, avec un garçon un peu plus âgé, croisé dans son quartier, qui lui met la tête sur son sexe pour qu’elle lui fasse une fellation. «Je me suis reculée parce que je l’avais jamais fait et puis j’avais pas envie, tout simplement. Mais c’est pas grave il a continué à me dire « mais si, vas-y, fais un effort », il me tenait la tête et donc je l’ai sucé. C’était vraiment une expérience affreuse.» Il la pénètre ensuite vaginalement. Plus tard, quand elle raconte sa première fois à des amis, ils lui répondent «ah ouai, ta première fois à toi, c’était un viol». Elle commente :
«C’était pas un viol, mais c’était violent. Aujourd’hui quand j’y repense je me dis c’est pas normal non plus, donc c’est peut-être ce qu’on appelle la « zone grise ».»
Si cette zone est si grise, c’est justement parce que notre société a jusqu’ici refusé de l’explorer, de la détailler, ou ne serait-ce même que la dire. Mais les choses commencent doucement à bouger. Déjà, parce que notre vision des violences sexuelles dans leur ensemble a largement évolué ces dernières décennies. Autrefois, la définition juridique du viol concernait uniquement les pénétrations vaginales par un pénis : il s’agissait surtout de punir ceux qui auraient ainsi imposé des grossesses – et fait naître un enfant illégitime dans la famille. Avec la loi de 1980, la nouvelle définition du viol inclut les pénétrations avec des objets, ou dans d’autres orifices, y compris quand la victime est un homme. À partir de 1990, le viol conjugal est enfin reconnu par la jurisprudence.
Ces dernières années, de plus en plus de femmes ont pris la parole pour dénoncer ces rapports qui leur ont été extorqués. Mais la discussion en est encore à ses prémisses. Comment en parler ? Quel cas différencier ? Si de nombreuses personnes s’accordent sur les limites de l’expression «zone grise», le regard qu’elles portent sur ces cas où l’on cède sans consentir varient du tout au tout, selon la personne qui s’exprime.
Dans Sexe sans consentement, Louise, une de celles qui témoignent, explique qu’elle pense que «les filles ont besoin de se dire qu’elles ont été violées sinon ça n’est pas en adéquation avec le malaise qu’elles ressentent. Il faut peut-être changer la définition que tout le monde a du viol, que le viol c’est quelque chose de plus ordinaire et de commun qu’on ne pense.»
Dans la loi française, depuis 1980, le viol est défini comme tout acte de pénétration sexuelle commis par violence, contrainte, menace ou surprise. «Le problème de cette définition c’est : qu’est-ce qu’une menace, qu’est ce qu’une contrainte ?», questionne la jeune fille de 21 ans. Elle décrit ce qui lui est arrivé comme un viol, «mais c’était pas le schéma du viol où c’est un gros connard agresseur sans scrupule. Pas du tout, c’était un ami, qui m’aimait et qui me respectait en tant qu’amie et qu’il ne s’est pas du tout rendu compte de la pression qu’il me mettait lui-même.»
Quand on commence à se poser des questions
Pour Muriel Salmona, les choses sont tranchées, il y a consentement, ou il n’y en a pas, sans «zone grise» au milieu. «Cela peut arriver, pour une femme ou pour un homme, qu’on décide d’avoir un rapport alors qu’on a pas très envie, parce que c’est la Saint-Valentin ou pour une autre raison, mais on a pas de doute sur ce qu’il s’est passé. Quand on commence à se poser des questions, c’est bien qu’il y a quelque chose qui n’a pas été. C’est à ce moment-là qu’il faut réfléchir à la contrainte qu’il y a eu derrière.» Cela peut être une personne qui se montre menaçante, qui continue alors qu’on lui a dit non, qui va commencer à se plaindre, à monter la voix. «Les agresseurs mettent en place une stratégie qui va extorquer l’acte sexuel alors que la personne ne le voulait pas», décrit-elle.
Certains pourraient lui opposer qu’à interpréter si largement la définition du viol, une grande partie des hommes pourraient se retrouver devant une Cour d’assises puis derrière les barreaux. «Non, parce devant la justice, il faut arriver à montrer qu’il y a eu une stratégie de contrainte; s’il n’y en a pas, il n’y a aucun risque de condamnation. Par ailleurs, actuellement, même dans des situations de violence extrême, les affaires sont régulièrement classées et les violeurs ne sont pas condamnés, donc il faut arrêter. Il y a seulement 2% des victimes des viols conjugaux qui portent plainte donc, franchement, le problème n’est pas là.»
Emmanuelle Piet, gynécologue et présidente du Collectif Féministe Contre le Viol (CFCV), utilise elle aussi le terme de viol – tout en précisant que dans le cadre de ses consultations, quand ses patientes évoquent des violences sexuelles, elle prend soin de décrire l’acte comme la femme le décrit, pour ne pas leur imposer un terme.
«Je propose souvent à mes patientes violentées par leur partenaire un certificat médical de contre-indication au rapport sexuel. Ça marche très bien, ça leur permet de comprendre des trucs. Quand elles reviennent, elles disent « c’est bien je me suis reposée » ou bien « vous vous rendez compte, il l’a fait quand même ».» Autre arme : le lubrifiant. La médecin conseille d’en appliquer, pour éviter que les rapports soient douloureux. «Certaines reviennent me voir et me disent « il m’a dit qu’il aimait pas quand j’ai pas mal ». Et là, elles comprennent des choses.»
Pour certaines, les rapports que l’on se force à avoir par «devoir conjugal» constituent aussi une «zone grise», entre le consentement et la violence. Emmanuelle Piet, évoque une patiente en particulier, qui lui racontait «des choses affreuses». «Pour moi, son mari la violait depuis 20 ans, mais pour elle c’était du devoir conjugal. Un jour, il l’a sodomisé et là elle a formulé : « il m’a violé ». Pour elle, la sodomie c’était interdit dans la religion, donc là elle avait le droit de dire non. Elle est partie ce jour-là et a porté plainte.»
«Il faut cheminer avec les gens; c’est trop tôt, on ne peut pas faire la révolution en un jour», conclut celle qui estime que «la société n’est pas prête».
«Ça va trop loin, vous mélangez tout»
D’autres sont beaucoup moins promptes à utiliser le terme de «viol». Blandine Grosjean, à l’initiative du documentaire de France 2, évoque le risque que tout d’un coup, «alors qu’on évoque des choses vraiment réelles et sérieuses, tout le monde batte en retraite en disant « ça va trop loin, vous mélangez tout »». Elle nous explique qu’avec le documentaire, le but «n’était pas de dire qu’il faut pénaliser la « zone grise » mais c’était de mettre des mots sur quelque chose qui sur le coup n’a pas été vécu comme un viol». Elle met en avant le fait que les femmes qui témoignent «laissent une part au malentendu», et qu’«aucune n’envisage de porter plainte.»
Pour la chercheuse Alice Debauche, qui travaille sur les violences sexuelles, tout dépend des situations, qu’il faudrait pouvoir analyser au cas par cas. «La question c’est: qui impose la contrainte ?, avance la maîtresse de conférence en sociologie. Est-ce que c’est l’agresseur, ou est-ce que ça se passe à un niveau au-dessus, au niveau des normes sociales ? Par exemple, si j’invite un homme à la maison boire un dernier verre et que je me dis que je ne vais pas pouvoir dire non, là c’est une contrainte qui est plus sociale, qui s’exerce de manière beaucoup plus diffuse. À mon sens, ce ne sont pas des choses qu’on va pouvoir qualifier de viol, la personne s’est elle-même imposé une contrainte, il n’y pas d’acte criminel délictueux.» Elle préfère dans ces cas-là parler de «construction inégalitaire de la sexualité» et de «stéréotypes de genre».
D’autres s’interrogent : faudrait-il d’autres mots, autre que «viol», «agression» ou «harcèlement», qui désigneraient des expériences plus spécifiques ? Sans mot adéquat, difficile de comprendre ce qu’il vous est arrivé. Selon la légende urbaine, les esquimaux auraient une cinquantaine de mots pour décrire la neige. Et si le problème était inverse pour nos sociétés imprégnées par la culture du viol, et que nous étions coincés avec seulement quelques mots pour décrire une réalité bien plus diversifiée et complexe ?
«Oui, il manque des mots, acquiesce Geneviève Fraisse. Il faut qu’on multiplie les termes, plus on a de mots, plus on donne de visibilité à la réalité. Le terme de « zone grise », c’est un couvercle c’est pour ne pas voir.» La philosophe remet, elle, carrément en cause le terme de «consentement» – pourtant très utilisé dans les débats sur les violences sexuelles ces dernières années- mais dont l’ambiguïté même permet à certains de parler de «zone grise». «Le consentement veut à la fois dire « choisir » et « accepter ». Le fait que le mot consentement ait un double sens, c’est ce qui rend possible la « zone grise »», analyse l’autrice de Du consentement.
Elle évoque ainsi les expressions «licenciement par consentement mutuel», «consentement à l’impôt» ou encore «consentement des dominés» pendant la colonisation, qui montrent bien que ce mot «efface le rapport de force». Dans la sphère sexuelle, le consentement est généralement féminin : c’est l’homme qui propose et la femme qui consent. Alors à la place, Geneviève Fraisse propose le terme de «volonté», ou d’«accord»: «On peut être d’accord, ou ne pas être d’accord, mais ce n’est pas la même chose que pour le « consentement » car cela nécessite un énoncé.»
Si les mots sont importants, c’est aussi parce que ce sont les mots qui aident à réaliser que ce que l’on pensait être une histoire personnelle, isolée, est en réalité une expérience partagée par de très nombreuses femmes. Alors, comment parler précisément de ces multiples expériences où l’on cède alors que, pourtant, on ne veut pas ? On tâtonne. Ici ou là, on lit l’expression de «sexe forcé». Pour le titre du documentaire de France 2, après de longues discussions, les autrices se sont finalement mis d’accord sur «sexe sans consentement». Dans un article pour M, le magazine du Monde, Blandine Grosjean propose aussi, sous forme interrogative, le terme d’«atteinte sexuelle», qui concerne actuellement dans la loi les relations entre mineurs et majeurs. Delphine Dhilly évoque le terme anglais de date rape et regrette qu’«en français, on n’ait pas de terme comme ça».
La féministe Valérie Rey, qui blogue sous le nom de Crêpe Georgette, propose, elle, le terme de «sexe coercitif», notamment utilisé dans la littérature anglo-saxonne. «Le sexe coercitif, c’est ce mec qu’on a toutes connues, qui insiste, qui te dit qu’au moins tu pourrais lui faire une fellation, que sinon ça veut dire que tu ne l’aimes pas, etc. Dans ce cas, tu as la possibilité de dire non, mais les constructions sociales font que dans beaucoup de cas, tu vas céder. Pour moi, à partir du moment où un consentement explicite a été donné, il ne s’agit pas de viol au sens juridique, mais de sexe coercitif.»
En anglais, on trouve ainsi cet article du site féministe Bustle qui interroge la nature d’un «oui» énoncé sous la contrainte et décrypte «cinq types de coercition sexuelle». Si vous avez des rapports parce que vous pensez que c’est votre devoir; parce que vous avez été menacé-e; parce qu’on vous a culpabilisé; parce qu’on vous a persuadé de boire de l’alcool; parce que vous avez peur de mettre en colère votre partenaire. Un nouveau champ de réflexion à explorer ?
Mais ces tentatives de recherche de vocabulaire ne convainquent pas tout le monde : « »Sexe sans consentement », « sexe forcé », « sexe coercitif »… Tout ça, ce sont des viols, c’est pour tourner autour du pot», estime Emmanuelle Piet, du CFCV.
Révolutionner notre regard sur la sexualité
Si les avis des personnes que nous avons interviewées sont très partagés sur les termes à utiliser, il y a un point où elles se rejoignent : la nécessité d’une meilleure éducation sexuelle, et d’une réelle éducation au consentement – à la nécessité de l’«accord» pourrait dire Geneviève Fraisse. L’idée n’est pas de promettre les assises à tous les hommes trop insistants, mais de sortir des stéréotypes genrés qui biaisent les relations entre femmes et hommes. Par exemple, «on a intégré l’idée que la douleur est intrinsèque à la sexualité, regrette Ovidie. Il y a l’idée que le premier rapport va faire mal, que la sodomie va faire mal. C’est aussi une idée qu’on retrouve dans le langage : on va se faire « défoncer » ou « casser les pattes arrières ».» La sexualité féminine ne devrait pas avoir à être douloureuse.
En fait, c’est toute notre vision de la sexualité entre hommes et femmes qu’il faut revoir. Pour Valérie Rey, «la « séduction à la française », c’est à dire la culture du viol « à la française », est fondée sur le fait que forcer les femmes est excitant. Tu vois ça partout, dans les séries, dans les comédies romantiques,etc. Il y a une espèce de jeu profondément malsain, où l’homme est censé prendre l’initiative, où la femme est censé minauder, dire non mais en fait ça veut dire oui, refuser pour avoir de la valeur. Il y a un continuum entre notre vision des relations sexuelles consenties et les violences sexuelles.»
Dans leur documentaire, Delphine Dhilly et Blandine Grosjean ont également interviewé quelques garçons, croisés à la plage ou lors de festivals, sur leur rapport au consentement. Dont ce témoignage, qui en dit plus en quelques mots que tout un livre de sociologie :
«Ça m’est déjà arrivé d’être dans cette situation où je veux aller plus loin et elle non, on a fait la première partie et elle est là « ah, mais non, je peux pas ». Donc je l’ai relancé, et au petit matin, j’ai eu ce que je voulais.(…) Dès qu’on me dit non, ça me motive encore plus d’y aller. (…) Pour moi le « non » d’une fille c’est limite, pas excitant, mais ça me motive en tout cas.»
Un peu plus loin dans le documentaire, Louise semble lui répondre : «On va pas mettre tous les mecs en prison. La clé c’est l’éducation, la sensibilisation et surtout la communication et la confiance. (…) On a une image du sexy, du mec qui vient et qui te prend, il faut juste évoluer dans nos codes de ce qui est excitant ou pas. La communication et dire les choses clairement ça devrait pas être un frein à l’excitation et au plaisir».
Maïa Mazaurette ne dit pas autre chose dans son récent «plaidoyer pour le bon sexe», où elle oppose une «zone blanche», ou zone de confort, à une «zone grise» qui nous apprend à fantasmer sur «le dérapage». La journaliste spécialisée sur les questions de sexualités appelle de ses vœux un «énorme chantier post-Weinstein» qui consiste «à ré-érotiser la zone blanche» et qui permettrait de «remettre au centre du jeu les possibilités érotiques qui ne font de mal à personne, et permettent de parler la même langue».
Alors, on fait comment concrètement ? On commence, tout simplement, par s’assurer du consentement de son partenaire. Dans un récent post de blog très partagé, la journaliste française Judith Duportail explique comment, en déménageant de Paris à Berlin, elle a découvert une ville où tout le monde avait l’air de trouver évident que demander la permission était sexy. Elle s’enthousiasme : «Moi, je trouve ça super hot qu’on me demande mon consentement explicite». Pour qu’enfin, on arrête de croire qu’il y a une obligation de «passer à la casserole», et que «qui ne dit mot consent».
Aller au procès, une montagne financière pour les femmes victimes de violences
Le coût total d’une procédure tourne facilement autour de 10 000 euros. Or l’aide juridictionnelle est plafonnée et ne fonctionne pas pour les agressions sexuelles.
«C’est simple, j’ai vidé mon PEL» : jusqu’à ce qu’elle porte plainte pour viol il y a bientôt deux ans, Camille (1) n’avait pas vraiment conscience des conséquences financières de sa démarche. Trouver la force de parler de son agression, surmonter sa peur du regard des autres – ses proches, les policiers, les avocats -, se lancer dans une procédure aux retombées sociales et psychologiques : tout ça avait pesé lourd avant de franchir la porte d’un commissariat. Mais depuis qu’elle a surmonté ces obstacles, Camille compte chacun de ses euros pour mener à bien sa quête de justice. Son avocat est une connaissance et lui a fait un prix. «Vous êtes jeune, vous n’avez pas beaucoup de revenus, on va s’arranger», lui a-t-il dit en acceptant de la défendre. Oubliés les honoraires à 300 euros de l’heure, voire plus, qui auraient pu faire culminer la note finale aux alentours de 10 000 euros, une somme insurmontable pour la jeune adulte qui a un petit job à côté de ses études. Pour l’instant, la facture de Camille est bloquée à 2 000 euros. Elle pioche dans son épargne personnelle en croisant les doigts pour que l’addition ne gonfle pas plus.
Sociologue et enseignante à l’université de Strasbourg ayant participé à de nombreuses recherches sur les violences sexuelles, Alice Debauche a épluché les archives du Collectif féministe contre le viol (CFCV) de 1986 à 2006. Pour l’universitaire, «le coût financier ne dissuade pas forcément les victimes en amont, ce n’est pas l’obstacle auquel elles pensent en premier. Mais une fois qu’elles trouvent la force de lancer les démarches, les frais financiers peuvent les amener à abandonner la procédure». Car dans les affaires d’agressions sexuelles et de viols, d’autres coûts viennent s’ajouter aux honoraires d’avocat : consultations médicales, suivi psychologique, arrêts de travail et frais de déplacement en cas de procès. La douloureuse au carré.
Exonération
Elles-mêmes sous pression budgétaire, les associations ne peuvent faire face à la recrudescence des demandes d’assistance financière des plaignantes. Reste le recours à l’aide juridictionnelle. Depuis la loi du 9 septembre 2002, les victimes de viol peuvent en bénéficier sans condition de ressources. En revanche, les victimes d’agression sexuelle ne sont pas soumises à cette exonération et le plafond de ressources pour avoir droit à l’aide juridictionnelle (AJ) est très bas. Pour bénéficier d’une prise en charge totale en 2018, la moyenne mensuelle des revenus du foyer en 2017 doit être inférieure ou égale à 1 017 euros. Et pour obtenir une aide de l’Etat qui couvre entre 55 % et 25 % du montant des frais engagés, le demandeur doit disposer de ressources comprises entre 1 017 euros et 1 525 euros.
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Le hic, c’est que de nombreux avocats ne veulent pas entendre parler de dossiers relevant de l’AJ : c’est plus de démarches administratives, une rémunération très faible et versée a posteriori. En plus, instruction et procès aux assises compris, un avocat touche en aide juridictionnelle quasiment le double pour un homme mis en cause que pour une victime de viol. En 2017, l’assistance d’une partie civile culminait à 1 728 euros, contre 3 200 pour un agresseur présumé. Sans compter que les frais engagés avant la demande d’aide juridictionnelle ne sont pas remboursés. Or c’est souvent dans les premiers rendez-vous que tout se joue, pour préparer le dépôt d’une plainte la plus solide possible. «Ce travail en amont est crucial et il prend du temps, explique l’avocate spécialiste des violences sexuelles Lorraine Questiaux. Là on peut vraiment dire que l’argent fait obstacle : l’aide juridictionnelle ne joue pas et les victimes doivent débourser de l’argent avant même de déposer plainte.»
«Entrave»
Victime d’un viol en 2011, Hélène (1) se casse la tête pour financer sa démarche avant de franchir la porte d’un commissariat. Créer une cagnotte, un appel aux dons, une association de soutien ? Elle ne sait pas encore. L’avocat qu’elle a trouvé ne lui a pas encore facturé les premiers rendez-vous de préparation. Mais il a déjà chiffré le coût total de la procédure à environ 10 000 euros. «Je préfère savoir, je ne veux pas naviguer à vue pendant l’instruction et le procès», souligne Hélène. Avocate et militante féministe, Lorraine Questiaux raconte avoir «toujours très peur de donner le prix d’une procédure à une victime» lors de la prise de contact. «Je sais que cela peut les amener à abandonner, qu’il y a un très grand risque que je ne la revoie pas pour un deuxième rendez-vous. Du coup on fait du pro bono», ajoute celle pour qui l’argent est une «entrave exceptionnelle»pour les femmes les plus précaires.
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Quand la montagne financière est trop haute à gravir, certaines victimes font le choix de se rabattre sur une simple main courante, parfois sur l’insistance des policiers qui mettent en avant une procédure longue et chère en cas de plainte. Leur histoire ne débouchera pas sur un procès, mais elles l’ont consignée devant un représentant de l’Etat, s’autorisant en quelque sorte à tourner la page. D’autres se disent qu’il vaut mieux accepter de voir son viol requalifié en agression sexuelle car un procès aux assises durera plus de temps que devant un tribunal correctionnel. Ce qui est à la fois faux et vrai. Selon les chiffres du ministère de la Justice, les durées d’instruction pour un crime ou un délit étaient quasiment égales en 2016 : environ deux ans et demi (28,2 mois contre 29,6 mois). C’est au niveau du procès que le temps rallonge : contrairement aux tribunaux correctionnels, une cour d’assises n’est pas une juridiction permanente. Elle se réunit généralement tous les trois mois pour une quinzaine de jours, ce qui joue sur le calendrier. Du coup, «correctionnaliser» son viol pour que ça aille plus vite, et donc que cela coûte moins cher, Camille y pense déjà. Mais, dit-elle, «cela veut dire que mon agresseur ne sera jamais jugé pour viol par la société et ça, c’est dur à encaisser».
(1) Les prénoms ont été changés.