L’invisibilité des monstres agresseurs de femme

Test de réception grandeur nature: la campagne contre le harcèlement des transports parisiens, qui met en scène des prédateurs menaçant des femmes, a suscité des réactions de mécontentement ou de malaise, essentiellement centrées sur la critique de l’animalisation des harceleurs, ou de la criminalisation d’animaux innocents (voir mon relevé sur ce blog1). Mais aucun commentaire, à ma connaissance, n’a évoqué la proximité de ces affiches avec une figure très présente de la culture populaire: celle des monstres agresseurs de femmes.

Ressource de la culture du viol, l’iconographie de la femme attaquée, qui naturalise la scène de viol sous la forme d’une scène de prédation (un agresseur tout-puissant se jetant sur une victime apeurée, qui ne peut échapper à son sort), est un stéréotype de très large diffusion. On le rencontre par exemple dans l’imagerie de reconstitution des magazines de faits divers, ou dans l’offre prête-à-l’emploi des banques d’images.

Une variante de ce motif est particulièrement répandue dans les genres populaires les plus violents (pulps, films d’horreur, pornographie): celle qui représente l’agresseur comme un prédateur animal ou un personnage monstrueux emprunté à des registres divers: aliens, vampires, zombies, racisés, nazis, robots, etc…

Comme en témoigne son succès éditorial, un paramètre manifestement oublié par les concepteurs de la campagne francilienne est que cette figuration déshumanisante fonctionne à la fois comme une disculpation de l’agresseur et comme un puissant adjuvant voyeuriste ou scopophile, autrement dit comme un support d’excitation sexuelle, du point de vue du male gaze.

Man Conquest, décembre 1960.

Une caractéristique des figurations du viol est de se présenter sous une forme masquée, qui permet de contourner le tabou social pesant sur les représentations sexuelles. Longuement décrypté par la psychanalyse, le conte du Petit Chaperon rouge fournit un bon exemple d’une évocation de viol masquée à la fois par la défiguration du personnage du loup, substitut du prédateur sexuel, et par la dévoration, métaphore de l’agression sexuelle2.

Gustave Doré, Le Petit chaperon rouge, 1862.

La version la plus célèbre de cette figure est le mythe périodiquement revisité de King-Kong, où un singe monstrueux maltraite une victime réduite à la triste condition de proie hurlante – ce qui ne la rend que plus attractive.

Quoique le film de 1933 de Merian Cooper et Ernest Schoedsack ne montre aucun acte sexuel, le récit rumoral qui l’inspire, celui de l’agression d’une femme par un singe, rencontre un succès sulfureux au XIXe siècle, à travers les sculptures d’Emmanuel Frémiet (1824-1910), dont le “Gorille enlevant une femme” de 18593 sera jugé sévèrement par Baudelaire, qui évoque «un sentiment bizarre, compliqué, fait en partie de terreur et en partie de curiosité priapique» (Curiosités esthétiques, 1869).

Un autre exemple, celui du premier Alien de Ridley Scott en 1979, illustre bien cette «complication». Il faut en effet quelque 110 mn de film et la dévoration successive de tous ses personnages – hommes et femmes – avant d’arriver à la scène finale du déshabillage de la dernière survivante, Ellen Ripley, menacée à son insu par le monstre dans le huis-clos de la cabine. Si l’on est bien face à la figure de la prédation scopophile, d’une rare puissance suggestive, sa dimension fantasmatique est masquée par la répétition préalable des attaques.

Alien (Ridley Scott), 1979.

La condition qui autorise l’emploi d’une métaphore du viol est son caractère implicite. Selon la règle du clin d’oeil, seul le public susceptible de reconstituer la part manquante de l’énonciation pourra percevoir l’allusion cachée. C’est ainsi qu’une campagne de publicité contre le harcèlement peut, en toute innocence, mobiliser les figures de la prédation monstrueuse, sans éveiller le soupçon, y compris des plus vigilantes des féministes.

  1. Un compte rendu plus détaillé a été publié sur AOC, 12/03/2018. []
  2. A noter que Bruno Bettelheim, dans sa Psychanalyse des contes de fées (Robert Laffont, 1976), n’identifie pas strictement la dévoration à l’acte sexuel, présenté comme une péripétie annexe. []
  3. Albert Ducros, Jacqueline Ducros, «Gare au gorille. L’audace de Frémiet», Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 1992. []