Contre un projet d’interdire le port du voile à l’université
(tribune de Julie Pagis publiée dans Libération)
C’est à ce titre que l’exclusion des filles voilées de l’école primaire avait été condamnée par le Conseil d’Etat, lors de la première «affaire du voile» en 1989, comme une forme de discrimination religieuse contraire au principe de laïcité garanti par la Constitution. L’évolution du contexte sociopolitique et la progressive fabrique du «problème musulman» (1) ont rendu possible la remise en cause de cette décision par la loi de 2004 qui interdit le port de signes religieux dans les établissements primaires et secondaires publics. Et l’on assiste, depuis, à une progressive exclusion des femmes portant le foulard de la sphère scolaire et économique (des employées de crèches privées subventionnées, aux mères d’élèves interdites d’accompagner les sorties scolaires par la circulaire Châtel de 2012), au nom d’acceptions toujours plus extensives de la «mission de service public».
La proposition d’interdiction du voile dans l’enseignement supérieur correspond ainsi à une étape supplémentaire du processus de discrimination légale par capillarité analysé par les sociologues Hajjat et Mohammed (1). Si elle a été désavouée par M. Valls (pour l’instant), elle n’en porte pas moins la potentialité d’un racisme et d’un sexisme d’Etat.
Mais d’où vient, et à quoi sert, cette proposition ? Elle n’est pas issue de la communauté universitaire qui n’a jamais constitué cette question en «problème», contrairement à celles du harcèlement sexuel et du sexisme à l’université, de la casse des services publics d’enseignement, de la fermeture des services sociaux et médicaux à destination des étudiants ou encore de l’absence de crèches dans les universités, rappelées dans la pétition susmentionnée.
Ce n’est donc pas dans le champ académique que se situe la genèse de cette proposition de loi, mais dans le champ politique et dans la concurrence qui s’y joue entre professionnels de la politique. Mme Boistard reprend cette proposition, à quelques semaines des élections départementales, à certains ténors de la droite, à des fins électoralistes à peine voilées (sans jeu de mots) : en préemptant la thématique de la stigmatisation des musulmans à ses adversaires (la droite l’ayant déjà reprise au FN), le PS espère récupérer des voix auprès d’un électorat qui ne lui est pas traditionnellement acquis. On ne peut que souscrire au constat d’une déshérence idéologique profonde du PS – analysé dans les travaux de Rémi Lefebvre sur le PS (2) – dans un contexte où cette «gauche» a abandonné ses valeurs et propositions (quid du vote des étrangers aux municipales ? de la PMA ? de la renégociation du traité européen pour privilégier la croissance et l’emploi ?) pour se ranger à l’austérité.
Alors, s’il vous plaît, Mesdames et Messieurs les membres du gouvernement, ayez au moins la décence de ne pas dissimuler vos errances électoralistes sous le voile du féminisme ! Et n’allez pas crier au loup au soir du 22 mars si d’aventure le FN venait à faire un score élevé : vos politiques d’austérité et de stigmatisation des jeunes des quartiers populaires font le lit de l’extrême droite qui a toujours prospéré sur la misère sociale et la recherche d’un ennemi intérieur, que vous leur servez là, sur un plateau d’argent.
(1) «Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman »», par Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, La Découverte, 2013. (2) «Les Primaires socialistes : la fin du parti militant», éd. Raisons d’agir, 2011.
Julie Pagis est chercheure en sociologie politique au CNRS.
Lettre ouverte à la Secrétaire d’Etat aux droits des femmes – Madame Pascale Boistard, Secrétaire d’Etat déléguée aux droits des femmes : Non à l’interdiction du voile à l’université – 7 mars 2015
Madame la Secrétaire d’Etat déléguée aux droits des femmes,
Nous appartenons à la communauté universitaire et sommes toutEs en charge d’une mission de service public qui, au-delà de la formation, de l’enseignement supérieur et de la recherche, participe à construire un espace démocratique qui au jour le jour s’invente comme un espace de dialogues, de débats ; un espace traversé d’antagonismes (y compris avec nos présidences et conseils d’administration), mais aussi de solidarités, un espace ouvert sur le monde dont nous héritons en commun, une agora qui se recrée à chaque heure dans nos amphis, dans nos « cafèts », sur nos parvis ou les murs de nos campus, et ce, malgré les conditions matérielles déplorables qui sont celles de nos institutions. S’il y a bien un lieu dans notre République, où la liberté de pensée et d’expression, ou plutôt, le droit de cité se vit ici et maintenant, c’est encore au sein des universités – et même les tentatives qui ont visé à mettre à mal cette liberté autogérée (en envoyant ces dernières années les forces de l’ordre traditionnellement interdites dans nos espaces en cas de conflit, de contestation ou d’occupation), ne sont pas parvenues à nous désespérer de penser la complexité du monde social et les enjeux du vivre en commun, comme à en expérimenter les conditions possibles.
Or, vous ne pouvez ignorer que depuis plus de dix ans le voile, sur lequel vous vous exprimiez encore récemment, est une question qui n’a fait qu’instrumentaliser à moindres frais les droits des femmes au profit de politiques racistes, aux relents paternalistes et colonialistes – définissant pour les femmes de bonnes manières de se libérer, blanchissant une partie des associations féministes en les dédouanant de s’engager contre le racisme y compris dans leurs propres rangs et, inversement, en permettant à des associations dites « communautaires » d’assimiler le féminisme au bras armé de vos politiques islamophobes. La classe politique et votre parti, en exposant aux discriminations les plus brutales des femmes portant le voile (lynchages de jeunes filles, de femmes enceintes et de mères, discriminations à l’embauche, exclusions des écoles publiques, etc.), a fait le lit des nationalismes et doit être tenu pour responsable d’une situation de tension sociale sans précédent.
Vous avez déclaré, en tant que secrétaire d’Etat aux droits des femmes, être « contre le voile à l’université ». Indépendamment de l’inactualité nauséabonde d’une telle prise de position, comment pouvez-vous, « au nom des droits des femmes », vous exprimer contre la liberté et l’égalité entre toutes les femmes ? Comment pouvez-vous considérer qu’il serait pertinent dans ce cadre d’exposer une partie des étudiantes aux rappels à l’ordre des instances dirigeantes des universités ou de quelques mandarins en mal de « mission civilisatrice », pourvus d’un droit discrétionnaire à exclure et à réglementer un droit de cité inaliénable et non négociable ?
Vous acceptez ainsi d’être la porte parole – non pas des femmes – mais d’entrepreneurs de leur seule carrière politique et médiatique, pourvoyeurs de haine et de fantasme. A l’opposé d’une telle rhétorique, en tant que Secrétaire d’Etat déléguée aux droits des femmes, votre mission et votre responsabilité, si vous souhaitez vous intéresser à l’université, seraient pourtant des plus nobles mais aussi des plus considérables : depuis des années, aucune politique publique n’a souhaité financer à hauteur de nos besoins un véritable plan national de lutte contre le harcèlement sexuel et le sexisme à l’université, aucune action efficace, pérenne, n’a visé à lutter contre les exclusions et la paupérisation des étudiantEs ou des personnels administratifs – qui sont en grande majorité des femmes, et qui assurent au jour le jour nos conditions d’études.
Vous voulez œuvrer pour le droit des femmes à l’université ? Remettez en place un service de médecine universitaire digne de ce nom à même de fournir une information et des soins notamment relatifs aux droits reproductifs toujours plus menacés par la « crise » ; assurez-vous que les services sociaux à destination des étudiantEs et des personnels ne soient pas systématiquement la première ligne budgétaire que nos présidents et CA suppriment, que des transports publics desservent nos campus dans des conditions acceptables et que des logements décents pour étudiantEs soient construits en nombre suffisant, ou même, ouvrez des crèches dans nos universités pour permettre à toutes les femmes de venir travailler, étudier et se former.
Enfin, vous voulez discuter des droits des femmes, de liberté, d’égalité ? Des questions de genre, des droits des minorités sexuelles et raciales, des rapports sociaux tels qu’ils s’articulent aux politiques néolibérales de destruction des services publics et de privatisation des biens communs (qui transforment le savoir en marchandise par le biais de politiques que le PS relaie depuis des années) ? Venez dans nos cours et nos séminaires, dans nos départements, nos équipes de recherche, écoutez les enseignantEs, les étudiantEs, voiléEs, pas voiléEs, qui débattent, construisent ensemble une pensée critique à même de servir les connaissances qui nourriront les bibliothèques de demain comme les luttes menées en commun pour faire advenir un monde meilleur dont vous semblez avoir déjà fait le deuil.
Le 6 mars 2015