La loi de 1920, réprime la complicité et la provocation à l’avortement ainsi que toute propagande anticonceptionnelle, mais laisse en vente libre les préservatifs. Elle sera renforcée par trois lois (1923, 1941, 1942) qui aggravent les peines et criminalise ces pratiques. Il faut repeupler là où les guerres sont passées.
Dater un commencement est une chose difficile, et même parfois impossible. Pendant les grands chamboulements de 68, des groupes de femmes se sont constitués un peu partout, et notamment sur le constat de leur exclusion des sphères de décision. Les femmes se sont mises à parler ensemble de leur vécus de femmes au sein d’un système social masculin. Leur condition n’est plus une fatalité individuelle mais une oppression commune. Elles déclarent que le privé est politique et ajoutent leurs voies à celle du mouvement français pour la planification des familles -MFPF, crée en 1960- pour proclamer le droit de chaque femme à disposer de son corps, à n’avoir de maternités et de rapports sexuels que désirés et choisis. Plus largement, la révolte gronde contre l’ordre moral et le tabou que représentent les sexualités. C’est ce que les historiens ont nommé la libération sexuelle.
1970 est l’année d’apparition publique du Mouvement de Libération des Femmes -MLF- en France. Les femmes affirment alors que la sexualité et la procréation doivent être dissociées. Les actions publiques s’enchaînent pour dénoncer l’oppression des femmes et la revendication du droit à l’avortement descend dans la rue. «La liberté d’avortement est la première étape de notre libération», mais il est clair que la lutte déborde largement de cette question.
C’est ainsi que 343 femmes, célèbres ou anonymes, signent le 5 avril 1971 un manifeste dans lequel elles affirment avoir avorté, et donc avoir enfreint l’article 317 du Code Pénal de 1810 , et dans lequel elles revendiquent la liberté de l’avortement. Jusqu’à ce jour, les interruptions de grossesse se passent dans une clandestinité totale, au profit des «faiseuses d’anges», entraînant de nombreux décès et mutilations surtout chez les femmes plus pauvres qui ne peuvent se payer un trajet à l’étranger.
Ce manifeste constitue un véritable défi au pouvoir, qui n’avait alors le choix qu’entre deux options : soit poursuivre en justice les 343 signataires, ce qui n’était pas assumable politiquement ; soit reconnaître que les lois de 1920 et de 1923, qui avaient renforcé la répression de l’avortement, n’étaient de fait plus applicables.
Contrairement à ce qu’on retient souvent de cet épisode, certaines des signataires ont payé cher leur prise de position : il s’agissait des femmes moins célèbres, enseignantes par exemple, qui se sont vues brutalement renvoyées après la publication du Manifeste.
Alors que ce manifeste est devenu dans les mémoires comme celui « des 343 salopes », jamais les 343 femmes signataires ne se sont auto-dénommées ainsi. En fait ce terme viendrait de la couverture de Charlie Hebdo du 12 avril 1971, mettant en scène Michel Debré, connu pour ses positions natalistes.
Après ce manifeste, et le procès de Marie-Claire à Bobigny en octobre novembre 1972 (cinq femmes passent en jugement : une femme mineure, Marie-Claire C qui avait avorté après un viol et quatre majeures. Défendues par Gisèle Halimi -figure importante du mouvement, avocate co fondatrice de Choisir- le procès est une victoire judiciaire et médiatique), la loi n’était plus applicable, ce qui oblige les médecins à prendre position. Le Conseil de l’Ordre des médecins, s’oppose catégoriquement à toute légalisation de l’avortement, et son président Lortat-Jacob ira jusqu’à dire des 343 femmes signataires du Manifeste qu’en « observant la qualité nominale des 343 délinquantes en question, l’orthographe et la résonance de leur nom patronymique, elles n’apparaissent pas très catholiques.»
Par ailleurs, le 3 fevrier 1972 paraît un manifeste du même nom, représentant 331 médecins signataires, dans lequel ils déclarent pratiquer des avortements. La plupart sont issus du Groupe Information Santé. Le GIS, créé en 1972 par des médecins et étudiants en médecine militants d’extrême-gauche, lutte pour la restitution aux usagers de leur pouvoir sur leur corps et leur santé.
C’est dans ce contexte qu’est créé le Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception, M.L.A.C, en avril 1973.
Des tensions politiques sont nées au sein de l’association Choisir, et le Mlac se crée alors sur l’affirmation de la mixité, mais surtout d’une position plus révolutionnaire: « nous privilégions la lutte contre l’idéologie présente et nous pensons que la seule position juste est celle que nous découvrirons demain en poursuivant l’analyse à travers notre pratique », la lutte doit coller à la vie : « nous nous efforçons d’analyser notre vie quotidienne et de la reconstruire sur des bases non capitalistes ». Le M.L.A.C rassemble des groupes femmes, des membres du GIS, du MFPF, de partis et de syndicats communistes et révolutionnaires, du Parti Socialiste Unifié, de la CFDT, mais aussi des individu-e-s « non encartés », autonomes, au début principalement des personnes appartenant au corps médical.
Son objectif est de répondre aux difficultés rencontrées par les femmes désirant avorter. Le but premier de l’association est de rencontrer les femmes dans les permanences et les aider à avorter en organisant leur voyage vers l’Angleterre et la Hollande ou en réalisant leur avortement sur place le cas échéant. En effet, une nouvelle méthode d’interruption de grossesse «par aspiration » est arrivée en France en 1972, la méthode Karman. Celle-ci se transmet très rapidement à tout le mouvement, elle permet entre autre d’être pratiquée par des non-médecins. Le MLAC exerce également une activité de promotion et de lutte pour l’avortement et la contraception par l’organisation de campagnes, de manifestations…
Très vite les nombreux (300 à 400) et très variés comités vont ouvrir des locaux directement liés à la pratique de l’avortement.
L’implantation des comités est assez irrégulière. C’est dans les grandes villes et les villes moyennes qu’ils sont les plus nombreux. Certaines régions de forte tradition catholique comptent moins de comités. Certains comités sont fondés dans des hôpitaux par des professionnels (médicaux et infirmiers) qui pratiquent ouvertement des avortements. D’autres, dans les entreprises, sont issus de sections syndicales, souvent très féminisées. Des comités sont créés dans des universités et même des lycées, où ils permettent une organisation spécifique des filles.
Chaque comité loue un local, fait de l’information et tient régulièrement des permanences. Il s’agira non pas seulement de «faire prendre conscience du sens de la lutte du Mlac et de la dimension collective de la lutte pour l’avortement, mais aussi et surtout de discuter à propos de la vie quotidienne (la nôtre et celle de la femme).»
Ainsi, la force de ce mouvement de masse tient dans cette diversité, dans sa mixité et surtout dans sa pratique revendiquée et assumée d’actes illégaux, principalement les avortements sur place et les départs collectifs pour avorter à l’étranger.
Le 8 mai 1973, une anesthésiste – membre d’un collectif grenoblois, créé en février 1972 pour l’abrogation de textes répressifs sur l’avortement et de l’association Choisir – est inculpée pour avoir pratiqué, à la demande de la mère, un avortement sur une jeune fille de 17 ans. La doctoresse Annie Ferrey-Martin revendique son action : « Depuis près d’un an nous avons pratiqué ou aidé à pratiquer plus de 500 avortements de façon collective par la méthode Karman». À Grenoble, puis partout, la réaction est immédiate : meetings, manifestations et prises de positions se succèdent. C’est la sortie définitive de la clandestinité: «A partir de maintenant la loi est morte; le pouvoir ne peut plus décider pour nous.». L’inculpation est levée.
D’autre part, le film de Marielle Issartel et Charles Belmont, Histoire d’A, qui filme un avortement et des débats du MLAC, est interdit en novembre 1973 au motif de troubles à l’ordre public. Sa projection donne lieu a des affrontements mais se fera très largement et notamment dans des usines en grève, dans la rue..
La loi est donc ouvertement bafouée. L’illégalité est devenue légitime et publique.
A cet époque, le corps médical n’a cessé d’être un terrain de lutte intense. Les femmes ont sans cesse cherché a maintenir une tension avec les hôpitaux et les médecins: Lettres ouvertes, création d’un réseau avec des médecins symphatisants, intervention et avortements directement dans les hôpitaux, accompagnement en groupe des femmes en consultation, confrontation de leur propre rapport au soin et au corps…
Le Conseil de l’Ordre des médecins réagit le 6 février 1973 en publiant un communiqué: «Le Conseil de l’Ordre rejette tout rôle du corps médical tant dans l’établissement des principes (des avortements pour convenances personnelles) que dans leur décision et leur exécution ; met en garde le législateur contre toute mesure libéralisant l’avortement, au mépris du risque de détérioration de l’éthique médicale et de ses conséquences. En cas de libéralisation de l’avortement, le législateur devrait prévoir des lieux spécialement aménagés à cet effet (avortoir) et un personnel d’exécution particulier»
Cet illégalisme de masse pratiqué au grand jour n’est pas sans poser question aux militant-e-s. En novembre 1973, lors des Assises du MLAC à Grenoble, les militant-e-s débattent de l’objectif prioritaire du mouvement, partagé entre aide sociale et lutte politique, de la place des non-médecins dans la pratique des avortements et s’interrogent sur la nécessité d’une loi. Alors que l’association Choisir présidée par Gisèle Halimi revendique une loi légalisant l’avortement, le MLAC redoute en effet l’encadrement par les pouvoirs publics qu’impliquera effectivement la loi.
Quoi qu’il en soit, le pouvoir ne tolère plus ces transgressions ouvertes et répétées de la loi, et Valéry Giscard d’Estaing, lorsqu’il est élu président en 1974, confie le dossier de l’avortement à Simone Veil, ministre de la Santé, dans l’objectif premier de rétablir l’ordre. Simone Veil a défendu son projet de loi devant une Assemblée Nationale déchaînée, essuyant des insultes antisémites, et la loi promulguée en 1975 légalise l’avortement sans le reconnaître comme un droit, loin de là. Elle ne prévoit pas de remboursement de l’avortement par la Sécurité Sociale, remboursement auquel Simone Veil a fermement affirmé son opposition. La loi impose un entretien social avant un avortement et limite le recours à l’avortement à dix semaines de grossesse, et conditionne l’avortement à une autorisation parentale pour les mineures et à des critères de séjour pour les étrangères.
De plus, la loi est votée pour une durée limitée, et il faudra attendre 1979 pour que cette loi soit rendue définitive, après une manifestation non-mixte qui a réuni 30 000 femmes le 6 octobre 1979 et une manifestation de 50 000 personnes le 24 novembre 1979 à l’appel des partis politiques et des syndicats.
Le MLAC, tout en dénonçant les insuffisances de la loi de 1975, se bat pour qu’elle soit appliquée, en continuant les actions dans les hôpitaux et sur les médecins notamment. L’hôpital de Cochin, par exemple, refusant d’appliquer la loi, 150 militant-e-s du MLAC investissent les lieux le 7 mars 1975 et réalisent six avortements « sauvages ». Certains groupes du MLAC continuent à faire des avortements, insatisfait que l’avortement et son encadrement soient confiés aux médecins, comme le groupe d’Aix-en-Provence à qui cette pratique vaudra un procès retentissant en 1976.
Quand la loi Veil est adoptée, un certain nombre d’organisations et d’associations considèrent que c’est une victoire et une reconnaissance des femme et de leur lutte, scellant ainsi ce mouvement sur un triomphe de la loi et du droit. Le MLAC lui disparaît progressivement. Le MLAC Rouen centre conclue ainsi: « Seul le passage à la pratique (permanences et présence constante dans un quartier; avortements; préparation en commun d’un procès, etc) est révolutionnaire. C’est en pratiquant ensemble que nous avons inventé. (…) Dans la société actuelle, qui fabrique des être « assistés » ou « inféodés », la contraception peut être quelque chose de « provisoirement impossible ». C’est toute la vie quotidienne qui est en cause. (…) La lutte doit donc englober maintenant l’ensemble de la vie quotidienne.(…)
Toute pratique conduit à l’invention et, corrélativement, à la mise en cause des institutions en place les unes après les autres. Ces institutions sont les institutions de l’Ordre bourgeois, mais aussi une quantité de « mouvements (en lutte) » qui deviennent, à un moment donné, des institutions.»
L’action du mouvement est relayée par les maisons des femmes à partir de 1977.
La manifestation d’octobre 1979, non mixte, signe la fin de la « décennie féministe».