Genre et féminisme: pourquoi vont-ils de pair ?

Genre et féminisme: pourquoi vont-ils de pair ?

Quand j’ai commencé ce blog, le lien entre genre et féminisme m’a paru se passer d’explications. Etant arrivée aux études de genre par le féminisme, l’articulation entre les deux m’a toujours semblé aller de soi. Je me rends compte cependant (un peu tard) que le sujet mérite bel et bien un éclaircissement et que le lien entre les deux n’est pas forcément évident pour tout le monde. De plus, certaines féministes s’opposent au concept même de genre et donc à son emploi, de plus en plus fréquent, dans les milieux féministes – ce qui me permet de rappeler, une fois de plus, la diversité des féminismes. On ne peut pas mettre en évidence UNE théorie féministe: il en existe de très nombreuses, variées, et parfois contradictoires, leur seul point commun étant finalement l’identification de l’existence de la domination masculine et donc d’une cause des femmes.

Je rappellerai d’abord brièvement l’origine du concept de « genre », pour ensuite expliquer l’intérêt qu’il représente pour les féminismes et enfin les raisons, telles que je les comprends, pour lesquelles certaines féministes le rejettent.
Certaines explications, du féminisme comme des études de genre, paraîtront sûrement trop courtes, voire caricaturales. C’est malheureusement inévitable, mon but n’étant pas de revenir en détail sur les fondements de l’un et de l’autre, mais de détailler leurs liens.
« Genre »: origine du concept
La filiation théorique du concept est assez complexe. On peut la faire remonter aux travaux de l’anthropologue Margaret Mead en Océanie dans les années 20 et 30, et aussi, bien sûr, à Simone de Beauvoir et à son fameux « On ne naît pas femme, on le devient », bien que ni l’une ni l’autre n’emploie le terme « genre » ou « gender ». Ce dernier apparaît dans les travaux du psychiatre Robert Stoller et du sexologue John Money (tous deux étatsuniens) bien que dans un sens et une perspective très différents de l’emploi actuel du concept. Ils s’intéressent respectivement à la transsexualité et à l’intersexualité, dans une perspective pathologisante; Money distingue le sexe du genre (qu’il considère comme la dimension psychologique du sexe) et Stoller distingue, quant à lui, genre et sexualité.
Comme l’écrit Eric Fassin, « l’invention « psy » du genre va rencontrer l’entreprise féministe de dénaturalisation du sexe » résumée par la formule de Simone de Beauvoir citée ci-dessus (cf référence en fin d’article). Dans les années 1970, il est adopté et surtout adapté par des théoriciennes féministes, notamment par la sociologue britannique Ann Oakley, dont les recherches portent sur le travail domestique des femmes. C’est elle qui introduit le terme dans le champ des études féministes qui émerge à la même époque.
Les études de genre naissent des études féministes, récentes mais déjà bien constituées. Elles s’institutionnalisent aux Etats-Unis dans les années 1980. A la même époque, cependant, les études féministes peinent à s’imposer en France en raison du stigmate de « science militante ». Les recherches sur les femmes existent et se portent bien, mais pas en tant que champ autonome. De nombreuses chercheuses féministes regardent avec méfiance le concept de « genre », considéré comme une importation américaine; il s’est cependant largement imposé depuis les années 2000.
Cette rapide rétrospective est destinée à insister sur le fait qu’il ne faut surtout pas oublier l’origine féministe du concept. On ne peut pas concevoir le genre sans le féminisme. Pourtant, il reste toujours de nombreuses féministes qui n’acceptent pas le genre; nous tâcherons plus loin de comprendre pourquoi. D’abord, je voudrais résumer les apports du concept de « genre » à la pensée féministe.
Intérêt du genre pour le féminisme
Le concept de « genre » permet d’abord de décrire des relations sociales fondées sur l’appartenance à la catégorie « homme » ou « femme ». Mais il ne faut pas s’en tenir à cet aspect relationnel: la relation n’est en effet pas symétrique mais hiérarchisée, les valeurs, représentations et comportements associés au masculin étant considérés comme supérieurs à ceux associés au féminin.
Le genre permet donc de rendre compte et d’expliquer la domination masculine à l’oeuvre dans de très nombreux aspects de la vie sociale et permettant aux hommes de profiter, en tant que groupe, du rapport hiérarchique entre masculin et féminin.
En outre, l’explication que permet le concept de « genre » ne repose pas sur des caractéristiques supposément « naturelles » des hommes et des femmes. Cela signifie que la féminité comme la masculinité ne sont pas des données de nature mais des constructions sociales: on ne naît ni femme, ni homme, on le devient. Depuis la parution du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, le féminisme a largement dénoncé l’utilisation de l’argument de la « Nature » pour justifier la domination masculine. La possession de tel ou tel attribut sexuel (qu’il s’agisse des organes reproducteurs, des chromosomes ou de toute autre caractéristique sexuelle) ne détermine pas le genre. Celui-ci est assigné à la naissance en fonction des caractéristiques sexuelles observée, mais ce n’est pas le fait que les femmes cisgenre auraient un vagin ou une pilosité peu développée qui explique qu’elles ont été privées de tout pouvoir pendant des siècles et qu’aujourd’hui encore, elles soient moins payées à niveau égal que les hommes ou forment la majorité écrasante des victimes de viol.
L’argument de « nature » est utilisé principalement de deux façons (je mets le terme entre guillemets car il n’a en fait que peu à voir avec une hypothétique nature). La première consiste à arguer de l’infériorité naturelle des femmes pour justifier leur domination; il a marché pendant des siècles mais, pour des raisons évidentes, est difficile à utiliser aujourd’hui. Le deuxième, plus subtil, reste très courant. Il consiste à insister sur la différence « naturelle » entre les sexes, présentée en même temps comme une complémentarité, qui se prolongerait dans la sphère sociale. Le sexe masculin et le sexe féminin se complètent dans la reproduction, leurs rôles sociaux devraient donc refléter ce donné naturel.
Le concept de « genre » permet donc de rendre compte de la subordination systématique des femmes en tant que groupe en insistant sur les dynamiques sociales qui rendent cette domination possible et la perpétuent. Cette explication ne se contente pas de renverser la rhétorique du dominant, fondée sur l’argument de « nature », en mettant en avant des « caractéristiques spécifiques » des femmes, qu’il faudrait célébrer et préserver. C’est là le principal point d’achoppement entre féministes pro- et anti-genre.
Arguments des féministes anti-genre
Tout d’abord, le mouvement de dénaturalisation (au sens de dénonciation de l’argument de « nature » tel que je le décris ci-dessus) n’est pas une caractéristique de tous les féminismes. Il distingue la tendance féministe constructionniste, héritière de la pensée de Simone de Beauvoir. La tendance essentialiste, ou naturaliste, repose sur l’inversion rhétorique dont je viens de parler. L’idéologie de la différence n’est pas récusée mais adaptée aux besoins d’une certaine conception du féminisme, qui repose sur l’éloge de la féminité, et notamment de la maternité, comme manière de contrer la dévalorisation du féminin dans les sociétés patriarcales. Les féministes essentialistes insistent aussi sur l’existence d’une société matriarcale originelle, dont on sait aujourd’hui qu’elle est un mythe.
On voit donc en quoi le concept de « genre », intrinsèquement constructionniste, entre en contradiction avec ce courant de pensée.
Le genre est aussi rejeté par certaines féministes radicales qui lui reprochent d’invisibiliser à la fois les femmes et la domination masculine. On ne parlerait en effet plus de la domination des hommes sur les femmes mais du genre, ce qui contribuerait, au finale, à faire disparaître à nouveau les femmes comme sujets politiques et les hommes comme bénéficiaires du patriarcat et acteurs de la domination. Les études de genre considèrent cependant que l’on ne peut pas parler de domination exercée sur les femmes sans envisager celle-ci comme relation et comme processus social, et sans envisager la façon dont elle est systématiquement construite et maintenue au quotidien. De plus, les études de genre reposent sur le principe que l’on ne peut rendre compte du statut des femmes dans la société sans parler de masculinité et la prendre pour objet d’étude. Cela ne revient pas à égaliser féminin et masculin mais, comme je l’ai écrit plus haut, à envisager les relations asymétriques (et non-univoques) qui existent entre les deux groupes.
Le concept est enfin critiqué à cause de son absence supposée de dimension politique. Parler de « recherches sur le genre », par exemple, aurait une portée politique moindre que de parler de « recherches sur les femmes ». Je considère cependant que les débats actuels suffisent largement à prouver le caractère éminemment politique et même subversif du concept de « genre ».
On peut trouver un exemple d’argumentation féministe contre le genre dans le dernier livre de Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre. Je n’ai lu que des extraits de son livre et ne le critiquerai donc pas dans le détail. Je constate cependant que ses propos sur la « différence sexuelle » qui serait devenue « tabou » à cause du genre, ne se distinguent guère de ceux des militant·e·s anti-Gender que par le positionnement féministe de leur auteure. Ses propos sont d’ailleurs repris par des individus et des groupes antiféministes et homophobes, trop contents de trouver une alliée féministe, ce qui devrait tout de même lui poser question.
(Presque) Conclusion
Je conclurai de manière quelque peu décousue, complètement éhontée et parce que je déteste conclure par de l’autopromo. Le laboratoire junior GenERe, auquel j’appartiens, organise le 19 mars à l’ENS de Lyon une conférence intitulée « Mauvais genre ? », destinée à faire le point sur la controverse actuelle et, surtout, à servir de cours d’introduction aux études de genre. Je serai l’une des deux intervenantes. La conférence est ouverte à tou·te·s, dans la limite des places disponibles et sous réserve d’inscription préalable. Pour plus de détails, vous pouvez consulter le site du labo. Faites vite, plus de la moitié des places est déjà partie.
Anne-Charlotte Husson