Se défendre. Une philosophie de la violence

Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Zones éditions, 2017.

Dans le prologue de Se défendre, Elsa Dorlin revient sur le lynchage de Rodney King, chauffeur de taxi noir, par la police de Los Angeles. C’était en mars 1991 et, comme c’est devenu la norme aujourd’hui, la scène fut entièrement filmée par un témoin qui, « ce soir-là […] captur[a] ce qui s’apparente à une archive du temps présent de la domination. » La vidéo fut diffusée par les chaînes de télévision du monde entier. Un an plus tard, quatre policiers (ils étaient plus nombreux à avoir pris part au lynchage, mais seuls ces quatre-là avaient été inculpés) furent « blanchis » (c’est le cas de le le dire) par un jury populaire. Leur acquittement provoqua une certaine émotion dans les quartiers « susceptibles » de la ville des anges : afin de mettre fin aux émeutes qui s’ensuivirent, l’armée et la police tuèrent 53 personnes et en blessèrent 2 000… Si l’on croit savoir pourquoi une agression caractérisée et parfaitement documentée – la vidéo est toujours visible sur le net, ici par exemple – donna lieu à ce verdict pour le moins clément (grâce au racisme toujours à l’œuvre aux Etats-Unis), reste à comprendre comment, dans la pratique, il fut obtenu. Certes, aucun Africain-Américain ne faisait partie du jury – ils avaient été récusés par les avocats de la police. Tout de même, lorsque l’on voit les images, on se dit qu’il n’est pas possible d’innocenter les flics. Leurs avocats ont pourtant réussi le tour de force de présenter Rodney King comme l’agresseur ! Selon eux, les cops se sont sentis en danger face à un « colosse » qui tentait d’esquiver leurs coups. « Dans la salle d’audience, écrit Elsa Dorlin, la vidéo, visionnée par les jurés et commentée par les avocats des forces de l’ordre, est regardée comme une scène de légitime défense témoignant de la “vulnérabilité” des policiers. » Cette interprétation aberrante pour quiconque a vu les images de ce lynchage, car c’est bien ce qu’elles montrent, ne peut s’expliquer, selon Judith Butler, citée par Elsa Dorlin, que par le « cadre d’intelligibilité de perceptions qui ne sont jamais immédiates ». Dans un texte écrit peu après le verdict, Butler soutient que « la vidéo ne doit pas être appréhendée comme une donnée brute, matière à interprétations, mais comme la manifestation d’un “champ de visibilité racialement saturé” ». En d’autres termes, les policiers et les membres du jury ont vu ce qu’ils voulaient/pouvaient voir. Aujourd’hui comme hier en Amérique, l’agresseur est forcément le Noir, contre lequel il est légitime de se défendre. Lorsque celui-ci se mêle de se protéger, voire de se défendre à son tour, il devient gibier à abattre – voir, entre autres, l’histoire du Black Panther Party for Self-Defense.

Dans ce livre, Elsa Dorlin « retrace une généalogie de l’autodéfense politique », nous dit le texte de couverture. Il s’agit d’une double généalogie, ou de la généalogie de deux mouvements antagonistes : celle de la « légitime défense », autrement dit celle de la défense agressive des privilèges blanc et mâle, et celle de l’autodéfense des subalternes, « des résistances esclaves au ju-jitsu des suffragistes, de l’insurrection du ghetto de Varsovie aux Black Panthers ou aux patrouilles queer ». Dorlin commence par montrer comment l’avènement de la Modernité a reposé, entre autres conditions, sur « la fabrique des corps désarmés ». Mais pas n’importe lesquels : par exemple, le Code noir français (1685) défend « aux esclaves de porter aucune arme offensive, ni de gros bâtons », sous peine de fouet. Non seulement les esclaves ne devaient pas être armés, mais était prohibé tout ce qui pourrait leur donner l’occasion de « se préparer, de s’exercer à la révolte ». Elsa Dorlin cite ainsi Elijah Green, ancien esclave né en 1843 en Louisiane, lequel « rapporte qu’il était strictement interdit à un Noir d’être en possession d’un crayon ou d’un stylo sous peine d’être condamné pour tentative de meurtre et pendu ». (C’est moi qui souligne.) Par contre, « dans la plupart des contextes coloniaux et impériaux, le droit de porter et d’user d’armes est systématiquement octroyé aux colons. »

Cependant les subalternes s’organisent – ainsi, dans tous les contextes esclavagistes sont nées des pratiques clandestines d’autodéfense esclave, souvent déguisées en arts « inoffensifs », dont certains sont désormais bien connus en territoires métropolitains, et pratiqués pour leur aspect festif plutôt que martial, telle la capoeira brésilienne. Durant la Révolution française, des femmes réclament le droit de porter les armes et de former des « bataillons d’Amazones » en défense de la Révolution. Dans l’Angleterre du début du siècle passé, les suffragistes du Womens’s Social and Political Union pratique le ju-jitsu tout récemment importé du Japon et adapté aux besoins du combat de rue et de la protection des militantes féministes. « L’autodéfense des militantes du WSPU a été, précise Elsa Dorlin, non pas tant une ressource choisie dans un répertoire d’actions pour défendre leur cause – à savoir le droit de vote –, mais bien ce qui leur a permis de lutter collectivement par elles-mêmes et pour elles-mêmes, empêchant toute instrumentalisation nationaliste de leur cause. L’autodéfense n’est donc pas un moyen en vue d’une fin – acquérir un statut et une reconnaissance politiques –, elle politise des corps, sans médiation, sans délégation, sans représentation. » Je souligne ces mots qui me paraissent très importants en ce qu’ils permettent aussi bien, me semble-t-il, de comprendre ce qui se jouait dans les têtes de cortège du printemps 2016 à Paris et autres lieux…

Elsa Dorlin distingue ainsi « légitime défense » – de l’ordre raciste par le Klu Klux Klan ou les Dupont-la-Joie français flinguant des Arabes au petit bonheur dans les années 1970, tâche plus souvent déléguée à la police par la suite – et autodéfense populaire. Elle pointe cependant les dérives possibles de cette dernière, comme celle qui aboutit à la disparition du Black Panther Party, lequel, non seulement fut décimé par les forces de répression, mais aussi céda à une fascination machiste des armes et de l’uniforme qui le coupa de ce qu’il aurait dû être, ou rester : une force révolutionnaire.

Autre dérive, celle d’une partie du mouvement gay américain qui a contribué, afin d’aménager des zones safe pour le homosexuels, à inventer ce que nous connaissons aujourd’hui en France comme les « Voisins vigilants », soit une obsession sécuritaire que le (néo)libéralisme ambiant a très bien su diriger contre les pauvres, les marginaux, les délinquants, les gens pas comme il faut.

Le livre se termine pourtant sur une note plus optimiste avec un chapitre intitulé « Répliquer » construit autour d’un roman anglais du début des années 1990, Dirty Week-end, dont voici le résumé donné en quatrième de couverture : « Un beau jour, Bella en eut marre, marre de toujours être la victime, marre de toujours avoir peur, marre des désirs des mecs… Et elle se mit à les tuer. D’abord ce voisin vicieux qui la persécutait, puis un autre, rencontré par hasard, et qui aurait bien aimé la plier à ses caprices. Et cela lui a fait tant de bien, cela l’a tant soulagée, qu’elle se demande pourquoi elle a attendu si longtemps. Et demande pour les femmes le droit à la violence aveugle. » Au cours de ce dirty week-end, tous ceux que Bella va rencontrer y passeront à leur tour. « Les deux jours de Bella, commente Elsa Dorlin, figurent la temporalité d’un stage d’autodéfense féministe, avec sa pratique accélérée, son partage d’expériences, ses prises de conscience et ses recommandations. Bella n’a pas appris à se battre, elle a désappris à ne pas se battre. En passant à une stratégie d’autodéfense féministe, il ne sera donc jamais question de distiller la réalité pour en extraire l’efficace d’un geste (immobiliser, blesser, tuer…) mais, au contraire, de s’enfoncer dans la trame de la réalité sociale de la violence pour y entraîner un corps qui est déjà traversé par la violence, pour déployer un muscle familiarisé à la violence mais qui n’a fondamentalement jamais été éduqué et socialisé à s’entraîner à la violence, à l’agir. »

Elsa Dorlin tire d’autres leçons de ce livre d’Helen Zahavi. Tout d’abord, nous dit-elle, il « offre la possibilité de problématiser ce que nous appellerons un dirty care – un care négatif. » Selon les visions essentialistes, les femmes sont réputées attentives, prévenantes, ce qui explique leur disposition à prendre soin des autres et donc aux professions du care. Le care négatif, nous dit Elsa Dorlin, c’est aussi l’attention portée aux autres, mais pas afin d’en prendre soin : il s’agit d’échapper au harcèlement, au viol, à la violence quotidienne exercée par les hommes sur les femmes. C’est l’attention de la proie par rapport au prédateur. « À partir de cette idée d’attention qui caractérise le dirty care, il est possible de dégager deux éléments majeurs », poursuit Elsa Dorlin. Tout d’abord, ce mode d’attention à l’autre définit un mode de connaissance dans lequel l’objet à connaître prend une importance démesurée. « L’objet devient le centre du monde que le sujet appréhende depuis nulle part. » Dans ce rapport (comme dans tout rapport de domination), c’est l’objet (le chasseur) qui domine le sujet (la proie en tant qu’elle exerce ses capacités cognitives), car c’est lui qui définit les coordonnées de la réalité objective, « c’est son point de vue qui donne le la du réel », réel dont certains auteurs, cités en note par Elsa Dorlin, rappellent que l’étymologie anglaise et espagnole le rapportent « à des expressions qui renvoient à “royal” ou qui sont relatives au roi ». Ainsi, « la propriété de ce qui est réel est ce qui est royal, au roi. Ce qui est réel est ce qui est visible par le roi ». « Autrement dit, cet effort permanent pour connaître le mieux possible autrui dans le but de tenter de se défendre de ce qu’il peut nous faire, est une technologie de pouvoir qui se traduit par la production d’une ignorance non pas de nous-même mais de notre puissance d’agir qui nous devient étrangère, aliénée. » Les dominé·e·s développent ainsi « une connaissance sur les dominant·e·s qui constitue une archive de leur toute-puissance phénoménale et idéologique ». L’autre effet de ce care négatif concerne l’« objet-roi ». Il a déjà été désigné par le concept d’agnotologie, qui est l’étude de la production de l’ignorance. Contrairement aux proies qui doivent en savoir le plus possible sur leurs prédateurs afin d’espérer leur échapper, ces derniers n’ont aucun besoin de connaître mieux leurs proies : « Ignorant·e·s, les dominant·e·s sont engagé·e·s dans des postures cognitives qui leur épargnent à proprement parler de “voir” les autres, de s’en soucier, de les prendre en compte, de les connaître, de les considérer. »

Ouvert sur l’affaire Rodney King, le livre se referme sur le meurtre de Trayvon Martin : le 26 février 2012, George Zimmerman, un bon citoyen américain engagé dans un programme de « voisins vigilants », abat cet ado africain-américain dans un quartier blanc de la ville de Sanford en Floride. Trayvon avait le tort d’être noir et de porter un sweat shirt à capuche, ce qui a semble-t-il suffi à mettre son assassin en position de légitime défense, définie en Floride comme le fait d’agir « pour se protéger si [une personne] ressent un sentiment de peur raisonnable l’incitant à croire qu’elle sera tuée ou gravement blessée ». Un an et demi après les faits, Zimmerman sera acquitté malgré le fait qu’aucune preuve attestant une situation de légitime défense n’ait été produite par ses avocats. « George Zimmerman est un vigilant de l’État racial. Trayvon Martin était sans défense face à la menace d’être, en tant que jeune homme africain-américain, une proie abattable au nom de la légitime défense. » C’est la peur raisonnable ressentie par son assassin qui légalise le meurtre de Trayvon. « La peur comme projection renvoie ainsi à un monde ou le possible se confond tout entier avec l’insécurité, elle détermine désormais le devenir assassin de tout “bon citoyen”. Elle est l’arme d’un assujettissement émotionnel inédit des corps mais aussi d’un gouvernement musculaire d’individus sous tension, de vies sur la défensive. »

C’est ce qu’Elsa Dorlin a cherché – avec succès, à mon avis – à nous faire toucher du doigt tout au long de ce livre excellent  dans lequel elle utilise « [s]a propre histoire, [s]on expérience corporelle » pour « arpenter une histoire constellaire de l’autodéfense ». Sa culture théorique et politique, précise-t-elle dans le prologue, lui « a laissé en héritage l’idée fondatrice selon laquelle les rapports de pouvoir ne peuvent jamais […] complètement se rabattre in situ sur des face-à-face déjà collectifs, mais touchent à des expériences vécues de la domination dans l’intimité d’une chambre à coucher, au détour d’une bouche de métro, derrière la tranquillité apparente d’une réunion de famille… » On reconnaît là l’un des apports fondamentaux du féminisme, qui a montré que l’intime, le « privé » sont aussi politiques. Elsa Dorlin entend ainsi « travailler non pas à l’échelle des sujets politiques constitués, mais bien à celle de la politisation des subjectivités ». Et cela passe évidemment par les corps, par les muscles : « Au jour le jour, que fait la violence à nos vies, à nos corps, à nos muscles ? Et eux, à leur tour, que peuvent-ils à la fois faire et ne pas faire dans et par la violence ? » Ici réside l’un des principaux intérêts du livre, à mes yeux : loin des sempiternels débats autour de la violence et de la non-violence (lesquels, me semble-t-il, ne servent la plupart du temps qu’à renforcer les rapports de domination), il envisage les différentes pratiques violentes de façon très concrète, en ce qu’elles servent, ou non, les intérêts des un·e·s et des autres et en ce qu’elles produisent comme effets tangibles sur les corps comme sur les organisations politiques et sociales.

Moi aussi

Trouvé sur le net (l’original est ici) parmi beaucoup d’autres…

J’ai d’abord pensé que je ferais partie de celles qui assisteraient silencieusement au mouvement de libération de la parole à propos du harcèlement sexuel.
J’ai milité plusieurs années dans une association de lutte contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur, CLASCHES. Et je me pensais suffisamment forte et distanciée vis à vis de ce sujet, capable d’en parler, y compris de situations personnelles.
Mais devant la vague des révélations, l’ampleur de la participation au fil des jours, la présence quotidienne de ce sujet dans les medias, et face à la nécessité de décider de ma prise de parole, j’ai réalisé que ce n’était pas si simple.
J’ai pris le temps d’observer ce que cet événement provoquait en moi. A côté de la satisfaction à voir cette parole se libérer, à assister à des débuts de prise de conscience, à côté de l’admiration, de l’empathie et de la reconnaissance pour celles qui osaient se manifester et dénoncer, je ressentais un vrai malaise, des sentiments beaucoup plus négatifs, de la colère, le besoin dans un premier temps de rester à l’écart du choeur des révélations.
J’ai fini par admettre que cela me fragilisait, au point que j’ai cessé assez rapidement de lire les témoignages et les dénonciations.
Tous ces récits, détaillés ou non, venaient réveiller des souvenirs désagréables voire douloureux – ce qui ne remet nullement en cause leur légitimité.

La stratégie du tri 

Mais surtout, j’ai compris qu’ils me confrontaient à mon déni, à la façon dont je gérais intérieurement mon histoire et les violences sexuelles en général.
Alors que je me pensais capable de les repérer, de les admettre et de les verbaliser, au moins pour moi-même, j’ai réalisé que je les triais.
Ce tri s’opère selon une figure concentrique :
vers l’extérieur du cercle, se situent les situations qui peuvent émerger clairement à ma conscience, que je peux évoquer et dénoncer (même si je n’ai jamais porté plainte contre personne). Plus on se rapproche du centre du cercle, plus il s’agit de situations difficiles à verbaliser, voire à me représenter, des situations que j’ai pu en partie refouler/oublier, dont je n’ai pas parlé pendant très longtemps, et que je continue à ne pas évoquer pour certaines.
En essayant de lister pour moi-même ces situations, en les observant revenir à ma mémoire, j’ai réalisé que le critère de ce tri n’était pas fonction de la gravité des agressions subies, ni de leur impact plus ou moins traumatique. Le critère majeur tient en premier lieu à la personne agresseuse : plus celle-ci est proche et connue, plus la situation est difficile à évoquer, voire même à qualifier d’agression ou de violence.

 Au plus loin, la rue

Ainsi, les situations que j’ai l’habitude d’évoquer sont des agressions commises par des hommes inconnus, dans des lieux publics, extérieurs, collectifs. Ce sont des agressions ponctuelles : je n’ai jamais recroisé mon agresseur par la suite. Il s’agit, par exemple, d’une agression sexuelle dans le hall de mon immeuble, quand j’avais 16 ans, par un homme qui m’avait suivie dans la rue alors que je rentrais chez moi. Ou encore d’un homme croisé dans un parc qui se masturbait en public. De toutes les agressions verbales (aussi bien sexistes que lesbophobes) subies dans la rue au fil des années, malheureusement bien trop fréquentes pour être dénombrées.
Pendant assez longtemps, je me suis raconté que mon expérience des violences sexuelles se limitait à ça. Ce n’était pas seulement que je triais sciemment ce que je racontais : le tri s’opérait aussi dans ma conscience, par un phénomène plus ou moins intense de refoulement. Et je parvenais à peu près à me convaincre moi-même que je n’avais pas d’autres choses à dénoncer. Ces situations que je situe dans la partie externe de mon schéma de tri, je peux les mettre à distance de moi, d’une certaine façon, et j’ai pu sans difficulté les qualifier d’agressions : même si elles m’ont impactée, en particulier cette agression dans mon immeuble qui a été traumatique et dont je n’ai pu parler à personne à l’époque, j’avais d’emblée conscience que je n’étais en rien responsable, que le problème se situait chez cet homme, pas chez moi. Et j’ai pu ressentir de la colère et de l’indignation, contre lui et contre le fonctionnement de cette société. Par ailleurs, je ne l’ai jamais revu. Et même si j’ai eu peur de le recroiser pendant une période, je n’ai jamais été confronté à nouveau à mon agresseur.
En fait, ces situations rentraient dans mon cadre de pensée, celui que l’on m’avait transmis et que l’on partage globalement dans mon milieu social, et dans l’ensemble de la société : il existe des hommes violents, qui agressent les femmes, et le monde extérieur peut être dangereux quand on est une jeune fille ou une femme seule. Ça arrive. En quelque sorte, on m’y avait préparée.

Entre deux, au travail et au lycée

Mais il y a bien d’autres situations qui ne rentrent pas complètement dans ce cadre, voire pas du tout. Et plus elles s’en éloignent, plus il devient difficile de les évoquer, de se les représenter.

En-dessous de cette première strate de situations que je peux relater sans problème, il y en a une seconde, déjà un peu plus délicate, qui concerne les situations de harcèlement vécues dans des lycées : l’une en tant que salariée, l’autre en tant qu’élève. Dans les deux cas, il s’agissait d’hommes adultes, un proviseur et un prof. Ces deux situations étaient plus diluées dans le temps, plus sournoises aussi, et caractérisées par un déni massif de l’entourage professionnel (infirmière scolaire, direction, CPE, Rectorat) qui pourtant savait, sans aucun doute possible (plusieurs plaintes avaient été prononcées).

Ces deux situations étaient plus difficiles à dénoncer, parce qu’il n’y a pas eu envers moi d’actes, pas d’agression physique, pas d’insultes : il s’agissait de propos malveillants, de regards déplacés, de manipulations, de remarques sur le physique, de l’instauration d’un climat hostile… C’était, par exemple, de la part du proviseur, le fait de venir s’installer dans mon bureau en l’absence de ma collègue (alors qu’il avait un bureau à lui où il était sensé travailler) et de mettre de la musique (sans me demander mon avis bien sûr), en l’occurrence uniquement des chansons contenant des propos sexuellement explicites. Ceci s’inscrivant dans un comportement quotidien, récurrent : une accumulation de « petites » choses qui font se sentir vulnérable.
Dans les deux cas, j’ai alerté et cherché de l’aide, pas tant pour moi-même que pour des collègues qui m’avaient rapporté des situations d’agressions sexuelles de la part de ces hommes : dans les deux cas, j’ai été ridiculisée et confrontée à la minimisation et la dénégation. Je précise qu’à chaque fois, les personnes vers qui je me suis tournée étaient des femmes. Et je crois que leurs réactions ont été presque plus difficiles à encaisser pour moi que le comportement de ces harceleurs.

Dans ces deux situations de harcèlement caractérisé, qui concernaient plusieurs victimes, et se perpétuaient dans le temps, je me suis confrontée aussi à l’image du lycée comme un lieu nécessairement sain et sécure, un lieu d’apprentissage et de savoir dont la violence serait par définition exclue. Un lieu où l’on pouvait, en tout cas, être protégé-e en cas de problème, à partir du moment où ce problème était signalé.

Cette seconde « strate » m’a donc posé plus de difficulté, bien que ces deux situations aient eu en elles-mêmes moins de conséquences sur moi que les agressions dans la rue : ce qui en a eu, c’est le constat que se plaindre n’était pas forcément efficace, et que la solidarité n’était pas du tout évidente, y compris entre femmes. Le mépris affiché par la gestionnaire du rectorat et l’infirmière scolaire est resté gravé dans ma mémoire : mais qu’en faire ?
Ces deux hommes sont restés à leur poste, et ont continué à nuire. Contrairement aux situations de la 1ere « strate », celles-ci m’ont confrontée à la culpabilité et à une forme de désarroi : n’aurais-je pas du aller plus loin dans mes dénonciations, insister, n’avaisje pas une responsabilité envers les autres personnes déjà victimes ou qui pouvaient le devenir ?

J’ai travaillé successivement dans 6 établissements, avec 6 proviseurs ou principaux différents : 4 sur 6 avaient des comportements de harcèlement (moral uniquement pour la plupart) envers leurs collègues directs (intendant-e, proviseur adjoint, secrétaire…). La violence entre élèves était palpable et quotidienne dans ces établissements. En fait, la violence en général était palpable dans ces établissements, à tous les niveaux, entre adultes, entre enfants, entre adultes et enfants : des atmosphères particulièrement pénibles.

Plus près, les agressions entre pair-es, au collège et entre ami-es

La violence entre élèves inclut aussi le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles. Bien que j’en ai conscience depuis très longtemps, évoquer les situations auxquelles j’ai été moi-même confrontée en tant qu’élève/enfant est encore très compliqué. Et je dois admettre que je n’en ai jamais parlé. Là encore, parce que cette violence est terriblement taboue.

L’idée que des enfants ou de jeunes adolescent-e-s puissent s’agresser sexuellement entre eux heurte en général nos représentations.
Je pense que ma grande difficulté à évoquer ces situations tient aussi au fait qu’elles impliquaient des personnes plus proches affectivement : des élèves de ma classe, qui est restée la même du CE1 à la 3ème. Certains de nos parents étaient amis. Nous allions parfois les un-e-s chez les autres, nous nous voyions en-dehors de l’école.
Il est représentatif que pendant très longtemps, la seule situation dont je me sois souvenue était la suivante : un garçon d’une autre classe, en 5ème-4ème, qui me suivait aux toilettes, m’attendait devant la porte, essayait de me toucher (ce qu’il faisait avec d’autres filles). Ce garçon, je le connaissais à peine (je ne me rappelle pas son prénom), il n’évoluait pas dans mon cercle de connaissances, et en-dehors de ces rares épisodes je n’ai eu aucun contact avec lui.

Mais il y a eu d’autres situations que j’ai refoulées pendant très longtemps :
• l’une impliquant un garçon faisant partie de mes « amis », qui me poursuivait de ses ardeurs malgré mes refus répétés, et est allé jusqu’à me montrer son sexe (pensant sûrement que ça me ferait changer d’avis…!) ;
• l’autre, le harcèlement subi par un groupe de filles, que j’ai mis des années à qualifier de harcèlement sexuel, alors que c’en était : et pas le moins acharné. Insultes, images pornographiques, « petits mots » transmis pendant les cours me mettant en scène dans des situations sexuelles, etc.

Comment dénoncer de tels faits commis par des filles de 13 à 15 ans ?
Voilà une situation à laquelle on ne m’avait pas du tout préparée.

Pourtant le comportement de ces filles a eu sur moi un impact bien plus grave que celui des deux garçons cités précédemment. Parce que plus haineux, plus durable, avec une intention marquée d’humilier. Et parce que ce n’était pas pour moi représentable d’être agressée sexuellement par des filles de mon âge, et qu’il était inimaginable d’en parler à qui que ce soit. Ce n’était pas des filles « masculines », ni considérées comme rebelles, agressives : des filles de familles plutôt aisées, féminines voire très féminines, ne posant aucun problème aux adultes ni à l’institution scolaire.

Je ne suis pas la seule, les situations de harcèlement et d’agressions sexuelles entre filles à l’adolescence sont certainement plus fréquentes qu’on ne le croit. En y repensant, je me confronte à cette interrogation : où ont-elles appris cette violence ? Qu’ont-elles reproduit ? Et je m’aperçois que j’ai plus de difficulté à me poser la question concernant les garçons et les hommes, comme s’il était plus « naturel » ou « attendu » qu’ils soient violents.

Beaucoup plus près : la violence des adultes envers les enfants, les proches, la famille

Une partie de l’explication se situe peut-être dans une autre situation, plus ancienne, et plus difficile encore à admettre : la prof de sport en CE1 qui fait des remarques humiliantes sur le physique des enfants. Qui fait des « plaisanteries » ambiguës lorsqu’elle nous fait faire de la lutte, ou lorsqu’on va à la piscine. Elle me met systématiquement en binôme avec un petit garçon qui fait le même poids et la même taille que moi (nous sommes les plus petits et les plus menus), et elle s’amuse beaucoup à se moquer de nous, à suggérer des attitudes sexuelles – ce que, à 7 ans, nous ne sommes pas tout à fait en mesure de comprendre, et que nous saisissons pourtant.
Tout le monde rit, j’ai le souvenir aigü de l’humiliation que je ressentais, je me souviens du sentiment d’intrusion que provoquaient ses remarques sur mon corps. Je n’ai jamais oublié cet épisode, bien que je l’ai longtemps enfoui.

Malgré tout, là aussi, j’ai mis très longtemps à admettre le caractère sexuel de ses propos et de son attitude, le fait que ce comportement rentrait dans le cadre du harcèlement. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à intégrer qu’une femme adulte puisse humilier sexuellement des enfants de 7 ans, mais je sais d’expérience pourtant que c’est possible.

La violence sexuelle des adultes envers les enfants des deux sexes est aussi répandue que taboue…
Evoquer le harcèlement et les agressions qui se produisent dans les familles, dans les cercles d’ami-e-s reste particulièrement difficile.

Dénoncer une personne proche, avec laquelle on a des liens affectifs, est une épreuve qui est souvent risquée, et peut s’avérer insurmontable.

Admettre également la violence exercée par les femmes, en particulier par les femmes envers d’autres femmes, que ce soient dans un couple, dans une famille, dans le cadre d’une relation éducative, vient heurter nos représentations encore très ancrées d’une supposée « non-violence » féminine naturelle, et des relations forcément protectrices des adultes envers les enfants dont ils ont la responsabilité.

Visibiliser la violence sexuelle des hommes entre eux, sans doute beaucoup plus répandue qu’on ne le croit – je connais plusieurs personnes de mon entourage plus ou moins proches qui l’ont subie.

Toutes ces situations se situent, je crois, au centre du cercle, et il nous faudra encore du temps pour pouvoir les aborder et les affronter, dans une perspective féministe, sans craindre de minimiser la domination masculine et les violences faites aux femmes. Parce que ça ne s’oppose pas.

De la réalité complexe des violences sexuelles

En listant toutes ces situations, j’ai compris que la violence sexuelle, si elle s’inscrit dans la domination masculine, ne se limite pas au genre/sexe.
La violence sexuelle n’est pas tant une question de sexualité que de pouvoir : cela peut arriver dans toute situation où il y a rapport de domination. Entre un-e adulte et un-e mineur-e, entre un-e parent-e et un-e enfant, entre un groupe et un individu fragilisé/dominé, etc.
Plusieurs types d’oppressions peuvent être en jeu, qui sont toutes liées : homophobie, transphobie, domination adulte, racisme, validisme, etc… Il ne s’agit pas de désir ou de pulsion sexuelle, mais de l’expression et de l’exercice d’un pouvoir sur l’autre, qui vise à le soumettre.
A ce titre, l’éducation sexuelle n’est pas une solution suffisante : il faut travailler sur les rapports de pouvoir et de domination.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, malgré mon féminisme, mon engagement sur ces sujets, mes prises de positions, je continuais à minimiser, à masquer, à me protéger de cette réalité.
Je ne prétends pas avoir épuisé toutes les situations que j’ai rencontrées dans ma vie : depuis le début de ce mouvement #MeToo, et l’écriture de cet article, des souvenirs me reviennent régulièrement en mémoire. J’ai l’impression que ça n’a pas de fin, et c’est effrayant.

Cette multiplication de témoignages nous place toutes et tous face à une réalité très éprouvante psychiquement : admettre que les situations de violence sexuelle jalonnent nos existences depuis des années, c’est faire face à une image de soi et du monde qu’on préfèrerait ignorer. Et pourtant, c’est une première étape essentielle pour que demain ces situations ne se reproduisent plus.

Les Inrockuptibles et Cantat ; de l’impunité face aux féminicides

Les Inrockuptibles et Cantat ; de l’impunité face aux féminicides

 On me dit que Cantat a « payé sa dette ». Ce sont des termes qui me sont étrangers ; je ne considère pas que la justice est là pour « faire payer les gens ». Je considère que chacun-e, en revanche, doit se questionner sur ses actes et leurs symboles.

On me dit qu’il faut dissocier l’homme de l’artiste ; expliquez moi comment vous faites cela. Vous l’applaudissez une fois sur deux ? Vous applaudissez en hurlant « j’admire l’artiste mais pas l’homme » ?
On me dit que cela fait 14 ans.
Le meurtre de Marie Trintignant par Cantat a été un séisme pour la jeune féministe que j’étais.
J’ai découvert, comme tant d’autres, ce que beaucoup de gens pouvaient penser des victimes de violences conjugales.
J’ai découvert que certain-es abruti-es se berçaient de l’illusion du poète déchu qui a tant et mal aimé, pour excuser Cantat.
Les réactions à ce féminicide ont été – comme furent ensuite celles aux « affaires » DSK, Polanski, Baupin, Sapin etc – un parfait révélateur de l’état désastreux de la société française en matière de violences faites aux femmes. Marie Trintignant a été traînée dans la boue de la pire des façons ; ce qui a été dit à l’époque illustre vraiment à quel point nous sommes dans la posture quand il s’agit de violences conjugales. C’était une pute, une salope, une droguée, une hystérique et une alcoolique et il semblait bien à une partie de la population françaises qu’être cela en tout ou partie justifie qu’on vous massacre à mains nues. Nous trouvons toujours des excuses, des bonnes raisons pour que des femmes meurent: une pâte à crêpe pleine de grumeaux, des nuggets trop chers, une femme hystérique, un chanteur à fleur de peau.

Oh les hommes français, qu’ils soient de gauche ou de droite, aiment à corner qu’ils aiment les femmes en grands poètes de l’amour courtois qu’ils sont.
Les femmes françaises se bercent de cette douce illusion et chacun de croire que c’est de l’amour si typiquement français que d’infliger tant de coups que le visage devient violet, que le nez éclate, qu’on finisse dans le coma, qu’on meure.
Chacun finit par croire à la fable de l’homme brisé qui a voulu mourir tant il regrettait. Il ne regrettait pas au point de ne pas qualifier Marie Trintignant d' »hystérique » pendant le procès toutefois. Il ne regrettait pas au point de ne pas inventer une fable où il l’aurait poussée et où elle aurait heurté un radiateur ; thèse que le rapport d’autopsie a mise à mal. Il ne ne regrettait pas au point de ne pas laisser ses avocats fouiller dans le passé de Marie Trintignant afin de voir si elle n’avait pas le crâne fragilisé ce qui aurait pu expliquer qu’elle meure sous ses coups. Il ne regrettait pas au point de ne pas écrire de minables chansons sur le sujet pour chouiner sur son sort. Il ne regrettait pas au point de ne pas avoir la décence de taire son chagrin qu’il est bien le seul à avoir provoqué. Mais nous vivons dans un monde si tolérant envers les violences faites aux femmes qu’on en vient à plaindre un homme qui dit souffrir après avoir massacré sa compagne. Et on parle bien ici de massacre, le mot n’est pas trop fort.

Cantat par son métier est un homme public. Un homme qu’on applaudit sur scène, un homme qu’on aime et qu’on admire. Voilà pourquoi il ne peut se comporter comme un homme exerçant n’importe quelle profession. Parce qu’il y a le symbole. Il y a le symbole d’être applaudi sur scène. Il y a le symbole d’être interviewé pour son nouvel album. Et il y a le symbole de faire la couverture des Inrocks aujourd’hui. Cantat avait la possibilité d’être parolier voire même de changer complètement de métier s’il avait perçu la violence qu’il y a à être applaudi sur scène alors qu’on a tué. Il ne l’a jamais perçue. Il n’a toujours pas la dignité de comprendre qu’il ne peut plus porter de combat politique parce qu’il les discrédite par sa simple présence ; parce que le noble combat d’aide aux migrants mérite mieux qu’un minable égoïste qui a tué une femme à coups de poings. La réinsertion des ex-détenus n’implique pas de sortir des albums, de faire des concerts et encore moins de faire la couverture des Inrocks.

Nous hurlons haut et fort à longueur de journée que nous sommes horrifiés par le viol, horrifiés par les meurtres de femmes. Personne n’a de mot assez dur pour dire ce qu’il voudrait faire aux auteurs. Et puis sortent des affaires précises. Avec des chanteurs qu’on aime bien. Et là d’un coup on devient beaucoup plus tolérants. Et ces chanteurs font la une des journaux.
En 2013 déjà Cantat s’était exprimé dans les Inrocks. Vocabulaire choisi d’un article rédigé par l’actuel rédacteur en chef du journal :
– le « drame de Vilnius » (tellement plus romantico romantique que « meurtre »)
– « l‘irréparable et l’indicible » (amusant j’arrive personnellement très bien à définir ses actes).
– « meurtre passionnel absurde » ; Tout article qui se respecte sur un féminicide ne saurait décidément employer les termes « passionnels ».
Les Inrocks ne reconnaissaient pas, nous disaient-ils, Cantat dans le portrait qui en avait été fait par des « journaux dégueulasses« . C’est vrai que je me demande bien pourquoi on ferait un portrait aussi négatif d’un homme qui a frappé une femme au point de lui éclater le nez, s’est ensuite dit qu’elle devait dormir (après une dizaine de coups au visage  c’est en effet une réaction normale) et l’a balancée sur un lit pour ensuite pleurnicher qu’il était malheureux. C’est vrai que je me demande bien pourquoi certain-es le voient comme une ordure alors qu’il a préféré s’étaler sur sa souffrance et ses tentatives de suicide plutôt que de fermer sa gueule et nous laisser un peu respirer.

Les Inrocks en mettant cet homme à la Une, nous envoient un message clair. On peut en France tuer une femme et faire la Une d’un journal comme si de rien n’était, comme si tout cela était de vieilles histoires sur lequel on peut bien tirer un trait. Une femme meurt tous les 3 jours en France sous les coups de son conjoint. Les chiffres ne baissent pas. Cette couverture envoie le signal clair qu’on peut commettre un féminicide et continuer sa vie tranquillement. Cela envoie comme souvent en ce qui concerne les auteurs de violences faites aux femmes, le signal d’une impunité totale. Qu’au fond tout cela n’est pas si grave face au talent, à l’homme écorché qu’il est. Cette couverture contribue à la glamourisation de la violence envers les femmes, à donner aux féminicides un côté romantique et poète maudit dont nous peinons à nous défaire en France. Les média ont le choix d’inviter ou de ne pas inviter Cantat, de l’interviewer ou pas, d’en faire une couverture ou pas. Faire le choix de Cantat en couverture montre que les Inrockuptibles ont décidé de cultiver une culture de l’impunité en ce qui concerne les violences faites aux femmes.

« Assurance viol », le coup de grâce contre le droit à l’avortement au Texas

Info trouvée sur le site Terriennes

Une femme habillée en statue de la liberté se tenait devant le Capitole du Texas (chambre législative et siège du gouverneur de cet Etat du Sud des Etats-Unis) pour protester contre cette législature estivale calamiteuse 2017 qui adopte à la châine des textes contre l'Interruption volontaire de grossesse ou les droits des transgenres.

Une femme habillée en statue de la liberté se tenait devant le Capitole du Texas (chambre législative et siège du gouverneur de cet Etat du Sud des Etats-Unis) pour protester contre cette législature estivale calamiteuse 2017 qui adopte à la châine des textes contre l’Interruption volontaire de grossesse ou les droits des transgenres.
(AP Photo/Eric Gay)

Loi après loi, décret après décret, très habilement, les élus du Texas érigent une barrière infranchissable contre l’interruption volontaire de grossesse, un droit pourtant constitutionnel aux Etats-Unis. En imposant une assurance privée obligatoire aux femmes violées ou abusées qui voudraient avorter, en obligeant les médecins de très jeunes filles victimes d’inceste ou d’abus sexuels à déclarer leurs noms si elles veulent avorter, l’Etat du Sud achève d’interdire, de fait, ce droit fondamental.

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Les mots sont choisis avec soin. Les législateurs texans ont appris à louvoyer pour que leurs textes ne soient pas annulés par la Cour suprême des Etats-Unis. Et en ce qui concerne les tentatives de prohibition du droit à l’avortement, ils ont de la constance. Ainsi, dans l’acte voté le 13 août 2017 au Capitol d’Austin, capitale de cet Etat du Sud héritier des plus rétrogrades sécessionnistes, ils s’attaquent à l' »elective abortion » autrement dit l’interruption volontaire de grossesse (IVG), choisie par une femme en raisons de circonstances qui ne regardent qu’elle, toujours un drame comme le rappelait Simone Veil. Ils l’opposent à l’avortement thérapeutique, nécessaire au sauvetage de la vie d’une femme ou imposé par un accident, bref en cas d’urgence absolue, urgences dont la définition texane exclut « le viol, l’inceste, ou les anomalies du foetus« .

Je suis fier d’annoncer qu’une nouvelle loi vient d’être signée afin qu’aucun Texan ne soit obligé de financer une procédure qui met fin à la vie d’un enfant non né
Greg Abbott, gouverneur du Texas

Par ce vote, ils imposent aux Texanes de souscrire une assurance pour couvrir les frais d’une interruption volontaire de grossesse, si elles veulent y recourir dans l’un des derniers établissement qui pratiquent ces opérations au Texas. Le trio d’hommes, au centre duquel trône le gouverneur Abbott à l’origine de cette idée, pose tout sourire sur les réseaux sociaux pour annoncer au monde la « bonne nouvelle » au monde. Il est entouré du sénateur Bryan Hughes et du représentant Jim Murphy. Tous républicains, tendance Donald Trump et Mike Pence, les croisés du combat anti avortement.

Le gouverneur accompagne la photo de ce commentaire : « Avec une foi absolue dans les valeurs du Texas, je suis fier d’annoncer qu’une nouvelle loi vient d’être signée pour s’assurer qu’aucun Texan ne sera obligé de payer (par ses impôts, ndlr) pour une procédure qui met fin à la vie d’un enfant non né. »

Les opposants à cette loi « pro-vie » (par opposition à « pro-choix ») ont eu vite fait de la renommer « l’assurance viol« . Cet internaute s’interroge ironiquement : « Ma famille est composée surtout de femmes. Devrons nous prendre une assurance lorsque nous viendrons au Texas, ou bien est-ce réservé aux résidents ? »

Mais cela ne suffisait pas, et le surlendemain, le même triumvirat par un nouvel acte, le HB 215, sommait les médecins accueillant des mineures en attente d’IVG, à rendre compte dans un rapport détaillé des raisons, des autorisations, des circonstances, avant de permettre l’opération. Parce que « le Texas doit tout faire pour protéger ces jeunes mères« . De quoi décourager encore plus les derniers médecins résistants, bienveillants envers leurs patientes.

Dans le Austin Chronicle, un hebdomadaire « alternatif » selon Wikipedia, la journaliste Mary Tuma, a trouvé un cas d’école pour illustrer ce qu’il en coûtera désormais à celles qui recourront à l’IVG.

Une « taxe de grossesse » à 64 000 dollars

« Scott Ross et Jeni-Putalavage Ross approchent de leur 21ème semaine de grossesse, avec joie. Il s’agit de leur premier enfant. Mais une visite de routine chez le médecin révèle une rare et sévère malformation congénitale du foetus. Leur bébé ne survivra pas après la naissance. Le docteur recommande une interruption de la grossesse, une décision douloureuse à prendre pour le couple. Scott raconte : « Nous étions très angoissés, mais nous avons compris que notre angoisse, physique et mentale, serait encore plus lourde si nous menions le bébé à son terme. » En raison de complications, Jeni a passé sept jours en soins intensifs. Une fois tout accompli, l’addition médicale s’élève à 64 000 dollars. Heureusement, l’assurance de l’employeur couvrait 90% du total. Mais la nouvelle loi change la donne. « Avec cette loi, nous aurions dû tout payer de notre poche. Et en plus de la douleur liée à la perte de l’enfant, nous nous serions retrouvés dans de grandes difficultés financières », dit encore Scott qui voit ce texte comme une « taxe de grossesse ». « C’est tellement dur d’entendre les élus parler d’avortement volontaire – nous n’avons pas voulu avoir un enfant incompatible avec la vie. Comme tous les avortements, c’était imprévu. » »

Imposer de nouvelles restrictions à des femmes déjà prises dans la douleur et une situation difficile, c’est leur procurer encore plus de stress. C’est déraisonnable
Sealy Massingill, médecin en chef auprès de Planned Parenthood

Selon le magazine Broadly, déclinaison « femmes » de « l’empire » Vice, dans les faits, cela ne changera pas forcément grand chose pour deux raisons principales : d’abord parce que la couverture des avortements est déjà très réduite au Texas en raison d’un système d’assurance sociale quasi inexistant ; ensuite parce que les Texanes concernées, souvent paupérisées, ne connaissent pas leurs droits, et par peur d’être stigmatisées ne recourent pas aux assurances éventuelles.

« Dans ces conditions, les femmes qui ont besoin d’une hospitalisation en raison de problèmes médicaux gravissimes sur leur foetus, en particulier quand elles-mêmes sont malades, serons bannies de l’accès aux soins. Imposer de nouvelles restrictions à des femmes déjà prises dans la douleur et une situation difficile, c’est leur procurer encore plus de stress. C’est déraisonnable » se lamente le Dr Sealy Massingill, médecin en chef auprès de Planned Parenthood (l’équivalent américain du Planning familial) du Grand Texas, interrogée par Broadly.

Et selon le Huffington Post, les conséquences des attaques du Texas contre le planning familial, la contraception ou l’IVG sont déjà visibles : la mortalité infantile a doublé depuis cinq ans. Ce qui fait tâche dans un Etat où la vie des mères et de leurs enfants est errigée au statut de religion. #yaduboulot

Suivez Sylvie Braibant sur Twitter > @braibant1

« 5 mn pour les victimes, 5 mn pour les bourreaux ». Le démon de la symétrie

Un article de  (19/08/2017) trouvé sur le site La pensée du discours

La semaine dernière une militante féministe, Irène Kaufer Briefel, publiait un post critique sur Facebook puis un article dans le mensuel Axelle, à propos d’un colloque organisé en novembre prochain à Charleroi, et intitulé « Regards croisés sur la violence conjugale… la rencontre de deux souffrances ». Parmi les invité.e.s, un psychologue défendant le principe de la « schismogenèse complémentaire », c’est-à-dire la répartition égale de la violence entre les hommes et les femmes. Si l’on sait depuis longtemps que la violence est aussi chez les femmes, et parfois dirigée contre les hommes, il n’est cependant pas possible de parler de répartition égale, la violence des hommes sur les femmes étant très largement et incontestablement supérieure à elle des femmes sur les hommes.

Il y a quelques jours, la première réaction de Donald Trump au meurtre de Heather Heyer par les néonazis de l’extrême droite étatsunienne à Charlottesville, a été de renvoyer dos à dos les suprémacistes blanc.he.s et les militant.e.s antiracistes dans l’expression redoublée on many sides : « We condemn in the strongest possible terms this egregious display of hatred, bigotry and violence on many sides, on many sides » (Donald Trump, 13.08.2017). Récidive le 15 août avec une déclaration sur les « torts partagés » des deux parties.

Ce sont deux des mille exemples de symétrie que l’on rencontre partout dans les discours sociaux : toute opposition binaire entre deux éléments quels qu’ils soient (des gens, des genres, des peuples, des races, des classes, des religions, des belligérant.e.s, des mort.e.s, de simples opinions ou positions) est susceptible d’amener l’argument de la symétrisation, c’est-à-dire la mise en équivalence des éléments en cause.

Le désir de symétrie, outil de l’idéologie

Il existe effectivement un désir de symétrie qui semble être le moteur de bien des discours, et ce, quand bien même et, pourrait-on dire, surtout, quand les deux éléments d’une opposition en miroir ne relèvent pas du même ordre, n’appartiennent pas à la même catégorie, ne se situent pas dans le même contexte, bref, ne sont pas comparables. La destruction des Juif.ve.s d’Europe par le régime nazi fournit une sorte de métaréférence pour dire cet argument, qui a plusieurs formulations ordinaires. Celle qui inspire le titre de ce billet, « 5 minutes pour les juifs, 5 minutes pour Hitler », est une dénonciation ironique d’une symétrisation absurde et monstrueuse, reposant sur l’argument des torts partagés : chaque camp aurait le même temps pour défendre ses positions, dans une sinistre mise en scène de répartition des fautes. Elle est attribuée à Jean-Luc Godard, à propos de l’objectivité à la télévision, et circule sous la forme suivante : « L’objectivité à la télévision, c’est 5 minutes pour Hitler, 5 minutes pour les Juifs ». Je n’ai pas trouvé de source précise ni de contexte, mais sa dimension critique (elle entre dans un discours général sur la télévision comme facteur d’affaiblissement cognitif), son fort coefficient de circulation (on en trouve de nombreuses occurrences en ligne par exemple) et sa déformabilité (la citation est souvent attribuée à la définition de la démocratie) suffisent à en faire un figement inscrit dans la culture discursive contemporaine, qui fonctionne comme un anti-point Godwin. J’en utilise pour ma part une variante, « les juif.ve.s et les nazi.e.s on va vous mettre autour d’une table et vous allez régler vos problèmes », qui met bien en valeur ce qui n’est qu’esquissé dans la précédente : le rôle symétrisateur, égalisateur, objectivisateur effectivement, d’un tiers quasi démiurgique qui déciderait de la comparabilité des éléments ou des positions. La symétrie s’appuie par ailleurs sur un certain nombre de procédés argumentatifs et rhétoriques bien identifiés dans la littérature théorique et pratique et reposant sur la ressemblance  : comparaison, analogie, analogie proportionnelle, appel au précédent. Tout cela fait un ensemble robuste, un module idéologique maniable, résistant et donc fréquent.

Dans ce billet je voudrais examiner deux exemples de symétrisations courantes dans les discours actuels en France, dans la presse et sur les réseaux sociaux, pour montrer comment se fabriquent des « débats », des « polémiques », des « discussions » dont les données symétriques sont présentées comme évidentes, naturelles et objectives, alors qu’elles procèdent d’une construction discursive, argumentative et cognitive parfois sophistiquée. Ce qui m’intéresse, c’est la dimension idéologique forte de la symétrisation, qui parvient à rendre l’imaginaire réel et l’illusion vraie, et qui présente à cellui qui voudrait la contester une sorte de roc pseudo-rationnel inattaquable ; la symétrie est en effet intuitive pour les fonctionnements cognitifs à l’œuvre dans notre culture, alors que l’asymétrie est plutôt contre-intuitive et donc plus coûteuse. On verra dans les exemples qui suivent que, pour tenter de défaire les symétries idéologiques, il faut être équipé.e de beaucoup de pédagogie, de patience et de résistance.

La symétrie blanc/noir et la dénonciation du « racisme antiblanc »

La dénonciation d’un « racisme antiblanc » est un excellent exemple, le meilleur peut-être, de symétrisation idéologique (la question se pose différemment selon les aires géographiques et culturelles et je parle ici plutôt de la situation française ; et je parle de l’opposition blanc/noir mais le « racisme antiblanc » concerne également les arabes et l’ensemble des non-blanc.he.s). L’affirmation de l’existence d’un racisme antiblanc repose sur une analogie : les attaques des noir.e.s fondées sur la couleur des blanc.he.s seraient équivalentes aux attaques des blanc.he.s fondées sur la couleur des noir.e.s, et relèveraient donc du racisme. Je n’ai pas fait de recherche étymologique sur l’origine de l’expression dont l’emploi courant semble daté des années 1980, émanant du Front national pour certains ; aux États-Unis, on parle de « reverse racism« , la notion d’inversion manifestant bien la dimension symétrique. Mais cette symétrie fondée sur l’analogie gomme l’essentiel, c’est-à-dire l’histoire, le point d’énonciation et le contexte. L’histoire : la traite et l’esclavage des noir.e.s, la ségrégation raciale instituée aux États-Unis, la colonisation française et d’autres pays européens ont établi de longue date une domination structurelle des blanc.he.s sur les noir.e.s appuyée notamment sur un racisme d’État inscrit dans les institutions, les lois, les pratiques ; il n’existe donc pas de symétrie entre les blanc.he.s et les noir.e.s, ne serait-ce que parce que cette mémoire est profondément inscrite dans les vies noires actuelles. Le point d’énonciation : l’insulte envers un.e blanc.he impliquant sa couleur de peau s’énonce à partir de l’oppression, de la minorisation, de l’invisibilisation, de la violence institutionnelle et relationnelle et non à partir du principe d’une l’infériorité raciale comme le racisme antinoir.e ; la violence d’un sujet opprimé n’est pas symétrique de celle d’un.e oppresseur.e. Le contexte : en France, on parle encore de « minorités » pour désigner les noir.e.s, les arabes, les asiatiques, sans qu’à cette notion de minorité soit reliée la majorité, qui est blanche, française ou européenne, de souche ou issue de l’immigration européenne. Or la couleur de cette majorité parfaitement visible est, elle, encore invisible et la couleur blanche reste un impensé pour les blanc.he.s, comme le montre bien l’ouvrage de Maxime Cervulle paru en 2013, Dans le blanc des yeux. Diversité, racisme et médias. De plus, on sait grâce à une importante étude de l’INED publiée en 2015 que les attaques envers les blanc.he.s ne font pas système, sont isolées et marginales, et sont donc sans commune mesure avec les discriminations systématiques dont font l’objet les non-blanc.he.s en France actuellement (un bon résumé dans cet article de Libération du 8 janvier 2016).

Il n’y a donc pas de symétrisation possible, pas de miroir inversé, mais pourtant l’idée d’un « racisme antiblanc » s’est assez bien installée dans l’opinion française et étatsunienne, favorisée par les extrêmes droites des deux pays, mais également naturalisée par l’argument de la symétrie, qui présente un ordonnancement du monde rationnel et objectif. Une preuve parmi d’autres : l’article « racisme antiblanc » de Wikipédia francophone, ouvert en janvier 2003, rédigé par 481 contributeurs au 10 août 2017, est curieusement consensuel : d’emblée la notion est présentée comme valide, correspondant à des réalités diverses selon les pays, sa contestation n’est évoquée que marginalement, l’esclavage, la colonisation, l’oppression systémique n’apparaissent que faiblement comme contre-arguments et les références sont majoritairement journalistiques, les chercheur.e.s étant quasiment absent.e.s (la notion de « contre-racisme » notamment, proposée par certain.e.s sociologues, n’apparaît pas), comme les militant.e.s de l’antiracisme politique (voir par exemple la synthèse argumentée de João Gabriell, « De l’urgence d’en finir avec le « racisme anti-blanc ». Réflexions antiracistes« ).

Bref, le racisme antiblanc fait l’objet d’une entrée encyclopédique, non pas comme notion controversée, mais comme réalité à évaluer. L’idéologie symétrique a fait son travail, et c’est sans doute par d’autres outils discursifs et rhétoriques, comme l’inversion à la lettre et par l’humour par exemple, que l’on peut penser sérieusement cette notion, comme le montre le célèbre sketch d’Aamer Rahman, « Reverse racisme », extrait de son spectacle Fear of a Brown Planet.

La symétrie homme/femme et la dénonciation de la misandrie

On retrouve ce désir de symétrie dans les discussions sur le féminisme et les rapports homme/femme. Comme pour le « racisme antiblanc », il s’incarne dans des expressions aux emplois plus ou moins récents comme misandrie, sexisme inversé ou sexisme anti-hommes. La comparaison en miroir est toujours fondatrice : l’hostilité des femmes envers les hommes (misandrie) est présentée comme l’exact symétrique de celle des hommes envers les femmes (misogynie). La symétrie lexicale et étymologique (composition grecque à partir de mîsos, « haine« , et des mots qui désignent l’homme et la femme) aide à la symétrisation cognitive, culturelle et idéologique.

La misandrie est une notion soutenue par des travaux universitaires, essentiellement ceux de Paul Nathanson et Katherine K. Young, deux spécialistes d’histoire des religions qui ont écrit quatre ouvrages sur la question entre 2001 et 2015 : Spreading Misandry: The Teaching of Contempt for Men in Popular Culture (2001), Legalizing Misandry: From Public Shame to Systemic Discrimination Against Men (2006), Sanctifying Misandry: Goddess Ideology and the Fall of Man (2010) et Replacing Misandry: A Revolutionary History of Men (2015). D’autres chercheurs, comme le sociologue Anthony Synnott, travaillent également dans ce sens.

La misandrie est également, et surtout, un argument : elle est au cœur du discours masculiniste qui fait des hommes les victimes des féministes, comme si le combat féministe constituait une violence structurelle envers les femmes. Elle sert aussi d’arme courante contre le féminisme en soi (les revendications féministes seraient plus motivées par la haine des hommes que par un véritable désir de changement des rapports homme-femme), ou contre une forme de féminisme (la misandrie serait un des risques du féminisme, selon Élisabeth Badinter dans Fausse route par exemple).

Mais dans l’ensemble de ces discours, les réalités sociales, les statistiques de l’oppression et de la violence, et le systémisme de la misogynie appuyée sur le patriarcat ne sont pas évoqués. Or, la différence est grande entre une misogynie systémique qui opprime, domine et tue depuis toujours, et une misandrie non systémique qui peut blesser ou choquer individuellement mais qui est sans commune mesure avec la misogynie. Même si la misandrie existait comme émanation du féminisme, la symétrie serait encore une erreur de raisonnement : comme le dit la célèbre pique de Benoîte Groult, « le féminisme n’a jamais tué personne, le machisme tue tous les jours » ; sexisme envers les femmes et misogynie sont donc irrémédiablement séparés du « sexisme inversé » ou misandrie par la dimension systémique des premiers. Si l’existence de la misandrie semble soutenue par la recherche, c’est plutôt le discours militant qui la conteste, et qui remet en cause cette symétrie si désirable : certains billets de blog et articles sont en effet de véritables synthèses argumentatives permettant de défaire avec pertinence l’illusion symétrique, en particulier les trois suivants : « Le mythe du sexisme anti-hommes« , sur  Feminazgul en colère, « Être féministe. Aimer les hommes. Ou pas« , sur Comment peut-on être féministe ? et Le sexisme anti-hommes… et pourquoi il n’existe pas sur Madmoizelle.

L’illusion symétrique est également la cible de la misandrie ironique, discours désormais assez bien installé dans le corpus féministe, et consistant à produire des exemples d’hostilité envers les hommes destinés à moquer le discours sur la misandrie. Le tumblr Misandry y est par exemple entièrement consacré. Mais la misandrie ironique rate parfois sa cible et la protestation récente d’Audrey Pulvar devant le site Adopte un mec et son visuel en est un bon exemple :

(l’ensemble de la discussion à partir de ce tweet est ). Il se trouve que le site et son visuel, construits sur l’ironie, font l’objet de nombreux commentaires et études féministes qui analysent justement cette question de la misandrie ironique. Mais le démon de la symétrie, prenant largement le pas sur l’information, a pris la journaliste dans ses filets.

Bien d’autres exemples pourraient être cités pour montrer à quel point la symétrisation est un argument courant et persuasif, accroché à la passion idéologique de l’harmonie binaire et de l’équivalence rationnelle. C’est un argument qui évite deux choses, la pensée, et l’engagement. Symétriser permet en effet de ne pas penser la complexité d’une situation, ses contextes et ses points d’énonciation, son historicité. Cela permet également de na pas prendre parti, de ne pas entrer dans la lutte conte les oppressions, qui coûte quelques plumes et parfois bien plus. La fameuse déclaration de Desmond Tutu, multidiffusée et semblant usée jusqu’à la corde, garde cependant tout son mordant :

La symétrisation sert à ça : à rester neutre, ce qui implique de justifier l’oppresseur. 5 mn pour les victimes, 5 mn pour les bourreaux ? Au profit des bourreaux, toujours.

Crédits :

  1. Mo, 2015-11-13 « symmetry 6 », compte de l’auteur sur Flickr, CC
  2. Aamer Rahman (Fear of a Brown Planet) – Reverse Racism, Youtube, https://www.youtube.com/watch?v=dw_mRaIHb-M
  3. Tweet d’Audrey Pulvar le 27 juillet 2017
  4. Trois premières lignes de la recherche « Desmond Tutu Oppresseur » de Google image.

droit de réponse à l’islamopsychose

Réflexions sur un texte de Delphine Horvilleur, trouvées sur le site Les mots sont importants.

par Lilim
16 août 2017

Habituellement, je ne lis pas les articles de BibliObs. Ayant croisé cet article « Je choisis librement de me voiler : les limites du féminisme religieux » de multiples fois, ici et là, j’ai finalement décidé de lui accorder une chance. A tort : quelle déception…

Au début, je n’ai pas compris l’intérêt que ce texte a suscité. Il a pour seul effet de nourrir « l’islamopsychose » et de dicter avec arrogance aux femmes musulmanes la bonne manière d’être féministes. Il est truffé de contre-vérités et de relents néo-coloniaux. Et puis j’ai découvert que l’auteure, Delphine Horvilleur, était en fait une féministe de renom. Dommage pour moi : il faut croire que je ne suis pas tombée sur son écrit le plus brillant. Dommage pour nous toutes : cette femme aurait pu être solidaire des femmes musulmanes, elle a préféré les trahir.

Je vais m’arrêter ici sur sept moments de cet article, et m’amuser à les décortiquer, mais avant tout laissez moi me présenter en quelques mots, pour préciser d’où je parle : je suis franco-tunisienne, de confession musulmane, fille d’immigrés, et je porte le foulard.

1. « Le scénario est connu et trouve fréquemment le chemin des plateaux télés. Une femme à la tête couverte, généralement élégante, cultivée et se disant « féministe », est invitée à témoigner devant un homme politique, un journaliste ou un intellectuel. »

Le scénario auquel l’auteure fait ici référence, c’est « l’Emission Politique » sur France 2 qui a donné la parole à Attika Trabelsi face à Manuel Valls en janvier dernier. Il faut croire que l’on ne regarde pas la même télé, car ce scénario est plutôt unique en son genre, ce n’est en tout cas pas le chemin le plus courant que prennent les médias. J’ai tout de même ardemment cherché dans ma mémoire… Mais non, à l’exception de la sociologue Hanane Karimi qui, telle une justicière, prend de son temps pour porter dans le débat public une voix dissonante parce que féministe et décoloniale, je ne retrouve aucune autre femme qui soit conforme à cette plaisante description et que la télévision se plairait à inviter. Personnellement, dans mon fil d’actualités, le seul média dominant qui, suite à l’affaire burkini, a eu le bon sens de donner la parole aux premières concernées, femmes françaises de confession musulmane, c’est le New York Times – qui, « obviously« , n’est pas français. Et si certains médias écrits comme Mediapart ou Slate ont publié sur le sujet des articles de fond objectifs, et de qualité, et si enfin Libération a ouvert ses colonnes à une (remarquable) tribune de Karima Mondon, on ne peut guère en dire autant des grands médias audiovisuels, et même de la grande presse.

2. « Cette femme dit « JE », et pourtant il y a comme un malentendu : y résonne étrangement le « NOUS » de revendications communautaires, la voix de groupes identitaires qui s’abritent derrière l’histoire individuelle. »

Alors attention, c’est ici, avec ce délire je / nous, que commence « l’islamopsychose ». Le « je » cacherait en fait sournoisement un « nous ». Cette femme serait tout autant une agente du « nous », qui veut s’imposer dans « notre » société, qu’une victime du « nous », qui lui soustrait son autonomie individuelle. L’auteure nous précise plus loin qu’il y a « pression d’un NOUS collectif, qui imposerait les codes ou les dogmes d’un « groupe » d’appartenance ». Je vais vous révéler un petit secret : l’auteure a raison ! Il semble bien qu’il y ait un « nous » qui s’abrite derrière Attika Trabelsi. Mais désolée de vous décevoir : ce « nous » n’est pas une horde d’hommes musulmans monstrueux qui veulent imposer le voile à toutes les femmes du monde. Ouvrez grands vos yeux : le « nous » caché derrière Attika Trabelsi, c’est en fait l’association Lallab, une association lumineuse, de femmes brillantes, déterminées et enthousiastes, voilées et non voilées. Cette association défend le droit de chaque femme à s’auto-déterminer et met en lumière le récit de la diversité des femmes musulmanes en France.

3. Selon l’auteure, nous considérerions que la laïcité « empêche des femmes (ou des hommes) de dire JE, et d’être des sujets pleinement aux commandes de leur existence, des individus capables de décisions autonomes ».

Nous serions donc contre la laïcité. Petites rectifications, madame l’auteure. D’abord, personne dans ce débat n’a jamais déploré que la laïcité empêche de dire « je » ! Je ne sais pas où vous avez trouvé cette idée saugrenue. Je dénonce assurément tout un tas d’individus qui considèrent que je suis influencée par le « groupe » dans mon choix de porter le foulard, je revendique donc la capacité de dire que « je » suis maîtresse de mes choix, indépendamment du groupe. Mais ceci n’a rien à voir avec la laïcité. Là, j’avoue, je ne comprends pas votre logique.

Ensuite, je considère tout comme vous que la laïcité garantit bel et bien pour un individu « la possibilité, quelles que soit ses croyances, ses ancrages ou sa culture, d’exister et de parler dans l’espace public », et je déplore bel et bien qu’une entrave soit faite à cette possibilité, mais je considère que cette entrave n’est en aucun cas la laïcité : c’est plutôt l’instrumentalisation qui en est faite, et la promotion d’une « nouvelle » laïcité falsifiée, dévoyée de son sens premier. Cette « nouvelle » laïcité s’est traduite par exemple par la loi de 2004 qui a exclu des jeunes filles portant le foulard de l’éducation, ou par les arrêtés municipaux anti-burkini qui ont chassé de la plage des femmes couvertes. Les sages du Conseil d’Etat, plus haute juridiction administrative française, se sont d’ailleurs prononcés contre ces deux mesures anti-laïques.

4. « Ces femmes qui disent légitimement « Je suis un sujet de plein droit, autonome et souverain dans sa décision » ont raison de l’affirmer mais elles oublient de dire qu’elles le sont grâce à la République… »

Voici une phrase qui place l’auteure, au moment où elle ose l’écrire, dans une posture néo-coloniale stupéfiante. Quelle arrogance ! Cette phrase nous ramène à l’époque de la République française coloniale, qui se donnait pour « mission civilisatrice » de sauver les femmes musulmanes du patriarcat arabe dans ses colonies (la réalité impérialiste n’étant bien sûr rien d’autre qu’une instrumentalisation du féminisme pour justifier l’exploitation de ressources étrangères). Demanderait-on aujourd’hui à une femme blanche, non musulmane de se montrer reconnaissante envers la République qui lui offre si généreusement d’être libre et autonome ? Cette phrase de l’auteure sous-entend que la République viendrait hisser les pauvres femmes musulmanes soumises à un statut de sujet de plein droit, autonome et souverain dans ses décisions. Il me paraît opportun de rappeler que cette République n’est pas de manière innée garante des droits des femmes, que celles-ci ont au contraire dû se battre – et qu’elles se battent encore – pour les conquérir. Dans cette si belle République qu’il nous (femmes musulmanes) faudrait vénérer, il existe encore des inégalités de salaire homme / femme, des violences conjugales meurtrières, des viols / harcèlements, des représentations extrêmement dégradantes de la femme dans la publicité, les jeux vidéos, le cinéma, les clips musicaux…

Et non, dans notre cas ici, ce n’est précisément pas « grâce à la République » que nous existons comme sujets autonomes, puisque bien au contraire, les représentants de la République nous dénient le droit de porter le foulard, donc le droit de disposer de nous-mêmes – et c’est justement pourquoi nous devons, contre eux, le réaffirmer !

Quant aux interprétations de notre tradition religieuse, il existe effectivement des oppressions faites aux femmes de manière abusives au nom du religieux. Mais de là à dire comme l’auteure que ces interprétations feraient « toujours » du féminin « le genre de la dépendance, de l’éclipse ou de la soumission », c’est absolument essentialiste, et complètement faux.

5. « La liberté de sujet que ces femmes revendiquent les oblige, comme elle oblige chacun d’entre nous, à exiger que d’autres y accèdent. Ne pas le reconnaître est un refus de responsabilité. »

Sous-entendu : on ne défendrait peut-être pas assez le droit des femmes à ne pas porter le foulard. Bon, j’ai compris avec le temps qu’il n’est pas nécessaire de s’acharner à s’innocenter de points de vue ou d’attitudes qu’on nous attribue arbitrairement, parce que nos paroles tombent dans des oreilles qui ne les entendront jamais, parce qu’elles ne le veulent pas. On a affaire en fait, à nouveau, à une injonction néo-coloniale de l’auteure : on a le droit de revendiquer notre liberté de sujet, mais ce droit est soumis à conditions ! L’auteure nous oblige à nous positionner en retour de ce droit. Ah non, pardon : ce n’est pas seulement « nous » les femmes musulmanes portant un foulard qui sommes obligées, mais « chacun d’entre nous » c’est-à-dire tout le monde… même si l’auteure nous fait l’honneur d’un article rien que pour nous ! Dans ce cas, elle pourrait écrire aussi un texte spécialement adressé aux politiques, pour exiger d’eux qu’ils reconnaissent la liberté de sujet des femmes musulmanes, et leur droit de se vêtir comme elles le veulent. Elle l’a peut-être déjà fait, je lui accorde le bénéfice du doute – un petit doute…

6. « Voilà ce qui continue de m’étonner quand j’entends ce discours « féministe religieux » : il exige de la République ce qu’on n’entend pas ces femmes exiger de la pensée religieuse, à savoir la possibilité d’y être entendues et autonomes, en possession de leur corps, sujets dans la discussion et pas sujets de discussion, capables d’interpréter le texte et de condamner la violence exercée en son nom contre les femmes. »

A nouveau une contre-vérité incroyable ! Il est étrange que les voix nombreuses et diverses du féminisme musulman, qui s’élèvent partout dans le monde contre les autorités politiques et religieuses bafouant le droit des femmes, ne soient pas parvenues aux oreilles de l’auteure, alors même qu’elle se vit elle même comme féministe et religieuse, féministe juive. Hmmm ! Quant à « nous », je nous renvoie à l’ouvrage Féminismes islamiques de la sociologue Zahra Ali.

7. « Elles oublient de rappeler qu’aujourd’hui encore, bien des femmes sont menacées par les traditions religieuses, précisément quand elles essaient d’exercer cette autonomie de sujet, et que dès lors, le « féminisme » qu’elles revendiquent les engage, notamment à reconnaître que certains vêtements ou certains rites sont « chargés » de la douleur de celles à qui on dénie ce statut d’individu souverain. »

L’oppression que l’on fait subir à une femme en la forçant à porter le foulard est aussi « douloureuse » que l’oppression que l’on fait subir à une femme en la forçant à retirer le foulard. En faisant longuement référence aux femmes qui souffrent d’une oppression faite au nom du religieux, c’est comme si l’auteure tentait ici de rendre illégitime la revendication du droit de celles qui souhaitent s’émanciper par le religieux. Sincèrement, je n’irais pas jusqu’à dire que l’auteure instrumentalise la souffrance de certaines femmes pour justifier la discrimination d’autres femmes, mais j’affirme tout de même qu’il y a deux types de discours : ceux qui condamnent clairement toutes les oppressions et ceux qui zigzaguent pour justifier la stigmatisation et discrimination des femmes musulmanes qui choisissent de se couvrir.

Et voilà comment BibliObs publie oklm ce type de propos. Liberté d’expression me dira-t-on. Soit, double soit, mais alors liberté d’expression pour tout-t-es ! Que la parole publique soit offerte aux différentes voix de manière égalitaire ! J’espère que BibliObs publie des avis contradictoires, pour donner à ses lecteurs et lectrices une vision un peu plus globale, et alimenter leur esprit critique plutôt que leur « islamopsychose ». Ceci dit, cet article repose peut-être sur un concept philosophique du « je/nous » qui n’est pas à la portée de mon intelligence ! A l’heure où j’écris cette réponse, cet article a quand même reçu l’approbation de milliers de likes sur Facebook, donc comprenez que je sois perplexe – je suis peut-être passée à côté de quelque chose de transcendant !

Bien à vous, qui m’avez lue jusqu’au au bout.

PS : Je dis « je » dans mon texte, alors je vous rassure : c’est bien « je » qui s’exprime. Mais bon, méfiez-vous quand même ! Dieu Seul sait : je cache peut-être un « nous » qui pense comme moi que l’article de Delphine Horvilleur est ridicule et qui en a marre d’entendre parler tout le temps du voile, ce faux problème créé pour nous détourner des vraies questions [1].

Sexisme carcéral

 

Protestation contre une note de la direction de la prison de Rennes

(trouvé sur le site Les mots sont importants)
7 août 2017

Le 22 juin dernier, des prisonnières incarcérées à Rennes ont écrit un texte pour dénoncer les interdits vestimentaires racistes et sexistes que leur impose la direction de la prison. Elles en appellent à la solidarité militante et féministe, pour lutter en particulier contre une énième note produite par la direction début juin. Cette note hallucinante, que nous reproduisons ici, est clairement discriminatoire, raciste, sexiste ; elle attaque directement les prisonnières dans leur droit à disposer de leur corps. On retrouve ici les mêmes injonctions qui pèsent sur les collégiennes et les lycéennes (interdiction de porter le foulard, contrôle de la « décence » des tenues, etc.) et, derrière, les mêmes logiques institutionnelles infantilisantes, sexistes et racistes. Leur lettre n’a que peu circulé pour le moment : nous la reproduisons également. Une pétition a été lancée et un rassemblement de soutien aux prisonnières a eu lieu le 5 août à 9h devant l’entrée du Centre pénitentiaire de Rennes [1].

 

Nous publions ici la lettre écrite par les prisonnières :

Prisonnières du CPF de Rennes
18 bis, rue du Châtillon
35031 Rennes Cedex
Rennes, le 22 juin 2017

Madame, Monsieur,

Nous sommes des filles, mères de famille, femmes, détenues au Centre Pénitentiaire pour Femmes de Rennes.

Nous souhaitons aujourd’hui vous alerter sur les différentes notes produites par la Direction de CPF qui portent atteinte à notre intégrité de femme et qui surtout, heurtent violemment notre pensée féministe.

Suite à la dernière note produite par le directeur du CPF, nous avons décidé de porter le débat sur la place publique et demander le concours et soutien de voix publiques, militantes, légales,… féministes.

L’amalgame qui est fait dans cette dernière note, que vous trouverez ci-joint, est à nos yeux, raciste, discriminatoire, anti-liberté de culte et d’expression, misogyne, insultant pour les femmes que nous sommes… et totalement contraire à nos droits humains.

Nous pouvons jouer la carte de la provocation ou celles de la confrontation non pensée, non organisée et au final, vaine. Ce sera ainsi permettre à la direction du CPF d’avoir le dernier mot, puisqu’elle dispose de moyens « légaux » mis à disposition par la Direction de l’Administration Pénitentiaire, pour réprimer brutalement et injustement, à l’abri des murs et loin du législateur, en plus de rajouter hors de toutes juridictions, des peines d’incarcération allongeant la peine initiale de détention*.

Mais nous ne voulons pas de cette voie-là. Nous choisissons la voie du militantisme et celle du féminisme. Nous voulons porter notre parole hors des murs.

C’est pour cette raison que nous vous contactons pour solliciter votre aide dans notre résistance à ces brimades sur notre pensée et cette tentative de contrôle sur notre corps.

Nous voulons faire cesser ce discours, ces pratiques et ces mots spécifiquement utilisés, d’un autre temps. Les femmes prisonnières n’ont plus à être traitées comme « des femmes de petite vertu » (sic) qui n’ont d’autres perspectives heureuses que d’être enfermées dans des couvents, à la merci de religieuses aigries.

Aidez-nous en portant le débat sur la voie publique et en diffusant le plus largement possible ce courrier et la note ci-joint.

Comptant fortement sur votre soutien.

Bien cordialement,
Nous (certaines) prisonnières identifiées du CPF de Rennes

* Sanction disciplinaire :
Un compte rendu d’incident (CRI) est à un rapport établi par un agent pénitentiaire à une détenue sous quelque prétexte que ce soit. Cela donne lieu à un entretien avec un officier de détention qui vous signifie que vous êtes convoquée à une commission disciplinaire. Lors de cette commission, vous serez condamnée à être confinée plusieurs jours dans votre cellule, ou isolée seule dans une division totalement vide d’autres occupants, ou encore à un séjour au mitard. En plus de cette humiliation, vous subirez un retrait de jours de RPS (remise de peine) déjà acquis et une peine supplémentaire de prison, pouvant aller jusqu’à quatre mois, voire plus.

Et voici le contenu de la note qu’elles dénoncent :

NOTE A L’ATTENTION DES PERSONNES DETENUES
N° 32 / 17

Objet : Rappel des consignes du règlement intérieur sur le respect des tenues vestimentaires des personnes détenues au CPF de Rennes

Afin de respecter la sensibilité des personnels, des personnes détenues et les règles de vie en collectivité, je tiens à vous rappeler les consignes suivantes de tenue vestimentaire que chaque personne détenue se doit respecter, sous peine de sanction disciplinaire :

-Les vêtements de type djellaba ne sont pas autorisés en dehors et au-delà de la cellule (interdit de port en salle commune des divisions, sur cour de promenade,…)

-Tout vêtement ou signe de caractère religieux n’est pas autorisé en dehors et au- delà de la cellule.

-Les vêtements laissant paraître des parties du corps dénudées doivent être interdits au-delà de la cellule. Il en est ainsi des vêtements suivants :

-short court (en deçà du genou)
-débardeur (laissant paraître la poitrine et les bras nus)
-tee-shirt court (laissant paraître la partie basse du ventre)

Ces vêtements peuvent être autorisés uniquement sur cour de promenade (en période estivale) sous réserve d’être portés lors des mouvements sous des vêtements dissimulant la partie dénudée du corps.

-Les maillots de bain ne sont autorisés qu’exclusivement sur la cour de promenade. Lors des mouvements, ils doivent donc être dissimulés sous un vêtement plus habillé (n’est pas considéré comme vêtement habillé une simple serviette ou foulard autour du bassin ou des épaules).

-Lors d’entretien ou d’audience (avec des personnels, des intervenants, des experts ou des avocats,…), le port de chaussons, claquettes, short, débardeur, pyjama est strictement interdit.

Ces règles sont édictées pour respecter le principe d’une tenue vestimentaire dite correcte respectant la pudeur et la sensibilité de chacun.

Rennes, le 02 juin 2017

Le Chef d’Établissement,

Y. BIDET

Notes

[1] 18Bis rue de Châtillon[[Voir l’annonce sur le site d’information locale Expansive : https://expansive.info/Soutien-aux-prisonnieres-du-centre-penitentiaire-de-Rennes-549

Françoise Vergès (politologue) : « Comment le capitalisme gère-t-il le ventre des femmes racisées ? »

Un article du site Alternative libertaire

Françoise Vergès revient dans cette interview sur les circonstances qui ont abouti à l’écriture de son livre Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme (Albin Michel, 229 p., 20 euros). Dans les années 1970 des milliers de jeunes femmes ­réunionnaises subissaient des avortements forcés tandis qu’en métropole les féministes se battaient pour le droit à l’avortement. Comment expliquer cette différence de traitement et comment nous invite-t-elle à repenser le féminisme ? Quel lien existe-t-il entre le ventre des femmes, les politiques des États-nations et la configuration du capitalisme ?

AL : Qu’est-ce qui t’a conduite à faire ce livre ?

Françoise Vergès : Plusieurs questions sont venues à moi. D’abord, pourquoi les outre-mer sont rarement présentes dans les analyses postcoloniales [1] en France ? Elles se focalisent sur les banlieues et l’immigration et très rarement sur les outre-mer qui sont, en tant que territoires issus de l’empire esclavagiste (Antilles, Guyane, La Réunion) et post-esclavagiste (Nouvelle-Calédonie, Mayotte, terres du Pacifique), symptomatiques de la postcolonialité républicaine. Qu’est-ce que cet oubli nous dit du rapport de la gauche et de l’extrême gauche aux outre-mer ?

Ensuite, pourquoi le féminisme des années 1970 – je parle du Mouvement de libération des femmes (MLF) – ignore-t-il la question des femmes racisées d’outre-mer ? Pourquoi, dans l’histoire du féminisme français, les luttes des femmes esclaves et colonisées sont-elles écartées ? Or, si on aborde le féminisme en incluant les luttes des femmes esclaves, marronnes, colonisées [2], la périodicité et la spatialité du récit féministe en sont complètement changées.

Pour revenir au « ventre des femmes » : à partir du XVIe siècle, les États européens s’intéressent à la gestion de la population et au nombre d’enfants que font les femmes, quels corps et combien en envoie-t-on à l’usine ? à la guerre ? dans les champs ? etc. Les registres les plus rigoureux que nous avons à disposition à cette époque étant ceux des plantations, la gestion des corps, et particulièrement du corps des femmes, qui s’opère dans les colonies est donc très importante à analyser.

Donc l’État choisit quelles femmes ont le droit de donner ­naissance.

Françoise Vergès : Le point de départ de l’ouvrage est le suivant : en juin 1970, un médecin trouve une jeune fille de 17 ans dans un état comateux suite à un avortement. La police est prévenue et l’enquête révèle que des milliers de femmes ont été victimes d’avortements et de stérilisations sans consentement, c’est-à-dire qu’après leur avoir menti, on les endormait et au matin, elles étaient avortées, et ce, dans une clinique de l’île qui appartient à un homme puissant de la droite locale. Le scandale est tel qu’il est relayé par des journaux et organisations politiques de gauche en France.

Le verdict du procès est rendu début mars 1971, soit deux mois avant la parution du Manifeste des 343 femmes [3] dans Le Nouvel Observateur qui déclarent publiquement avoir avorté. Or le MLF ne dira mot sur ce qui s’est passé deux mois avant à La Réunion, alors même que Le Nouvel Obs avait couvert l’affaire. La lutte pour l’avortement et la contraception en France est conçue par le MLF comme une lutte qui concerne toutes les femmes de la même manière. Or, ce que nous montre le scandale de La Réunion, c’est que l’État choisit quelles femmes ont le droit de donner naissance (les femmes métropolitaines blanches), et lesquelles ne l’ont pas (les femmes racisées des outre-mer).

Au procès, les médecins déclarent s’être sentis entièrement légitimes dans leur pratique et ils avaient raison. Tout un système a non seulement rendu leur pratique possible, il l’a encouragée. Les médecins et la clinique se sont aussi considérablement enrichis, car les femmes avortées et stérilisées étant pauvres, l’acte était remboursé par la Sécurité sociale – sous un autre nom évidemment puisque l’avortement était toujours un crime – et le plus souvent surfacturé.

C’était un business lucratif, et à ce sujet un médecin, à l’occasion de la présentation de mon livre à La Réunion, m’a confié qu’on lui disait alors qu’il faisait ses études de médecine à Lyon : « Tu veux te faire des couilles en or ? Alors va à La Réunion et pratique des avortements. » Les seuls condamnés ont été un médecin d’origine marocaine et un infirmier réunionnais d’origine indienne (un « malbar »). Aucun médecin blanc n’a été inquiété, ni bien sûr le directeur de la clinique. Un profond racisme animait les médecins qui n’avaient aucun scrupule à mutiler les corps des Réunionnaises, pouvant pratiquer des avortements non consentis jusqu’à plus de sept mois de grossesse !

Comment l’État choisit-il les femmes qui doivent procréer et celles qui ne le doivent pas ?

Françoise Vergès : Pour répondre à cela il faut partir d’un fait : les millions d’Africains déportés avaient tous une mère. Or le rôle du « ventre » des femmes africaines, ponctionné par la traite pendant des siècles, reste invisibilisé, pourquoi ? Ensuite dans les colonies, la reproduction de la main-d’œuvre esclave prend plusieurs formes. Aux États-Unis, à partir de l’abolition de la traite en 1808, les colons mettent en place une « slave breeding industry ». Les femmes esclaves sont violées, accouchent, violées de nouveau… L’État de la Virginie sera à la pointe de cette industrie. Dans les colonies esclavagistes françaises, s’il y a de la reproduction locale, le choix est d’abord d’assurer la reproduction par la traite. D’où le déséquilibre énorme entre hommes et femmes, puisque les colons veulent des hommes – le ratio général admis a été de deux tiers d’hommes, un tiers de femmes. Il faut donc s’intéresser à la gestion du ventre des femmes du Sud global dans la reproduction d’une main-d’œuvre racisée, sexualisée, précarisée, genrée et mobile où jouent prédation, ponction, et reproduction au service du capital [4].

C’est une situation coloniale qui perdure sous d’autres configurations.

Françoise Vergès : À partir de cette histoire, je me tourne vers la question plus générale : comment le capitalisme gère-t-il le ventre des femmes et notamment des femmes racisées [5] ? Comment le capitalisme global traite-t-il les femmes du Sud ?

Et là, j’en viens à la période qui suit la Seconde Guerre mondiale. La France qui participe à la création de l’ONU et de l’Unesco doit reconfigurer son empire colonial tout en préservant ses intérêts mais dans un contexte de condamnation universelle du racisme, de reconstruction de la France, de guerre froide, de construction de la Communauté européenne, de décolonisation, des luttes ouvrières et de reconfiguration du capitalisme français et mondial. L’État, qui a besoin des ressources des colonies mais ne peut plus les appeler « colonies », propose l’Union française (une construction asymétrique qui durera cependant quelques années), mais déclare que le développement des départements d’outre-mer est « impossible ».

Deux politiques s’imposent : l’émigration et le contrôle des naissances. Émigration, ce sera le Bumidom : des dizaines de millier d’Antillais et d’Antillaises, de Guyanais et de Guyanaises et de Réunionnais et Réunionnaises sont envoyé.es en France pour occuper les postes les plus prolétarisés de catégorie C des services publics ou travailler dans les usines. Les femmes sont recrutées pour des fonctions de catégorie C, pour l’industrie du soin ou pour de la domesticité. Plutôt que de développer ces territoires on va donc les condamner, ce qui fait écho aujourd’hui avec la situation en Guyane, c’est une situation coloniale qui perdure sous d’autres configurations. Contrôle des naissances : ce seront les avortements et stérilisations forcés, la distribution de la pilule, du Depo-Provera [6] aux femmes racisées des outre-mer, tout cela au nom de la norme et de la condamnation de la « surpopulation ».

La Protection maternelle et infantile (PMI) et le Planning familial encouragent les femmes à prendre la pilule et le stérilet, et les envoient à la clinique où elles sont avortées sans consentement. La propagande est intense, radios, journaux, affiches montrant une femme ployant sous les enfants avec en grandes lettres « Assez ! ». En France, par contraste, l’État affirme une politique résolument nataliste.

On va faire le choix politique d’instaurer le contrôle des naissances.

Françoise Vergès : Dans les années 1960-1970, à La Réunion, les Gros Blancs (grands propriétaires terriens réunionnais, souvent descendants d’esclavagistes) commencent à vendre leurs terres à des grandes multinationales, des usines ferment et la mécanisation s’installe dans l’agriculture, dans les usines et dans les ports. Le chômage ­s’établit durablement, il est contemporain de l’arrivée de la société de consommation et de la création d’une classe moyenne de fonctionnaires au salaire majoré. L’argument de « surpopulation » vient à point : il justifie émigration et contrôle des naissances, éloigne la peur d’une décolonisation – les partis et mouvements anticoloniaux sont alors puissants. Il justifie aussi le non-développement, divise les subalternes entre « bons » assimilés et anticoloniaux.

Cela n’aurait pu se faire sans la complicité active de Réunionnaises et de Réunionnais…

Oui, et c’est très important de comprendre comment se fabrique le consentement à une idéologie car pour élaborer la dissidence, ne faut-il pas comprendre les stratégies du consentement ? Pourquoi les opprimé.es adoptent-ils et elles le langage des oppresseurs ? Car s’il est légitime que les femmes aient accès à la contraception et à l’avortement, comment les abus de pouvoir et les politiques racistes ont-ils pu être déployés si massivement ? Avec quels intermédiaires ?

Un État n’exerce pas son pouvoir uniquement pas la répression. Dans les DOM, l’État français réprime, matraque – et il matraque très fort : toute grève, tout mouvement social sont considérés comme insurrectionnels. De toute mon enfance et adolescence à La Réunion je n’ai jamais connu une élection sereine. L’État emprisonne, censure, mais il fait aussi une offre. D’une part, les Réunionnais et les Réunionnaises deviennent comme les « Français » à condition de s’éloigner de leur propre culture, langue, histoire de résistance ; d’autre part, l’offre ne s’adresse plus seulement aux Gros Blancs, mais aussi à une nouvelle classe sociale, la petite-bourgeoise réunionnaise qui n’est plus blanche, et qui va s’enrichir un peu tout en fournissant des allié.es.

Une partie de cette nouvelle classe sociale, d’où seront issues les assistantes sociales, va se faire le relais de ces politiques, elles reprennent à leur compte des déclarations méprisantes et racistes envers le peuple (« ces gens font trop d’enfants », « ils sont inéduqués », etc.) et vont adopter l’idéologie hygiéniste des campagnes d’État sur ce qu’est un bon père, une bonne mère… Bien sûr il y a eu des résistances. Dans les années 1960, on cachait les enfants quand les assistantes sociales arrivaient.

Sur la question de l’émigration comme politique pour soulager « le marché de l’emploi », il faut souligner que pendant que des milliers de travailleurs et travailleuses des outre-mer sont envoyé.es en France, des milliers de fonctionnaires blancs, masculins arrivent. Quand j’étais petite, les médecins, les fonctionnaires, les professeurs étaient tous des Blancs. Cela va s’accompagner de l’imposition d’un nouveau mode de vie, le monde local est recouvert par l’attractivité de la blanchité (l’homme blanc est « courtois, poli, distingué », contrairement au Réunionnais qui serait « vulgaire »). Des nouvelles normes sociales s’instaurent. Par exemple il faut boire du whisky plutôt que du rhum, car le rhum devient un truc de prolo. Tout cela fait partie d’un appareil en place pour pacifier une société. Et les plus racisé.es à La Réunion restent les Noir.es.

Le « développement impossible » s’accompagne du renforcement de la dépendance à la France : les produits locaux disparaissent, les importations de France augmentent. Petite, je mangeais de la viande de Madagascar, aujourd’hui entre 70 et 90 % des produits consommés dans les outre-mer sont importés.

Tu as des mots durs dans ton livre envers le MLF en affirmant que faute d’avoir su se « provincialiser », il a ouvert la voie à un féminisme réactionnaire ?

Françoise Vergès : Oui, c’est un mouvement qui aurait pu devenir un grand mouvement d’émancipation et qui a totalement raté ce tournant. Le MLF portait quelque chose car il s’attaquait à l’État et au patriarcat. Mais en oubliant la racisation du patriarcat et du capital, l’impérialisme et les politiques de racialisation, il a pu être progressivement blanchi. On a vu naître dans les années 2000 un féminisme obsédé par le foulard, la laïcité, etc. On a vu apparaître un « féminisme national », un fémo-nationalisme civilisationnel. Et beaucoup de mouvements radicaux sont aujourd’hui confrontés à leur propre racisme.

La classe et la race se logent au cœur du patriarcat. Le blanchiment des luttes fait qu’aujourd’hui on peut entendre parler de féminisme à l’extrême droite !

L’islamophobie est le cœur de ces féminismes qui n’ont rien à dire sur l’intervention au Mali, sur les politiques impérialistes de ­l’État français. La seule chose sur laquelle ils ont quelque chose à dire c’est l’islam. Le mot capitalisme ne sort pas de leur bouche.

Bien sûr que les droits des femmes sont essentiels mais ces droits ne peuvent pas être l’horizon de l’émancipation des femmes. Que j’aie ces droits ne libère pas la société car d’une part toutes les femmes n’y ont pas accès pour des questions de classe et de race. Et d’autre part, l’horizon du féminisme, c’est l’émancipation de la société tout entière. C’est pour cela que je propose dans mon livre de décoloniser et provincialiser le féminisme, c’est-à-dire d’être attentifs et attentives aux oppressions différentes que vivent les femmes dans le monde. Il y a un patriarcat qui emmerde les femmes partout, mais il faut affiner. Parler d’un féminisme français est totalement contradictoire avec l’idée du féminisme. Le féminisme ne devrait être que antiraciste, anticapitaliste, anti-impérialiste et donc internationaliste.

Propos recueillis par Bernard Gougeon (AL Tarn)

En France, on meurt parce qu’on est une femme

Le 08 mars 2004, photo de 200 silhouettes symbolisant des victimes de violences conjugales installées par l'association SOS Femmes à Nantes | FRANK PERRY / AFP
Le 08 mars 2004, photo de 200 silhouettes symbolisant des victimes de violences conjugales installées par l’association SOS Femmes à Nantes | FRANK PERRY / AFP

Titiou Lecoq sur Slate

Parfois, germent des idées dérangées et/ou dérangeantes dans les esprits des journalistes. C’est ce qui a dû m’arriver l’an dernier, le soir où j’ai mis en place sur mon adresse mail une alerte Google sur les termes «femme + mort» et «femme + homicide» avec une récurrence quotidienne.

Ca veut dire que depuis des mois, tous les soirs, je reçois deux mails me faisant la liste des publications parues ce jour sur la partie de l’internet recensée par Google et contenant ces termes.

Au milieu des méandres marécageux de mon esprit, il y avait tout de même un objectif. Je cherchais à avoir un aperçu des décès de femmes commis par leurs proches, et principalement par leurs conjoints. (J’ai vu quelques cas de fils ayant tué leur mère mais très peu.) Je voulais mesurer l’ampleur du phénomène et constater par moi-même cette statisque qu’on connaît tous: une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint.

Le ministère (ou secrétariat d’État) publie des statistiques par année révolue. Mais pour les années en cours, on est obligés de passer par la couverture en PQR: elle recoupe presque exactement les chiffres officiels. La PQR traite à peu près tous les cas de morts violentes, à tel point qu’on aboutit aussi à un décès tous les trois jours.

Mais j’ai découvert que cette statistique est en grande partie fausse. Pas le chiffre évidemment –malgré quelques variations selon les années, et les périodes de l’année. Ces derniers mois, j’ai pu constater des semaines au bilan très lourd. D’autres où il ne se passait rien sans que je parvienne à m’expliquer ces fluctuations. Il y a des moments de l’année plus meurtriers: les fêtes familiales notamment. Parfois, le conjoint choisit la date d’anniversaire de la victime.

C’est surtout la formulation de la statistique qui s’est révélée fausse. «Sous les coups de son conjoint». Ça me faisait penser qu’il s’agissait de femmes battues dont la tête avait un jour heurté plus violemment le carrelage de la cuisine ou dont le conjoint n’avait cette fois là pas voulu s’arrêter avant l’hémorragie mortelle. D’ailleurs, ce genre de campagne de sensibilisation véhicule le même stéréotype.

En réalité, ce n’est pas une gifle ou un coup de pied qui aurait malencontreusement entraîné la mort. L’homicide involontaire est l’exception, il représente moins de 10% des cas. Bien sûr, avant la mise à mort, il y a souvent eu des violences mais ces femmes ne meurent pas de coups. Elles meurent parce qu’on a décidé de les tuer. Dans plus de 90% des cas, il y a volonté de tuer. Pénalement ce sont des meurtres – parfois même avec préméditation, ce qu’englobe l’assassinat. En France en 2017, on tue sa femme en général de deux façons: on la plante au couteau ou on lui tire dessus avec une arme à feu, souvent un fusil de chasse.

Jean-Pierre, 58 ans, a choisi un autre mode: il a attendu que son ex compagne, Nicole, 47 ans, sorte d’une supérette et il lui a foncé dessus en voiture. Le mari de Doris, 60 ans, a choisi la batte de base-ball. Après 33 ans de mariage, il la soupçonnait d’infidélité. C’était en janvier dernier. En mars, Frédéric, 86 ans, atteint d’Alzheimer a tué Marcelle, 90 ans, à coups de casserole. Il a déclaré «elle a ce qu’elle mérite. Je l’ai fracassée». Le 12 juin dernier, c’était l’anniversaire d’Émilie, 34 ans. Son mari dont elle venait de se séparer, Guillaume, 37 ans, mécanicien, lui a ligoté les chevilles et les poignets sur les rails d’un TGV Paris/Nantes. D’après l’autopsie, elle était vivante au moment du passage du train. En mai, avec le calvaire de Marion, 41 ans, j’ai découvert la qualification légale de «viol ayant entraîné la mort».

Des femmes que l’on les croise tous les jours

Je me trompais donc sur la nature du phénomène mais également sur son ampleur. Ces femmes tuées par leurs conjoints représentent chaque année environ 20% de ce que le ministère de l’intérieur appelle «les atteintes à la vie». À ce titre, l’effet de liste est glaçant. Ce n’est pas une femme qui meurt tous les trois jours. Cette année, c’est Marion, Noémie, Marcelle, Kelly, Fatima, Jennifer, Rita, Stéphanie, Sylvie, Catherine, Marie-Rose, Hélène, Julie, Blandine. Elles ont tous les âges, de 19 à 90 ans. Elles sont secrétaire, aide-soignante, assistante maternelle, conductrice de car, patronne de bistrot, agricultrice, employée municipale, groom, serveuse.

Leur redonner ne serait-ce que quelques lignes d’existence, un âge, une profession, une situation familiale, c’est comprendre qu’on les croise tous les jours, c’est aussi percevoir les ondes de choc de leur décès, au premier rang desquels les enfants qui se sont retrouvés orphelins depuis janvier.

J’ai été bouleversée par deux annonces d’enterrement qui avaient été rédigées par les enfants, adultes, d’un couple de retraités. Leur père a tué leur mère puis s’est suicidé. Ils ont publié deux avis différents, les enterrements n’avaient pas lieu le même jour. Il n’était fait aucune mention des circonstances particulières de ces décès. Mais pour leur père, ils avaient ajouté la mention «pas de couronne ni de fleurs».

Qui et où?

En général, on tue sa femme chez elle. Parfois en présence des enfants. Elle avait 35 ans. Elle avait trois enfants de 11, 8 et 5 ans. Les deux petits jouaient ailleurs mais l’aîné était là, dans la cuisine, quand son père, 43 ans, a poignardé sa mère de 24 coups de couteau, principalement au visage et dans le cou. L’enfant s’est interposé et a été blessé. Il a réussi à appeler les secours. Elle était aidée depuis 2014 par l’association SOS femmes 49. En novembre 2015, elle avait déposé une plainte pour menace de mort qui avait été classée sans suite après enquête et confrontation des deux parties. En novembre 2016, elle avait entamé une procédure de divorce. C’était près d’Angers en avril dernier.

Plus rarement, le meurtre a lieu devant le lieu de travail de la femme. C’est ce qui est arrivé à Rita, 58 ans, conductrice de cars. Son ex-compagnon lui a tiré dessus un matin devant son entreprise. Djeneba, 37 ans, venait de déposer ses enfants à la crèche et à l’école. Elle arrivait dans l’exploitation de bovins où elle travaillait. Son ex-mari (elle avait entamé la procédure de divorce) l’attendait et lui a tiré dessus au fusil de chasse. Stéphanie, 30 ans, sortait de la mutuelle dans laquelle elle travaillait. Il était 18h30. Un homme avec qui elle avait refusé de sortir l’attendait pour la kidnapper mais elle ne s’est pas laissée faire. Il l’a abattue dans la rue avec son fusil à pompe.

Parfois, la femme s’est vue contrainte de passer chez son ex. Elle n’en ressort pas vivante. C’est ce qui est arrivé à Karen, 37 ans, caissière. Elle venait déposer sa fille chez son ex. Il l’a poignardée. Kelly, 20 ans, venait récupérer des bricoles chez Steven. Il l’a poignardée. Cathy, 43 ans, a été étranglée en venant chercher des affaires.

Sur cette question du lieu, pensons à Sandra, 39 ans. Elle venait de quitter son compagnon du moment. Ce jour-là, elle était en voiture pour aller chercher son fils à 11h30 à son école élémentaire pour la pause déjeuner. Elle arrivait sur le parking à côté de l’école quand son ex, lui aussi en voiture, lui a foncée dessus et a embouti son véhicule. Elle est sortie de voiture, paniquée. Il l’a rejointe et l’a poignardée devant les portes de l’école. Des parents ont tenté de s’interposer, en vain. C’était en janvier en Seine-et-Marne, à côté de Fontainebleau.

Toutes les catégories sociaux-professionnelles sont représentées. Tuer sa femme est un acte très bien partagé dans la société. Quel point commun entre un trader de 45 ans et un carrossier de 50 ans? En 2017, les vies de Franck et Claude ont pris le même tournant. Ancien élève de HEC, Franck travaillait dans la haute-finance, il avait même sa fiche sur le site du magazine Challenges. Il a tué sa femme, Sandrine, orthophoniste, avec qui il avait deux enfants, parce qu’elle venait de le quitter. Il s’est pendu en détention quelques jours plus tard. Claude était carrossier. Sylvie, 47 ans, aide à domicile, venait de le quitter, il l’a abattue avec son fusil de chasse puis s’est pendu.

Un autre point commun à nombre de ces affaires c’est le suicide du meurtrier.

Féminicide?

Quand on prend chaque cas de façon indépendante, on peut y voir un moment de psychose avec en arrière-fond une histoire compliquée. C’est-à-dire des histoires individuelles et privées.

C’est seulement quand on fait la liste, quand on lit à la suite ces histoires qu’on est frappé par leurs points communs dont le principal: ce sont des hommes qui ont tué des femmes. Plus précisément qui ont tué celles qu’ils pensaient devoir être leurs femmes pour toujours. C’est l’accumulation qui fait prendre conscience de l’ampleur du phénomène et de ce sur quoi il repose, en-dehors de la pathologie. Il y a également des femmes atteintes de troubles psychiatriques, pourtant elles assassinent nettement moins souvent leur conjoint. Les femmes représentent 85% des victimes dans les couples et dans près de la moitié des cas où elles tuent leur compagnon, elles étaient victimes de violence de sa part. La folie, longue ou passagère, ne s’affranchit pas des règles du genre, ni des constructions sociales. Elle ne balaye pas tout sur son passage. Au contraire, elle révèle les biais les plus sombres de notre société.

Est-ce qu’en France, en 2017, on peut mourir parce qu’on est une femme? La réponse est oui, sans hésitation

Est-ce qu’en France, en 2017, on peut mourir parce qu’on est une femme? La réponse est oui, sans hésitation. On meurt parce qu’on est une femme et qu’on a voulu être libre. D’ailleurs, les journaux parlent désormais moins de drame passionnel que de «drame de la séparation». Dans la majorité de ces cas, la femme venait de quitter le conjoint ou en tout cas d’en exprimer le désir. Une décision qui était une déclaration de liberté intolérable pour l’homme qui estimait qu’elle lui appartenait. Il la préfère morte plutôt que libre. Dans d’autres cas, la liberté ce n’était pas la séparation mais simplement refuser un rapport sexuel, ou l’avoir peut-être trompé.

Parfois, le motif est encore plus ténu, ou plus clair. À Toulouse, Georges, âgé de 93 ans, était atteint d’un cancer à un stade avancé, incurable. Il a décidé qu’il ne laisserait pas Danièle, 72 ans, lui survivre. Ils étaient mariés depuis 36 ans. Danièle fréquentait depuis un an une association d’aide aux femmes, l’Apiaf. L’association a expliqué qu’elle avait pris conscience de la violence de son mari qui la tenait enfermée au maximum mais qu’elle ne souhaitait pas le quitter. Elle disait que c’était un homme très vieux, pas dangereux. Il l’a tuée avec une arme de poing avant de se suicider.

Fait divers?

Il y a fort à parier que vous n’avez pas entendu parler de ces affaires dans les médias nationaux, hormis un entrefilet sur un site quand l’affaire permet un titre racoleur comme «il tue sa femme à coups de casseroles». Une simple anecdote. Il faut sortir ces affaires de la case «faits divers». Un meurtre antisémite, raciste ou homophobe n’est pas un fait divers. Ce qui nous induit en erreur en l’occurrence, c’est qu’il y a une relation particulière entre la victime et l’assassin. Ces hommes ne tuent pas toutes les femmes. Ils tuent les leurs. Mais ils les tuent parce que ce sont des femmes et qu’ils sont des hommes. Autrement dit parce qu’ils croient encore à la possession des unes par les autres. Donc ils refusent à ces femmes leurs droits d’êtres humains libres. En cela, ils rejoignent les crimes de discrimination. Tous disent la supériorité de quelques uns.

Ce n’est pas de l’actualité régionale, c’est un problème national. Ces affaires devraient donc être relayées dans les médias nationaux. Choisir de ne pas traiter ces féminicides, c’est choisir une vision du monde. C’est dire que les violences faites aux femmes sont un sujet négligeable. Pour que cela devienne le problème de tous, les médias ont également une responsabilité. Ils doivent s’emparer du sujet. Ne plus parler de «mourir sous les coups» mais d’être tuées. C’est dans cette optique que le terme «féminicide» est de plus en plus employé. Pénalement, le fait de tuer sa conjointe est déjà une circonstance aggravante depuis 1994. En fait, l’introduction de ce terme sert avant tout à faire prendre conscience de la violence structurelle dont les femmes sont victimes. Parce que c’est une certaine vision de la femme, une vision machiste et misogyne qui est derrière ces gestes. Pour combattre une violence, il faut pouvoir la nommer.

On ne peut plus se contenter d’une journée pour l’élimination de la violence contre les femmes parce que demain ou après-demain, un autre prénom rejoindra la liste des mortes. Pour en parler, il faut un work in progress, un travail en continu. Sur le site de Libé, j’ai un espace où je poste les nécrologies de ces femmes mortes depuis janvier. C’est un insignifiant funérarium mais c’est aussi un espace pour aller voir et se convaincre que oui, ça continue. Ca s’appelle déjàmortes.

Stérilet Mirena : les femmes « maltraitées » par les hormones et la gynécologie ?

<em>Odalisque</em> de François Boucher, 1740

Odalisque de François Boucher, 1740
Wikicomons

Une étude scientifique sur les effets des hormones délivrées par le stérilet Mirena montre qu’elles touchent le cerveau, alors que de nombreux témoignages attestent de troubles psychiques endurés par les porteuses de ce dispositif intra-utérin. Une forme de « maltraitance médicale » par les hormones, cautionnée par une partie du corps médical, est-elle au cœur de cette affaire ?

C’est l’hebdomadaire allemand Spiegel, après les révélations d’effets secondaires sévères — de troubles psychiques pour une grande part — subis par de très  nombreuses femmes porteuses du DIU Mirena, qui donne une piste. Le journal allemand s’appuie sur une étude scientifique récente, d’une équipe de médecins, dirigée par le docteur Steven Kushner, professeur américain en neurobiologie psychiatrique à l’Université Erasmus Medical Center de Rotterdam, en Hollande. L’article du Spiegel (du 3 juin 2017, en allemand) , intitulé « La maladie mentale causée par la contraception ?«  annonce la couleur sans prendre de gants : « Les stérilets hormonaux de la compagnie pharmaceutique Bayer – Mirena, Jaydess et Kyleena – augmentent le risque de maladie mentale. »

En effet, l’étude du professeur Steven Kushner, selon le Spiegel « constate que les femmes qui portaient un stérilet, possédaient souvent des taux très élevés de cortisol, l’hormone du stress qui se déclenche dans des situations stressantes. Le stress chronique est considéré comme un facteur de risque important pour la plupart des effets secondaires de type troubles psychiatriques que l’on observe dans les  problèmes liés aux hormones. »

Les médecins spécialistes français interrogés au mois de mai 2017 — à propos de l’omerta sur les effets secondaires du Mirena —, un gynécologue et une endocrinologue, affirmaient pourtant que les hormones diffusées par le Mirena ne l’étaient que de façon locale, et ne pouvaient « en aucun cas passer dans le système général« , ou encore que « les hormones du Mirena passent très peu dans le sang (…) le Mirena distille des hormones localement qui ne peuvent pas, a priori, affecter le système général des femmes. Les doses sont totalement infimes pour avoir un effet au niveau hypophisaire… »

Hormone du stress : le cortisol

Ces affirmations sur « l’innocuité hormonale » du DIU Mirena sont donc battues en brèche par l’étude du professeur Kushner, qui a voulu savoir pourquoi — alors que tout indique que l’influence [des hormones du Mirena] intra-utérine est exclusivement locale — « les essais cliniques récents ont identifié des effets secondaires du DIU-LNG qui semblent se conjuguer de façon systématique, incluant l’humeur dépressive et l’instabilité émotionnelle » ?

Cette étude démontre de façon indiscutable qu’affirmer que le Mirena a uniquement un effet intra-utérin local est parfaitement faux
Professeur Steven Kushner, docteur en neurobiologie psychiatrique

Trois groupes de femmes ont été testés par le biais de « deux études expérimentales et une transversale« , composés, pour le premier groupe, de femmes porteuses d’un Mirena (DIU-LNG), pour le deuxième, de femmes prenant une pilule de levonorgestrel (la même hormone que celle diffusée par le Mirena, ndlr) par voie orale et d’un dernier groupe de femmes en cycle naturel. Le but des études était de vérifier si l’hormone du stress, le cortisol, qui est soupçonnée d’agir fortement dans les effets secondaires de type psychiatriques liés aux problèmes hormonaux, pouvait être détectée en quantité anormale. De façon résumée : les femmes étudiées de l’équipe du professeur Kushner ont été soumises à un « test de stress social Trèves » (TSST), puis des relevés des taux de cortisol salivaire et dans les cheveux ont été effectués. Le TSST est un protocole pour induire un stress psychologique chez les participants, ce qui permet aux chercheurs de mesurer les effets psychologiques, physiologiques et neuroendocriniens au stress au sein de participants, ou entre des groupes.

Le Mirena affecte le cerveau, nous l’avons démontré

Professeur Steven Kushner, docteur en neurobiologie psychiatrique

Les résultats des études ont rapporté que « Les femmes utilisant le DIU LNG ont eu une réponse de cortisol salivaire exagérée au TSST, La fréquence cardiaque s’est élevée de façon notable pendant le TSST chez les femmes utilisant le DIU-LNG, les femmes utilisant le DIU-LNG avaient des taux élevés de cortisol dans les cheveux. »

Le professeur Steven Kushner, questionné sur la responsabilité possible du Mirena dans les troubles psychiques que subissent les milliers de femmes qui témoignent sur Facebook — et désormais relayés auprès de l’ANSM par l’association Stérilet Vigilance Hormones (SVH) — établit clairement que « S’il n’est pas possible, en l’état actuel des connaissances sur le cortisol, d’établir que c’est cette hormone qui cause les troubles psychiques des porteuses du Mirena, cette hormone est présente à des taux très élevés chez celles qui ont été  soumises au stress, et l’hormone de cortisol est produite par le cerveau« . La conclusion du chercheur est donc lapidaire pour le corps médical ayant défendu la thèse de l’effet purement local du Mirena : « Cette étude démontre de façon indiscutable qu’affirmer que le Mirena a un effet intra-utérin uniquement local est parfaitement faux. Nous avons prouvé que le Mirena  affecte le reste du corps, la physiologie des femmes, et spécifiquement le cerveau. Le Mirena affecte le cerveau, nous l’avons démontré. »

Cette étude devrait commencer à remettre en cause un certains nombres d’affirmations au sujet du stérilet hormonal Mirena, et surtout permettre aux femmes subissant des effets secondaires de type dépression, crise de panique, vertiges ou angoisses de commencer à pouvoir mieux envisager leur situation. Mais cette reconnaissance par le corps médical, de l’effet sur le cerveau du stérilet de Bayer, risque de ne pas être si aisée, au vu des premières réactions recueillies à ce sujet, ce qui mène à s’interroger sur une problématique bien particulière : celle de la « violence gynécologique » faite aux femmes, une forme de maltraitance, quasi institutionnalisée…

Violences gynécologiques : ce qu’en disent les spécialistes

L’affaire des effets secondaires du stérilet Mirena — majoritairement niés par une partie du corps médical, celui des gynécologues au premier chef — évoque le problème du rapport des femmes à ce qui est nommé la violence gynécologique par des spécialistes, comme Frédérique Martz et le Docteur Pierre Foldes de l’Institut en santé génésique  (lire interview en fin d’article) : « l’abus dans les prescriptions, l’absence de réponses, le mépris dans la gène qu’occasionne l’acte gynécologique, sont des violences faites aux femmes« .

L’« emballement » depuis plus de 15 ans des gynécologues pour le dispositif intra-utérin hormonal de Bayer — qui est la plupart du temps décrit comme une « petite merveille« , qui donnerait à la fois un confort sans pareille aux femmes en coupant leurs règles tout en leur offrant une contraception fiable et indolore — ne peut qu’être questionné. Particulièrement au niveau de l’écoute des patientes, qui par milliers n’ont pas été entendues, lorsqu’elles venaient demander si leur Mirena pouvait être à l’origine des troubles divers qu’elles subissaient. La notice des effets secondaires livrée par Bayer — mais dont aucune patiente ou presque n’avait connaissance puisque le stérilet était installé par leur médecin et la boîte jeté aussitôt — stipulait pourtant la majorité des troubles vécus par ces femmes, et le corps médical s’est réfugié en permanence derrière une affirmation scientifique, celle de « l’effet principalement local » de l’hormone du Mirena, ainsi décrit dans la documentation à destination des professionnels (« mainly local » en anglais, ndlr) et non pas… « purement local » comme des médecins pouvaient — et peuvent encore — l’asséner.

Cette affaire a pris une tournure mondiale — il existe près de 50 groupes Facebook répartis dans autant de pays, de femmes victimes des effets secondaires du Mirena à ce jour — et celle-ci renvoie, au delà du potentiel scandale sanitaire, à des formes de maltraitances subies par les femmes dans leur parcours contraceptif en gynécologie. Ainsi qu’à une forme de violence qui leur est infligée par le biais des hormones, dans un déni assourdissant de leur parole.

Mirena : une internationalisation des femmes subissant des effets secondaires

Le groupe Facebook français Victimes du stérilet hormonal Mirena (qui a engendré une association, Stérilet Vigilance Hormones – SVH) a pris contact avec plusieurs groupes de femmes les plus actifs de la cinquantaine de pays présents sur le réseau :

Allemagne  (2859 membres actions juridiques en cours)

Brésil : (920 membres )

Canada : (928 membres)

Etats-Unis : page suivie par 56170 personnesGroupe facebook de 10 837 membres

Une association internationale des victimes des effets secondaires du DIU Mirena pourrait voir le jour dans les prochains mois, selon l’association française SVH.

En médecine, et encore plus en gynécologie, le simple non respect de principes de base peut très très vite aboutir du point de vue de la femme à une violence
Pierre Foldes, médecin

Entretien avec Frédérique Martz et Pierre Foldes de l’Institut en santé génésique (ISG, centre de référence pour la prise en charge des femmes victimes de violences) au sujet de la maltraitance et la violence en gynécologie.

Pierre Foldes  est un médecin urologue, inventeur d’une méthode chirurgicale permettant de réparer les dommages causés par l’excision.

Frédérique Martz est co-fondatrice de l’ISG

Santé génésique (extrait de la définition de l’OMS) : « La santé sexuelle fait partie intégrante de la santé, du bien-être et de la qualité de vie dans leur ensemble. C’est un état de bien-être physique, émotionnel, mental et social en relation avec la sexualité, et non pas simplement l’absence de maladies, de dysfonctionnements ou d’infirmités.« 

Peut-on définir un principe général au sujet de la violence gynécologique faite aux femmes ?

Pierre Foldès : Dans la relation médecin-patient, et en particulier en gynécologie, il y a un principe de respect qui paraît beaucoup plus sensible, parce que la femme est un petit peu en position d’infériorité, sur un domaine sexuel, ce qui exacerbe les rapports de comportement, les rapports de force. C’est aussi un rapport d’infériorité vis-à-vis d’un sachant.  En médecine, et encore plus en gynécologie, le simple non respect de principes de base peut très très vite aboutir du point de vue de la femme à une violence. Il y a un certain nombre de choses qui peuvent paraître marginales, d’un point de vue médical et être balayées d’un revers de main par les gynécologues, mais qui restent absolument centrales du point de vue féminin.

La consultation en gynécologie peut donc facilement — si des précautions particulières ne sont pas prises —  devenir une forme de maltraitance ?

P.F : Totalement. Et j’ajoute, même si on est un gynécologue femme. On est en état d’infériorité dans une consultation gynécologique, on se déshabille, on écarte les jambes, et l’une de ces deux personnes n’y fait même plus attention, voit ça tous les jours, et l’autre se trouve dans une situation — à juste titre — exceptionnelle, et est très fragile, va étaler une vulnérabilité. Et si cette vulnérabilité n’est pas perçue comme telle, on va très très vite glisser, sans qu’il n’y ait la moindre intention de malveillance, vers quelque chose de très mal vécu.

Frédérique Martz : En tant que patiente en gynécologie, il y a la posture dans laquelle on nous met qui est tout d’abord un frein à la consultation pour beaucoup de jeunes filles. La posture dans laquelle vous êtes avec tous ces examens est très difficile, mais quand en plus on ne vous explique pas les choses, c’est absolument insupportable. La gynécologie est une consultation appareillée, avec des instruments assez méconnus, et on est stressée par tous les gestes pour laisser le gynécologue faire ce qu’il a à faire. Et quand ce n’est pas expliqué, ça peut être dramatique, parce que du coup on se crispe, et tout devient hyper sensible. La gynécologie touche à l’intime, et c’est une médecine dédiée à la femme, avec ce qu’elle a de complexe, parce qu’on va parler de sexualité, et de choses dont ne parlera peut-être jamais à un médecin généraliste.

Il y a une domination sur le corps de la femme de la part du gynécologue, et vous dites que cela devrait obliger à une très grande prudence. Cette prudence ne semble pas être majoritairement de mise en France, lorsqu’on lit les témoignages des femmes victimes d’effets secondaires du Mirena. Pourquoi ?

P.F : C’est une raison qui est peut-être un peu spécifique à la France. La gynécologie, en France, se considère, à tort ou à raison, comme une pratique sinistrée. Les gynécologues disent qu’ils ne sont pas assez nombreux, expliquent qu’ils travaillent comme des fous, sept jours sur sept, quatre vingt dix heures par semaine. Je dis ça parce que c’est exactement mon cas. Il me semble que je fais beaucoup d’efforts, et je me mets dans une situation de saturation qui peut m’autoriser à moins voir, à moins écouter, et je me rends compte que je peux me retrouver en situation de décalage. Quand quelqu’un me pointe du doigt « voilà ce que tu as dit à cette femme, tu ne l’as pas écoutée », je suis horriblement culpabilisé, et je me sens très très mal. On est donc sur une pratique, la gynécologie, qui se victimise, ce qui est un peu français, et cette victimisation change un peu le paradigme et fait qu’on n’écoute plus. Et l’écoute est plus importante dans cette pratique médicale que dans d’autres.

Pour ce qui est de l’épisiotomie par exemple, les femmes ne sont jamais écoutées, et je me dis que si on faisait le quart de cela au pénis de l’homme, ce ne serait pas accepté
Frédérique Marx

Vous parlez du problème d’une médecine androcentrée, donc pensée par les hommes, et il y a 70% de gynécologues hommes en France. N’est-ce pas là que se situe une partie du problème, et comment modifier cette androcentrisme médical ?

F.M : Il y a deux branches en gynécologie en France, et la médecine se féminise, mais en gynécologie obstétrique (accouchements, opérations, ndlr), il y a plus d’hommes. Les postes avec des actes techniques médicaux sont plus souvent pris par les hommes, que par les femmes, et on ne sait pas pourquoi. Mais c’est une médecine pensée par les hommes, et par exemple dans l’épisiotomie (incision du périnée au moment de l’accouchement, ayant pour but de sectionner le muscle élévateur de l’anus, afin de laisser passer l’enfant) il y a beaucoup d’abus dans les prescriptions, des absences de réponse, et du mépris dans la gène occasionnée par cette acte chirurgical. Les femmes ne sont jamais écoutées à ce niveau là, et je me dis que si on faisait le quart de cela au pénis de l’homme, ce ne serait pas accepté.

Les femmes porteuses du DIU Mirena, qui témoignent des effets secondaires qu’elles ont subis, ont été niées dans leur parole, méprisées, voire humiliées par leurs médecins gynécologues. De nombreux praticiens ont même refusé de retirer le dispositif de Bayer, alors que leur patiente le demandait. Qu’en pensez-vous ?

P.F : J’ai une pratique qui vient de ma formation, qui est la chirurgie humanitaire. J’ai été chirurgien de conflit, et je pense que si on s’y dirige, c’est parce qu’au début on a une capacité d’indignation, et puis finalement, à force de sortir de Sarajevo, de plein de boucheries, on devient plus performant parce qu’on s’habitue, mais en réalité c’est très très faux. On s’est beaucoup posé de questions sur ces retours de missions, et on a travaillé sur la psychologie des gens qui étaient impactés par leur retour de mission, et on s’aperçoit qu’on (les médecins, ndlr) a absolument à reconstruire en permanence cette capacité d’indignation, et cette capacité d’écoute. A partir du moment où vous considérez que toutes les femmes que vous allez voir, de toute façon elles ses plaignent, vous allez laisser tomber le niveau de discernement qui vous permet de réagir. C’est ce qui est arrivé à tous ces praticiens qui n’ont pas cru leurs patientes, qui ont baissé leur niveau d’écoute : pour se protéger eux-mêmes, à cause du sur-travail, peut-être, je ne sais pas, mais pour un certain nombre de raisons. C’est cette baisse de vigilance de niveau d’écoute qui fait que vous allez franchir un pas, que vous n’écoutez plus, et que ça va être interprété en face comme une faute médicale. C’est extrêmement humain.

Peut-on penser qu’il y a aussi un « pouvoir des hormones », par la contraception féminine, qui serait un pouvoir donné au médecin et au produit, qui assujettirait en quelque sorte les patientes ? Peut-on parler d’une possible maltraitance par les hormones contraceptives, maltraitance accompagnée inconsciemment par une grande partie du corps médical en gynécologie ?

P.F : Il est certain que les hormones qui sont de plus en plus performantes peuvent avoir, et ont souvent un impact sur la libido, mais en réalité, ça rejoint la question de la formation des gynécologues : il y a très peu pour l’instant, et c’est peut-être un peu en train de se rattraper, de formation sexologique. Les gynécos sont « surbookés », ils veulent aller vite, mais ils n’ont pas d’approche sexologique, ce qui fait qu’ils ne vont pas se poser les questions qu’on se pose à juste titre sur l’impact hormonal, par exemple. Ils ne vont pas aborder correctement le problème : on a l’impression qu’on les embête, qu’on leur fait perdre du temps, et ils n’ont pas les réponses.

F.M : Aujourd’hui le gynécologue est tellement centré sur la vulve et la contraception, qu’il ne sait même pas gérer les questions sur le clitoris, et c’est quand même l’organe du plaisir et de la sexualité. Donc, la préoccupation du gynécologue, ce n’est pas la sexualité.