Condamnée pour avoir protégé des salariées victimes de harcèlement sexuel

Par une décision en date du 4 mai 2018, la médecin du travail Karine Djemil vient d’être condamnée par l’ordre des médecins à 6 mois d’interdiction d’exercice dont trois fermes, pour avoir donné des soins médicaux à plusieurs femmes harcelées sexuellement dans le cadre de leur travail.

vendredi, 11 mai 2018 | Un communiqué de l’UGICT-CGT
La chambre nationale disciplinaire de l’ordre des médecins a considéré que Karine Djemil aurait délivré un rapport tendancieux puisqu’elle n’aurait « pas constaté des faits précis permettant d’en déduire l’existence (de harcèlement sexuel) avec suffisamment de vraisemblance ». Pourtant, la chambre disciplinaire de l’ordre des médecins a refusé d’entendre une victime présente pour cela à l’audience et n’a vérifié aucun fait. Les deux employeurs en cause n’ont d’ailleurs pas saisi le procureur de la République pour dénonciation calomnieuse de peur d’une enquête objective et contradictoire. Malgré cela l’ordre des médecins accuse le Dr Djemil d’avoir violé le secret médical, alors que celle-ci a déployé une « alerte médicale collective réglementaire » proportionnée à la gravité des faits et à l’inertie des employeurs. Ainsi aucun médecin ne pourrait plus sur la base de son examen clinique, prendre en charge une victime de harcèlement sexuel ou moral dans une entreprise, sous peine d’interdiction d’exercice !

Le code de déontologie médicale prescrit pourtant dans son article 95 que le médecin « doit toujours agir, en priorité, dans l’intérêt de la santé publique et dans l’intérêt des personnes et de leur sécurité au sein des entreprises ou des collectivités où il exerce ». Les médecins agissent ainsi en apportant leurs soins aux victimes de harcèlement sexuels, en collectant dans leur dossier médical un faisceau d’indices cliniques.

Avec la condamnation du Dr Djemil, l’ordre des médecins méconnait ces fondements de la déontologie. En recevant les plaintes d’employeurs, il contraint les médecins du travail à rompre le secret médical pour justifier leur diagnostic, et remet en cause la possibilité de faire le lien entre la pathologie du patient et son travail, pourtant au cœur des missions des médecins du travail.

L’ordre des médecins est indifférent au surgissement dans le monde entier des luttes contre le harcèlement sexuel notamment au travail. Et pour cause, malgré la féminisation de la profession, le conseil national de l’ordre des médecins compte toujours moins de 10 % de femmes. C’est la question essentielle de la valeur de la parole des femmes qui se pose ici, particulièrement en cas de harcèlement sexuel du fait du travail, dont la réalité est recouverte par une chappe de plomb favorisée l’ordre des médecins.

Alors que le gouvernement annonce un plan de lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail en mettant en avant le rôle de la médecine du travail, la condamnation de Karine Djemil, une des seules médecins du travail à avoir mis à jour des cas de harcèlement sexuel est inacceptable.

L’UGICT-CGT et son collectif de médecins du travail demandent aux ministres de la santé et du travail de prendre les mesures qui s’imposent pour permettre aux médecins du travail d’exercer leurs missions :

  • La mise en œuvre d’une commission d’enquête parlementaire et une de l’IGAS concernant les pratiques de l’ordre des médecins après une plainte d’employeurs, particulièrement après des faits de harcèlement sexuel et moral ;
  • L’interdiction de la recevabilité des plaintes d’employeurs devant l’ordre des médecins et leur transmission automatique au procureur de la république ;
  • Pour les médecins exerçant des missions de service public, notamment hospitaliers, qui ne peuvent statutairement être poursuivis par les employeurs privés, l’interdiction pour l’ordre des médecins de se substituer à une plainte d’employeurs, et son obligation d’auditionner les victimes ;
  • La suppression des chambres disciplinaires de l’ordre des médecins qui constituent une juridiction d’exception.

À Montreuil, le 11 mai 2018

Une présentation vidéo de « Ne crois pas avoir de droits »

Le livre Ne crois pas avoir de droits, paru l’An passé aux éditions de La Tempête, est ici présenté dans le cadre des journées « Farce reste à la justice » par deux membres de son collectif de traduction. On sait en effet que l’édition originale de ce livre est du au groupe de la Librairie des femmes de Milan, en 1987. ce texte présente ce que l’on a appelé le « féminisme de la différence ». Avant de dégainer sans plus réfléchir l’accusation d' »essentialisme » trop souvent entendue contre ces thèses, il vaut la peine d’y aller voir, et cette présentation qui dure une vingtaine de minutes est une bonne manière de le faire – avant peut-être de lire le livre. On peut voir la vidéo ici.

Paroles au nom des femmes zapatistes pour inaugurer la Première Rencontre internationale, politique, artistique, sportive et culturelle des femmes qui luttent

mardi 10 avril 2018, par EZLN

8 mars 2018.
Caracol de la zone Tzots Choj.

Bonjour compañeras du Congrès national indigène et du Conseil indigène de gouvernement,
Bonjour compañeras commandantes, bases d’appui, autorités autonomes, responsables de zone, miliciennes et insurgées,

Avant toute chose, nous souhaitons envoyer une grande étreinte à la famille de la compañera de Basse-Californie du Sud Eloisa Vega Castro, membre des réseaux de soutien au Conseil indigène de gouvernement, décédée alors qu’elle accompagnait la délégation du Conseil indigène de gouvernement le 14 février 2018.

Nous avons attendu aujourd’hui pour saluer la mémoire d’Eloisa, pour que notre étreinte soit plus grande et arrive loin, de l’autre côté du Mexique.

Et cette étreinte et ce salut sont grands car ils sont de la part de toutes et tous les zapatistes en ce jour du 8 mars pour cette femme qui a lutté et qui aujourd’hui nous manque : Eloisa Vega Castro. Nous tenons à exprimer toutes nos condoléances à sa famille.

Sœurs et compañeras qui nous rendez visite,

Merci à toutes celles qui sont ici présentes pour cette première rencontre internationale des femmes qui luttent.

Merci d’avoir fait l’effort de venir depuis tous les mondes dans ce petit coin où nous nous trouvons.

Nous savons bien que ça n’a pas été facile d’arriver jusqu’ici et que sûrement de nombreuses femmes qui luttent n’ont pas pu venir à cette rencontre.

Mon nom est insurgée Erika, c’est comme ça qu’on nous appelle, nous les insurgées, quand nous ne parlons pas de manière individuelle mais collectivement. Je suis capitaine insurgée d’infanterie et je suis accompagnée d’autres compañeras insurgées et miliciennes de différents grades.

Notre travail sera de veiller sur cet endroit pour que seules les femmes y entrent et qu’aucun homme ne vienne. Car nous savons qu’ils sont malins.

Vous allez donc nous voir circuler dans différents endroits mais ce sera pour veiller à ce qu’aucun homme n’entre. Et s’il y en a un qui entre, nous l’attraperons et le sortirons car nous avons clairement dit que les hommes n’étaient pas invités. C’est pour cela qu’ils doivent rester dehors et attendre pour savoir après ce qui s’est passé ici.

Vous, vous pouvez aller où vous voulez. Vous pouvez sortir ou entrer le nombre de fois que vous voulez, vous avez juste besoin de votre badge et c’est tout. Mais les hommes ne pourront entrer qu’à la fin de la rencontre.

Il y a également ici des compañeras promotrices de santé et quelques docteures. Donc si vous tombez malade ou si vous vous sentez mal, il suffit que vous le disiez à n’importe laquelle d’entre nous qui préviendra rapidement les promotrices afin qu’elles vous reçoivent et, si nécessaire, que la docteure vous ausculte. Et si c’est nécessaire, nous avons une ambulance disponible pour vous emmener à l’hôpital.

Il y a aussi des compañeras coordinatrices, techniciennes du son et de la lumière, des responsables de l’hygiène, des déchets et des sanitaires et, pour que ces compañeras puissent participer à la rencontre, eh bien nous vous demandons de faire attention à vos déchets, à la propreté de l’endroit et des toilettes.

Aujourd’hui, nous sommes nombreuses mais c’est comme si nous étions une seule pour vous recevoir et faire en sorte que vous vous sentiez le mieux possible dans les conditions qui sont les nôtres.

Sœurs et compañeras,

Notre parole est collective, c’est pour cela que mes compañeras sont ici avec moi.

À moi, il me revient de lire, mais nous nous sommes mises d’accord sur ces mots de manière collective avec toutes les compañeras qui sont organisatrices et coordinatrices dans cette rencontre.

Pour nous, en tant que femmes zapatistes, c’est un immense honneur d’être ici avec vous et nous vous remercions car vous nous avez donné un espace pour partager avec vous nos paroles de lutte en tant que femmes zapatistes que nous sommes.

Dans la mesure où je parle au nom de mes compañeras, ma parole sera un mélange de paroles car sommes toutes de différents âges et de différentes langues, et nous avons des histoires différentes.

Ainsi, moi, j’ai travaillé comme servante dans une maison de la ville, avant le soulèvement, mais j’ai aussi grandi dans la résistance et la rébellion zapatiste de nos grands-mères, mères et sœurs plus âgées.

J’ai aussi vu la situation de nos villages avant la lutte, c’était une situation très compliquée à expliquer par les mots et encore plus difficile à vivre. J’ai vu comment mouraient de maladies curables les enfants, les jeunes, les adultes, les personnes âgées.

Et tout ça par manque d’attention médicale, d’une bonne alimentation, d’éducation. Mais on mourait aussi pour le simple fait d’être femme, et on mourait encore plus pour cette raison.

Il n’y avait pas de cliniques et, où il y en avait, c’était loin. Et les médecins du mauvais gouvernement ne nous recevaient pas et ils ne nous reçoivent toujours pas car nous ne savons pas parler espagnol et parce que nous n’avons pas d’argent.

Dans la maison ou j’ai travaillé comme servante, je n’avais pas de salaire, je ne savais pas parler espagnol et je ne pouvais pas étudier, j’ai juste pu apprendre à parler un peu plus.

Après avoir su qu’il y avait une organisation qui luttait, j’ai commencé à participer en tant que base d’appui. Je sortais la nuit pour aller apprendre et je revenais au petit matin car à cette époque personne ne savait rien de la lutte que nous faisions car tout était clandestin.

À cette époque, je participais aux travaux collectifs avec d’autres femmes zapatistes. Nous faisions de l’artisanat, nous récoltions des haricots, nous travaillions dans les champs de maïs et avec les animaux.

Et nous faisions tout de manière clandestine. Si nous avions des réunions ou des moments d’études politiques, nous devions le dire d’une autre manière car certains ne savaient pas ce qu’il se passait même dans leurs propres familles.

Mais aussi, je suis née et j’ai grandi après le début de la guerre.

Je suis née et j’ai grandi avec les patrouilles militaires qui rôdaient autour de nos communautés et chemins, en écoutant les soldats dire des conneries aux femmes simplement parce qu’ils étaient des hommes armés et que nous étions et sommes des femmes.

Mais comme nous étions ainsi, en collectif, nous n’avons pas eu peur, nous avons plutôt décidé de lutter et de nous soutenir collectivement en tant que femmes zapatistes que nous sommes.

C’est comme ça que nous avons appris que nous pouvions nous défendre et que nous pouvions diriger.

Et ce n’était pas pour les paroles d’un discours, mais bien dans les faits que nous avons pris les armes et que nous nous sommes battues contre l’ennemi, et en réalité nous avons pris le commandement et nous avons mené des combats avec une majorité d’hommes dans nos troupes.

Et oui, ils nous ont obéi car l’important n’était pas d’être un homme ou une femme, ce qui comptait c’était d’être disposée à lutter sans te rendre, sans te vendre et sans capituler.

Et même si nous n’avions pas fait d’études, nous avions beaucoup de rage, beaucoup de colère à cause de toutes les saloperies qu’ils nous font.

Car j’ai vécu le mépris, l’humiliation, les moqueries, les violences, les coups, les morts pour le fait d’être une femme, d’être indigène, d’être pauvre et maintenant d’être zapatiste.

Et sachez bien que ce n’était pas toujours un homme qui m’exploitait, qui me volait, qui m’humiliait, qui me frappait, qui me méprisait, qui me tuait.

Il y avait aussi beaucoup de femmes qui me traitaient ainsi. Et qui le font toujours.

Et j’ai également grandi dans la résistance et j’ai vu comment mes compañeras ont créé des écoles, des cliniques, des travaux collectifs et des gouvernements autonomes.

Et j’ai vu des fêtes publiques, où toutes nous savions que nous étions zapatistes et nous savions que nous étions ensemble.

Et j’ai vu que la rébellion, que la résistance, que la lutte est aussi une fête, même si parfois il n’y a pas de musique ni de bal mais seulement la pression des différents travaux, de la préparation, de la résistance.

Et j’ai vu que là où avant je ne pouvais que mourir car j’étais indigène, pauvre, femme, nous construisions collectivement un autre chemin de vie : la liberté, notre liberté.

Et j’ai vu que là où, avant, nous n’avions qu’une maison et un champ, nous avions maintenant des écoles, des cliniques et des travaux collectifs où en tant que femmes nous utilisions des machines, pouvions avoir accès à des équipements et diriger la lutte. Même si nous avons fait des erreurs, nous avançons progressivement, sans que personne ne nous dise comment faire, mis à part nous-mêmes.

Et je vois maintenant que nous avons bel et bien avancé, même si ce n’est qu’un peu, c’est toujours quelque chose.

Et ne croyez pas que ça a été facile. Ça a été dur et ça continue à l’être.

Et pas seulement à cause de ce sale système capitaliste qui veut nous détruire, mais aussi parce que nous devons lutter contre le système qui fait croire et penser aux hommes que nous, les femmes, valons moins et que nous ne servons à rien.

Et parfois aussi, il faut le dire, même entre femmes, nous nous faisons des saloperies et nous nous parlons mal ; en d’autres termes, nous ne nous respectons pas.

Car il ne s’agit pas seulement des hommes, il y a aussi des femmes des villes qui nous méprisent, qui disent que nous ne savons rien sur la lutte des femmes, car nous n’avons pas lu de livres dans lesquels les féministes expliquent comment les choses doivent être et tant d’autres choses qu’elles disent et critiquent sans connaître notre lutte.

Car être femme est une chose et être pauvre en est une autre. C’est encore autre chose d’être indigène. Et les femmes indigènes qui m’écoutent le savent bien. Et c’est encore autre chose de bien différent et de plus difficile d’être femme indigène zapatiste.

Et nous sommes évidemment bien conscientes qu’il reste encore beaucoup à faire, mais comme nous sommes des femmes zapatistes, eh bien, nous ne nous rendons pas, nous ne nous vendons pas et nous ne changeons pas de chemin de lutte, c’est-à-dire, nous ne capitulons pas.

Et ce que nous sommes capables de faire, vous le voyez bien dans cette rencontre, car nous l’avons organisée entre femmes zapatistes.

Car ça n’a pas été juste une idée comme ça.

Il y a déjà plusieurs mois, quand le Congrès national indigène et le Conseil indigène de gouvernement ont dit qu’en tant que femmes nous allions dire que nous n’avions pas peur ou que si, nous avions peur mais que nous la contrôlions, nous avons commencé à penser collectivement sur le fait que nous devions aussi faire quelque chose.

Donc dans toutes les zones, dans les collectifs de femmes, grands et petits, on a commencé à discuter de ce qu’on allait faire en tant que femmes zapatistes que nous sommes.

Et lors du pARTage de l’an passé, l’idée a surgi que seules les femmes zapatistes allions parler et honorer le Conseil indigène de gouvernement. Et c’est ce que nous avons fait, car ce sont des femmes seulement qui ont reçu nos compañeras du Conseil indigène de gouvernement et la porte-parole Marichuy, ici présente.

Mais pas seulement, nous avons aussi pensé dans les collectifs et nous avons débattu de ce que nous devions faire car nous voyons bien que quelque chose est en train de se passer. Et ce qu’on voit, sœur et compañeras, c’est qu’on est en train de nous tuer. Et qu’on nous tue car nous sommes des femmes.

Car c’est notre délit et on nous donne une sentence de mort.

Nous avons donc pensé à cette rencontre et inviter toutes les femmes qui luttent.

Et je vais vous dire pourquoi nous avons pensé cela :

Ici sont présentes des femmes de nombreuses parties du monde.

Il y a des femmes qui ont fait de longues études, qui sont docteures, qui ont une licence, qui sont ingénieures, scientifiques, professeures, étudiantes, artistes, dirigeantes.

Bon, nous, nous n’avons pas fait beaucoup d’études, certaines d’entre nous parlent tout juste espagnol.

Nous vivons dans ces montagnes, les montagnes du Sud-Est mexicain.

Nous sommes nées ici, nous avons grandi ici. Nous luttons ici. Nous mourrons ici.

Et nous voyons par exemple ces arbres qui sont là, que vous vous appelez « forêt » et que nous, nous appelons « montagne ». Bon, mais nous savons que dans cette forêt, dans cette montagne, il y a plein d’arbres différents. Et nous savons qu’il y a, par exemple, des ocotesou des pins, il y a des coabas, des cèdres, il y a des bayaltes et de nombreux types d’arbres. Mais nous savons aussi que chaque pin ou ocote n’est pas pareil, mais plutôt que chacun d’entre eux est différent.

Nous le savons, oui, mais en voyant tout ça, on dit que c’est une forêt ou une montagne. Bon, ici nous sommes comme une forêt ou comme une montagne. Nous sommes toutes femmes.

Mais nous savons qu’il y en a de différentes couleurs, tailles, langues, cultures, professions, pensées et formes de lutte. Mais nous disons que nous sommes des femmes et en plus que nous sommes des femmes qui luttent. Donc, nous sommes différentes mais nous sommes pareilles.

Et bien qu’il y ait des femmes qui luttent et qui ne sont pas là, eh bien nous pensons à elles même si nous ne les voyons pas. Et nous savons aussi qu’il y a des femmes qui ne luttent pas, qui se contentent de ce qu’il y a, en d’autres termes, qui s’effacent. Et donc, dans le monde entier, nous pouvons dire qu’il y a des femmes, une forêt de femmes, que ce qui les rend semblables, c’est qu’elles sont femmes.

Mais donc nous, en tant que femmes zapatistes, nous voyons quelque chose de plus qui est en train de se passer. Car, ce qui nous rend égales, c’est aussi la violence et la mort qu’ils nous imposent. Donc nous voyons que le côté moderne de ce sale système capitaliste, nous voyons qu’il a transformé toutes les femmes de ce monde en forêt à cause de sa violence et de sa mort qui ont le visage, le corps et la tête idiote du patriarcat.

Donc, nous vous disons que nous vous invitons pour que l’on se parle, que l’on s’écoute, que l’on se regarde, que l’on se célèbre.

Nous avons pensé que ce devait être juste entre femmes pour pouvoir parler, écouter, regarder, fêter sans le regard des hommes, et peu importe que ce soient des hommes bons ou mauvais.

L’important c’est que nous sommes des femmes et nous sommes des femmes qui luttons, c’est-à-dire que nous ne nous contentons pas de ce qui se passe et chacune, selon ses manières de faire, son temps, son lieu, lutte c’est-à-dire qu’elle se rebelle, qu’elle se fâche et qu’elle fait quelque chose.

Donc nous vous disons, sœurs et compañeras, que l’on peut sélectionner ce que l’on va faire lors de cette rencontre. C’est-à-dire que nous pouvons choisir.

Nous pouvons choisir d’être en concurrence pour voir qui est la plus chouette, qui a les meilleures paroles, qui est la plus révolutionnaire, qui est celle qui pense le plus, qui est la plus radicale, qui est celle qui se porte le mieux, qui est la plus libérée, qui est la plus jolie, qui est la meilleure, qui danse le mieux, qui peint le mieux, qui chante bien, qui est la plus femme, qui gagne la compétition sportive, qui lutte le plus.

De toute façon, il n’y aura pas d’hommes pour dire qui gagne et qui perd. Seulement nous.

Ou bien, nous pouvons écouter et parler de manière respectueuse en tant que femmes de lutte que nous sommes, nous pouvons nous offrir des danses, de la musique, des vidéos, des peintures, de la poésie, du théâtre, de la sculpture, des jeux, de la connaissance et ainsi alimenter nos luttes, celles que chacune d’entre nous a là où elle se trouve.

Nous pouvons donc choisir, sœurs et compañeras. Ou on se met en compétition entre nous et à la fin de la rencontre, en rentrant dans nos mondes, on se rendra compte que personne n’a gagné.

Ou on se met d’accord pour lutter ensemble, aussi différentes que l’on soit, contre le système capitaliste patriarcal qui est celui qui nous violente et nous assassine.

Ici, l’âge n’est pas important. Peu importe que vous soyez mariées, célibataires, veuves ou divorcées, que vous soyez de la ville ou de la campagne, que vous soyez membres d’un parti politique, que vous soyez lesbiennes ou asexuelles ou transgenres ou peu importe comment vous vous qualifiez, peu importe que vous ayez fait des études, que vous soyez féministes ou non.

Vous êtes toutes les bienvenues et, en tant que femmes zapatistes, nous vous écouterons, nous vous regarderons et nous vous parlerons respectueusement.

Nous avons fait en sorte que dans toutes les activités, dans toutes, il y ait certaines d’entre nous qui puisse porter votre message à nos compañeras dans les villages et communautés. Nous allons mettre une table spéciale pour recevoir vos critiques, vous pourrez nous y donner ou dire ce qu’il vous semble que nous avons mal fait ou ce que nous faisons mal.

Nous le verrons et l’analyserons et, si c’est vrai ce que vous dites, nous verrons comment faire pour améliorer les choses.

Ce que nous ne ferons pas en revanche, c’est rejeter sur les hommes ou sur le système la faute des erreurs qui sont les nôtres. Car la lutte pour notre liberté en tant que femmes zapatistes que nous sommes nous appartient. Ce n’est pas aux hommes ni au système de nous donner notre liberté.

Au contraire, le travail du système capitaliste patriarcal est de nous maintenir soumises. Si nous voulons être libres nous devons conquérir la liberté nous-mêmes en tant que femmes que nous sommes.

Nous allons vous voir et vous écouter avec respect, compañeras et sœurs. À partir de ce que nous observons et écoutons, nous saurons prendre ce qui nous aidera dans notre lutte en tant que femmes zapatistes que nous sommes, et ce qui ne nous aidera pas, eh bien non. Mais nous, nous ne jugerons personne. Nous ne dirons pas que c’est bien ou mal.

Nous ne vous avons pas invitées pour vous juger. On ne vous a pas non plus invitées pour être en compétition. On vous a invitées pour que l’on se rencontre en tant que différentes et en tant que semblables.

Ici, il y a des compañeras zapatistes de différentes langues originaires. Elles écouteront les paroles collectives des femmes de chaque zone.

Nous ne sommes pas toutes là.

Nous sommes bien plus nombreuses et la rage et la colère que nous avons est grande.

Mais notre rage n’est pas seulement due à notre condition, c’est-à-dire à notre lutte, mais pour toutes les femmes qui sont violentées, assassinées, violées, frappées, insultées, méprisées, moquées, disparues, détenues.

Donc nous te disons, sœur et compañera, que nous ne vous demandons pas que vous veniez lutter pour nous, et de la même manière, que nous n’irons pas lutter pour vous.

Chacun connaît sa direction, sa manière et son temps.

La seule chose que nous vous demandons c’est de continuer à lutter, que vous ne vous rendiez pas, que vous ne vous vendiez pas, que vous ne renonciez pas à être des femmes qui luttent.

Et pour terminer, nous vous demandons quelque chose de particulier pour ces jours-ci où vous serez avec nous. Il y a des femmes qui viennent de différentes parties du Mexique et du monde, sœurs et compañeras, qui sont âgées, sages comme nous disons.

Ce sont des femmes qui luttent depuis des années.

Donc on vous demande que vous leur témoigniez du respect et une considération particulière, car nous voulons nous aussi devenir comme elles, arriver à un certain âge et savoir que nous continuons à lutter.

Nous voulons être âgées et pouvoir dire que ça fait de nombreuses années et que chaque année a été une année de lutte. Mais pour cela nous devons être vivantes. C’est pour ça que cette rencontre est pour la vie.

Et personne ne va nous offrir ça, sœurs et compañeras. Ni dieu, ni l’homme, ni le parti politique, ni un sauveur, ni un leader, ni une leader, ni une cheffe.

Nous devons lutter pour la vie. C’est pas grave, c’est ce que nous avons dû faire, et vous aussi sœurs et compañeras, et toutes les femmes qui luttent aussi.

Peut-être que, quand cette rencontre se terminera, quand vous rentrerez dans vos mondes, avec vos temps, vos manières, quelqu’un vous demandera si des accords ont été pris. Car il y a beaucoup de pensées différentes qui sont parvenues jusqu’aux terres zapatistes. Peut-être que vous répondrez non. Ou peut-être que vous répondrez oui, que nous avons fait un accord.

Et peut-être, que quand on vous demandera quel a été l’accord, vous direz : « Nous nous sommes mises d’accord sur le fait de vivre et comme pour nous vivre c’est lutter, eh bien nous nous sommes mises d’accord pour lutter chacune à sa manière, à son endroit et selon son temps. »

Et peut-être même que vous répondrez : « Et à la fin de la rencontre nous nous sommes mises d’accord pour revenir nous rencontrer l’année suivante en terres zapatistes car elles nous ont invitées de nouveau. »

Voici notre parole, merci de nous avoir écoutées.

Vive toutes les femmes du monde entier !
Mort au système patriarcal !

Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain.
Les femmes zapatistes.
8 mars 2018, Chiapas,
Mexique, le monde.

Source et traduction :
Enlace Zapatista

«Trans//Border», Nathalie Magnan forever

L’histoire oubliée de ces femmes qui, en 1905, ont gagné contre leur harceleur

Ce sont les femmes des classes populaires qui ont refusé les premières d’accepter d’être traitées comme des objets sexuels. Quelque part, elles sont nos modèles.

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Grève à Limoges en 1905. | Via Wikipédia.

La semaine dernière, j’assistais à une journée organisée par l’observatoire des violences envers les femmes en Seine-Saint-Denis. La chercheuse Sylvie Cromer a pris la parole sur le mouvement #MeToo. Et elle a nous raconté une histoire, tirée de Le Droit de cuissage: France, 1860-1930 de Marie-Victoire Louis.

À la fin du XIXe siècle, en France, se sont déroulées des grèves pour la dignité. Des ouvrières se mettaient en grève pour dénoncer le harcèlement sexuel de certains chefs d’atelier. Vous en avez entendu parler?

Un des contre-maîtres était réputé pour «faire passer les femmes par un petit couloir, et puis…»

Ce mouvement a connu son apogée en 1905 à Limoges. La plus importante usine de porcelaine appartenait à un certain Haviland. Elle employait 5.740 hommes, 2.400 femmes et 1.528 enfants (et oui, parce que sans le travail des enfants, l’économie s’effondrerait, disait-on…). Penaud, un des contre-maîtres, était réputé pour «faire passer les femmes par un petit couloir, et puis…» Celles qui refusaient de coucher étaient virées.

Quand on voit comment sont traitées actuellement les femmes qui portent plainte pour viol contre un homme plus puissant qu’elles, on imagine bien qu’en 1905, ça devait être coton.

La chambre syndicale de la céramique est saisie de plusieurs plaintes. Il ne se passe rien. Pour Haviland, on remet en cause sa liberté de patron de choisir ses collaborateurs.

Une bombe explose

Parmi les ouvriers et les ouvrières, la pression monte. Une grève est lancée avec le soutien financier du syndicat. La revendication: soit le départ de Penaud, soit sa rétrogradation au statut de simple ouvrier.

Mais Penaud, en accord avec Haviland, explique que vu de la nature des faits qui lui sont reprochés, il en va de son honneur de ne pas démissionner. Les politiques minimisent cette grève sans revendication sérieuse (c’est-à-dire salariale). Pour eux, ce sont de simples problèmes de mœurs et de susceptibilité. D’autres usines rejoignent le mouvement, on occupe, on manifeste. L’armée est envoyée sur place (toujours un grand signe d’apaisement ça!). Il y a des affrontements, une bombe explose.

Des «émeutiers» sont arrêtés, leurs collègues défoncent l’entrée de la prison pour les libérer. La cavalerie intervient et tire sur la foule. Un ouvrier de 19 ans est tué. Le 24 avril, Haviland finit par céder et Penaud est viré.

La dénonciation des violences n’est pas l’apanage d’une classe sociale qui serait plus «éclairée»

Pourquoi je vous parle de ça? D’abord parce que je suis sans cesse étonnée par notre/ma méconnaissance de notre histoire. Comme pour les femmes artistes invisibilisées, on pouvait penser que la condition de ces ouvrières les empêcherait de parler de ces problèmes. Eh bien pas du tout: elles ont fait grève, elles ont manifesté contre ces agressions sexuelles.

Mais ce qui m’intéresse encore plus, c’est que cela nous montre clairement que la dénonciation des violences n’est pas l’apanage d’une classe sociale qui serait plus «éclairée» ou en avance. Pas du tout, mais alors vraiment pas. En matière de lutte concrète contre les violences faites aux femmes, les ouvrières ont été en avance sur les femmes bourgeoises. Et puis, je reste songeuse devant l’élan de la grève. Est-ce qu’on imaginerait de nos jours une grève lancée pour ces sujets?

Évidemment, l’ampleur de la mobilisation de 1905 s’explique parce qu’elle touchait la dignité d’une classe sociale qui se sentait déjà exploitée. Ce sont donc les ouvriers qui sont descendus dans la rue avec les ouvrières, pas les épouses des patrons. La conscience de classe l’emportait sur la conscience de genre, et cette conscience de classe était extrêmement forte. Simone de Beauvoir s’est d’ailleurs longtemps demandé comment le féminisme pouvait dépasser les clivages sociaux, comment faire pour que les femmes se sentent dans une situation commune malgré toutes leurs différences.

Les violences contre les femmes concernent tous les milieux

Au moment de #MeToo, les femmes qui travaillaient dans l’entreprise de nettoyage des trains de gare du Nord avaient depuis déjà longtemps saisi les prud’hommes pour harcèlement. Elles ne nous ont pas attendu/es.

C’est également une femme qui travaillait comme agent de ménage qui a porté plainte contre Dominique Strauss-Kahn. Alors bien sûr, on peut se dire que c’est parce qu’elles sont perçues comme plus faibles qu’elles seraient davantage harcelées. Mais on peut aussi penser que dans les classes sociales «élevées», on s’est plus longtemps accommodés de ce harcèlement, précisément parce que l’appartenance de classe était plus forte et/ou qu’on avait davantage à perdre.

Il faut donc s’abstenir d’adopter un ton… maternaliste (au sens de paternaliste). Et c’est pourtant ce que j’entends souvent. Par exemple, Emmanuelle Devos interrogée sur France Inter avait affirmé qu’elle n’avait jamais entendu parler de harcèlement parmi les actrices françaises, oulala, pas du tout, mais qu’elle était là pour soutenir les plus faibles, les maquilleuses et les coiffeuses. La solidarité, c’est bien, mais il y avait quelque chose dans le ton qui me dérangeait, qui laissait entendre que c’était le problème de ces pauvres femmes sans défense.

Les violences contre les femmes concernent tous les milieux. Et les femmes des milieux populaires sont celles qui nous ont ouvert la voie.

L’invisibilité des monstres agresseurs de femme

Test de réception grandeur nature: la campagne contre le harcèlement des transports parisiens, qui met en scène des prédateurs menaçant des femmes, a suscité des réactions de mécontentement ou de malaise, essentiellement centrées sur la critique de l’animalisation des harceleurs, ou de la criminalisation d’animaux innocents (voir mon relevé sur ce blog1). Mais aucun commentaire, à ma connaissance, n’a évoqué la proximité de ces affiches avec une figure très présente de la culture populaire: celle des monstres agresseurs de femmes.

Ressource de la culture du viol, l’iconographie de la femme attaquée, qui naturalise la scène de viol sous la forme d’une scène de prédation (un agresseur tout-puissant se jetant sur une victime apeurée, qui ne peut échapper à son sort), est un stéréotype de très large diffusion. On le rencontre par exemple dans l’imagerie de reconstitution des magazines de faits divers, ou dans l’offre prête-à-l’emploi des banques d’images.

Une variante de ce motif est particulièrement répandue dans les genres populaires les plus violents (pulps, films d’horreur, pornographie): celle qui représente l’agresseur comme un prédateur animal ou un personnage monstrueux emprunté à des registres divers: aliens, vampires, zombies, racisés, nazis, robots, etc…

Comme en témoigne son succès éditorial, un paramètre manifestement oublié par les concepteurs de la campagne francilienne est que cette figuration déshumanisante fonctionne à la fois comme une disculpation de l’agresseur et comme un puissant adjuvant voyeuriste ou scopophile, autrement dit comme un support d’excitation sexuelle, du point de vue du male gaze.

Man Conquest, décembre 1960.

Une caractéristique des figurations du viol est de se présenter sous une forme masquée, qui permet de contourner le tabou social pesant sur les représentations sexuelles. Longuement décrypté par la psychanalyse, le conte du Petit Chaperon rouge fournit un bon exemple d’une évocation de viol masquée à la fois par la défiguration du personnage du loup, substitut du prédateur sexuel, et par la dévoration, métaphore de l’agression sexuelle2.

Gustave Doré, Le Petit chaperon rouge, 1862.

La version la plus célèbre de cette figure est le mythe périodiquement revisité de King-Kong, où un singe monstrueux maltraite une victime réduite à la triste condition de proie hurlante – ce qui ne la rend que plus attractive.

Quoique le film de 1933 de Merian Cooper et Ernest Schoedsack ne montre aucun acte sexuel, le récit rumoral qui l’inspire, celui de l’agression d’une femme par un singe, rencontre un succès sulfureux au XIXe siècle, à travers les sculptures d’Emmanuel Frémiet (1824-1910), dont le “Gorille enlevant une femme” de 18593 sera jugé sévèrement par Baudelaire, qui évoque «un sentiment bizarre, compliqué, fait en partie de terreur et en partie de curiosité priapique» (Curiosités esthétiques, 1869).

Un autre exemple, celui du premier Alien de Ridley Scott en 1979, illustre bien cette «complication». Il faut en effet quelque 110 mn de film et la dévoration successive de tous ses personnages – hommes et femmes – avant d’arriver à la scène finale du déshabillage de la dernière survivante, Ellen Ripley, menacée à son insu par le monstre dans le huis-clos de la cabine. Si l’on est bien face à la figure de la prédation scopophile, d’une rare puissance suggestive, sa dimension fantasmatique est masquée par la répétition préalable des attaques.

Alien (Ridley Scott), 1979.

La condition qui autorise l’emploi d’une métaphore du viol est son caractère implicite. Selon la règle du clin d’oeil, seul le public susceptible de reconstituer la part manquante de l’énonciation pourra percevoir l’allusion cachée. C’est ainsi qu’une campagne de publicité contre le harcèlement peut, en toute innocence, mobiliser les figures de la prédation monstrueuse, sans éveiller le soupçon, y compris des plus vigilantes des féministes.

  1. Un compte rendu plus détaillé a été publié sur AOC, 12/03/2018. []
  2. A noter que Bruno Bettelheim, dans sa Psychanalyse des contes de fées (Robert Laffont, 1976), n’identifie pas strictement la dévoration à l’acte sexuel, présenté comme une péripétie annexe. []
  3. Albert Ducros, Jacqueline Ducros, «Gare au gorille. L’audace de Frémiet», Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 1992. []

Avortement, les croisés contre-attaquent

Avortement, les croisés contre-attaquent

Article repris du site Quartiers libres

Partout en Europe, de nouveaux militants, très organisés, mènent une redoutable croisade contre l’avortement et la liberté des femmes à disposer de leur corps. Une passionnante – et inquiétante – enquête dans ces réseaux d’influence. Plus de quatre décennies après la loi Veil (1975), le droit à l’avortement subit une offensive concertée en Europe, menée par une nouvelle génération de militants, maîtres en communication et en pétitions.Dans les pays de l’Est, de la Pologne à la Hongrie, il a reculé sous l’égide de gouvernements ultraconservateurs, tandis qu’en Italie, sous l’influence de l’Église, 70 % de gynécologues « objecteurs de conscience » refusent désormais de pratiquer l’IVG – légale depuis quarante ans –, privant les femmes de la liberté à disposer de leur corps. En France, une petite légion d’activistes pro-life, avec à sa tête un jeune publicitaire, porte le combat sur le terrain culturel auprès des 15-35 ans, au travers des médias et des réseaux sociaux. Entre séduction et désinformation, leur campagne mêle conservatisme et style pop, reprenant pour mieux les détourner la terminologie des féministes. Fédérés et remarquablement organisés, ces soldats antiavortement exercent en outre un puissant lobbying à Bruxelles. Qui se cachent derrière ces croisés modernes, qui mutualisent leurs pernicieuses méthodes de persuasion et invoquent les atteintes aux droits de l’homme et la liberté de choix (de vivre) dans leur guerre contre l’IVG ?
Au fil d’une rigoureuse investigation qui donne la parole à ces activistes comme aux femmes victimes de leur offensive, Alexandra Jousset et Andrea Rawlins-Gaston remontent ces réseaux pour dessiner une inquiétante carte d’Europe. Un état des lieux d’autant plus glaçant que ces croisés assument avec affabilité leur terrorisme psychologique, comme lors de cette séquence où des catholiques en Italie enterrent solennellement des fœtus collectés dans les hôpitaux. Le film met aussi au jour les circuits de financement de ces mouvements pro-life, très discrètement parrainés par de riches fondations américaines, liées à l’ultradroite et aux milieux évangélistes, comme par quelques oligarques russes, fondamentalistes orthodoxes. « Vous devrez rester vigilantes votre vie durant« , prophétisait Simone de Beauvoir, s’adressant aux femmes il y a 70 ans. Dont acte.

Un documentaire à voir sur YouTube

Documentaire d’Alexandra Jousset et Andrea Rawlins-Gaston (France, 2017, 1h30mn) ARTE F

Espagne. 8 mars en quelques images…

Du jamais vu ! Des milliers de manifestant-es et 5,9 millions pour la grève féministe (de deux heures) !

Prenez cinq minutes, ça vaut le détour ! Cliquez sur le titre de ce post (sinon les liens ne s’affichent pas) et ensuite allez voir par ici (en français), et aussi par et encore par (en espagnol, mais il y a aussi des images).

 

Non au sacrifice des femmes racisées

Pour un combat antiraciste réellement intersectionnel

un article de Ndella Paye
paru sur le site les mots sont importants  le 8 mars 2018

L’affaire Tariq Ramadan défraie la chronique. Nul besoin de rappeler le détail des faits dont on parle depuis plusieurs mois déjà, et qui sont accessibles sur le net. Monsieur Ramadan est accusé de viol par plusieurs femmes, dont deux en France ont eu le courage de porter plainte en octobre 2017, rejointes hier par une troisième plaignante.

Quatre jeunes femmes suisses affirment avoir été abusées dans les années 1980 et 1990 par leur professeur alors qu’elles étaient mineures – faits pour lesquels il y aurait cependant prescription. Une femme belge a en outre témoigné sur la RTBF des abus et de la violence que Ramadan lui a fait subir lors d’une relation décrite comme d’abord consentie. Enfin l’avocate Rabia Chaudhry a annoncé sur Facebook avoir signalé une victime musulmane auprès du procureur fédéral des Etats-Unis.

Je pense qu’il est important de rappeler d’où je parle, car je ne suis pas une adversaire de Tariq Ramadan et encore moins son ennemie, ni politique, ni théologique, bien au contraire. J’ai été influencée par lui en participant aux formations de Présence Musulmane, association dont il était le leader et qui avait pour objectif de développer une compréhension fidèle et conceptualisée des Textes de références islamiques, le Coran et la Sunna. La formation sur la Réforme radicale de l’islam est restée gravée dans mon esprit tant elle répondait à mes attentes et correspondait à mes aspirations en tant que femme musulmane. J’ai aussi participé à différents CIMEF (Colloque International des Musulmans de l’Espace Francophone) qui se déroulaient tous les deux ans dans un pays d’Afrique subsaharienne.

J’ai également travaillé avec Tariq à différentes occasions durant mon parcours militant et notamment lors du Printemps des quartiers populaires en 2012. En effet, six ans après le début des révoltes qui ont suivi la mort de Zyed et Bouna à Clichy-Sous-Bois, nous (des militant.e.s et personnalités de gauche, d’associations de quartiers, d’organisations politiques ou syndicales anti-racistes et décoloniales) avions voulu soutenir l’action et l’expression des populations exclues, celles des quartiers populaires. J’ai animé et modéré différentes conférences lors desquelles Tariq Ramadan était intervenant.

Je suis militante afroféministe et antiraciste, donc intersectionnelle. Je ne peux décemment pas faire l’économie de condamner l’odieux traitement politico-médiatique, raciste et islamophobe qui est fait de cette affaire. Ce traitement n’aide en rien les victimes aux cotés desquelles je me tiendrai en tout état de cause, puisque je leur fais entièrement confiance jusqu’à preuve du contraire. En effet, racisées aussi, ces femmes subissent les conséquences de cette campagne, comme elles subissent depuis des années le matraquage médiatique islamophobe, et en sont même les premières victimes [1]. L’exploitation raciste que les médias et certaines femmes comme Caroline Fourest, sous couvert d’un féminisme en réalité très exclusif, font de ces affaires de viol extrêmement graves, est honteuse : je la condamne sans réserve. Mais cette condamnation ne peut pas et ne doit pas se faire dans le déni explicite ou implicite de la parole des victimes, en disant ou en sous-entendant qu’elles mentiraient.

C’est ce déni que j’ai perçu dans un certain nombre de textes ou tribunes en soutien à Tariq Ramadan, dont certains prétendent dresser un portrait objectif de l’accusé, rappelant tous ses bons côtés, qui font douter des accusations dont il fait l’objet.

Je le rappelle, puisqu’il faut et il faudra sans cesse le faire, la parole des victimes de violences / viols dans une société patriarcale est souvent, pour ne pas dire toujours, mise à mal. Ceci n’est pas propre aux victimes de Tariq Ramadan. Quand une femme décide de porter plainte pour viol ou toute autre violence, c’est souvent de l’ordre du miracle si sa plainte est bien accueillie au commissariat. Elle se retrouve la plupart du temps mise au banc des accusé.e.s, sa vie est épluchée et scrutée à la loupe pour tenter de démontrer sa part de responsabilité dans ce qui lui est arrivé et ce qu’elle a pu faire pour provoquer son agresseur : une jupe ou une robe trop courte, un haut trop décolleté, une attitude aguicheuse, etc. Elle doit être une bonne victime : n’avoir rien à se reprocher avant les faits, être valide de préférence, pas droguée, ni ivre, ni prostituée et s’exprimer parfaitement bien. Tout y passe.

Alors que l’on sait que les victimes peuvent se tromper sur des éléments factuels en raison du traumatisme subi, on exige qu’elles soient très précises. Christelle et Henda ne sont pas des exceptions, et elles en font déjà les frais. Christelle n’a pas le droit de se tromper sur la date ou l’heure des faits, elle doit avoir une mémoire sans faille, un passé parfait. Il y a par exemple le fameux billet d’avion qui remettrait en cause ses déclarations. Mais on parle peu des révélations concernant ce billet d’avion qui a, en fait, été changé par l’intéressé et qui prouvent qu’il a atterri à Lyon plus tôt qu’il ne le prétendait.

Nul ne mérite d’être traité comme ces femmes l’ont été. Personne ne mérite d’être violée, pas même nos pires ennemies.

Christelle a parlé d’une cicatrice sur le corps de Ramadan dont seule une personne ayant eu une intimité avec lui pouvait avoir connaissance. Cela ne compte pas. On se focalise sur ce billet d’avion qui la décrédibiliserait. Monsieur Ramadan avoue, de son côté, avoir eu une relation de séduction avec Christelle, mais ça n’a aucune importance, c’est sur elle qu’on s’acharne : elle affabule, forcément.

« Pourquoi n’ont-elles pas porté plainte plus tôt ? » entend-on alors, exactement comme pour chaque plainte, et cela quel que soit le milieu, l’origine, la classe sociale de la victime. Tout se transforme en élément à charge contre les victimes. Alors quand on sait comment elles sont traitées, le risque qu’elles courent d’être rejetées par leur famille et leur entourage proche, les humiliations au commissariat, on peut se demander pourquoi elles se risqueraient à l’ouvrir… pour mentir.

Ensuite, mais seulement si on a la chance que la plainte soit prise en compte, il faut faire face aux risques d’être humiliée. Dès le commissariat. L’humiliation, Christelle l’a vécue en voulant porter plainte tout de suite : les sourires en coin des policiers… Elle est noire et en situation de handicap, pourquoi Ramadan la violerait quand il peut « se taper » n’importe quelle autre femme ? [2]

Les victimes doivent affronter les regards de la société toute entière, qui continue de considérer qu’une femme est forcément responsable si un homme l’agresse. Mais dans le cas des victimes de Ramadan, il y a en plus les jugements de sa communauté de foi, qui considère qu’une femme n’a pas à aller seule dans une chambre d’hôtel d’un homme, même si celui-ci est un haut responsable religieux qui prêche la morale sexuelle et dont on ne se douterait pas un seul instant qu’il puisse être capable de « déviance ».

Parler peut être une question de survie pour une victime de violence, de viol. Il faut trouver une oreille attentive, bienveillante, sans jugement qui ne vous agresse pas une seconde fois. C’est certainement ce qui a dû pousser Christelle, pour ne citer qu’elle, à aller vers l’une des seules personnes dont elle pouvait être sure qu’elle lui prêterait cette oreille, Caroline Fourest et son réseau islamophobe. Qui d’autre la croirait ? Quelle musulmane la croirait ?

Et on ne peut malheureusement que le comprendre quand on voit vers qui va le soutien d’une bonne partie de la communauté musulmane, quand on voit les attaques que subissent sur les réseaux sociaux celles qui ont osé sortir du silence. Et pourtant, pourtant… les chiffres prouvent que pratiquement aucune femme déclarant être victime de violence / viol n’affabule.

Le soutien à ces femmes doit être la priorité, et ne doit pas passer au second plan au nom de la lutte contre l’islamophobie. Car telle qu’elle est conçue, cette lutte conduit, de fait, à soutenir un homme qui subit certes l’islamophobie mais pas plus que ses victimes. Un homme, par ailleurs, dont le traitement judiciaire inégal qu’il subirait est loin d’être établi [3].

Aujourd’hui j’ai très mal à mon féminisme quand je vois le sort des victimes rester à la marge comme si on se foutait, très subtilement certes mais quand même, de ce qui leur était arrivé, ou alors comme si on laissait entendre qu’elles pouvaient se sacrifier au profit d’une cause plus noble. Le parfum de la dénonciation de l’islamophobie ne masque pas l’odeur persistante du « porc » qu’on soutient.

Au niveau judiciaire, les seules personnes qui ont accès au dossier Ramadan, ses avocats, ont décidé de garder le silence. Rien ne permet d’affirmer que la justice ait fait preuve de partialité dans ce dossier, et si c’était le cas, Ramadan a de bons conseils, dont c’est le rôle de s’assurer que le droit sera respecté.

Dieu sait que je ne lui fais pas beaucoup confiance, à notre système judiciaire. Mais je ne peux m’empêcher de remarquer que celles et ceux qui demandent qu’on laisse faire la justice l’accusent en même temps d’être partiale quand ses décisions ne leur conviennent pas.

Je suis opposée à la prison parce qu’on sait qui la (sur)peuple mais surtout parce que des alternatives existent qui respectent la dignité des personnes incarcérées. De toutes les personnes incarcérées. Pas que les riches qui ne supportent pas d’être enfermés entre quatre murs. Combien de personnes, pauvres et pas célèbres, attendent d’être jugées sans qu’on ne se soucie de leur sort ? Combien de jeunes subissent une justice expéditive sans possibilité de se défendre correctement et pourrissent dans des prisons où règnent une surpopulation, une insalubrité, des mauvais traitements et une sur-exploitation économique (les détenus étant utilisés comme une main d’oeuvre très bon marché) qui ne sont plus à démontrer ? Mais que je sache, la mise en détention préventive n’a jamais signifié que la présomption d’innocence d’un prévenu était bafouée. Combien de justiciables lambda, pauvres et pas célèbres, sont en détention préventive actuellement en France, sans grand monde pour veiller à leur présomption d’innocence ? Allez discuter avec les victimes de violences policières et leurs familles. Bagui Traoré se fera une joie de vous raconter son expérience carcérale.

Les femmes sont toujours celles dont on attend qu’elles se sacrifient, pour leurs enfants, parents, frères, coreligionnaires, etc. Elles portent pourtant les combats de leurs frères victimes de violences policières : Assa Traoré, Ramata Dieng, Amal Bentounsi et beaucoup d’autres. Elles sont en première ligne quand leurs frères sont tués, pour réclamer que justice soit rendue. Qu’on arrête enfin d’exiger des femmes qu’elles se sacrifient, qu’elles taisent leurs violences, leurs douleurs sous prétexte que nous vivons dans une société raciste et islamophobe ou que dénoncer nos frères ferait le jeu des islamophobes et autres racistes.

Où sont nos frères quand nous sommes violentées, quand nous disons avoir été violées, quand nous souffrons ?

Tariq Ramadan bénéficie d’un comité de soutien FreeTariqRamadan qui le compare à Nelson Mandela. On veut en faire un martyr du système. Quelle indécence ! Ce comité a réussi à récolter plus de 100000 euros en quelques jours alors que l’homme a largement les moyens de payer ses avocats. Pendant ce temps, le comité de soutien d’Adama Traoré peine à collecter de quoi assurer la défense de ses frères et pour que justice lui soit rendue.

J’ai très mal à ma communauté.

Les « porcs », musulmans ou pas, ont toujours eu leurs soutiens. Souvenez-vous qu’Anne Sinclair est allée en personne aux Etats-Unis soutenir son mari, DSK, accusé de viol. Nos « porcs » politiques ne sont pas inquiétés, ni par la justice, ni par les médias, pire : ils continuent même d’occuper leur poste de ministre ou de journaliste du service public alors que leurs victimes se voient, elles, contraintes de démissionner.

Est ce une raison pour qu’on demande, pour Tariq Ramadan, ce même sort si merveilleux ? Est-ce une raison pour ne pas supporter que, dans ce cas-là, les victimes puissent avoir gain de cause ?

Non. Tous les agresseurs doivent être mis hors d’état de nuire, dans l’impossibilité de recommencer. Et toutes les victimes doivent être crédibilisées et soutenues. Il y a des évidences qui méritent, manifestement, d’être rappelées. Le viol est, selon les termes du Code pénal, « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise » [4]. Eh oui, une femme peut être violée par son mari. Comment prouver un viol en général ? Et comment le prouver quand c’est le conjoint qui en est l’auteur ? Faut-il pour autant renoncer à demander justice ? Ou faut-il considérer que la suspicion et la stigmatisation générale sont le juste prix à payer lorsqu’on ose le faire ?

Plutôt qu’étendre le privilège de l’impunité, l’urgence politique pour laquelle nous devrions nous mobiliser n’est-elle pas de rappeler le besoin criant d’une meilleure prise en charge des victimes de viol et de violences ? D’un accueil digne et d’une écoute bienveillante ? Et donc d’une réelle formation des agents qui reçoivent ces victimes ? Parce qu’ une victime ne doit pas avoir à prouver à la société qu’elle n’a aucune part de responsabilité dans l’agression qu’elle a subie. C’est l’agresseur qui en est entièrement responsable. C’est à lui d’avoir honte, et non à la victime. La honte doit changer de camp.

Notes

[1] Cf. aussi le rapport du CCIF.

[2] « Deux policiers sont postés à l’entrée. Elle s’approche et leur récite sa phrase comme un robot  : «   Je viens porter plainte. J’ai été violée par Tariq Ramadan. » Ils la toisent de haut en bas et s’échangent un petit regard en coin qu’elle prend pour un sourire moqueur. Elle baisse la tête, fait volte-face et repart en clopinant sur sa béquille. Après coup, elle les comprend. Comment croire que cette traînée avait été violée par un grand intellectuel, star des plateaux de télévision, si distingué avec sa barbe coupée ras et ses costumes Armani, si bel homme et si beau parleur que les plus ravissantes doivent tomber à ses pieds comme des mouches ? », http://www.vanityfair.fr/pouvoir/politique/story/-il-avait-lair-habite-jetais-glacee-deffroi-temoignages-glacants-sur-le-systeme-tariq-ramadan/1027

[4] Code pénal, Article 222-23

La «zone grise» du consentement, un concept «très dangereux»

L’excellent documentaire de France 2, Sexe sans consentement, s’intéresse à la question de la «zone grise». Cette zone dans laquelle le rapport sexuel ne serait plus vraiment un acte consenti mais pas tout à fait une agression. Jugée floue et trompeuse, l’expression est de plus en plus décriée.

Publié le 6 Mars, 2018 à 6:41 p.m. sur BuzzFeed

Il y a Louise, qui était en vacances en Tunisie, avec son meilleur ami. Un soir, alors qu’ils dorment dans le même lit, elle sent tout d’un coup sa main sur son ventre. Elle dit «non, arrête». Mais il insiste -«c’est bon je suis ton ami, on se prend pas la tête, c’est sans conséquence». Il insiste très longtemps. «C’est comme si le « non » ne suffisait pas», décrit-elle. Il y a Natacha, qui a flirté avec un garçon lors d’un festival de théâtre. Alors qu’elle est saoule, il l’embrasse, puis tente de lui enlever son pantalon. Elle lui dit « non », à plusieurs reprises, mais il estime que puisqu’elle «l’a allumé, faut assumer». «J’ai freezé», raconte-t-elle. Elle argumente : elle a ses règles, il n’a pas de préservatifs. «Je n’ai même pas compris ce qu’il se passait, j’ai juste eu mal d’un coup, donc j’ai percuté qu’il y était». Il y a Floriane qui veut partir d’une soirée estudiantine, mais que son hôte retient et emmène dans sa chambre. Il l’embrasse, elle dit qu’elle n’a pas envie, il continue, sans l’écouter -«il faisait comme si j’avais rien dit»-, jusqu’à ce qu’elle arrête de protester. «Il était plus grand que moi, plus costaud que moi, à un moment donné j’ai eu peur, j’ai eu peur que ça devienne pire, qu’il me force encore plus fort.»

Elles, ce sont les jeunes femmes qui témoignent dans le documentaire Sexe sans consentement, qui sera diffusé sur France 2 le 6 mars à 22h55 (et déjà visible en avant-première sur YouTube). Un documentaire important des journalistes Delphine Dhilly et Blandine Grosjean, sur un sujet jamais évoqué comme ça à la télévision. Il souhaite ouvrir le débat sur ces moments où les femmes cèdent mais ne consentent pas, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu. Le documentaire fait le choix de se concentrer sur les relations hétéros et fait témoigner six femmes qui ont vécu ces rapports forcés. «Depuis toujours, il arrive aux jeunes femmes de ne pas consentir à des rapports sexuels et d’y céder malgré tout, décrit la voix-off au début du docu. Souvent à leur entrée dans la sexualité, les filles vivent ces agressions sans menace physique, sans violence ou sans cri. Où se trouve, alors, la limite avec le consentement, la limite avec le malentendu, la limite avec le viol ?»

youtube.com

Un extrait de Sexe sans consentement.

«Pour la première fois, un film aborde cette zone « grise » de la sexualité sans consentement», met en avant le site de France 2 pour présenter ce documentaire qui utilise le terme avec parcimonie mais à plusieurs reprises. Une grande partie des articles de presse, tous très enthousiastes, reprennent cette notion de «zone grise» des rapports sexuels. BuzzFeed l’a aussi déjà utilisé sur d’autres sujets. Pourtant, l’expression est très décriée. Ainsi, il y a quelques mois, lors d’un appel à témoin mentionnant la «zone grise», des journalistes de Rue89 s’étaient vu répondre par une lectrice en colère :

«Cette histoire de zone grise, c’est très dangereux. A partir du moment ou ce n’est pas un oui clair, c’est non. Vous êtes dégueulasses et répugnants de parler de zone grise, ou de « consentement flou ».»

La «zone grise» c’est flou, et ça veut donc tout et rien dire. D’ailleurs, les tentatives de définition du terme varient grandement selon les sources. Dans le New York Times, cela donne «une relation sexuelle qui pourrait ne pas être vue comme une « agression sexuelle » mais qui constitue quelque chose de bien plus glauque et de bien plus perturbant qu’un simple « rendez-vous foireux »».

Sur le site de madmoiZelle, la «zone grise» est définie comme une configuration où «une personne n’est pas à l’aise dans la situation, mais ne s’y oppose pas verbalement ni physiquement» et où une autre «qui, n’ayant pas rencontré d’opposition verbale ni physique, présuppose que l’autre est d’accord». Dans un autre article du site féminin cela devient, «cet espace où il semble qu’il y ait malentendu. Où une femme et un homme finissent par avoir une relation sexuelle, parce que le « non », certes petit et timide parfois, n’a pas été écouté. Où les signaux d’alerte n’ont pas été pris en compte». Bref, ce n’est pas vraiment très clair.

Une société «embrouillée» sur les questions sexuelles

«C’est un terme que je me refuse à utiliser, nous explique Ovidie, qui a notamment réalisé un documentaire sur la sexualité des jeunes filles. Je ne suis pas du tout à l’aise avec cette notion-là qui voudrait que le consentement puisse être flou, qu’on dit « non » mais qu’en fait on dit « oui », que si on nous travaille au corps, on peut changer d’avis.»

Pour la psychiatre Muriel Salmona, interrogée par BuzzFeed News, la «zone grise» ne veut rien dire non plus. Selon cette spécialiste des violences sexuelles, notre société «est très embrouillée sur tout ce qui concerne les violences sexuelles» et cette expression n’en serait qu’un nouveau symptôme. Ainsi, une étude Ipsos réalisée pour son association Mémoire traumatique et victimologie, en 2016, montrait à quel point les idées reçues sur les violences sexuelles restent monnaie courante dans notre pays. Par exemple, 40% des sondés déresponsabilisaient le violeur si la victime a eu «une attitude provocante dans un lieu public», et 36% si elle a accepté d’aller seule chez un inconnu.

«Déjà que les femmes n’arrivent pas à aller porter plainte!, se désole Muriel Salmona. Il ne faut pas en plus en rajouter dans l’idée que les choses ne sont pas très claires, et que si elles ont le moindre doute c’est que c’est la « zone grise » et que donc il ne s’agit pas d’un viol.»

Car, dans les faits, on emploie souvent le terme de «zone grise» pour décrire ces rapports que l’on ne veut pas qualifier de viol parce qu’on estime qu’il y a des circonstances atténuantes. Parce que la femme connaissait l’agresseur, parce qu’elle a flirté avec lui, parce qu’elle ne s’est pas assez débattue – comme si le «non» ou le «j’ai pas envie» ne pouvaient suffire. On l’utilise dans les cas où ce qu’il s’est passé ne ressemble pas à l’image qu’on se fait encore trop souvent du viol : une agression commise par un inconnu, dans une ruelle sombre, sous la menace d’un couteau – alors qu’en réalité la majorité des viols sont commis par un proche de la victime.

«La “zone grise”, c’est le produit de la culture du viol, qui protège les agresseurs et culpabilise énormément les victimes», analyse Clémence Bodoc, rédactrice en chef du site madmoiZelle. Sur le site, on trouve plusieurs articles qui mentionnent l’expression. «On l’utilise parce que c’est le terme que les gens comprennent mais toujours entre guillemets et en expliquant que c’est un avatar de la culture du viol et que, fondamentalement, ça n’existe pas», justifie la rédactrice en chef.

Autre défaut du terme, pointé par la philosophe Geneviève Fraisse : puisqu’il donne l’impression que les choses sont compliquées, il arrange bien les agresseurs. «Ils sont ravis les dominants avec ce terme, qui leur donne bonne conscience», avance-t-elle. Pour cette historienne de la pensée féministe, parler de «zone grise», c’est encore une fois donner l’impression que les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent. «Bien sûr que si, les femmes savent ce qu’elles veulent! Quand elles cèdent, c’est parce qu’elles savent qu’elles sont face à “la bourse ou la vie”, c’est un rapport contraint où elles ont choisi la vie sur la bourse», nous dit-elle

«Les filles n’ont pas de mot pour décrire ce moment qu’elles ont vécu»

Désagréable conséquence de cette étiquette fourre-tout : la «zone grise» peut masquer des viols. La psychiatre Muriel Salmona explique qu’elle voit souvent arriver dans son cabinet des patientes qui lui présentent les choses comme étant ambiguës, comme si elles avaient consenti. «Et puis quand on reprend les évènements, la manière dont ça s’est passé, on se retrouve à l’évidence devant une situation de viol. J’ai vu plein de situations comme ça où dès que l’on pose des questions, on se rend compte qu’il y a eu une véritable stratégie de l’agresseur.»

Elle explique que quand la violence sexuelle est commise par un inconnu, la victime -souvent une femme- met facilement des mots dessus. C’est à partir du moment où l’agresseur est connu qu’il devient beaucoup plus difficile pour les victimes de qualifier les faits. «Elles se remettent en question, se demandent si elles n’ont pas été suffisamment claires, et n’osent pas définir les faits comme des agressions sexuelles, malgré le fait que ça a eu un gros impact sur leur santé et que ça a atteint à leur intégrité.»

«Zone grise» serait donc un terme à éviter, sous peine de semer la confusion. Début février, lors de l’avant-première de Sexe sans consentement, la représentante de France Télévisions a tenu à glisser dans sa présentation que la « »zone grise » n’existe pas», histoire de mettre les points sur les i avant la projection. Mais on retrouve tout de même brièvement la «zone grise» dans le documentaire, dans la bouche de l’autrice Marie Darrieussecq et dans celle d’une jeune femme qui témoigne. Le terme a le très gros défaut d’être nébuleux, mais reste régulièrement utilisé, faute de mieux. Il reflète ce qui reste flou dans notre société, ce que l’on n’arrive pas à penser autrement.

«C’était pas un viol, mais c’était violent»

«On a utilisé ce terme parce que si on avait sollicité des témoignages de viols, tous ces cas considérés comme limites, flous, auraient été passés sous silence», se justifient les autrices de l’article de Rue89. «La « zone grise » n’existe pas, mais le terme était pratique pour nous, pour expliquer le sujet de notre docu», avance Delphine Dhilly, la réalisatrice de Sexe sans consentement. «Les filles n’ont pas de mot pour décrire ce moment qu’elles ont vécu. Certaines vont finir par l’appeler « viol », d’autres n’auront toujours pas de mot, elles diront juste « ce n’est pas normal, il n’avait pas le droit ». Pour certaines personnes, c’est un premier pas, un terme avec lequel on peut commencer la conversation.»

Comme pour cette jeune femme qui témoigne au micro de Delphine Dhilly, pour l’émission de France Culture «Les pieds sur terre». Elle raconte sa première fois, dans une caravane, alors qu’elle est en troisième, avec un garçon un peu plus âgé, croisé dans son quartier, qui lui met la tête sur son sexe pour qu’elle lui fasse une fellation. «Je me suis reculée parce que je l’avais jamais fait et puis j’avais pas envie, tout simplement. Mais c’est pas grave il a continué à me dire « mais si, vas-y, fais un effort », il me tenait la tête et donc je l’ai sucé. C’était vraiment une expérience affreuse.» Il la pénètre ensuite vaginalement. Plus tard, quand elle raconte sa première fois à des amis, ils lui répondent «ah ouai, ta première fois à toi, c’était un viol». Elle commente :

«C’était pas un viol, mais c’était violent. Aujourd’hui quand j’y repense je me dis c’est pas normal non plus, donc c’est peut-être ce qu’on appelle la « zone grise ».»

Si cette zone est si grise, c’est justement parce que notre société a jusqu’ici refusé de l’explorer, de la détailler, ou ne serait-ce même que la dire. Mais les choses commencent doucement à bouger. Déjà, parce que notre vision des violences sexuelles dans leur ensemble a largement évolué ces dernières décennies. Autrefois, la définition juridique du viol concernait uniquement les pénétrations vaginales par un pénis : il s’agissait surtout de punir ceux qui auraient ainsi imposé des grossesses – et fait naître un enfant illégitime dans la famille. Avec la loi de 1980, la nouvelle définition du viol inclut les pénétrations avec des objets, ou dans d’autres orifices, y compris quand la victime est un homme. À partir de 1990, le viol conjugal est enfin reconnu par la jurisprudence.

Ces dernières années, de plus en plus de femmes ont pris la parole pour dénoncer ces rapports qui leur ont été extorqués. Mais la discussion en est encore à ses prémisses. Comment en parler ? Quel cas différencier ? Si de nombreuses personnes s’accordent sur les limites de l’expression «zone grise», le regard qu’elles portent sur ces cas où l’on cède sans consentir varient du tout au tout, selon la personne qui s’exprime.

«Il faut peut-être changer la définition que tout le monde a du viol»

Dans Sexe sans consentement, Louise, une de celles qui témoignent, explique qu’elle pense que «les filles ont besoin de se dire qu’elles ont été violées sinon ça n’est pas en adéquation avec le malaise qu’elles ressentent. Il faut peut-être changer la définition que tout le monde a du viol, que le viol c’est quelque chose de plus ordinaire et de commun qu’on ne pense.»

Dans la loi française, depuis 1980, le viol est défini comme tout acte de pénétration sexuelle commis par violence, contrainte, menace ou surprise. «Le problème de cette définition c’est : qu’est-ce qu’une menace, qu’est ce qu’une contrainte ?», questionne la jeune fille de 21 ans. Elle décrit ce qui lui est arrivé comme un viol, «mais c’était pas le schéma du viol où c’est un gros connard agresseur sans scrupule. Pas du tout, c’était un ami, qui m’aimait et qui me respectait en tant qu’amie et qu’il ne s’est pas du tout rendu compte de la pression qu’il me mettait lui-même.»

Quand on commence à se poser des questions

Pour Muriel Salmona, les choses sont tranchées, il y a consentement, ou il n’y en a pas, sans «zone grise» au milieu. «Cela peut arriver, pour une femme ou pour un homme, qu’on décide d’avoir un rapport alors qu’on a pas très envie, parce que c’est la Saint-Valentin ou pour une autre raison, mais on a pas de doute sur ce qu’il s’est passé. Quand on commence à se poser des questions, c’est bien qu’il y a quelque chose qui n’a pas été. C’est à ce moment-là qu’il faut réfléchir à la contrainte qu’il y a eu derrière.» Cela peut être une personne qui se montre menaçante, qui continue alors qu’on lui a dit non, qui va commencer à se plaindre, à monter la voix. «Les agresseurs mettent en place une stratégie qui va extorquer l’acte sexuel alors que la personne ne le voulait pas», décrit-elle.

Certains pourraient lui opposer qu’à interpréter si largement la définition du viol, une grande partie des hommes pourraient se retrouver devant une Cour d’assises puis derrière les barreaux. «Non, parce devant la justice, il faut arriver à montrer qu’il y a eu une stratégie de contrainte; s’il n’y en a pas, il n’y a aucun risque de condamnation. Par ailleurs, actuellement, même dans des situations de violence extrême, les affaires sont régulièrement classées et les violeurs ne sont pas condamnés, donc il faut arrêter. Il y a seulement 2% des victimes des viols conjugaux qui portent plainte donc, franchement, le problème n’est pas là.»

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Un extrait de Sexe sans consentement.

Emmanuelle Piet, gynécologue et présidente du Collectif Féministe Contre le Viol (CFCV), utilise elle aussi le terme de viol – tout en précisant que dans le cadre de ses consultations, quand ses patientes évoquent des violences sexuelles, elle prend soin de décrire l’acte comme la femme le décrit, pour ne pas leur imposer un terme.

«Je propose souvent à mes patientes violentées par leur partenaire un certificat médical de contre-indication au rapport sexuel. Ça marche très bien, ça leur permet de comprendre des trucs. Quand elles reviennent, elles disent « c’est bien je me suis reposée » ou bien « vous vous rendez compte, il l’a fait quand même ».» Autre arme : le lubrifiant. La médecin conseille d’en appliquer, pour éviter que les rapports soient douloureux. «Certaines reviennent me voir et me disent « il m’a dit qu’il aimait pas quand j’ai pas mal ». Et là, elles comprennent des choses.»

Pour certaines, les rapports que l’on se force à avoir par «devoir conjugal» constituent aussi une «zone grise», entre le consentement et la violence. Emmanuelle Piet, évoque une patiente en particulier, qui lui racontait «des choses affreuses». «Pour moi, son mari la violait depuis 20 ans, mais pour elle c’était du devoir conjugal. Un jour, il l’a sodomisé et là elle a formulé : « il m’a violé ». Pour elle, la sodomie c’était interdit dans la religion, donc là elle avait le droit de dire non. Elle est partie ce jour-là et a porté plainte.»

«Il faut cheminer avec les gens; c’est trop tôt, on ne peut pas faire la révolution en un jour», conclut celle qui estime que «la société n’est pas prête».

«Ça va trop loin, vous mélangez tout»

D’autres sont beaucoup moins promptes à utiliser le terme de «viol». Blandine Grosjean, à l’initiative du documentaire de France 2, évoque le risque que tout d’un coup, «alors qu’on évoque des choses vraiment réelles et sérieuses, tout le monde batte en retraite en disant « ça va trop loin, vous mélangez tout »». Elle nous explique qu’avec le documentaire, le but «n’était pas de dire qu’il faut pénaliser la « zone grise » mais c’était de mettre des mots sur quelque chose qui sur le coup n’a pas été vécu comme un viol». Elle met en avant le fait que les femmes qui témoignent «laissent une part au malentendu», et qu’«aucune n’envisage de porter plainte.»

Pour la chercheuse Alice Debauche, qui travaille sur les violences sexuelles, tout dépend des situations, qu’il faudrait pouvoir analyser au cas par cas. «La question c’est: qui impose la contrainte ?, avance la maîtresse de conférence en sociologie. Est-ce que c’est l’agresseur, ou est-ce que ça se passe à un niveau au-dessus, au niveau des normes sociales ? Par exemple, si j’invite un homme à la maison boire un dernier verre et que je me dis que je ne vais pas pouvoir dire non, là c’est une contrainte qui est plus sociale, qui s’exerce de manière beaucoup plus diffuse. À mon sens, ce ne sont pas des choses qu’on va pouvoir qualifier de viol, la personne s’est elle-même imposé une contrainte, il n’y pas d’acte criminel délictueux.» Elle préfère dans ces cas-là parler de «construction inégalitaire de la sexualité» et de «stéréotypes de genre».

D’autres s’interrogent : faudrait-il d’autres mots, autre que «viol», «agression» ou «harcèlement», qui désigneraient des expériences plus spécifiques ? Sans mot adéquat, difficile de comprendre ce qu’il vous est arrivé. Selon la légende urbaine, les esquimaux auraient une cinquantaine de mots pour décrire la neige. Et si le problème était inverse pour nos sociétés imprégnées par la culture du viol, et que nous étions coincés avec seulement quelques mots pour décrire une réalité bien plus diversifiée et complexe ?

«Le fait que le mot consentement ait un double sens, c’est ce qui rend possible la « zone grise »»

«Oui, il manque des mots, acquiesce Geneviève Fraisse. Il faut qu’on multiplie les termes, plus on a de mots, plus on donne de visibilité à la réalité. Le terme de « zone grise », c’est un couvercle c’est pour ne pas voir.» La philosophe remet, elle, carrément en cause le terme de «consentement» – pourtant très utilisé dans les débats sur les violences sexuelles ces dernières années- mais dont l’ambiguïté même permet à certains de parler de «zone grise». «Le consentement veut à la fois dire « choisir » et « accepter ». Le fait que le mot consentement ait un double sens, c’est ce qui rend possible la « zone grise »», analyse l’autrice de Du consentement.

Elle évoque ainsi les expressions «licenciement par consentement mutuel», «consentement à l’impôt» ou encore «consentement des dominés» pendant la colonisation, qui montrent bien que ce mot «efface le rapport de force». Dans la sphère sexuelle, le consentement est généralement féminin : c’est l’homme qui propose et la femme qui consent. Alors à la place, Geneviève Fraisse propose le terme de «volonté», ou d’«accord»: «On peut être d’accord, ou ne pas être d’accord, mais ce n’est pas la même chose que pour le « consentement » car cela nécessite un énoncé.»

Rebecca Hendin / BuzzFeed

Si les mots sont importants, c’est aussi parce que ce sont les mots qui aident à réaliser que ce que l’on pensait être une histoire personnelle, isolée, est en réalité une expérience partagée par de très nombreuses femmes. Alors, comment parler précisément de ces multiples expériences où l’on cède alors que, pourtant, on ne veut pas ? On tâtonne. Ici ou là, on lit l’expression de «sexe forcé». Pour le titre du documentaire de France 2, après de longues discussions, les autrices se sont finalement mis d’accord sur «sexe sans consentement». Dans un article pour M, le magazine du Monde, Blandine Grosjean propose aussi, sous forme interrogative, le terme d’«atteinte sexuelle», qui concerne actuellement dans la loi les relations entre mineurs et majeurs. Delphine Dhilly évoque le terme anglais de date rape et regrette qu’«en français, on n’ait pas de terme comme ça».

La féministe Valérie Rey, qui blogue sous le nom de Crêpe Georgette, propose, elle, le terme de «sexe coercitif», notamment utilisé dans la littérature anglo-saxonne. «Le sexe coercitif, c’est ce mec qu’on a toutes connues, qui insiste, qui te dit qu’au moins tu pourrais lui faire une fellation, que sinon ça veut dire que tu ne l’aimes pas, etc. Dans ce cas, tu as la possibilité de dire non, mais les constructions sociales font que dans beaucoup de cas, tu vas céder. Pour moi, à partir du moment où un consentement explicite a été donné, il ne s’agit pas de viol au sens juridique, mais de sexe coercitif.»

En anglais, on trouve ainsi cet article du site féministe Bustle qui interroge la nature d’un «oui» énoncé sous la contrainte et décrypte «cinq types de coercition sexuelle». Si vous avez des rapports parce que vous pensez que c’est votre devoir; parce que vous avez été menacé-e; parce qu’on vous a culpabilisé; parce qu’on vous a persuadé de boire de l’alcool; parce que vous avez peur de mettre en colère votre partenaire. Un nouveau champ de réflexion à explorer ?

Mais ces tentatives de recherche de vocabulaire ne convainquent pas tout le monde : « »Sexe sans consentement », « sexe forcé », « sexe coercitif »… Tout ça, ce sont des viols, c’est pour tourner autour du pot», estime Emmanuelle Piet, du CFCV.

Révolutionner notre regard sur la sexualité

Si les avis des personnes que nous avons interviewées sont très partagés sur les termes à utiliser, il y a un point où elles se rejoignent : la nécessité d’une meilleure éducation sexuelle, et d’une réelle éducation au consentement – à la nécessité de l’«accord» pourrait dire Geneviève Fraisse. L’idée n’est pas de promettre les assises à tous les hommes trop insistants, mais de sortir des stéréotypes genrés qui biaisent les relations entre femmes et hommes. Par exemple, «on a intégré l’idée que la douleur est intrinsèque à la sexualité, regrette Ovidie. Il y a l’idée que le premier rapport va faire mal, que la sodomie va faire mal. C’est aussi une idée qu’on retrouve dans le langage : on va se faire « défoncer » ou « casser les pattes arrières ».» La sexualité féminine ne devrait pas avoir à être douloureuse.

En fait, c’est toute notre vision de la sexualité entre hommes et femmes qu’il faut revoir. Pour Valérie Rey, «la « séduction à la française », c’est à dire la culture du viol « à la française », est fondée sur le fait que forcer les femmes est excitant. Tu vois ça partout, dans les séries, dans les comédies romantiques,etc. Il y a une espèce de jeu profondément malsain, où l’homme est censé prendre l’initiative, où la femme est censé minauder, dire non mais en fait ça veut dire oui, refuser pour avoir de la valeur. Il y a un continuum entre notre vision des relations sexuelles consenties et les violences sexuelles.»

Dans leur documentaire, Delphine Dhilly et Blandine Grosjean ont également interviewé quelques garçons, croisés à la plage ou lors de festivals, sur leur rapport au consentement. Dont ce témoignage, qui en dit plus en quelques mots que tout un livre de sociologie :

«Ça m’est déjà arrivé d’être dans cette situation où je veux aller plus loin et elle non, on a fait la première partie et elle est là « ah, mais non, je peux pas ». Donc je l’ai relancé, et au petit matin, j’ai eu ce que je voulais.(…) Dès qu’on me dit non, ça me motive encore plus d’y aller. (…) Pour moi le « non » d’une fille c’est limite, pas excitant, mais ça me motive en tout cas.»

Un peu plus loin dans le documentaire, Louise semble lui répondre : «On va pas mettre tous les mecs en prison. La clé c’est l’éducation, la sensibilisation et surtout la communication et la confiance. (…) On a une image du sexy, du mec qui vient et qui te prend, il faut juste évoluer dans nos codes de ce qui est excitant ou pas. La communication et dire les choses clairement ça devrait pas être un frein à l’excitation et au plaisir».

Maïa Mazaurette ne dit pas autre chose dans son récent «plaidoyer pour le bon sexe», où elle oppose une «zone blanche», ou zone de confort, à une «zone grise» qui nous apprend à fantasmer sur «le dérapage». La journaliste spécialisée sur les questions de sexualités appelle de ses vœux un «énorme chantier post-Weinstein» qui consiste «à ré-érotiser la zone blanche» et qui permettrait de «remettre au centre du jeu les possibilités érotiques qui ne font de mal à personne, et permettent de parler la même langue».

Alors, on fait comment concrètement ? On commence, tout simplement, par s’assurer du consentement de son partenaire. Dans un récent post de blog très partagé, la journaliste française Judith Duportail explique comment, en déménageant de Paris à Berlin, elle a découvert une ville où tout le monde avait l’air de trouver évident que demander la permission était sexy. Elle s’enthousiasme : «Moi, je trouve ça super hot qu’on me demande mon consentement explicite». Pour qu’enfin, on arrête de croire qu’il y a une obligation de «passer à la casserole», et que «qui ne dit mot consent».