Nous sommes tous des féministes
C’est le titre d’un petit livre publié chez Folio/Gallimard et vendu à 2 € seulement – mais, nonobstant la qualité des deux textes qu’il contient, on n’en manifestera pas moins notre mauvaise humeur à l’égard de ces marchands de livres à qui tout fait ventre (et vendre, surtout !): on aurait préféré une brochure à prix libre, d’autant plus réalisable en l’occurrence que les textes sont brefs. (D’ailleurs le même éditeur vient de sortir un autre « livre », tout aussi court sinon plus, de Erri de Lucca : La Parole contraire, qui explique comment il se retrouve devant les tribunaux italiens pour avoir appelé au sabotage de la LGV Lyon-Turin – même « rentabilisation » d’un sujet et d’un auteur qui valent pourtant bien mieux que cela. Bref.)
Chimamanda Ngozi Adichie est l’auteure nigériane de Nous sommes tous des féministes, suivi de la nouvelle Les Marieuses. Le premier texte est la retranscription d’une conférence donnée en 2012 dans le cadre d’un colloque consacré à l’Afrique et qui a lieu annuellement, si j’ai bien compris, au Nigeria. Chimamanda y décrit simplement le sexisme ordinaire qui sévit dans son pays comme ailleurs, et comment elle en est arrivée à être et à se déclarer une « féministe africaine heureuse, qui aime mettre du brillant à lèvres et des talons hauts pour son plaisir, non pour séduire les hommes. » Comme beaucoup d’autres avant elle, elle insiste sur l’éducation des enfants :
« Partout dans le monde, la question du genre est cruciale. Alors j’aimerais aujourd’hui que nous nous mettions à rêver à un monde différent et à le préparer. Un monde plus équitable. Un monde où les hommes et les femmes seront plus heureux et plus honnêtes envers eux-mêmes. Et voici le point de départ : nous devons élever nos filles autrement. Nous devons élever nos fils autrement.
« Notre façon d’éduquer les garçons les dessert énormément. Nous réprimons leur humanité. Notre définition de la virilité est très restreinte. La virilité est une cage exiguë, rigide, et nous y enfermons les garçons. Nous apprenons aux garçons à redouter la peur, la faiblesse, la vulnérabilité. Nous leur apprenons à dissimuler leur vrai moi, car ils sont obligés d’être, dans le parler nigérian, des hommes durs.
« […] Mais ce que nous faisons de pire aux hommes – en les convainquant que la dureté est une obligation –, c’est de les laisser avec un ego très fragile. Plus un homme se sent contraint d’être dur, plus son ego est faible.
« Quant aux filles, nos torts envers elles sont encore plus graves, parce que nous les élevons de façon qu’elle ménagent l’ego fragile des hommes. Nous apprenons aux filles à se diminuer, à se sous-estimer. Nous leur disons : tu peux être ambitieuse mais pas trop. Tu dois viser la réussite sans qu’elle soit trop spectaculaire, sinon tu seras une menace pour les hommes. Si tu es le soutien de famille dans ton couple, feins de ne pas l’être, notamment en public, faute de quoi tu l’émasculeras. »
Un petit texte roboratif, donc, qui n’a rien de nouveau ni d’extraordinaire mais qui doit sa publication au fait que son auteure est une romancière et nouvelliste à succès, et l’on ne peut que s’en réjouir. L’éditeur a tout de même ressenti le besoin de le compléter par un autre texte, faute de quoi le livre aurait été vraiment trop mince – l’auteure a beau avoir reçu des prix littéraires prestigieux, elle n’est pas (encore ?) prix Nobel… C’est tout bénéfice pour nous autres lectrices et lecteurs, car nous pouvons vérifier une fois de plus que souvent, la fiction en dit plus, et de manière plus percutante, qu’un discours non fictionnel. Les marieuses est l’histoire d’une jeune nigériane mariée par ses parents adoptifs à un parfait inconnu, nigérian lui aussi, mais qui a émigré aux États-Unis. Elle va donc y partir elle aussi, et la nouvelle raconte, outre le rapport de domination ordinaire entre la jeune femme et son mari, sa difficile adaptation aux mœurs nord-américaines : où l’on comprend un peu mieux ce que certaines féministes nomment « l’intersectionnalité » (soit le croisement de plusieurs oppressions – de genre, de race, de classe…)
En somme, je ne regrette pas de m’être fait un peu arnaquer par l’éditeur – et même je m’apprête à récidiver, car cette mise en bouche m’a vraiment donné envie de lire d’autres histoires de cette auteure. (Ce livre est désormais empruntable à la bibliothèque d’Agate, armoise et salamandre.)
françois (le 9 mars 2015)