Prière à Notre Dame des Désirs/ Oración a Nuestra Señora de los Deseos

Prière à Notre Dame des Désirs

par Gabriela Blas (Mujeres Créando, Bolivie)

Vierge des Désirs, amante de la vie,
sœur des rêves et fille de l’espoir,
protèges-nous toutes
noires, marrons et blanches;
indiennes, putes et lesbiennes;
et fait jaillir depuis la terre les illusions nécessaires
pour que nous continuions à lutter.

Libère nous des racistes, homophobes, corrompus,
machistes et classistes
aussi des prêcheurs et curés hypocrites
pour que nos sœurs pauvres de rébellion
se mettent à rêver et que la joie soit semée en elles.

Protège nous des dieux qu’ils veulent nous imposer
pour qu’ils ne nous privent pas de goûter à la tentation
d’être libres.

Fais que le pain ne manque jamais dans notre maison,
que le miel qui adoucit nos jours ne fasse jamais défaut
et le vin qui accompagne nos fêtes,
pour que chaque jour nous célébrions la vie,
l’amour, la tendresse y les espoirs.

N’oublies-pas, notre Vierge
toutes nos sœurs, mères et grand-mères
qui gisent en ton ventre (la terre),
pour qu’avec toute ta sagesse
nous apprenions a nous aimer les unes les autres
autant que tu nous aimes, Vierge, amante et amie.

Fais que nous croyions en nous mêmes
et que la désobéissance batte dans les cœurs de
toutes les filles
pour que ce désir d’être heureuses se renouvelle chaque jour
dans toutes celles qui viennent et viendront, pour toujours…
Amen.

Oración a Nuestra Señora de los Deseos

Por Gabriela Blas

Virgen de los Deseos, amante de la vida,
hermana de los sueños e hija de la esperanza,
protégenos a todas nosotras
negras, morenas y blancas;
indias, putas y lesbianas;
y haz brotar desde la tierra las ilusiones necesarias
para que sigamos luchando.

Libranos de racistas, homofóbicos, corruptos,
machistas y clasistas;
también de predicadores y curas hipócritas
para que nuestras hermanas pobres de rebeldía
vuelvan a soñar y en ellas se siembre la alegría.

Protégenos de los dioses que quieren imponernos
para que no nos priven de probar la tentación de
ser libres.

Haz que no falte el pan en nuestra casa,
que tampoco falte la miel que endulza nuestros días
y el vino que acompaña nuestras fiestas,
para que cada día celebremos por la vida,
por el amor, la ternura y las esperanzas.

No te olvides Virgen Nuestra
de todas nuestras hermanas, madres y abuelas
que yacen en tu vientre (la tierra),
para que con toda tu sabiduría
aprendamos a amarnos las unas a las otras
tanto como tu nos amas, Virgen, amante y amiga.

Haz que creamos en nosotras mismas
y que la desobediencia lata en los corazones de
todas las niñas
para que este deseo de ser felices se renueve cada dia
en todas las que vienen y vendran, por siempre…
Amén.

aussi des prêcheurs et curés hypocrites
pour que nos sœurs pauvres de rébellion
se mettent à rêver et que la joie soit semée en elles.

Protège nous des dieux qu’ils veulent nous imposer
pour qu’ils ne nous privent pas de goûter à la tentation
d’être libres.

Fais que le pain ne manque jamais dans notre maison,
que le miel qui adoucit nos jours ne fasse jamais défaut
et le vin qui accompagne nos fêtes,
pour que chaque jour nous célébrions la vie,
l’amour, la tendresse y les espoirs.

N’oublies-pas, notre Vierge
toutes nos sœurs, mères et grand-mères
qui gisent en ton ventre (la terre),
pour qu’avec toute ta sagesse
nous apprenions a nous aimer les unes les autres
autant que tu nous aimes, Vierge, amante et amie.

Fais que nous croyions en nous mêmes
et que la désobéissance batte dans les cœurs de
toutes les filles
pour que ce désir d’être heureuses se renouvelle chaque jour
dans toutes celles qui viennent et viendront, pour toujours…
Amen.

 

Mlac : un bref historique

La loi de 1920, réprime la complicité et la provocation à l’avortement ainsi que toute propagande anticonceptionnelle, mais laisse en vente libre les préservatifs. Elle sera renforcée par trois lois (1923, 1941, 1942) qui aggravent les peines et criminalise ces pratiques. Il faut repeupler là où les guerres sont passées.

Dater un commencement est une chose difficile, et même parfois impossible. Pendant les grands chamboulements de 68, des groupes de femmes se sont constitués un peu partout, et notamment sur le constat de leur exclusion des sphères de décision. Les femmes se sont mises à parler ensemble de leur vécus de femmes au sein d’un système social masculin. Leur condition n’est plus une fatalité individuelle mais une oppression commune. Elles déclarent que le privé est politique et ajoutent leurs voies à celle du mouvement français pour la planification des familles -MFPF, crée en 1960- pour proclamer le droit de chaque femme à disposer de son corps, à n’avoir de maternités et de rapports sexuels que désirés et choisis. Plus largement, la révolte gronde contre l’ordre moral et le tabou que représentent les sexualités. C’est ce que les historiens ont nommé la libération sexuelle.

1970 est l’année d’apparition publique du Mouvement de Libération des Femmes -MLF- en France. Les femmes affirment alors que la sexualité et la procréation doivent être dissociées. Les actions publiques s’enchaînent pour dénoncer l’oppression des femmes et la revendication du droit à l’avortement descend dans la rue. «La liberté d’avortement est la première étape de notre libération», mais il est clair que la lutte déborde largement de cette question.

C’est ainsi que 343 femmes, célèbres ou anonymes, signent le 5 avril 1971 un manifeste dans lequel elles affirment avoir avorté, et donc avoir enfreint l’article 317 du Code Pénal de 1810 , et dans lequel elles revendiquent la liberté de l’avortement. Jusqu’à ce jour, les interruptions de grossesse se passent dans une clandestinité totale, au profit des «faiseuses d’anges», entraînant de nombreux décès et mutilations surtout chez les femmes plus pauvres qui ne peuvent se payer un trajet à l’étranger.

Ce manifeste constitue un véritable défi au pouvoir, qui n’avait alors le choix qu’entre deux options : soit poursuivre en justice les 343 signataires, ce qui n’était pas assumable politiquement ; soit reconnaître que les lois de 1920 et de 1923, qui avaient renforcé la répression de l’avortement, n’étaient de fait plus applicables.

Contrairement à ce qu’on retient souvent de cet épisode, certaines des signataires ont payé cher leur prise de position : il s’agissait des femmes moins célèbres, enseignantes par exemple, qui se sont vues brutalement renvoyées après la publication du Manifeste.

Alors que ce manifeste est devenu dans les mémoires comme celui « des 343 salopes », jamais les 343 femmes signataires ne se sont auto-dénommées ainsi. En fait ce terme viendrait de la couverture de Charlie Hebdo du 12 avril 1971, mettant en scène Michel Debré, connu pour ses positions natalistes.

Après ce manifeste, et le procès de Marie-Claire à Bobigny en octobre novembre 1972 (cinq femmes passent en jugement : une femme mineure, Marie-Claire C qui avait avorté après un viol et quatre majeures. Défendues par Gisèle Halimi -figure importante du mouvement, avocate co fondatrice de Choisir- le procès est une victoire judiciaire et médiatique), la loi n’était plus applicable, ce qui oblige les médecins à prendre position. Le Conseil de l’Ordre des médecins, s’oppose catégoriquement à toute légalisation de l’avortement, et son président Lortat-Jacob ira jusqu’à dire des 343 femmes signataires du Manifeste qu’en « observant la qualité nominale des 343 délinquantes en question, l’orthographe et la résonance de leur nom patronymique, elles n’apparaissent pas très catholiques.»

Par ailleurs, le 3 fevrier 1972 paraît un manifeste du même nom, représentant 331 médecins signataires, dans lequel ils déclarent pratiquer des avortements. La plupart sont issus du Groupe Information Santé. Le GIS, créé en 1972 par des médecins et étudiants en médecine militants d’extrême-gauche, lutte pour la restitution aux usagers de leur pouvoir sur leur corps et leur santé.

C’est dans ce contexte qu’est créé le Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception, M.L.A.C, en avril 1973.

Des tensions politiques sont nées au sein de l’association Choisir, et le Mlac se crée alors sur l’affirmation de la mixité, mais surtout d’une position plus révolutionnaire: « nous privilégions la lutte contre l’idéologie présente et nous pensons que la seule position juste est celle que nous découvrirons demain en poursuivant l’analyse à travers notre pratique », la lutte doit coller à la vie : « nous nous efforçons d’analyser notre vie quotidienne et de la reconstruire sur des bases non capitalistes ». Le M.L.A.C rassemble des groupes femmes, des membres du GIS, du MFPF, de partis et de syndicats communistes et révolutionnaires, du Parti Socialiste Unifié, de la CFDT, mais aussi des individu-e-s « non encartés », autonomes, au début principalement des personnes appartenant au corps médical.

Son objectif est de répondre aux difficultés rencontrées par les femmes désirant avorter. Le but premier de l’association est de rencontrer les femmes dans les permanences et les aider à avorter en organisant leur voyage vers l’Angleterre et la Hollande ou en réalisant leur avortement sur place le cas échéant. En effet, une nouvelle méthode d’interruption de grossesse «par aspiration » est arrivée en France en 1972, la méthode Karman. Celle-ci se transmet très rapidement à tout le mouvement, elle permet entre autre d’être pratiquée par des non-médecins. Le MLAC exerce également une activité de promotion et de lutte pour l’avortement et la contraception par l’organisation de campagnes, de manifestations…

Très vite les nombreux (300 à 400) et très variés comités vont ouvrir des locaux directement liés à la pratique de l’avortement.

L’implantation des comités est assez irrégulière. C’est dans les grandes villes et les villes moyennes qu’ils sont les plus nombreux. Certaines régions de forte tradition catholique comptent moins de comités. Certains comités sont fondés dans des hôpitaux par des professionnels (médicaux et infirmiers) qui pratiquent ouvertement des avortements. D’autres, dans les entreprises, sont issus de sections syndicales, souvent très féminisées. Des comités sont créés dans des universités et même des lycées, où ils permettent une organisation spécifique des filles.

Chaque comité loue un local, fait de l’information et tient régulièrement des permanences. Il s’agira non pas seulement de «faire prendre conscience du sens de la lutte du Mlac et de la dimension collective de la lutte pour l’avortement, mais aussi et surtout de discuter à propos de la vie quotidienne (la nôtre et celle de la femme).»

Ainsi, la force de ce mouvement de masse tient dans cette diversité, dans sa mixité et surtout dans sa pratique revendiquée et assumée d’actes illégaux, principalement les avortements sur place et les départs collectifs pour avorter à l’étranger.

Le 8 mai 1973, une anesthésiste – membre d’un collectif grenoblois, créé en février 1972 pour l’abrogation de textes répressifs sur l’avortement et de l’association Choisir – est inculpée pour avoir pratiqué, à la demande de la mère, un avortement sur une jeune fille de 17 ans. La doctoresse Annie Ferrey-Martin revendique son action : « Depuis près d’un an nous avons pratiqué ou aidé à pratiquer plus de 500 avortements de façon collective par la méthode Karman». À Grenoble, puis partout, la réaction est immédiate : meetings, manifestations et prises de positions se succèdent. C’est la sortie définitive de la clandestinité: «A partir de maintenant la loi est morte; le pouvoir ne peut plus décider pour nous.». L’inculpation est levée.

D’autre part, le film de Marielle Issartel et Charles Belmont, Histoire d’A, qui filme un avortement et des débats du MLAC, est interdit en novembre 1973 au motif de troubles à l’ordre public. Sa projection donne lieu a des affrontements mais se fera très largement et notamment dans des usines en grève, dans la rue..

La loi est donc ouvertement bafouée. L’illégalité est devenue légitime et publique.

A cet époque, le corps médical n’a cessé d’être un terrain de lutte intense. Les femmes ont sans cesse cherché a maintenir une tension avec les hôpitaux et les médecins: Lettres ouvertes, création d’un réseau avec des médecins symphatisants, intervention et avortements directement dans les hôpitaux, accompagnement en groupe des femmes en consultation, confrontation de leur propre rapport au soin et au corps…

Le Conseil de l’Ordre des médecins réagit le 6 février 1973 en publiant un communiqué: «Le Conseil de l’Ordre rejette tout rôle du corps médical tant dans l’établissement des principes (des avortements pour convenances personnelles) que dans leur décision et leur exécution ; met en garde le législateur contre toute mesure libéralisant l’avortement, au mépris du risque de détérioration de l’éthique médicale et de ses conséquences. En cas de libéralisation de l’avortement, le législateur devrait prévoir des lieux spécialement aménagés à cet effet (avortoir) et un personnel d’exécution particulier»

Cet illégalisme de masse pratiqué au grand jour n’est pas sans poser question aux militant-e-s. En novembre 1973, lors des Assises du MLAC à Grenoble, les militant-e-s débattent de l’objectif prioritaire du mouvement, partagé entre aide sociale et lutte politique, de la place des non-médecins dans la pratique des avortements et s’interrogent sur la nécessité d’une loi. Alors que l’association Choisir présidée par Gisèle Halimi revendique une loi légalisant l’avortement, le MLAC redoute en effet l’encadrement par les pouvoirs publics qu’impliquera effectivement la loi.

Quoi qu’il en soit, le pouvoir ne tolère plus ces transgressions ouvertes et répétées de la loi, et Valéry Giscard d’Estaing, lorsqu’il est élu président en 1974, confie le dossier de l’avortement à Simone Veil, ministre de la Santé, dans l’objectif premier de rétablir l’ordre. Simone Veil a défendu son projet de loi devant une Assemblée Nationale déchaînée, essuyant des insultes antisémites, et la loi promulguée en 1975 légalise l’avortement sans le reconnaître comme un droit, loin de là. Elle ne prévoit pas de remboursement de l’avortement par la Sécurité Sociale, remboursement auquel Simone Veil a fermement affirmé son opposition. La loi impose un entretien social avant un avortement et limite le recours à l’avortement à dix semaines de grossesse, et conditionne l’avortement à une autorisation parentale pour les mineures et à des critères de séjour pour les étrangères.

De plus, la loi est votée pour une durée limitée, et il faudra attendre 1979 pour que cette loi soit rendue définitive, après une manifestation non-mixte qui a réuni 30 000 femmes le 6 octobre 1979 et une manifestation de 50 000 personnes le 24 novembre 1979 à l’appel des partis politiques et des syndicats.

Le MLAC, tout en dénonçant les insuffisances de la loi de 1975, se bat pour qu’elle soit appliquée, en continuant les actions dans les hôpitaux et sur les médecins notamment. L’hôpital de Cochin, par exemple, refusant d’appliquer la loi, 150 militant-e-s du MLAC investissent les lieux le 7 mars 1975 et réalisent six avortements « sauvages ». Certains groupes du MLAC continuent à faire des avortements, insatisfait que l’avortement et son encadrement soient confiés aux médecins, comme le groupe d’Aix-en-Provence à qui cette pratique vaudra un procès retentissant en 1976.

Quand la loi Veil est adoptée, un certain nombre d’organisations et d’associations considèrent que c’est une victoire et une reconnaissance des femme et de leur lutte, scellant ainsi ce mouvement sur un triomphe de la loi et du droit. Le MLAC lui disparaît progressivement. Le MLAC Rouen centre conclue ainsi: « Seul le passage à la pratique (permanences et présence constante dans un quartier; avortements; préparation en commun d’un procès, etc) est révolutionnaire. C’est en pratiquant ensemble que nous avons inventé. (…) Dans la société actuelle, qui fabrique des être « assistés » ou « inféodés », la contraception peut être quelque chose de « provisoirement impossible ». C’est toute la vie quotidienne qui est en cause. (…) La lutte doit donc englober maintenant l’ensemble de la vie quotidienne.(…)

Toute pratique conduit à l’invention et, corrélativement, à la mise en cause des institutions en place les unes après les autres. Ces institutions sont les institutions de l’Ordre bourgeois, mais aussi une quantité de « mouvements (en lutte) » qui deviennent, à un moment donné, des institutions

L’action du mouvement est relayée par les maisons des femmes à partir de 1977.

La manifestation d’octobre 1979, non mixte, signe la fin de la « décennie féministe».

 

 

 

 

Le Mlac : lieux de soins, lieux de lutte

Lieux de soins, Lieux de lutte

Bien qu’il soit difficile de dater le début d’un mouvement, la période de 1972 (importation de la méthode Karman) à 1975 (vote de la loi provisoire) est une période charnière car c’est à cette époque que la méthode Karman se répand et que nombre de personnes se mettent à pratiquer des avortements en totale illégalité et publiquement. On a alors vu émerger de nombreuses expériences de lieux, où lutte et soin se sont vus noués si bien, qu’ils ont parfois cherché à changer la vie.

Quand on se trouve dans une telle situation, on a beaucoup de force pour dénoncer et beaucoup d’imagination pour inventer. L’invention, quant à elle, nourrit la réflexion à propos d’un domaine plus large: cela pourrait bien mettre en cause beaucoup d’autres choses.

(VA1, p77.)

I. Clandestinité et rapport à la loi

Soin clandestin

Nous partirons du récit d’un comité pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception de Choisir, paru en livre-brochure en 1973, qui témoigne des pratiques, des expériences et des contradictions qui ont pu se vivre depuis 1970.

Ce comité, qui après avoir un temps posé des sondes utérines dans des conditions difficiles, est parti en juin 1972 en Angleterre et a alors ramené la méthode Karman en France qu’il s’est empressé de pratiquer et de répandre :

 

2 «Dans les motivations qui nous ont déterminés à lutter pour la liberté de l’avortement, il en est une au moins qui nous est commune, c’est la conscience des méfaits dus à la clandestinité de l’avortement. (…)

Nous pensons tous que c’est le contexte de clandestinité dans lequel se trouve plongée une femme qui provoque le traumatisme psychique le plus grave.(…)

Si aujourd’hui des médecins peuvent envisager de mettre le pouvoir face au fait accompli en pratiquant au grand jour des avortements, au moment où nous avons commencé, nous n’avions pas d’autre choix que la clandestinité. (…)

Les dangers de la clandestinité, nous les avons acceptés, car nous disposions d’une méthode qui permet de réduire au minimum les risques médicaux de l’avortement

Il n’empêche que la clandestinité dans laquelle nous avons du travailler a été ressentie par chacun d’entre nous comme un obstacle au développement de la lutte. (p 40 LA)

Nous ne nous faisons toutefois aucune illusion: le fait de pratiquer dans la clandestinité, au sein d’une société où l’avortement est réprimé, ne nous permet pas d’espérer l’élimination de ce traumatisme.» p47

« Le travail dans la clandestinité a rendu les problèmes matériels encore plus aigus.

Le local

Au début de notre expérience, nous pratiquions les avortements dans la chambre de l’un de nous (en cité universitaire). Ce n’était pas une solution satisfaisante : exiguïté, atmosphère clandestine amplifiée, manque d’asepsie, sans compter que la vie devenait impossible pour le locataire. La nécessité d’un local réservé à notre activité s’imposait. Après plusieurs déménagements, nous trouvons la solution dans un grand ensemble anonyme. Nous y louons un appartement. Dans la pièce aménagée en salle d’intervention, nous installons une table gynécologique de notre fabrication. Deux grands placards contiennent le matériel ; aux murs, de grands posters égayent l’atmosphère. Dans l’autre pièce sont disposés un divan, des sièges, un électrophone, des revues… C’est là que les femmes attendent, se reposent et discutent avec nous autour d’un tasse de café. Grâce à ce local, la clandestinité est mieux vécue par tous.

Le matériel

Une partie du matériel ne pose pas de gros problèmes d’approvisionnement : les étudiants en médecine peuvent se procurer facilement à l’hôpital médicaments, seringues et compresses.

Par contre, le matériel gynécologique a du être acheté avec la complicité de médecins. Quant au matériel spécifique de la méthode d’aspiration (canules et pompe), il a nécessité quelques voyages en Angleterre.

Les finances

Tous les membres de l’équipe travaillent de façon militante ; ils ne touchent donc pas d’argent autre que le remboursement de leurs frais éventuels.

Le coût du matériel utilisé pour chaque avortement est en fait minime (de l’ordre de 10 F). Mais il faut tenir compte de l’amortissement du matériel de base, de la location de local et des frais de voyage en Angleterre. Nous pouvons ainsi estimer le prix de revient d’un avortement autour de 50F. C’est l’ordre de grandeur que nous indiquons aux femmes qui nous le demandent, mais nous n’imposons aucun tarif. Beaucoup donnent une somme supérieure et certaines ne donnent rien. Le surplus ainsi recueilli sert à l’action militante de notre section « Choisir »:impression de tracts, soutien financier aux victimes de la répression…

Le problème que nous pose la manipulation financière n’a jamais été résolu : vis-à-vis des femmes, une gêne est généralement ressentie lorsqu’elles nous proposent de l’argent, et nous refusons les fortes sommes.

Entre nous, rien n’a été organisé, et les uns refusent tout contact avec l’argent le laissant au local; les autres le centralisent vers notre trésorière. Certains enfin n’ont jamais voulu se faire rembourser les frais occasionnés. »p31

Entre réforme et autonomie

En 71, le mouvement en France est rendu visible par les 343 salopes qui attaquent la clandestinité et réclament le libre accès à l’avortement et à la contraception, mot d’ordre assez vaste pour rassembler de très nombreuses personnes et groupes. Le mouvement est ainsi complètement pris dans la question du rapport à la loi. Chacun s’accorde à lutter contre l’illégalité et la criminalisation de l’avortement.

De nombreux groupes pratiquent l’avortement et agissent ainsi dans l’illégalité qui est très vite assumée publiquement, grâce à l’ampleur des événements, notamment. L’action illégale assumée permet de sortir de la clandestinité, mais ouvre aussi le mouvement à la sphère juridique. En effet, on assiste à de grands procès utilisés comme tribunes politiques. Souvent victorieux, ils créent un nouvel acteur des luttes: l’avocat engagé, à l’image de Gisèle Halimi, avocate et créatrice de l’association Choisir.

Mais une partie des forces tend à la légalisation, l’autre à la non légifération, ni médicalisation, cette tension crée du conflit mais c’est aussi une grosse faille au sein du mouvement: Par l’influence des groupes réformistes, des médecins qui se réfugient derrière l’absence de loi, la difficulté de dépasser les mots d’ordre du début et des procès spectaculaires, “liberté d’avortement, de contraception, sexuelle” glisse rapidement vers libéralisation, ou légalisation.

Le pouvoir dispose alors d’un terrain béni pour diviser le mouvement et le réduire à celui de la législation, malgré la mise en garde de certains groupes: “Vouloir lancer un mouvement de masse sur les revendications limitées de la liberté de contraception et d’avortement est une erreur. Ce choix, bien défini dans l’étiquette M.L.A.C, vise à rassembler un nombre aussi important que possible de militants d’horizon variés. Mais il ne suffit pas de faire semblant d’être d’accord. C’est un choix réformiste et inefficace. Réformiste, parce qu’il se situe sur le terrain de la modification d’une loi qui en soi n’apporte pas grand chose, même si elle est indispensable.”(Tankonalasanté).

Ou encore du Mlac Rouen centre: «on n’a peut-être pas pris conscience (ou pas voulu) que la limitation de la lutte à la contraception féminine veut dire qu’on est en train de défendre une idéologie tout à fait réformiste.

La pire des choses serait qu’après une (éventuelle!) abrogation de la loi de 1920, et l’obtention de la contraception libre et gratuite, des femmes crient victoire (sur l’homme), les médecins libéraux crient victoire (sur l’Ordre des médecins), les « militants de la vie » crient victoire (sur la société capitaliste).» C’est d’ailleurs la fameuse loi Weil de 1975 qui mettra fin à la lutte.

Mais si le MLF n’a pas échappé au broyeur de la législation, il (et notamment par l’action du Mlac) a su se donner les moyens de sortir les questions de la sexualité, de la contraception et la naissance de la clandestinité, par son ampleur et sa « créativité » ; par un débordement des formes et des sujets de lutte classiques, et notamment par son action au sein de la question et du milieu médical.

II. Les rapports avec la sphère médicale – terrain de lutte et d’alliances.

Alliances et dépendances

> Les médecins sympathisants et dérives

De nombreux médecins sont impliqués dans la lutte, tant pour dénoncer la situation catastrophique, que pour agir. On peut citer par exemple les 331 médecins signataires du manifeste du 3 fevrier 1972 dans lequel ils déclarent pratiquer des avortements, ou encore ceux du GIS, créé en 1972 par des médecins et étudiants en médecine qui luttent pour la restitution aux usagers de leur pouvoir sur leur corps et leur santé. D’autres encore pratiquent des avortements, avant qu’il soit légalisé, dans les hôpitaux où les centres ouverts par le mouvement, il y a des médecins dans chaque équipe. Partout, des alliances sont tissées avec le corps médical, que ce soit pour assister et pratiquer les avortements, comme formateurs aux risques éventuels et aux réaction à avoir, pour le matériel, mais aussi comme accès aux structures médicales institutionnelles.

Cependant les militantes constatent rapidement que prendre en charge une partie des avortements n’amène pas en soi à bouleverser la place et le rôle des médecins, mais au contraire leur permet de se déresponsabiliser, et se fait d’une certaine manière le relais de leur inertie.

Choisir : « Bien qu’un seul médecin ait véritablement participé à notre équipe, nous n’étions pas complètement coupés du monde médical de notre ville. Il est à noter tout d’abord que, lorsque trois d’entre nous ont pris la décision de poser des sondes, nous avons bénéficié des conseils d’un médecin qui avait une longue expérience de cette pratique.

Lorsque nous avons ramené d’Angleterre la technique de Karman, nous sommes allés la présenter à un certain nombre de généralistes et à un gynécologue sympathisants. Bien que, pour des raisons diverses, aucun d’entre eux n’ait voulu l’appliquer immédiatement, ils se sont montrés disponibles chaque fois que nous avons eu besoin de leurs conseils ou de leur aide des suites d’un avortement.

Très vite, notre action a été connue d’une grande partie du corps médical, en ville comme à l’hôpital. La présence d’une mobilisation importante derrière nous, ainsi que l’absence de complications sérieuses, expliquent probablement qu’aucune enquête officielle, ni aucun mesure répressive n’est été engagée à leur initiative. Par contre, des médecins de plus en plus nombreux nous ont adressé des femmes, en leur faisant prendre l’engagement de ne pas nous dire qui les avait envoyées ! Nous avons eu alors fortement l’impression de jouer un rôle pénible et nuisible : nous leur permettions de fuir leurs responsabilités et d’apparaître généreux à bon compte auprès de leur clientes, en leur donnant la « bonne adresse », sans prendre de risque. » LA p33

Si la pratique de la méthode Karman apporte une vraie autonomie des femmes par rapport aux médecins et aux hôpitaux, elles en restent dépendantes pour ce qui est de la question de la couverture médicale essentielle à l’aspiration, des cas difficiles, et les centres ne permettent (évidemment) pas de prendre en charge toutes les femmes désirant mettre fin à leur grossesse. Il faut alors sans cesse chercher les meilleures adresses, se confronter au refus et à la bêtise (misogynie, culpabilisation…) de la plupart des médecins, et à leur hiérarchie, et aux différences entre les différentes structures de soin. Se rajoute les conditions de clandestinité qui rendent difficile la confrontation des femmes avec les médecins, qui armés de leur savoir ne tiennent pas à voir leurs privilèges disparaître. De nombreux médecins même militants, ne tiennent pas à changer quoi que ce soit à leur pratique médicale. Ce sont des spécialistes tenant à leur savoir et au rayonnement qui en résulte et ramenant toute pratique à une question technique. «Quand on leur demande de passer une technique, ils s’arrogent le droit de discuter les motivations de cette demande» VA p45

Comité Choisir

« Dans les cas où l’aspiration était insuffisant et où un curetage était nécessaire, nous dirigions les femmes vers des cliniques où l’interrogatoire était moins policier qu’à l’hôpital, et où en principe, le chirurgien ne les faisait pas attendre plusieurs jours avant d’intervenir. Toutefois, nous nous sommes rendus compte que les conditions médicales dans lesquelles s’effectuaient les curetages3, dans ces « boîtes à sous » que sont les cliniques, sont souvent désastreuses. […]

Aussi au bout de quelque temps, nous les avons plutôt dirigées vers l’hôpital où les conditions médicales étaient beaucoup plus satisfaisantes. Mais là, les précautions élémentaires que nous imposait la clandestinité ne nous permettaient pas d’avoir de contact direct avec le chirurgien. Quant à la façon dont les femmes y étaient reçus d’un point de vu psychologique… la misogynie et parfois le sadisme caractérisent les services de gynécologie » p 33

« Ce n’est pas parce que nous avons décidé de prendre en charge une petite partie des avortements que l’objectif choisi sera atteint. Aussi nous semble-t-il juste d’entreprendre, dès maintenant, une action vers les hôpitaux pour qu’ils prennent en charge les avortements.»

Des actions dirigées contre le corps médical vont donc être menées. L’idée étant d’amener les toubibs à prendre position activement dans le mouvement et de détruire les rapports de domination et la posture des spécialistes dans la prise en charge institutionnelle du soin.

Il faut lutter au sein de l’institution

Les femmes ont sans cesse cherché a maintenir une tension avec les hôpitaux et les médecins: Lettres ouvertes, création d’un réseau avec des médecins sympathisants, intervention et avortements directement dans les hôpitaux, accompagnement en groupe des femmes en consultation, confrontation de leur propre rapport au soin et au corps, dénonciation des médecins pourris…

«  La méthode Karman recèle en elle-même des éléments qui remettent en cause bien des choses.

-La pratique de la médecine occidentale qui tend, en gros, à s’appuyer de plus en plus sur les médicaments et à spécialiser de plus en plus les médecins

-L’attitude actuelle des gens par rapport à ces médecins (des spécialistes) qu’on n’ose pas contredire et qui s’occupent de nous dans le silence de leur SAVOIR. Comme il n’y a pas d’alternative, on finit évidemment par être sûr que leur savoir est le bon. Malheureusement, c’est de la société que nous sommes malades, et leur savoir n’y peut rien – au contraire.

-Cette mentalité « d’assistés », nous l’avons acquise à cause du développement des spécialistes dans toutes les branches, et aujourd’hui nous sommes dépossédés de notre capacité à nous « prendre en main ».

Le Conseil de l’Ordre des médecins réagit le 6 février 1973 en publiant un communiqué: «Le Conseil de l’Ordre rejette tout rôle du corps médical tant dans l’établissement des principes (des avortements pour convenances personnelles) que dans leur décision et leur exécution ; met en garde le législateur contre toute mesure libéralisant l’avortement, au mépris du risque de détérioration de l’éthique médicale et de ses conséquences. En cas de libéralisation de l’avortement, le législateur devrait prévoir des lieux spécialement aménagés à cet effet (avortoir) et un personnel d’exécution particulier»

Il faut donc changer les mentalités dans le monde médical et hospitalier qui ne se gêne pas pour culpabiliser les femmes et afficher sa misogynie et sa morale catholique et bourgeoise.

Par ailleurs, en soulevant la question des institutions, le Mlac rappelle que la « collectivité » doit répondre à certaines nécessités et notamment, l’accès au soin pour tous.

Le mouvement doit chercher à transformer les hôpitaux pour qu’ils accueillent l’avortement, car c’est là bas qu’il pourra être pris en charge pour toutes les femmes.

Mais lutter dans l’institution médicale, pour le Mlac ou certains groupes femme ne veut pas seulement dire l’ouvrir à l’avortement, ou rappeler les médecins à leur devoir de soignant, c’est surtout soulever la question de la délégation de notre pouvoir de décision au monde médical, et briser les rapports de pouvoir et la morale que l’institution et le sens commun relaient.

«Le 26 juin , une soixantaine de personnes se rendent devant le service de gynécologie de l’Hôtel-Dieu. Banderoles et tracts développent l’idée que personne n’a le droit d’ignorer aujourd’hui le nombre d’avortements qui a lieu chaque année en France ni le nombre de morts qui en résulte. On met donc l’hôpital, service public, devant ses responsabilités immédiates et on invite le personnel, notamment féminin, à faire pression sur l’administration et les médecins pour que des avortement aient lieu dès maintenant à l’Hôtel-Dieu. VA p 53

« Nous sommes sûrs que, lorsque 800000 femmes, ne se sentant pas prêtes à bien s’occuper d’un enfant, avortent de toute façon chaque année dans des conditions telles qu’elles se mettent en danger et que 5000 en meurent, c’est un service que la collectivité doit rendre que de mettre fin à ce drame!

En disant cela, on en fait que décrire ce qu’est la notion de service public: la collectivité s’est organisée de telle façon qu’elle a crée des institutions pour se venir en aide à elle même – l’hôpital en est un exemple.

Mais tout ce raisonnement simple est, volontairement ou non, oublié par le plus grand nombre. Il apparaît aujourd’hui à une grande partie de l’opinion publique que c’est aux médecins hospitaliers de décider de ce qu’il est souhaitable de faire. Une autre partie de l’opinion publique, au contraire, est très consciente qu’à l’hôpital «ils ne font que ce qui leur chante!». Quant aux médecins, chefs de service et collaborateurs, ils sont persuadés d’être dans leur bon droit en décidant, choisissant. Ils refusent, à l’heure actuelle de faire des avortements, ils «raccrochent» les grossesses parce qu’à eux cela paraît juste! Nous nous disons que ces gens là OCCUPENT l’hôpital et imposent à tous ceux qui le fréquentent par nécessite, leur propre morale. VA p54 »

«  Comment retrouver notre capacité d’oser imposer notre droit ou ce dont nous sentons que nous avons besoin, dans une société qui nous impose ses institutions fonctionnant pour elles-mêmes ? »

Alors pourquoi s’être mis à faire des avortements en dehors du cadre médical classique?

Pour s’autonomiser de l’institution qui nous dépossède de nos corps et du soin, pour contribuer à ne pas laisser entrer dans le secteur de la médecine de classe un acte qui n’y a jamais été. En le faisant nous même dans les meilleures conditions possibles (couverture médicale), et en disant publiquement qu’on le fait.

III. Perspectives de soin

Le Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception, qui choisit bien mal son nom (comme le souligne Tankonalasanté), se crée en rupture avec Choisir, sur l’affirmation de la mixité, mais surtout d’une position plus révolutionnaire: « nous privilégions la lutte contre l’idéologie présente et nous pensons que la seule position juste est celle que nous découvrirons demain en poursuivant l’analyse à travers notre pratique », la lutte doit coller à la vie : « nous nous efforçons d’analyser notre vie quotidienne et de la reconstruire sur des bases non capitalistes ». Le M.L.A.C rassemble des groupes femmes, des membres du GIS, du MFPF, de partis et de syndicats communistes et révolutionnaires, du Parti Socialiste Unifié, de la CFDT, mais aussi des individu-e-s « non encartés », autonomes, au début principalement des personnes appartenant au corps médical.

Avec les groupes femme, ils réunissent la plus grande diversité de groupes, d’affirmations et de pratiques, et c’est en leur sein que semble se concentrer les expériences les plus révolutionnaires.

Sur la question de l’avortement, la méthode Karman est la véritable clé de ce mouvement. Outil révolutionnaire car il est pensé pour être pratiqué par des non médecins, c’est une méthode qui peut être considérée comme le meilleur moyen d’interruption de grossesse. Alors on affiche publiquement ce qui légalement et dans les mœurs est considéré comme un crime et on expérimente une nouvelle façon de prendre en charge les avortements, la contraception, et plus largement la sexualité, l’enfantement. Cet outil se répand rapidement dans tous les pays et d’une frontière à l’autre. Il permet de sortir du joug des médecins et d’inventer une autre pratique du soin, sans cesser de se frotter et se confronter à la médecine dominante, dite de classe.

Le Mlac rouen-centre :

« Notre pratique des avortements n’est pas isolée de l’ensemble de la démarche du groupe depuis quatre ou cinq mois.

Cette démarche à tendue à :

-Appréhender l’ensemble de la sexualité à partir de notre vie quotidienne

-Replacer l’avortement dans le problème général de la lutte pour une maternité désirée. Cette lutte englobe donc la lutte pour la contraception libre et gratuite pour tous et toutes, la lutte pour la prévention de la stérilité des femmes et des hommes et la lutte pour la réforme du droit d’adoption.

-A développer publiquement une contre information sur la sexualité.

-Enfin à dénoncer la répression sexuelle générale et particulière (sur certains groupes d’âge ou dans certaines situations).

Notre lutte est menée contre l’idéologie régnante et nous pensons que la seule position juste est celle que nous découvrirons demain en poursuivant l’analyse à travers notre pratique. » p39 VA

La non spécialisation, la non médicalisation et la démédicalisation

« Ce fut, pour nous, l’effet d’une bombe lorsque Joan commença à nous parler de Karman et à nous expliquer sa méthode. Quand elle sortit de son sac quelques canules et seringues, nous nous précipitâmes dessus avec une curiosité extrême…, conscients que, bien plus que d’une amélioration technique, il s’agissait d’un arme révolutionnaire qui permettrait de défier les lois les plus répressives. En effet, pour la première fois il apparaissait possible de pratiquer des avortements, à l’extérieur de tout circuit médical officiel, sans faire courir de risque aux femmes. » VA p23

« Le terme de démédicalisation suggère qu’on peut ôter aux médecins une partie de leur savoir et la faire prendre par d’autres. C’est vrai ! Avec l’aide des médecins.

Mais la démédicalisation, c’est le transfert de savoir, vu par les médecins. Pour nous, non médecins, femmes et hommes, le problème est tout à fait différent.

Nous ce que nous voulons, c’est diminuer dans notre vie quotidienne l’importance des spécialistes afin de reprendre possession de nous mêmes, de nous réapproprier notre corps. Afin aussi, que lorsque nous jugeons que notre santé est déficiente ce soit nous qui en parlions (même s’il y a en face de nous un technicien qui nous éclaire).

Ce qu’on veut nous, c’est la non médicalisation.

(…) C’est un thème de lutte où beaucoup d’individus peuvent se retrouver. Nous disons bien d’individus qui ont quelque chose à conquérir, c’est à dire eux mêmes.

La société capitaliste est organisée avec des spécialistes de tout. Ne nous y trompons pas, ces spécialistes orientent notre vie. Ce sont des institutions qui nous aliènent sans qu’on s’en rende compte. »

.Equipes de soin

La méthode repose sur deux principes, l’aspiration et l’accueil « psychologique » de la personne.

« Pour nous qui ne sommes pas médecins, tout en ayant “emprunté” à la médecine certains acquis essentiels comme la stérilisation, à aucun moment il ne nous est venu à l’idée de “jouer au médecin”. Nous ne sommes pas des gens qui avons l’intention de devenir spécialistes de quelque chose. Confrontés à la situation concrète dramatique, des femmes face à l’avortement, elles ont cherché d’abord à le dédramatiser, tout en s’insurgeant contre le pouvoir qui produit cette situation et “l’ignoble abstention de la presque totalité du corps médical” p77

« Choisir :  « Praticiens et intermédiaires » p 51

Après quelques mois de mise au point technique et de formation de nouveaux membres, nous étions une équipe suffisamment soudée et solide. Pendant le dernier trimestre 1972, les praticiens sont au nombre de sept ; six d’entre eux sont en fin d’études de médecine ; la seule fille est infirmière dans un service de réanimation. Heureusement, parmi ceux qui apprennent à utiliser la canule de Karman et commencent alors à être prêts à fonctionner de façon autonome, il se trouve une majorité de femmes. A côté, de ces « praticiens », une quinzaine « d’intermédiaires », exclusivement des femmes, se chargent des entretiens et de l’assistance de l’avortée avant, pendant et après l’intervention. De 18 à 35 ans, elles ont des situations variables : étudiantes, secrétaires ou mères de famille… Chaque « praticien » collabore généralement avec deux « intermédiaires », formant ainsi une mini-équipe. »p28

« Le groupe des praticiens existait avant la mise en place du système avec « intermédiaires ». Au début, ils assuraient à eux seuls l’entretien avec l’avortée et l’interruption de la grossesse. Lorsque les rôles ont été séparés, le groupe des avorteurs s’est trouvé quelque peu à l’écart, et a connu des problèmes nettement différents. Dans les discussions revenait souvent le thème du « pouvoir », détenu par les praticiens et qui s’exerçait de façon rayonnante sur les intermédiaires »

Le problème médecin/non médecin, s’est alors doublé du problème homme/femme. »

Relations avec les femmes avortées p55

choisir : « Les relations des intermédiaires avec les avortées avant l’avortement ont été vécues de façon différente,mais ont toujours été assez pénibles. C’est surtout dans de telles conditions que le camouflage par l’aspect technique survenait. L’acte médical devenait rassurant, simplificateur. »

De nombreux Mlac ont péri, à cause des rôles qui s’installent entre le groupe et les femmes :

«  La réussite prend l’allure d’un échec.

A aucun moment, nous n’avons voulu en ouvrant ce local et en faisant des avortements être de « merveilleuses bonnes sœurs » au profit de quelques femmes qui auraient eu la chance de nous trouver. C’est pourquoi nous vivons très mal les cas où, après l’avortement, on nous dit merci.

Ce que nous souhaitons par ailleurs faire comprendre, c’est que, face à tous ces échecs, toutes ces aliénations, à tout ce manque d’information, on peut, en se mettant à plusieurs, prendre les moyens de s’en sortir.

Quant à nous, nous ne sommes pas prêts à assumer seuls les problèmes des autres, pour eux »

(Sur les relations soignant – soigné voir « la relation médecin-malade : un cul de sac » p8 de Tankonalasanté.)

Les locaux

Le Mlac de Rouen-centre, a opté pour un lieu fixe ce qui n’est pas le cas d’autres Mlac.

«La surprise est quand même grande de constater que le local du Mlac Rouen-centre ne ressemble absolument pas à une entrée de clinique et que les gens qui y sont, jeunes, n’ont pas l’allure habituelle des personnes qu’on côtoie dans le monde médical.

« A Rouen, rue Victor Hugo, se trouvait le local du M.L.A.C Rouen-centre.

Disposer de ce pas de porte, c’était très important pour la lutte que nous entendions mener dans le quartier.

Aussi dès avril 1974, les textes et affiches collées sur les vitres disaient-ils très clairement qu’à notre avis cela valait la peine de parler ensemble de notre sexualité dans un monde qui la cache. Ils disaient aussi que, deux fois par semaine, les femmes désirant avorter pourraient , ici même trouver une solution à leur problèmes.»p5 VA

« on y ferait notamment:

  • des tests de grossesse et des avortements par la méthode Karman (praticiens: médecins et non médecins), en expliquant le sens politique de cette action.
  • Des séances pour communiquer au plus grand nombre le «savoir faire» Karman.
  • Des séances, très ouvertes d’information sexuelle. En clair, on s’efforcerait d’expliquer comment la répression sexuelle agit sur notre vie sexuelle (sur ce point on visera surtout les jeunes). » p35

Cette implantation de quartier permettra de continuer à exister et à agir après le passage de la loi, au sein des maisons des femmes.

Le matos

« En ce qui concerne le matériel, notre souci permanent a été de « comprendre en profondeur » sa fonction. Il n’y avait plus ensuite qu’à le construire. C’est ainsi que nous avons fait ce qu’on appelle une table gynécologique en bois, des canules de Karman de plastique souple ; la pompe aspirante a été mise au point par nous, enfin, on a cherché les meilleures raccords possibles (ceux qui ne collapsent pas). Faire le matériel soi même, ce n’est pas une question d’économie, c’est vouloir être, ne serait-ce que par ce matériel, mieux à même d’obtenir le résultat qu’on cherche »

 

L’expérience de cette époque a permis un gros chamboulement de la sphère médicale et de la façon de penser le corps, et notamment le corps des femmes, à travers la sexualité, la procréation… Elle a soulevé de nombreuses hypothèses et tenté des paris sur la réappropriation des corps et plus largement de la vie, au sein du système capitaliste. Mais on voit aussi que rien n’est achevé, et que le chemin pour échapper aux rouages institutionnels est bien difficile.

En 1974, le Mlac Rouen-centre soulignait: “La pire des choses serait aussi que, soi-disant «victorieux», (en tout cas il est clair que des militants gauchistes traditionnels s’apprêtent à crier victoire et à passer, sereinement, à un autre sujet), nous laissions par la force des choses et sans combattre, le soin de l’information sur la contraception à des structures clairement réformistes, la pratique de l’avortement aux structures hospitalières traditionnellement réactionnaires. VA

Et de rappeler aussi que « toute pratique conduit à l’invention et, corrélativement, à la mise en cause des Institutions en place les unes après les autres. Ces institutions de l’Ordre bourgeois, mais aussi une quantité de « mouvements (en lutte) » qui deviennent, à un moment donné, des Institutions. »

1Vivre autrement dès maintenant, MLAC Rouen Centre, éd. Maspero, 1975.

2Citations LA pour Libérons l’Avortement, d’un Comité pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception, ed. Maspero, 1973.

3Intervention qui consiste à racler la paroi de l’utérus pour en évacuer ce qui y est accroché.

Pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes

Voici un nouvel extrait du Tableau de l’inconstance des démons magiciens et sorciers de Pierre de Lancre (voir le premier ici).

Pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes, et d’une certaine sorte de femmes qu’on tient au pays de Labourd pour Marguillières, qu’on appelle Bénédictes

On a observé de tout temps qu’il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes. Ce qui se voit clairement dans les Poètes Grecs, Latins, Italiens, et Français, chacun desquels a célébré quelque femme pour excellente Magicienne et Sorcière.

Ronsard n’a pas oublié la Magicienne Hécate à laquelle parlant français il lui dit :

ici je te promets / Par ton Hécate, et par ses triples têtes.

A quoi il faut ajouter tous ces noms, Sagae, Strigae, Lamiae, Laricae, Fatidicae, Furiae, Harpiae. Et ce queles Italiens appellent Fate, Nimphe, Sybi1le, Bianche, Donne, Buone, auxquelles elles donnent pour ReineHabondia[1] tous noms d’appellation féminine, qui montreque la femme a plus d’inclination naturelle à la sorcellerieque l’homme. C’est pourquoi il y a plus de femmes Sorcièresque d’hommes, et bien que paravanture c’est unsecret de Dieu, si est-ce qu’on en peut rendre quelqueraison probable.

Bodin dit très bien que ce n’est pas pour la faiblesse et fragilité du sexe, puisqu’on voit qu’elles souffrent la torture plus constamment que les hommes. Et avons vu des Sorcières à Bayonne la souffrir si virilement et avec tant de joie, qu’après avoir un peu sommeillé dans les tourments comme dans quelque douceur et délice, elles disaient qu’elles venaient de leur Paradis, et qu’elles avaient parlé à leur Monsieur. Ce serait donc plutôt la force de la cupidité bestiale qui pousse et réduit la femmeà des extrémités, esquelles elle se jette volontiers pour jouir de ses appétits, pour se venger, ou pour autres nouveautés et curiosités qui se voient esdites assemblées. Qui a mu aucuns Philosophes de mettre la femme entre l’homme et la bête brute.

Mais afin que nous ne les blâmions de si grands défauts sans autorité. Plutarque au livre de la tranquillité de l’esprit, Strabon au premier livre de sa Géographie, Diodore au cinquième livre des gestes des anciens, et Saint Augustin au troisième livre de la Cité de Dieu témoignent que la femme à cette mauvaise inclination d’être plus opiniâtre que l’homme, ce qu’ils disent procéder de ce que l’infidélité, l’ambition, la superbe, et la luxure, règnent plus ès femmes qu’ès hommes.

Il est donc très vrai, que le malin esprit tire plus facilement l’esprit volage des femmes à la superstition et idolâtrie, que celui des hommes : d’où vient qu’on lit dans ce grand livre de la Genèse, que la doctrine diabolique fut dès le commencement du monde plutôt enseignée à Eve qu’à Adam, et elle plutôt séduite par Satan en forme de serpent que lui. Outre que nous avons vu par une infinité d’expériences, que le Diable voulant mener une femme mariée au Sabbat, met bien quelque Démon auprès du mari, lui voulant ravir sa femme, et contrefait le corps de la femme jusques à servir au mari de succube, s’il est besoin, mais non guère jamais qu’il contrefasse le mari, ni qu’il suppose un corps au lieu du sien, faisant l’incube. Je ne dis pas qu’il ne puisse supposer aussi bien l’un que l’autre, et y a plusieurs exemples des incubes dans les livres aussi bien que des succubes. Mais nous n’avons jamais vu l’expérience de ce point là, savoir que le Diable voulant mener le mari Sorcier au Sabbat, ait fait l’incube, et supposé le corps du mari pour tromper la femme qui n’était Sorcière. Aussi est-il vrai, suivant ce premier exemple d’Eve, que la femme fait toujours plutôt Sorcier son mari, que le mari la femme.

Davantage Dieu a voulu affaiblir Satan, ce qu’il a fait notoirement lui constituant premièrement son règne, et lui donnant pouvoir sur des créatures moins dignes, comme sur les serpents, et sur les plus faibles, comme sur les insectes, puis sur les autres bêtes brutes, plutôt que sur le genre humain, puis sur les femmes, puis sur les hommes qui vivent en bêtes, plutôt que sur les autres qui vivent en hommes.

Satan qui a eu de tout temps quelque Mégère pour abuser le monde, s’est avisé d’une ruse en ce pays de Labourd, car pour prendre pied dans les Églises qui soulaient autrefois servir d’Asiles contre lui et contre tous malins esprits, voulant mettre le nez partout, ou pour le moins polluer les saints temples, et y semer toute la confusion et désordre qu’il pourrait, il a trouvé moyen d’introduire certaines femmes pour demander les offrandes et autres petites choses qu’on a accoutumé de donner à l’Église. Je vis en un certain village des plus fameux dix femmes à suite l’une de l’autre, portant les bassins, avec lesquels on va quêter dans l’Église cette aumône des âmes dévotes et charitables. Puis je vis une certaine femme qu’ils appellent la Bénédicte faisant la Marguillière[2], s’approcher des autels, y porter des aubes, du luminaire et autres choses semblables. Je m’étonnai que cet office fut donné à ces dix premières et non à des hommes et aux plus notables personnes de la paroisse, comme on les donne ès bonnes villes de France aux plus honorables bourgeois, et encore plus de ce qu’elles allaient de galerie en galerie (car toutes les belles et grandes Églises sont composées de deux ou trois étages de galeries) et là elles allaient prendre les hommes par la cape, parce qu’étant appuyés sur l’accoudoir de la galerie ils leur tournent le dos, où parfois il y avait plus de cent degrés à monter, et là leur demander l’offrande.

Quant à la Marguillière elle avait beaucoup plus de commerce avec les Prêtres : Car dès l’aube du jour il fallait qu’elle fût la première à l’Église pour mettre les nappes blanches et autres ornements sur l’autel : où il y a parfois de si mauvaises rencontres qu’il n’est pas possible que le Diable ne s’y mêle, lequel ne cherche qu’à polluer le sanctuaire de Dieu, et en corrompre les ministres ; et de fait il ne faut pas douter que plusieurs de ces femmes ne soient Sorcières, ou pour le moins que aucuns de leur famille ne le soient. Quant aux Marguillères ou Bénédictes nous en trouvâmes deux Sorcières, comme elles furent déférées en Justice par devant nous, ce qu’il ne faut trouver étrange, puisque la plus grande partie des Prêtres sont Sorciers, et que nous avons trouvé deux Églises ou chapelles où le Diable tient le Sabbat.

Et quand bien les femmes seraient capables en quelque sorte de faire le service divin, et qu’il se trouve des religieuses d’aussi bonne vie que sauraient être les plus saints ermites qui aient jamais été, si est-ce que l’Église même a toujours fait cette différence, que les femmes ou filles, pour vierges et chastes qu’elles soient, ne peuvent célébrer la Messe, toucher le Saint sacrement de l’Eucharistie, ni même s’approcher des autels : on leur en permet la vue à l’élévation ou on leur donne licence de tirer le voile et le rideau, et leur a-t-on aussi concédé les réponses.

Il est honteux à une femme de s’enfermer dans une Église avec un Prêtre, ce que la Bénédicte peut faire en toute liberté ; et le matin à l’obscur, et sur le midi qui est l’heure du silence des Églises, et sur le soir lorsque l’Esprit ténébreux commence à tirer les rideaux pour faire évanouir la clarté : outre que l’Église a certaines prières qui se font la nuit, lesquelles étant parachevées, c’est à la Bénédicte et aux Prêtres qui doivent serrer les ornements et tuer le luminaire, de demeurer les derniers dans l’Église pour y faire les derniers offices. Si bien que le champ leur demeure à eux seuls sans vergogne ni scandale, et demeurent en toute commodité et liberté de dire et faire ce qu’ils voudront, ou de prendre telles assignations et commodités que le Diable leur dictera, soit d’aller au Sabbat ensemblement, s’ils sont tous deux Sorciers comme nous en avons vus, soit de faire et commettre mille autres abominations indignes du lieu et de leurs qualités. Le prétexte de faire les affaires de l’Église lui sert de manteau pour couvrir la brèche qu’elle fait à son honneur. Et puisque la loi civile enjoint à la femme de s’abstenir de toutes charges civiles et publiques, combien serait-il plus séant qu’elle s’abstint de s’approcher des ornements de nos Églises, de la personne de nos Prêtres, et de la sainteté de nos autels.

N’obste qu’il y avait anciennement des femmes qui avaient l’administration de l’Église qu’on appelait Diaconissas, car elles n’avaient charge simplement que de garder la porte, et encore seulement celle par où les femmes seules entraient dans l’Église, comme on fait en Italie aux stations, où de deux portes qu’il y a aux Églises, par l’une entrent seulement les hommes, et par l’autre les femmes, sans se mêler ensemble, de peur de cent mille malheurs qui adviennent en Italie à la première vue que les femmes rencontrent les hommes avec lesquels elles ont ou désirent avoir quelque mauvais dessein.

Et bien qu’il semble que cela se doive entendre seulement des femmes mariées, et que l’arrêt de la Cour de parlement de Paris du 24 juillet 1600, l’entende et l’explique ainsi, trouvant injuste qu’une femme mariée puisse en dépit de son mari être élue marguillière dans une Église. Si est-ce que je le trouverais aussi périlleux, voire davantage, pour une fille que pour une femme mariée. Car la femme mariée a pour surveillant le mari qui l’accompagne partout, et ayant toujours l’œil sur elle, la peut empêcher de faire du mal.

Mais une fille et une veuve, comme sont ordinairement ces Bénédictes, (car elles sont ou filles surannées ou jeunes veuves) il n’est pas possible dans un pays si libertin que le pays de Labourd, et où les Prêtres sont tenus pour Demi-dieux, que la seule sainteté du temple les tienne pudiques : ainsi au contraire cela servirait plutôt de couverture pour étouffer et couvrir leurs fautes et impudicités.

Qui me fait conclure qu’il ne faut souffrir en ce pays, là ni ailleurs, fille ni femme de quelque condition, âge et qualité qu’elle soit pour Bénédicte ou Marguillière, de peur que faisant semblant de bailler le Dimanche une chemise et fraise blanche, suivant la coutume, aux petits saints qui sont sur les autels, elles ne portent la leur à salir aux Prêtres, et ne fassent une infinité d’autres méchancetés, esquelles le pays et l’humeur volage de ce peuple a tant d’inclination : bien que paraventure tous ces bons offices qu’elles font à l’Église serait chose tolérable en autre part moins sujette à corruption, s’il était fait à bonne intention, et par une âme aussi pure et nette que la sainteté du lieu le requiert.

 

[1] Déesse dont le culte était en rapport étroit avec celui de Diane.

[2]La bénédicte ou benoite est une fille ou une veuve engagée par contrat à servir l’Église sa vie durant, moyennant un logement, certaines redevances en nature, et quelques menues rétributions à l’occasion des mariages, baptêmes et enterrements.

Le corps utopique, par Michel Foucault (1966)

Ce lieu que Proust, doucement, anxieusement, vient occuper de nouveau à chacun de ses réveils, à ce lieu-là, dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus échapper. Non pas que je sois par lui cloué sur place – puisque après tout je peux non seulement bouger et remuer, mais je peux le “bouger”, le remuer, le changer de place -, seulement voilà : je ne peux pas me déplacer sans lui ; je ne peux pas le laisser là où il est pour m’en aller, moi, ailleurs. Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir, le matin, sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. il est ici irréparablement, jamais ailleurs. Mon corps, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps.
Mon corps, topie impitoyable. Et si, par bonheur, je vivais avec lui dans une sorte de familiarité usée, comme avec une ombre, comme avec ces choses de tous les jours que finalement je ne vois plus et que a vie a passées à la grisaille ; comme avec ces cheminées, ces toits qui moutonnent chaque soir devant ma fenêtre ? Mais tous les matins, même présence, même blessure ; sous mes yeux se dessine l’inévitable image qu’impose le miroir : visage maigre, épaules voutées, regard myope, plus de cheveux, vraiment pas beau. Et c’est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette cage que je n’aime pas, qu’il va falloir me montrer et me promener ; à travers cette grille qu’il faudra parler, regarder, être regardé ; sous cette peau, croupir. Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné. Je pense, après tout, que c’et contre lui et pour l’effacer qu’on a fait naître toutes ces utopies. Le prestige de l’utopie, la beauté, l’émerveillement de l’utopie, à quoi sont-ils dus ? L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré ; et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel. Le pays des fées, le pays des lutins, des génies, des magiciens, eh bien, c’est le pays où les blessures guérissent avec un baume merveilleux le temps d’un éclair, c’est le pays où l’on peut tomber d’une montagne et se relever vivant, c’est le pays où on est visibles quand on veut, invisible quand on le désire. S’il y a un pays féerique, c’est bien pour que j’y sois prince charmant et que tous les jolis gommeux deviennent poilus et vilains comme des oursons. Mais il y a aussi une utopie qui est faite pour effacer les corps. Cette utopie, c’est le pays des morts, ce sont les grandes cités utopiques que nous a laissées la civilisation égyptienne. Les momies, après tout, qu’est-ce que c’est ? C’est l’utopie du corps nié et transfiguré. La momies, c’est le grand corps utopique qui persiste à travers le temps. Il y a eu aussi les masques d’or que la civilisation mycénienne posait sur les visages des rois défunts : utopie de leurs corps glorieux, puissants, solaires, terreur des armées. Il y a eu les peintures et les sculptures des tombeaux ; les gisants, qui depuis le Moyen Age prolongent dans l’immobilité une jeunesse qui ne passera plus. Il y a maintenant, de nos jours, ces simples cubes de marbre, corps géométrisés par la pierre, figures régulières et blanches sur le grand tableau noir des cimetières. et dans cette cité d’utopie des morts, voilà que mon corps devient solide comme une chose, éternel comme un dieu.
Mais peut-être la plus obstinée, la plus puissante de ces utopies par lesquelles nous effaçons la triste topologique du corps, c’est le grand mythe de l’âme qui nous la fournit depuis le fond de l’histoire occidentale. L’âme fonctionne dans mon corps d’une façon bien merveilleuse. Elle y loge, bien sûr, mais elle sait bien s’en échapper : elle s’en échappe pour voir les choses, à travers les fenêtres de mes yeux, elle s’en échappe pour rêver quand je dors, pour survivre quand je meurs. Elle est belle, mon âme, elle est pure, elle est blanche ; et si mon corps boueux – en tout cas pas très propre – vient à la salir, il y aura bien une vertu, il y aura bien une puissance, il y aura bien mille gestes sacrés qui la rétabliront dans sa pureté première. Elle durera longtemps, mon âme, et plus que longtemps, quand mon vieux corps ira pourrir. Vive mon âme ! C’est mon corps lumineux, purifié, vertueux, agile, mobile, tiède, frais ; c’est mon corps lisse, châtré, arrondi comme une bulle de savon.
Et voilà ! Mon corps, par la vertu de toutes ces utopies, a disparu. Il a disparu comme la flamme d’une bougie qu’on souffle. L’âme, les tombeaux, les génies et les fées ont fait man basse sur lui, l’ont fait disparaître en un tourne-main, ont soufflé sur sa lourdeur, sur sa laideur, et me l’ont restitué éblouissant et perpétuel.
Mais mon corps, à vrai dire, ne se laisse pas réduire si facilement. Il a, après tout, lui-même, ses ressources propre et fantastique ; il en possède, lui aussi, des lieux sans lieu et des lieux plus profonds, plus obstinés encore que l’âme, que le tombeau, que l’enchantement des magiciens. Il a ses caves et ses greniers, il a ses séjours obscurs, il a ses plages lumineuses. Ma tête, par exemple, ma tête : quelle étrange caverne ouverte sur le monde extérieur par deux fenêtres, deux ouvertures, j’en suis bien sûr, puisque je les vois dans le miroir ; et puis, je peux fermer l’une ou l’autre séparément. Et pourtant, il n’y en a qu’une seule, de ces ouvertures, car je ne vois devant moi qu’un seul paysage, continu, sans cloison ni coupure. Et dans cette tête, comment est-ce que les choses se passent ? Eh bien, les choses viennent à se loger en elle. Elles y entrent – et ça, je suis bien sûr que les choses entrent dans ma tête quand je regarde, puisque le soleil, quand il est trop fort et m’éblouit, va déchirer jusqu’au fond de mon cerveau -, et pourtant ces choses qui entrent dans ma tête demeurent bien à l’extérieur, puisque je les vois devant moi et que, pour les rejoindre, je dois m’avancer à mon tour.
Corps incompréhensible, corps pénétrable, et opaque, corps ouvert et fermé : corps utopique. Corps absolument visible, en un sens : je sais très bien ce que c’est qu’être regardé par quelqu’un de la tête aux pieds, je sais ce que c’est qu’être épié par-derrière, surveillé par-dessus l’épaule, surpris quand je m’y attends, je sais ce qu’est être nu ; pourtant, ce même corps qui est si visible, il est retiré, il est capté par une sorte d’invisibilité de laquelle je ne peux le détacher. Ce crâne, ce derrière de mon crâne que je peux tâter, là, avec mes doigts, mais voir, jamais ; ce dos, que je sens appuyé contre la poussée du matelas sur le divan, quand je suis allongé, mais que je ne surprendrai que par la ruse d’un miroir ; et qu’est-ce que c’est que cette épaule, dont je connais avec précision les mouvements et les positions, mais que je ne saurai jamais voir sans me contourner affreusement. Le corps, fantôme qui n’apparaît qu’au mirage des miroirs, et encore, d’une façon fragmentaire. Est-ce que vraiment j’ai besoin des génies et des fées, et de la mort et de l’âme, pour être à la fois indissociablement visible et invisible ? Et puis, ce corps, il est léger, il est transparent, il est impondérable ; rien n’est moins chose que lui : il court, il agit, il vit, il désire, il se laisse traverser sans résistances par toutes mes intentions. Hé oui ! Mais jusqu’au jour où j’ai mal, où se creuse la caverne de mon ventre, où se bloquent, où s’engorgent, où se bourrent d’étoupe ma poitrine et ma gorge. Jusqu’au jour où s’étoile au fond de ma bouche le mal aux dents. Alors, alors là, je cesse d’être léger, impondérable, etc. ; je deviens chose, architecture fantastique et ruinée.
Non, vraiment, il n’est pas besoin de magie ni de féerie, il n’est pas besoin d’une âme ni d’une mort pour que je sois à la fois opaque et transparent, visible et invisible, vie et chose : pour que je sois utopie, il suffit que je sois un corps. Toutes ces utopies par lesquelles j’esquivais mon corps, elles avaient tout simplement leur modèle et leur point premier d’application, elles avaient leur lieu d’origine dans mon corps lui-même. J’avais bien tort, tout à l’heure, de dire que les utopies étaient tournées contre le corps et destinées à l’effacer : elles sont nées du corps lui-même et ses ont peut-être ensuite retournées contre lui.
En tout cas, il y a une chose certaine, c’est que le corps humain est l’acteur principal de toutes les utopies. Après tout, une des plus vieilles utopies que les hommes ses ont racontées à eux-mêmes, n’est-ce pas le rêve de corps immenses, démesurés, qui dévoreraient l’espace et maîtriseraient le monde ? C’est la vieille utopie de géants, qu’on trouve au cœur de tant de légendes, en Europe, en Afrique, en Océanie, en Asie ; cette vieille légende qui a si longtemps nourri l’imagination occidentale, de Prométhée à Gulliver.
Le corps aussi est un grand acteur utopique, quand il s’agit des masques, du maquillage et du tatouage. Se masquer, se maquiller, se tatouer, ce n’est pas exactement, comme on pourrait se l’imaginer, acquérir un autre corps, simplement un peu plus beau, mieux décoré, plus facilement reconnaissable ; se tatouer, se maquiller, se masquer, c’est sans doute tout autre chose, c’est faire entrer le corps en communication avec des pouvoirs secrets et des forces invisibles. Le masque, le signe tatoué, le fard dépose sur le corps tout un langage : tout un langage énigmatique, tout un langage chiffré, secret, sacré, qui appelle sur ce même corps la violence du dieu, la puissance sourde du sacré ou la vivacité du désir. Le masque, le tatouage, le fard placent le corps dans un autre espace, ils le font entrer dans un lieu qui n’a pas de lieu directement dans le monde, ils font de ce corps un fragment d’espace imaginaire qui va communiquer avec l’univers des divinités ou avec l’univers d’autrui. On sera saisi par les dieux ou on sera saisi par la personne qu’on vient de séduire. En tout cas, le masque, le tatouage, le fard sont des opérations par lesquelles le corps est arraché à son espace propre et projeté dans un autre espace.
 Écoutez par exemple ce conte japonais et la manière dont un tatoueur fait passer dans un univers qui n’est pas le nôtre le corps de la jeune fille qu’il désire : “Le soleil dardait ses rayons sur la rivière et incendiait la chambre aux sept nattes. Ses rayons réfléchis sur la surface de l’eau formaient un dessin de vagues dorées sur le papier des paravents et sur le visage de la jeune fille profondément endormie. Seikichi, après avoir tiré les cloisons, prit en mains ses outils de tatouage. Pendant quelques instants, il demeura plongé dans une sorte d’extase. C’est à présent qu’il goûtait pleinement l’étrange beauté de la jeune fille. Il lui semblait qu’il pouvait rester assis devant ce visage immobile pendant des dizaines et des centaines d’années sans jamais ressentir ni fatigue ni ennui. Comme le peuple de Memphis embellissait jadis la terre magnifique d’Egypte de pyramides et de sphinx, ainsi Seikichi de tout son amour voulut embellir de son dessin la peau fraîche de la jeune fille. Il lui appliqua aussitôt la pointe de ses pinceaux de couleur tenus entre le pouce, l’annulaire et le petit doigt de la main gauche, et à mesure que les lignes étaient dessinées, il les piquait de son aiguille tenue de la main droite.”
Et si on songe que le vêtement sacré, ou profane, religieux ou civil fait entrer l’individu dans l’espace clos du religieux ou dans le réseau invisible de la société, alors on voit que tout ce qui touche au corps – dessin, couleur, diadème, tiare, vêtement, uniforme -, tout cela fait épanouir sous une forme sensible et bariolée les utopies scellées dans le corps.
Mais peut-être faudrait-il descendre encore au-dessous du vêtement, peut-être faudrait-il atteindre la chair elle-même, et alors on verrait que dans certains cas, à la limite, c’est le corps lui-même qui retourne contre soi son pouvoir utopique et fait entrer tout l’espace du religieux et du sacré, tout l’espace de l’autre monde, tout l’espace du contre-monde, à l’intérieur même de l’espace qui lui est réservé. Alors, le corps, dans sa matérialité, dans sa chair, serait comme le produit de ses propres fantasmes. Après tout, est-ce que le corps du danseur n’est pas justement un corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois ? Et les drogués aussi, et les possédés ; les possédés, dont le corps devient enfer ; les stigmatisés, dont le corps devient souffrance, rachat et salut, sanglant paradis.
J’étais sot, vraiment, tout à l’heure, de croire que le corps n’était jamais ailleurs, qu’il était un ici irrémédiable et qu’il s’opposait à toute utopie.
Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui – et par rapport à lui comme par rapport à un souverain – qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au coeur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques.
Après tout, les enfants mettent longtemps à savoir qu’ils ont un corps. Pendant des mois, pendant plus d’une année, ils n’ont qu’un corps dispersé, des membres, des cavités, des orifices, et tout ceci ne s’organise, tout ceci ne prend littéralement corps que dans l’image du miroir. D’une façon plus étrange encore, les Grecs d’Homère n’avaient pas de mot pour désigner l’unité du corps. Aussi paradoxal que ce soit, devant Troie, sous les murs défendus par Hector et ses compagnons, il n’y avait pas de corps, il y avait des bras levés, il y avait des poitrines courageuses, il y avait des jambes agiles, il y avait des casques étincelants au-dessus des têtes : il n’y avait pas de corps. Le mot grec qui veut dire corps n’apparaît chez Homère que pour désigner le cadavre. C’est ce cadavre, par conséquent, c’est le cadavre et c’est le miroir qui nous enseignent (enfin, qui ont enseigné aux Grecs et qui enseignent maintenant aux enfants) que nous avons un corps, que ce corps a une forme, que cette forme a un contour, que dans ce contour il y a une épaisseur, un poids ; bref, que le corps occupe un lieu. C’est le miroir et c’est le cadavre qui assignent un espace à l’expérience profondément et originairement utopique du corps ; c’est le miroir et c’est le cadavre qui font taire et apaisent et ferment sur une clôture – qui est maintenant pour nous scellée – cette grande rage utopique qui délabre et volatilise à chaque instant notre corps. C’est grâce à eux, c’est grâce au miroir et au cadavre que notre corps n’est pas pure et simple utopie. Or, si l’on songe que l’image du miroir est logée pour nous dans un espace inaccessible, et que nous ne pourrons jamais être là où sera notre cadavre, si l’on songe que le miroir et le cadavre sont eux-mêmes dans un un invincible ailleurs, alors on découvre que seules des utopies peuvent refermer sur elles-mêmes et cacher un instant l’utopie profonde et souveraine de notre corps.
Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l’amour, c’est sentir son corps se refermer sur soi, c’est enfin exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l’autre. Sous les doigts de l’autre qui vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister, contre les lèvres de l’autre les vôtres deviennent sensibles, devant ses yeux mi-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées. L’amour, lui aussi, comme le miroir et comme la mort, apaise l’utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme, il l’enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. C’est pourquoi il est si proche parent de l’illusion du miroir et de la menace de la mort ; et si malgré ces deux figures périlleuses qui l’entourent, on aime tant faire l’amour, c’est parce que dans l’amour le corps est ici.

Michel Foucault. 
Le Corps utopique / 1966

Le biopouvoir chez Foucault et Agamben

Biopouvoir et biopolitique chez Foucault

Foucault date le surgissement de technologies investissant la vie au XVIIIe siècle. Dans une première phase c’est les corps individuels qui deviennent les objets d’une « anatomo-politique », voué alors au « dressage, la majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces et économiques[1] ». À partir de la deuxième moitié du même siècle, c’est au tour de la vie de l’espèce à devenir l’enjeu de stratégies politiques. Ces techniques nouvelles d’intervention sur la vie des populations, de peuples, de « races », Foucault les nomme « bio-politiques ».

Pour Foucault, il y a rupture d’avec les vieilles structures du pouvoir souverain essentiellement fondé sur le droit de glaive, c’est-à-dire le droit de vie et de mort que détenait le souverain sur ses sujets. Pour lui, l’hypothèse du bio-pouvoir implique au même temps un changement historique du pouvoir et de son analyse. Les théories traditionnelles du pouvoir sont centrées sur une forme passée du pouvoir, celle de la souveraineté basée sur « la vieille patria potestas qui donnait au père de famille romain le droit de “disposer” de la vie de ses enfants comme de celle de ses esclaves[2] ». Déjà chez les théoriciens classiques (Hobbes, etc.) il était « considérablement atténué » et conditionné par la « défense du souverain et sa survie propre[3] ». Ces deux formes ont été des « pouvoirs de prélèvement ». « Le pouvoir y était avant tout droit de prise : sur les choses, le temps, les corps et finalement la vie ; il culminait dans le privilège de s’en emparer pour la supprimer. »[4]

Depuis l’âge classique, l’occident connaît une très profonde transformation des mécanismes de pouvoir qui s’exerce maintenant sur la vie même et entreprend à la « gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble[5] ». Si le pouvoir a recours au massacre ou à la mise à mort, il s’y engage au nom de la vie et de la santé de cette population, nation, « race ». « On tue légitimement ceux qui sont pour les autres une sorte de danger biologique. »[6] Le pouvoir s’exerce sur la vie, dont la mort constitue « la limite, le moment qui lui échappe, elle devient le point le plus secret de l’existence, le plus “privé”[7] ».

Mais ce pouvoir n’est donc plus réductible à des institutions comme les grands appareils d’Etat, mais doit être saisi comme des techniques de pouvoir présentes à tous les niveaux du corps social[8] », comme la famille, l’armée, l’école, la police, la médecine individuelle ou l’administration des collectivités. L’entrée, pour la première fois de l’histoire, de la biologie dans le champ du politique, se fait par la « normalisation », le jeu de la norme, aux dépens du système juridique de la loi, dont l’arme par excellence est la mort, représentée par le glaive.

Foucault entend sortir de la théorie de la souveraineté et du droit qui pense le pouvoir sous la forme négative de la répression et de l’interdit. Il saisit le pouvoir plutôt comme un mécanisme positif, visant à la multiplicité, à l’intensification et à la majoration de la vie. Dans « la volonté de savoir » il défend la thèse d’un le biopouvoir qui, concernant la sexualité, fonctionne moins par l’interdit que par la mise en discours, la normalisation.

Pour Foucault, le vieux pouvoir souverain continue à exister, mais les nouvelles techniques bio-politiques restent hétérogènes par rapport à lui, tout en le croisant et en le transformant.

Quand, avec la modernité, la vie biologique rentre au centre des stratégies du pouvoir, une rupture importante s’opère.

« L’homme pendant des millénaires est resté ce qu’il était pour Aristote, un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. »[9]

Le biopouvoir chez Agamben

Agamben ajoute et retourne cette phrase pour préciser son analyse du bio-pouvoir : « Nous sommes des citoyens dans le corps naturel desquels est en jeu leur être politique même[10]. »

Agamben réinvestit la question de la souveraineté délaissée par Foucault. À l’inverse de ce dernier, il entend démontrer le bio-pouvoir comme lié à la nature même du pouvoir souverain. Il procède à une transformation de ce que l’on entend par politique qui pour lui est un rapport entre la « vie nue », et sa forme, le mode d’existence.

« La présente recherche concerne ce point de jonction caché entre le modèle juridico-institutionnel et le modèle biopolitique du pouvoir. L’un des résultats auquel elle est parvenue est précisément le constat que les deux analyses du pouvoir ne peuvent être séparées, et que l’implication de la vie nue dans la sphère politique constitue le noyau originaire – quoique occulté – du pouvoir souverain.[11] »

Pour Agamben, la sphère politique se constitue par l’exclusion de la simple vie naturelle qui reste confinée dans la sphère domestique de l’oïkos.

« L’exclusion de la vie naturelle, qui rend possible la vie politique, est redéfinie par Agamben comme une « ex-ception » au sens étymologique, c’est-à-dire une « prise du dehors ». L’opération qui fonde la sphère politique n’est donc pas une simple transformation de la vie naturelle, mais la constitution d’une vie nue – c’est-à-dire une vie qui n’est pas seulement naturelle, mais prise dans un rapport avec le pouvoir et maintenue sous sa puissance. Les deux termes, pouvoir souverain et vie nue, émergent dans cette relation d’exception. »[12]

Cette relation d’exception, Agamben la définit comme une mise au ban, où le pouvoir souverain abandonne la vie nue et c’est cette relation, cette « prise sur » qui le fond comme souverain. Il donne et reconnaît à ses sujets les droits qui les font devenir citoyens, forme juridique dans laquelle ils peuvent exister au sein de la société. Mais cette forme donnée et reconnue peut aussi être retirée ou refusée, ce qui découvre la vie nue, une survie exposée à la mort.

Hobbes parlait d’un « état de nature », un état de guerre de tous contre tous, qui aurait précédé l’Etat. La constitution de ce pouvoir souverain se base pour lui sur un contrat par lequel les sujets abandonnent au souverain (défini comme un monstre, le Léviathan) leur droit naturel de tuer l’autre pour leur intérêt. Cet « état de nature », Agamben le voit se perpétuer à l’intérieur de la souveraineté comme une matrice recouverte. Ce qui (pour moi) reste un peu obscur dans cette analyse, c’est de savoir si Agamben partage l’idée d’un « état de nature » historique ou s’il le fait coïncider avec l’émergence du pouvoir étatique.

Ce qui est important, c’est dans cette perspective, nous sommes tous, originellement et potentiellement des vies nues, des homi sacri[13]. Cette relecture de Hobbes permet à Agamben de mettre en évidence la violence au fondement de l’Etat, et la persistance de cette violence dans la constitution du souverain.

Mais qu’est ce qui définit alors la spécificité du pouvoir moderne ?

« Ce qui caractérise la politique moderne n’est pas l’inclusion de la zoé dans la polis, en soi très ancienne, ni simplement le fait que la vie comme telle devient un objet éminent de calculs et de prévisions du pouvoir étatique ; le fait décisif est plutôt que, parallèlement au processus en vertu duquel l’exception devient partout la règle, l’espace de la vie nue, situé en marge de l’organisation politique, finit par coïncider avec l’espace politique, où exclusion et inclusion, extérieur et intérieur, bios et zoé, entrent dans une zone d’indifférenciation irréductible. »[14]

La modernité démocratique fait coïncider naissance et nation.

« Les déclarations des droits de l’homme […] assurent l’exceptio de la vie dans le nouvel ordre étatique qui succède à l’écroulement de l’Ancien régime. Le fait que le « sujet » se transforme à travers elles en « citoyen » signifie que la naissance – c’est-à-dire la vie naturelle en tant que telle – devient ici pour la première fois […] le porteur immédiat de la souveraineté. Le principe de naissance et le principe de souveraineté qui, dans l’Ancien Régime (où la naissance donnait lieu seulement au sujet), étaient séparés, s’unissent désormais irrévocablement dans le corps du sujet souverain, pour constituer le fondement du nouvel Etat-nation. […] La fiction impliquée ici est que la naissance devienne immédiatement nation sans qu’il puisse y avoir aucun écart entre les deux termes. Les droits ne sont attribués à l’homme (ou ne découlent de lui) que dans la mesure où il constitue le fondement, qui disparaît immédiatement (ou plutôt qui ne doit jamais émerger à la lumière en tant que tel) du citoyen.[15] »

Ce qui définit la démocratie est donc l’appartenance à la nation par naissance sur laquelle se base la souveraineté. Le totalitarisme ouvre une brèche entre ces deux termes. Agamben l’analyse à travers le nazisme :

« … le totalitarisme est une réponse à la crise de l’espace politique, et à l’absence de régulation du système. Un processus continu conduit de la déchéance des droits (une citoyenneté de seconde classe est conférée aux juifs) à la production d’une vie nue puis à son extermination. L’extermination doit être comprise dans l’ordre juridico-politique du meurtre d’une vie nue et non dans la violence religieuse d’un holocauste :

“La vérité, difficilement acceptable pour les victimes elles-mêmes mais que nous devons pourtant avoir le courage de ne pas recouvrir d’un voile sacrificiel, est que les juifs ne furent pas exterminés au cours d’un holocauste délirant et démesuré mais littéralement, selon les mots mêmes de Hitler, ²comme des poux², c’est-à-dire en tant que vie nue.”[16] »[17]

Dans son analyse du nazisme, Agamben remarque qu’ici le souci d’épanouissement de la race coïncide avec ce qui relève de la politique extérieure, soit la lutte contre l’ennemi. Le nazisme opère la production d’un peuple à partir de la discrimination d’une population, soit d’une certaine vie, celle des Juifs.

La différence avec Foucault, fine sur ce point, consiste, me semble-t-il, dans le fait que pour celui-ci, le totalitarisme et plus spécifiquement le nazisme font la jonction entre bio-pouvoir et pouvoir souverain comme de deux fonctions distincts, alors que pour Agamben, il révèle leur unité originelle.

Ce qui pour Agamben est important dans le totalitarisme, le nazisme et les camps, c’est qu’il s’agit tout d’abord de la production de la vie nue, de la survie pure représentée par ceux qui dans les camps furent appelés des musulmans – ni vivants, ni morts. La césure introduite entre le faire mourir et le faire vivre est celle du faire survivre. Ce que le camp nazi révèle brutalement est donc cette « production d’une vie modulable et virtuellement infinie qui constitue la prestation décisive du bio-pouvoir de notre temps[18] ».

Agamben demande : « qu’est-ce qu’un camp, quelle est sa structure juridique ? [19] » Le camp ne naît pas du droit ordinaire ni du droit carcéral. Il a pour fondement l’état de siège ou l’état d’exception. Dans le camp, le droit n’est pas appliqué mais suspendu. Il émane donc directement de cette prise sur la vie nue caractérisant l’état d’exception comme fondement du pouvoir et de la souveraineté, fondement recouvert ou caché par le fonctionnement « normal » du droit et des rapports juridiques. Le camp est la structure d’un rapport direct du pouvoir à la vie. « C’est ce qui permet de comprendre en quoi il est la marque de la crise du politique, c’est-à-dire la disjonction entre la vie et le pouvoir politique, mais également en quoi il est la matrice et la « solution » de la crise, puisqu’il établit un nouveau lien pour investir la vie malgré la crise du système. Le totalitarisme répond à la crise par l’investissement paroxystique de la vie par le pouvoir. [20] » La crise du système libère en quelque sorte son noyau originaire. Le bio-pouvoir pénètre la vie biologique qui n’est plus comme chez les anciens Grecs une désignation indistincte de tout ce qui est vivant. La vie nue est cette vie biologique traversée par le pouvoir et la politique par son « ex-ception ». Elle peut, en médecine, être maintenue grâce à des techniques de réanimation. On pourrait dire que le bio-pouvoir a réussi, ou s’acharne, à l’isoler, comme on isole, en science, un phénomène ou un organe pour le traiter en tant que tel. Mais cet isolement en tant qu’objet du pouvoir constitue justement son indistinction par rapport à celui-ci.

« Cette indistinction, caractéristique de l’état d’exception, gouverne aussi bien l’analyse de la démocratie que la spécificité du nazisme comme totalitarisme, et place la vie biologique au centre du pouvoir.[21] »

De quelques différences ou de la différence

Il y a, entre Foucault et Agamben, tout d’abord une différence de méthode. Foucault cherche à comprendre divers types de techniques dans leur spécificité autant historiques qu’intrinsèques. S’il arrive au concept de biopolitique, ce n’est pas pour lui une structure essentielle se dévoilant à travers différents phénomènes, mais plutôt l’ensemble de techniques, processus et procédures diverses. Agamben, quant à lui, cherche le noyau originaire et secret du pouvoir qu’il définit par sa prise sur la vie.

Foucault comprend la bio-politique comme moderne. Historiquement il ne remplace pas le « vieux pouvoir souverain », mais s’ajoute à lui et le transforme.

Ce dernier se distinguait par le faire mourir alors que le bio-pouvoir a pour tâche de faire vivre.

Pour Agamben, le bio-pouvoir est aussi ancien que le pouvoir souverain et se confond avec lui. La modernité est alors plutôt comprise comme l’entrée en crise de ce modèle en introduisant, entre ces deux conceptions du pouvoir, le faire survivre qui s’adresse à une vie dégagée de toute forme, de tout mode d’existence, prise et traitée en tant que telle dans toute sa nudité.

 

Johannes, février 2008

 

[1] Foucault, La volonté de savoir (VdS) p. 183

[2] VdS, p. 177

[3] VdS, pp. 177, 178

[4] VdS, p. 179

[5] VdS, p. 180

[6] VdS, p. 181

[7] VdS, p. 182

[8] VdS, p. 185

[9] VdS, p. 188

[10] Homo sacer (HS), p. 202

[11] HS, p. 14

[12] Katia Genel, Le biopouvoir chez Foucault et Agamben (BFA), p.7

http://methodos.revues.org/document131.html?format=print

[13] Homo sacer veut dire homme sacré et vient du droit romain pour désigner justement cette vie tuable mais non sacrifiable. Reste à comprendre pourquoi une vie sacrée est tuable.

[14] HS, p. 17

[15] HS, p. 139

[16] HS, p. 125

[17] BFA, p. 12 et 13

[18] Agamben, Ce qui reste après Auschwitz (CQRA), p. 204

[19] Agamben, Moyens sans fins (MSF), p. 47

[20] BFA, p. 15

[21] BFA, p. 16

Quelques réflexions relatives à la constitution de dispositifs de soin autonomes

Un texte de Josep Rafanell i Orra

Contextualisation de la question du soin

Nous sommes nombreux dans les collectifs politiques dits « radicaux » (autonomes, anarchistes, féministes, écologistes, anticapitalistes…), à nous interroger sur la vie de nos communautés politiques. On sait comment, dans nos « milieux », nous sommes exposés aux violences de l’État. Mais aussi à des formes de violence propres à nos collectifs eux-mêmes, à leur incapacité à prendre en compte la souffrance, les troubles, les événements douloureux des uns et des autres… Bref, à prendre en compte la singularité relationnelle et le monde des affects comme faisant partie de la communauté politique. Et ceci au même titre que les initiatives, les actions, les analyses théoriques. C’est là qu’apparaît avec toute son importance la question du soin, ou tout au moins celle du « prendre soin ».

La question du soin émerge alors non pas comment une question subsidiaire, comme un supplément d’âme de la politique, mais comme ce qui est au cœur même de la vie politique en tant que telle. Les collectifs politiques peuvent-ils résister, tenir, durer ; lutter sans la prise en compte de ce qui leur donne leur propre consistance en tant qu’ils permettent d’habiter la politique ?

Qu’un ami sombre dans une dépression, qu’il soit blessé par la police, qu’il vive un intense chagrin amoureux, qu’il perde un être cher, qu’il éprouve un épisode délirant, que plusieurs personnes s’enferment dans un conflit irrésoluble, parfois violent, et nous voilà démunis, rendus inconsistants. Dans les cas les plus « bruyants » (maladie, troubles psychopathologiques graves…), il est probable que nous finissions par faire appel aux institutions spécialisées, que l’on délègue aux « professionnels » du soin, l’accueil et l’accompagnement de celui qui souffre.

La question du soin depuis une perspective politique interroge donc notre capacité à inventer des médiations autres que celles que nous proposent les institutions de soin. Il s’agit de ne pas être captifs d’une délégation systématique à des dispositifs intégrés aux logiques gestionnaires, voire marchandes, de la santé (et c’est la notion même de santé qui devrait être questionnée, même si ce serait ici trop long de le faire).

Nous savons comment ces dispositifs institutionnels de soin, qu’ils concernent les soins somatiques ou le soin « psychologique » (pour peu que cette frontière puisse clairement être établie) sont pris dans des enjeux de savoir-pouvoir. Dans ces cadres, un sujet du soin est un patient objet passif des procédures du soin. Ou, dans les nouvelles technologies de la santé, un agent actif qui doit venir confirmer les savoirs des soignants : médecins, psy, éducateurs… Je ne dirais pas qu’il n’y a pas d’institutions qui tentent de démocratiser les gestes du soin. Mais alors il faudrait faire une enquête politique sur ces expérimentations démocratiques, anti-autoritaires, pour les mettre en résonance avec des initiatives politiques antagonistes à la gestion et au contrôle des populations, qu’il s’agisse de la psychiatrie ou de la médecine somatique.

Au fond, nous sommes peut-être toujours confrontés, dans les milieux dits « radicaux », à un vieux problème : celui qui fait qu’au nom de l’exceptionnalité de l’engagement politique radical nous nous coupons du monde « ordinaire » dans lequel des médiations entre des gens qui « vont mal » et d’autres gens peuvent avoir lieu. Des médiations qui permettent d’éviter la solitude, de trouver des formes de bienveillance, un souci de l’autre propre à la vie des communautés « ordinaires ».

C’est alors à partir de l’éthos fabriqué par « l’exceptionnalité » des réseaux politiques radicaux qu’il s’agit de retisser des médiations pour ne pas négliger la question de la souffrance et de la maladie en leur sein. Au fond, il faudrait se questionner sur les manières dont les collectifs politiques qui établissent des lignes de rupture avec la politique intégrée à la scène publique gestionnaire (partis, mécanique de la représentation, élections, parlementarisme : c’est-à-dire tout ce qui dépossède les individus collectifs de la politique) s’inscrivent dans le monde « ordinaire ». Par monde ordinaire je voudrais très rapidement faire référence à ce qui est en dehors des logiques affinitaires conduisant à « l’exceptionnalité » de l’engagement politique, et qui s’accompagnent souvent de la constitution de groupes, voir des « bandes », dont leur propre existence, le sentiment de coappartenance, se confond avec le mépris porté à ce qui n’est pas une politique « radicale ». On sait à quel point cette logique est porteuse d’inimitié (mes meilleurs ennemis sont ceux qui devraient être mes plus proches amis), d’une toxicité qui s’infiltre dans les rapports entre les individus au nom de vieilles querelles, de référents théoriques plus ou moins affirmés, de l’incapacité à prendre soin de l’élargissement de la vie politique collective. Donc dans un premier temps il faudra admettre que penser le soin depuis d’existence de collectivités radicalement engagées dans des processus de réappropriation politique suppose d’emblé la question de prendre soin des collectifs politiques eux-mêmes.

Je dirai alors que le soin est une question collective. On ne soigne pas des individus mais des relations. Au fond un collectif ne peut soigner qu’en se soignant, qu’en prenant soin de ses liens, des médiations qu’il est en mesure de fabriquer. C’est ce que nous ont appris d’ailleurs des expériences de psychiatrie dites alternatives, ou l’ethnopsychiatrie lorsqu’elle s’intéresse aux formes de guérison traditionnelles par exemple.

Il y a donc au moins trois lignes de travail à envisager dans les réseaux politiques radicaux à propos du soin : d’abord prendre soin de la vie des collectifs politiques, ensuite inventer des formes de réappropriation de ce qui peut « faire » soin, nous permettant de commencer à nous passer des institutions. Enfin, et simultanément, mener une enquêter politique, dès l’intérieur des institutions, pour saisir des lignes de fuite qui peuvent y apparaître par rapport à leurs logiques de contrôle ou d’autorité. A ce propos il faut une certaine honnêteté : nous ne pouvons pas nous passer complètement des institutions sous peine de confondre autonomie dans le soin et fermeture dans des logiques affinitaires qui nous éloignent de ce que j’ai nommé, provisoirement, le monde ordinaire de la politique. Et ceci en contraste avec « l’exceptionnalité » de la décision politique « radicale », censée produire des formes collectives d’intervention politique, ou des formes de vie autres que celles sécrétés, promues, voire prescrites, par la subjectivation libérale.

Donc, il faut insister sur cette question : il me semble important de redire que dans le soin il est toujours mis en jeu le collectif en tant que tel. Et un collectif devient un collectif capable de soin en se soignant. On ne soigne pas des individus mais des relations, j’ai dit plus haut : des médiations qui permettent de procéssualiser ce qu’on appelle la souffrance ou la maladie. Concrètement, des collectifs de malades n’ont pas attendu les dénonciations des milieux radicaux des institutions répressives (« répressif » étant un concept bien insuffisant, au demeurant, pour caractériser les nouvelles technologies de gestion de la « santé », qui vont plutôt dans un sens « implicationiste »). Je pense ici à des groupes d’auto-support mettant en crise les savoirs, « par le haut », des soignants : groupes d’auto-support d’usagers des drogues, groupes « d’entendeurs des voix » refusant leur statut de psychotiques, groupes des parents d’enfants autistes, collectifs des malades du sida… Nous devrions certainement nous y intéresser à nouveau.

Mais si l’on considère la question de l’autonomie des procédures de soin il faudra interroger dans un premier temps ce que l’on entend par autonomie. Je le ferai ici très brièvement.

L’autonomie n’est pas, comme semble nous l’indiquer la tradition que nous avons héritée des Lumières, si bien mobilisée par le monde libéral-capitaliste, et instrumentalisée par l’Etat, une autonomie individuelle. L’autonomie telle que je vous propose de la revisiter concerne l’autonomie des liens qui font communauté. Autonomie qui éventuellement peut devenir politique, mais pas forcément. Le concept pratique d’autonomie que je voudrais convoquer suppose la reconnaissance des liens de dépendance mutuels qui tentent, simultanément, d’une façon volontariste, de se dégager de l’emprise des institutions de gestion du lien social prescrit.

L’autonomie selon le capital suppose toute autre chose : d’une part une atomisation individuelle, la mise en concurrence de tous contre tous, une capacité d’adaptation à ce monde de vainqueurs et de vaincus et, d’autre part, la prescription plus ou moins intériorisée (depuis l’école, en passant par le travail social, le soin psychiatrique…) d’une logique d’implication et de projet personnel compatible avec l’économie. L’autonomie selon le capital n’exclut pas cependant la coopération : mais toujours dans le cadre de la valorisation marchande des choses, de toutes sortes d’êtres vivants, de leurs milieux ou des humains (ce sera alors de « capital humain » dont il s’agit comme disent si joliment les économistes).

Donc choisir notre autonomie contre celle du capital suppose d’être en mesure d’inventer nos propres procédures de constitution de nos dépendances mutuelles. Depuis la coopération mise en œuvre pour d’autres formes de subsistance que celles de la marchandisation jusqu’à notre « encapacitation » pour prendre soin de nous, de nos collectifs, de ceux qui ne faisant pas partie de nos réseaux subissent la violence de l’exploitation capitaliste, de l’Etat et de ses institutions.

Dispositifs

Il y a avant tout à prendre soin de nos collectifs. Ceci ne peut avoir lieu sans un changement de « paradigme ». Il faut redonner une autre place à la théorie qui différencie les groupes, qui les rend inamicaux à l’égard d’autres groupes. Il faut aussi une sorte d’aggiornamento des querelles issues au travers de l’histoire (pas si longue !) de la politique radicale dans nos contrées. Ceci peut paraître purement déclaratif, naïvement volontariste mais il faut déjà commencer par se le dire !

Dans la construction de dispositifs concrets j’aimerai brièvement évoquer un certain nombre d’éléments qui proviennent des échanges que j’ai pu avoir ces derniers temps avec d’autres personnes qui partagent ce souci pour la question du soin. Je propose quelques pistes que, comme ce qui précède, j’aimerai mettre en discussion avec vous.

Les groupes de soin

Comment constituer des groupes qui se donnent pour objectif de prendre en charge des situations dans lesquelles des personnes souffrent ? De tels groupes existent déjà. On a mentionné des groupes d’auto-support réunissant des personnes concernées par des formes de souffrance spécifiques (usagers de drogues, anciens patients psychiatriques…) en mesure d’entrer en conflit avec les institutions. La question demeure de savoir si d’autres groupes peuvent se constituer dans un commun intérêt pour le soin qui rassemble aussi des personnes non directement concernées par des troubles ou des difficultés spécifiques. C’est le cas, par exemple, de certaines expériences menées conjointement par des sans abris et des travailleurs sociaux en rupture de ban (Goudolie, à Toulouse), ou encore les groupes « d’entendeurs de voix », réunissant des personnes avec des troubles dits psychotiques et des psys prêts à laisser de coté leurs certitudes théoriques de cliniciens.

 La question de la médiation

Un des principaux problèmes que l’on retrouve en termes de souffrance est celui des conflits entre personnes dans nos milieux. En général ils sont résolus sur le versant «politique », celui des idées, des trahisons, des enjeux de pouvoir, etc. Rarement en termes d’une écologie de nos milieux. Ou d’une écosophie, comme diraient certains. Il faut prendre à bras le corps cette question de la médiation. Ne pas laisser pourrir les situations de conflit. La question n’est bien évidement pas de créer des rôles de médiateurs, censés être neutres (qui pourrait être « neutre » ?), mais de considérer la nécessité de fabriquer une autre culture de l’activisme politique moins tétanisée par la démarcation ami/ennemi.

La place de la spécialisation dans le soin

Il est indéniable que certaines personnes sont plus portées que d’autres, pour des raisons affectives, intellectuelles, d’adresse, voir même de don, à s’intéresser à la question du soin. Certains parmi nous ont suivi des formations soignantes (infirmiers, médecins, psychologues, psychiatres, kinés, etc…) et ont exercé ces « métiers » dans des institutions. Si nous nous retrouvons ici c’est par le regard critique que nous portons à ces espaces institutionnels et/ou par l’incompatibilité de nos professions encadrées par les institutions et l’activisme politique. Avoir été formé par l’université, les écoles, etc…, ne garantit en rien d’une pratique démocratique, antiautoritaire, critique, inventive… C’est souvent l’envers qui est le cas. Or, il y a dans ces spécialisations un monde d’expériences très diverses qui ne peuvent pas être mises à coté d’un revers de main. En ce qui me concerne j’ai travaillé avec des usagers de drogues, des psychiatrisés, des grands précaires, des hommes et des femmes violents, des malades du Sida, des détenus en prison, des sans abri…. J’ai du m’interroger sur les limites et les perversités des cadres dans lesquels ces rencontres « soignantes » ont lieu. Cette expérience peut me permettre de faire autre chose ailleurs. Il en est ainsi, me semble-t-il pour de nombreux « professionnels » du soin. C’est alors sur la question d’alliances à fabriquer qu’il faut se pencher.

Quels cadres ?

Si nous songeons à la fabrication de nouveaux cadres de soin, il faut les considérer dans un double mouvement : celui de l’autonomie de ces nouveaux espaces et celui de la subversion des espaces déjà existants pour pouvoir y établir des liens sous contrôle.

Dans le premier cas on peut imaginer qu’un groupe de personnes se donne un temps, dans un espace donné ou arraché à la gestion, pour accueillir d’autres personnes, pour réfléchir à plusieurs à un accompagnement de soin concret. Ceci n’exclut pas des formes d’accompagnement vers des institutions. Est-on sùr de pouvoir se passer de toute la machinerie des soins somatiques en cas de maladie grave ? De même, est-il si évident qu’il faille se passer des prescriptions de psychotropes dans certains moments de la vie de quelqu’un ? N’est-il pas parfois nécessaire de faire rupture, dans un milieu donné, lorsque des troubles psychiques apparaissent d’une façon très envahissante ? On a tous connu chez tel ami, ou telle connaissance des moments qui rendent le partage de ces expériences subjectives impartageables dans les milieux de nos amitiés et de nos camaraderies. Une hospitalisation dont on a une certaine maitrise peut être préférable que l’implosion d’un milieu amical. Ceci n’exclut pas la réappropriation de nouveaux savoirs (naturopathie, thérapies corporelles, techniques traditionnelles de guérison…) qui ne se laissent pas gouverner par la médecine officielle.

La définition des cadres, temporels, spatiaux, subjectifs, ne peut se faire qu’en situation. Il faudrait puiser dans des expériences diverses, dans des héritages aujourd’hui oubliés, pour renouveler ce questionnement.

Intériorité/extériorité des groupes

Ceci suppose dans tous les cas d’œuvrer pour une porosité de nos milieux. Il faut s’ouvrir à d’autres réseaux, amicaux, familiaux, de quartier, de village, qui composent la multiplicité des milieux dans lesquels chacun de nous est inscrit. Il faut considérer l’importance des allers-retours entre des milieux, des territoires… Bref, des passages et du dépaysement pour une personne qui « va mal ».

 L’intime et le public

Cette question doit être présente mais sans fétichiser la notion d’intime et celle de secret qui peut aller avec. A ce propos, il peut-être judicieux de rappeler comment le « secret professionnel » est devenu une des armes du pouvoir soignant dans son emprise sur les « publics » qu’il accueille. Mon expérience de psychologue depuis plus de 20 ans me montre que la question importante n’est pas celle de l’intime, du secret professionnel, mais celle du tact nécessaire lors de la mise en partage d’un problème qui peut affecter une personne et un collectif. Le tact ne se définit pas : il s’expérimente dans des contextes qui cultivent la bienveillance et un appétit affectif et intellectuel pour la différence.

Les rapports avec les institutions existantes

Je viens de le dire : il semble difficile aujourd’hui, sauf déni de réalité, de penser qu’on peut se passer complètement des institutions soignantes. La question devient alors comment susciter des contre-modèles qui mettent celles-ci sous tension, qui les soumettent à un certain contrôle, qui affaiblissent leurs capacités de capture de la souffrance d’autrui pour réinstaurer en permanence leur pouvoir de gestion.

Une critique féroce des savoirs médicaux, de la psychiatrie, de la psychologie, de la psychanalyse, du travail social est toujours indispensable.

Les résonances entre expérimentations (rencontres, transversalisations, coordinations)

Dans le contexte actuel d’affaiblissement des espaces autonomes il est indispensable de mettre en place un travail d’enquête politique sur les expérimentations qui ont lieu aujourd’hui en termes de formes de soin alternatives, antagonistes à celles de la gestion institutionnelle de ce qu’ils appellent la santé. Notre isolement leur garantit l’exercice de leur pouvoir et l’emprise sur les subjectivités souffrantes. Nous avons à apprendre les uns des autres à partir des expériences en situation et non seulement des analyses critiques théoriciennes. Nous avons besoin d’éprouver que nous ne sommes pas seuls à tenter d’expérimenter d’autres manières de prendre soin, y compris en prenant soin de nous, en tant que collectifs politiques plus ou moins organisés.

Josep Rafanell i Orra, 6 janvier 2014.