Claire Richard, Young Lords. Histoire des Blacks Panthers latinos (1969-1976), L’Échappée, 2017. Une note de lecture publiée par nos amis d’Antiopées.
Comme celles de beaucoup d’autres mouvements révolutionnaires, l’histoire des Young Lords est tout à la fois belle – enthousiasmante, même – et triste – par sa fin lamentable. Et comme beaucoup d’autres histoires révolutionnaires, elle est encore assez mal connue, voire totalement méconnue. J’avoue que j’ignorais avant de lire ce livre jusqu’au nom des Young Lords – peut-être l’avais-je lu ou entendu ici ou là, mais je n’y avais pas prêté attention. C’est donc vraiment une bonne action que d’avoir publié cette étude sur un groupe qui s’affronta, en son temps, à nombre des problèmes auxquels est encore confronté·e aujourd’hui quiconque nourrit une ambition sinon révolutionnaire, du moins subversive.
Mais commençons par le début : en 1959, à Lincoln Park, quartier pauvre de Chicago, des gangs souvent composés sur base ethno-raciale se disputent le contrôle du territoire. Un jeune portoricain crée un gang pour se défendre contre les attaques des Blancs : les Youngs Lords (les « Jeunes Seigneurs »). Pendant quelques années, leurs activités – bastons, deal, etc. – ne diffèrent pas vraiment de celles des autres gangs. Cela va changer grâce… à la prison, où séjourne l’un des membres du groupe, Cha Cha Gimenez : « En prison, la radio était allumée presque 24 h sur 24. J’ai entendu parler de Panthères qui organisaient des patrouilles de surveillance de la police, et qui avaient occupé un tribunal. Ça m’a beaucoup intéressé. J’ai commencé à me dire que je pourrais faire la même chose qu’eux, mais dans la communauté portoricaine. » Une fois sorti, Cha Cha Gimenez mène la lutte contre un plan de rénovation urbaine de la mairie qui aboutirait à chasser les pauvres de Lincoln Park. Une première action réussie le convainc de transformer le gang en une organisation politique, la Young Lords Organization. Des contacts sont pris avec les Black Panthers qui leur donnent des coups de main et les initient aux pratiques politiques. Une alliance sera formalisée en 1969 sous le nom de Rainbow Coalition (Coalition Arc-en-ciel) qui regroupe plusieurs groupes nationalistes dont les Black Panthers, les Young Lords, les Young Patriots (des Blancs des Appalaches) et les Brown Berets (chicanos, d’origine mexicaine). Mais celles et ceux qui feront vraiment connaître les Young Lords vivent à New York, dans le quartier de Spanish Harlem, que ses habitants ont rebaptisé El Barrio (« Le Quartier », en espagnol). Ils sont d’origine et de formation sociales plus mélangées que ceux de Chicago. Plusieurs ont suivi des études supérieures. Et dès le départ, il y a des femmes, dont l’afro-américaine (pas portoricaine) Denise Oliver, qui vont prendre toute leur place dans le parti – puisqu’ils et elles choisissent de se nommer The Young Lords Party. En cette fin des années 1960, la situation d’El Barrio, comme celle des autres quartiers de relégation des minorités « visibles », est catastrophique. « Les Portoricains […] se trouvent à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression : racisme, discrimination, pauvreté. En 1976, alors qu’ils représentent 1,7 millions de personnes aux États-Unis, un rapport sur leur conditions de vie relève qu’ils font partie des plus pauvres parmi les plus pauvres et qu’ils sont démesurément affectés par les logements insalubres, les forts taux de chômage et les bas salaires, l’éducation et la santé de mauvaise qualité. » Par-dessus le marché, ce sont des citoyen·ne·s de seconde zone : en effet, « Porto Rico est alors un Commonwealth, c’est-à-dire une possession américaine ayant un statut particulier. Les Portoricains qui quittent l’île ont la nationalité étatsunienne, mais une citoyenneté restreinte, qui les empêche, par exemple, d’élire le Président. » Les Young Lords font pour la plupart partie de ce que l’on pourrait appeler la « deuxième génération » de l’immigration portoricaine. Ils ont vu leurs parents trimer pour rien, méprisés, humiliés. Mais ils ont vu aussi, après le mouvement pour les droits civiques et l’opposition à la guerre du Vietnam, se développer le Black Panther Party for Self-defense. Et ça leur a donné des idées. Mais ils se demandent par où et comment commencer la révolution. Alors ils descendent dans les rues d’El Barrio à la rencontre des gens, les questionnant sur ce qu’ils estiment être les problèmes les plus urgents du quartier. « La basura ! » est la réponse unanime. Les poubelles, qui traînent des jours voire des semaines sur les trottoirs – leur ramassage fonctionne bien dans les quartiers blancs riches, mais c’est une autre histoire chez les pauvres. Et les Yong Lords ont démarré leur enquête en plein mois du juillet 1969. Il fait chaud et ça pue. « Le dimanche suivant [ils]descendent dans la rue en treillis militaire et bérets violets. Avec leur démarche martiale, ils ressemblent en tous points aux guérilleros qu’ils admirent. À la différence près que ce ne sont pas des fusils qu’ils ont sous le bras, mais des balais. » Au début, les habitants du quartier sont sceptiques, mais lorsqu’un militant a l’idée de déployer un drapeau portoricain sur les marches de l’église, tout change. On les regarde autrement, et on commence à se joindre à eux. Ils se rendent alors à la mairie pour réclamer du matériel, des pelles, des sacs. Les employés les envoient promener avec des injures racistes.
« Pablo Guzmán : […] On s’est dit “Ah ouais, c’est comme ça que vous voulez la jouer ?” Ça a été un moment décisif pour les Youngs Lords de New York.
Micki Melendez : Ça a duré à peine quelques secondes. Felipe a écarté l’employé, posé les mains sur le comptoir et a sauté par-dessus, en invitant ses compagnons, une dizaine ou plus d’hommes et de femmes, à faire de même.
Felipe Luciano : Je l’ai poussé, j’ai attrapé des balais et des sacs. Nous avons littéralement embarqué les balais !
Juan González : Quand on a rassemblé vingt ou trente sacs-poubelle, on a appelé le service d’assainissement et on leur a demandé d’envoyer un camion pour venir les ramasser. Ils nous ont ri au nez en nous disant qu’ils avaient un calendrier de passage et qu’ils n’allaient certainement pas envoyer un camion pour nous.
Pablo Guzmán : Alors on a pris toutes les ordures qu’on pouvait transporter, on les a renversées sur toute la largeur de Lexington avenue, et on y a mis le feu.
Juan González : La police est arrivée, puis les pompiers, et il y a eu des affrontements.
Pablo Guzmán : Et on a commencé à comprendre qu’on était face à un début d’émeute. […] »
L’« offensive des poubelles », comme l’appellent les Young Lords, à la différence de la presse qui parle des « émeutes des poubelles », va se prolonger durant tout l’été 1969. Le jeune parti y gagne aussitôt une certaine notoriété, mais aussi une grande crédibilité dans El Barrio, car la mairie (alors que l’on est en pré-campagne électorale) envoie des émissaires et finit par accepter que le rammasage des poubelles se fasse plus régulièrement. Cette action est assez emblématique de la politique des Young Lords : il ne s’agit pas de plaquer sur « le terrain » une analyse, aussi fine soit-elle, de la société, de l’économie, etc. pour en tirer des conséquences au niveau de l’action mais, à l’inverse, de partir de la situation et des besoins des gens d’El Barrio. À l’instar des Black Panthers, les Young Lords vont ainsi s’investir dans l’éducation et les sevices sociaux à l’enfance, contre les addictions de toute sorte, en particulier les drogues dures, contre les logements insalubres et les peintures au plomb qui empoisonnent les enfants, dans le dépistage de maladies endémiques comme la tuberculose… Comme l’a relevé Elsa Dorlin dans Se défendre, dont nous avons traité ici même il y a peu, chez les Black Panthers, qui menèrent aussi tout un « travail social » dans les quartiers noirs (dont, d’ailleurs, une partie se fit en commun avec les Young Lords), il y eut un partage sexué, non explicite, entre les fonctions d’autodéfense, assumées par les hommes, et celles qui relevaient du care de la communauté, assumées majoritairement par les femmes. Ce fut même l’une des causes de leur défaite : Elaine Brown, militante critique, put ainsi déclarer, parlant de la « dérive viriliste dans le Black Power » : « Ce qu’ils voulaient était bien loin de notre révolution, ils l’avaient perdue de vue. Trop d’entre eux semblaient se satisfaire se s’approprier pour eux-même le pouvoir que le parti avait acquis, et qu’ils assimilaient dans une illusion aveuglante aux voitures, aux vêtements et aux pistolets. Ils étaient même prêts à faire de l’argent sur leurs principes révolutionnaires pour le seul bénéfice d’une Mafia. Si c’était une Mafia qu’ils voulaient, ça allait être sans moi. »
Cette dérive viriliste qui a conduit non pas à « construire une identité politique noire, mais à renforcer la domination idéologique des valeurs blanches » (Dorlin), est précisément ce qui ne s’est pas produit chez les Young Lords. Non seulement les femmes y ont imposé des positions radicalement féministes, mais, en conséquence, ceux qui se définissaient encore au tout début du parti comme des « machos » créèrent une « commission hommes » afin de déconstruire la masculinité et de critiquer leurs propres postures machistes, et un peu plus tard fut également créée une « commission gay », ce qui était une première à l’époque dans une organisation tiers-mondiste.
Je ne donne ici qu’un résumé très bref de cette histoire. Et je n’ai pas du tout envie de m’attarder sur sa fin, lamentable comme je l’ai déjà dit (en gros, à la suite d’une prise de pouvoir par un couple, d’« épurations » successives et de choix stratégiques aberrants – déplacer une grande partie des militants et des moyens à Porto Rico pour lutter là-bas pour l’indépendance, les Youngs Lords ont fini comme une secte maoïste dont les effectifs pouvaient se rassembler dans une cabine téléphonique). Mais je ne peux que recommander cette lecture tout à fait passionnante. De plus Claire Richard a organisé tout le livre en alternant des extraits d’entretiens qu’elle a menés avec des ancien·ne·s Young Lords, des extraits de leurs textes et d’articles de presse de l’époque, et enfin ses propres commentaires, en « voix off », en quelque sorte. Il en résulte un texte chaleureux et très accessible.