Young Lords. Histoire des Blacks Panthers latinos (1969-1976)

Claire Richard, Young Lords. Histoire des Blacks Panthers latinos (1969-1976), L’Échappée, 2017. Une note de lecture publiée par nos amis d’Antiopées.

Comme celles de beaucoup d’autres mouvements révolutionnaires, l’histoire des Young Lords est tout à la fois belle – enthousiasmante, même – et triste – par sa fin lamentable. Et comme beaucoup d’autres histoires révolutionnaires, elle est encore assez mal connue, voire totalement méconnue. J’avoue que j’ignorais avant de lire ce livre jusqu’au nom des Young Lords – peut-être l’avais-je lu ou entendu ici ou là, mais je n’y avais pas prêté attention. C’est donc vraiment une bonne action que d’avoir publié cette étude sur un groupe qui s’affronta, en son temps, à nombre des problèmes auxquels est encore confronté·e aujourd’hui quiconque nourrit une ambition sinon révolutionnaire, du moins subversive.

Mais commençons par le début : en 1959, à Lincoln Park, quartier pauvre de Chicago, des gangs souvent composés sur base ethno-raciale se disputent le contrôle du territoire. Un jeune portoricain crée un gang pour se défendre contre les attaques des Blancs : les Youngs Lords (les « Jeunes Seigneurs »). Pendant quelques années, leurs activités – bastons, deal, etc. – ne diffèrent pas vraiment de celles des autres gangs. Cela va changer grâce… à la prison, où séjourne l’un des membres du groupe, Cha Cha Gimenez : « En prison, la radio était allumée presque 24 h sur 24. J’ai entendu parler de Panthères qui organisaient des patrouilles de surveillance de la police, et qui avaient occupé un tribunal. Ça m’a beaucoup intéressé. J’ai commencé à me dire que je pourrais faire la même chose qu’eux, mais dans la communauté portoricaine. » Une fois sorti, Cha Cha Gimenez mène la lutte contre un plan de rénovation urbaine de la mairie qui aboutirait à chasser les pauvres de Lincoln Park. Une première action réussie le convainc de transformer le gang en une organisation politique, la Young Lords Organization. Des contacts sont pris avec les Black Panthers qui leur donnent des coups de main et les initient aux pratiques politiques. Une alliance sera formalisée en 1969 sous le nom de Rainbow Coalition (Coalition Arc-en-ciel) qui regroupe plusieurs groupes nationalistes dont les Black Panthers, les Young Lords, les Young Patriots (des Blancs des Appalaches) et les Brown Berets (chicanos, d’origine mexicaine). Mais celles et ceux qui feront vraiment connaître les Young Lords vivent à New York, dans le quartier de Spanish Harlem, que ses habitants ont rebaptisé El Barrio (« Le Quartier », en espagnol). Ils sont d’origine et de formation sociales plus mélangées que ceux de Chicago. Plusieurs ont suivi des études supérieures. Et dès le départ, il y a des femmes, dont l’afro-américaine (pas portoricaine) Denise Oliver, qui vont prendre toute leur place dans le parti – puisqu’ils et elles choisissent de se nommer The Young Lords Party. En cette fin des années 1960, la situation d’El Barrio, comme celle des autres quartiers de relégation des minorités « visibles », est catastrophique. « Les Portoricains […] se trouvent à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression : racisme, discrimination, pauvreté. En 1976, alors qu’ils représentent 1,7 millions de personnes aux États-Unis, un rapport sur leur conditions de vie relève qu’ils font partie des plus pauvres parmi les plus pauvres et qu’ils sont démesurément affectés par les logements insalubres, les forts taux de chômage et les bas salaires, l’éducation et la santé de mauvaise qualité. » Par-dessus le marché, ce sont des citoyen·ne·s de seconde zone : en effet, « Porto Rico est alors un Commonwealth, c’est-à-dire une possession américaine ayant un statut particulier. Les Portoricains qui quittent l’île ont la nationalité étatsunienne, mais une citoyenneté restreinte, qui les empêche, par exemple, d’élire le Président. » Les Young Lords font pour la plupart partie de ce que l’on pourrait appeler la « deuxième génération » de l’immigration portoricaine. Ils ont vu leurs parents trimer pour rien, méprisés, humiliés. Mais ils ont vu aussi, après le mouvement pour les droits civiques et l’opposition à la guerre du Vietnam, se développer le Black Panther Party for Self-defense. Et ça leur a donné des idées. Mais ils se demandent par où et comment commencer la révolution. Alors ils descendent dans les rues d’El Barrio à la rencontre des gens, les questionnant sur ce qu’ils estiment être les problèmes les plus urgents du quartier. « La basura ! » est la réponse unanime. Les poubelles, qui traînent des jours voire des semaines sur les trottoirs – leur ramassage fonctionne bien dans les quartiers blancs riches, mais c’est une autre histoire chez les pauvres. Et les Yong Lords ont démarré leur enquête en plein mois du juillet 1969. Il fait chaud et ça pue. « Le dimanche suivant [ils]descendent dans la rue en treillis militaire et bérets violets. Avec leur démarche martiale, ils ressemblent en tous points aux guérilleros qu’ils admirent. À la différence près que ce ne sont pas des fusils qu’ils ont sous le bras, mais des balais. » Au début, les habitants du quartier sont sceptiques, mais lorsqu’un militant a l’idée de déployer un drapeau portoricain sur les marches de l’église, tout change. On les regarde autrement, et on commence à se joindre à eux. Ils se rendent alors à la mairie pour réclamer du matériel, des pelles, des sacs. Les employés les envoient promener avec des injures racistes.

« Pablo Guzmán : […] On s’est dit “Ah ouais, c’est comme ça que vous voulez la jouer ?” Ça a été un moment décisif pour les Youngs Lords de New York.

Micki Melendez : Ça a duré à peine quelques secondes. Felipe a écarté l’employé, posé les mains sur le comptoir et a sauté par-dessus, en invitant ses compagnons, une dizaine ou plus d’hommes et de femmes, à faire de même.

Felipe Luciano : Je l’ai poussé, j’ai attrapé des balais et des sacs. Nous avons littéralement embarqué les balais !

Juan González : Quand on a rassemblé vingt ou trente sacs-poubelle, on a appelé le service d’assainissement et on leur a demandé d’envoyer un camion pour venir les ramasser. Ils nous ont ri au nez en nous disant qu’ils avaient un calendrier de passage et qu’ils n’allaient certainement pas envoyer un camion pour nous.

Pablo Guzmán : Alors on a pris toutes les ordures qu’on pouvait transporter, on les a renversées sur toute la largeur de Lexington avenue, et on y a mis le feu.

Juan González : La police est arrivée, puis les pompiers, et il y a eu des affrontements.

Pablo Guzmán : Et on a commencé à comprendre qu’on était face à un début d’émeute. […] »

L’« offensive des poubelles », comme l’appellent les Young Lords, à la différence de la presse qui parle des « émeutes des poubelles », va se prolonger durant tout l’été 1969. Le jeune parti y gagne aussitôt une certaine notoriété, mais aussi une grande crédibilité dans El Barrio, car la mairie (alors que l’on est en pré-campagne électorale) envoie des émissaires et finit par accepter que le rammasage des poubelles se fasse plus régulièrement. Cette action est assez emblématique de la politique des Young Lords : il ne s’agit pas de plaquer sur « le terrain » une analyse, aussi fine soit-elle, de la société, de l’économie, etc. pour en tirer des conséquences au niveau de l’action mais, à l’inverse, de partir de la situation et des besoins des gens d’El Barrio. À l’instar des Black Panthers, les Young Lords vont ainsi s’investir dans l’éducation et les sevices sociaux à l’enfance, contre les addictions de toute sorte, en particulier les drogues dures, contre les logements insalubres et les peintures au plomb qui empoisonnent les enfants, dans le dépistage de maladies endémiques comme la tuberculose… Comme l’a relevé Elsa Dorlin dans Se défendre, dont nous avons traité ici même il y a peu, chez les Black Panthers, qui menèrent aussi tout un « travail social » dans les quartiers noirs (dont, d’ailleurs, une partie se fit en commun avec les Young Lords), il y eut un partage sexué, non explicite, entre les fonctions d’autodéfense, assumées par les hommes, et celles qui relevaient du care de la communauté, assumées majoritairement par les femmes. Ce fut même l’une des causes de leur défaite : Elaine Brown, militante critique, put ainsi déclarer, parlant de la « dérive viriliste dans le Black Power » : « Ce qu’ils voulaient était bien loin de notre révolution, ils l’avaient perdue de vue. Trop d’entre eux semblaient se satisfaire se s’approprier pour eux-même le pouvoir que le parti avait acquis, et qu’ils assimilaient dans une illusion aveuglante aux voitures, aux vêtements et aux pistolets. Ils étaient même prêts à faire de l’argent sur leurs principes révolutionnaires pour le seul bénéfice d’une Mafia. Si c’était une Mafia qu’ils voulaient, ça allait être sans moi. »

Cette dérive viriliste qui a conduit non pas à « construire une identité politique noire, mais à renforcer la domination idéologique des valeurs blanches » (Dorlin), est précisément ce qui ne s’est pas produit chez les Young Lords. Non seulement les femmes y ont imposé des positions radicalement féministes, mais, en conséquence, ceux qui se définissaient encore au tout début du parti comme des « machos » créèrent une « commission hommes » afin de déconstruire la masculinité et de critiquer leurs propres postures machistes, et un peu plus tard fut également créée une « commission gay », ce qui était une première à l’époque dans une organisation tiers-mondiste.

Je ne donne ici qu’un résumé très bref de cette histoire. Et je n’ai pas du tout envie de m’attarder sur sa fin, lamentable comme je l’ai déjà dit (en gros, à la suite d’une prise de pouvoir par un couple, d’« épurations » successives et de choix stratégiques aberrants – déplacer une grande partie des militants et des moyens à Porto Rico pour lutter là-bas pour l’indépendance, les Youngs Lords ont fini comme une secte maoïste dont les effectifs pouvaient se rassembler dans une cabine téléphonique). Mais je ne peux que recommander cette lecture tout à fait passionnante. De plus Claire Richard a organisé tout le livre en alternant des extraits d’entretiens qu’elle a menés avec des ancien·ne·s Young Lords, des extraits de leurs textes et d’articles de presse de l’époque, et enfin ses propres commentaires, en « voix off », en quelque sorte. Il en résulte un texte chaleureux et très accessible.

L’Imaginaire de la Commune

NB: une première version de cette note de lecture avait été (trop vite) mise en ligne vendredi 30 janvier 2015. Celle qui suit la remplace.

arton897Kristin Ross : L’Imaginaire de la Commune, La fabrique éditions, janvier 2015

On attribue d’ordinaire à la Commune de Paris une durée de 72 jours – du 18 mars 1871, lorsque des Parisiennes et Parisiens de Montmartre empêchèrent la réquisition des canons de la ville par les troupes d’Adolphe Thiers, à la sinistre « Semaine sanglante » au cours de laquelle ces mêmes troupes assouvirent la soif de vengeance de la bourgeoisie française en massacrant les insurgé·e·s. Cette réduction temporelle est cohérente avec le récit qui fait de la Commune une réaction nationaliste contre les Prussiens et leurs « collabos » versaillais. Cette histoire à tendance républicaine (la Commune serait la mère de la IIIe République, alors qu’en réalité, cette dernière naquit de son écrasement[1]) escamote commodément une réalité pourtant bien comprise, à l’époque, jusque par les anticommunards. Ainsi, comme le rapporte Kristin Ross, l’un d’entre eux imputait-il « les événements qui v[enai]ent de se dérouler à Paris aux clubs et aux réunions […], au désir de ces gens de vivre mieux que leur condition ne le permet » (p. 21). Ces mots indiquent sans ambiguïté qu’il s’agissait là de lutte des classes, et pas seulement d’une réaction nationaliste. La fin du Second Empire (parfois appelée « Empire libéral », par contraste avec ses premières années, dites « Empire autoritaire »), voit monter l’effervescence révolutionnaire dans les milieux populaires. « S’il fallait faire remonter l’histoire de la Commune à un unique point de départ, il ne serait pas idiot de choisir le 19 juin 1868, date de la première réunion publique non autorisée à Paris sous le Second Empire », dit l’historien Robert Wolfe cité par Kristin Ross (p. 21). « Dès les premiers mois de 1869, poursuit-elle, on en appelait à la Commune dans toutes les réunions, et “Vive la Commune” était le cri qui ouvrait et concluait les séances dans les clubs du nord de Paris, les plus révolutionnaires […] » (p. 26). Ainsi, lorsque le peuple prit le pouvoir durant le siège de Paris, le nom de Commune s’imposa-t-il tout naturellement. La Commune commence donc bien avant la guerre de 1870, mais encore, elle perdure bien au-delà de sa défaite militaire – et cet article, et surtout le livre auquel il se réfère, n’en sont que des énièmes traces supplémentaires. En effet, l’événement va survivre et connaître de nouveaux développements dans les esprits, les écrits, les actions des communards exilés et de leurs camarades – Kristin Ross s’intéresse ici surtout à trois d’entre eux : William Morris, Élisée Reclus et Pierre Kropotkine. À Genève et à Londres, ces trois-là et beaucoup d’autres ont non seulement commémoré, mais célébré la Commune, et développé ses idées et intuitions essentielles. Cette belle étude de Kristin Ross étudie ainsi la généalogie du communisme anarchiste qui réunit ces trois auteurs. Arrêtons-nous donc sur quelques « actes importants », bien que rarement mis en avant, de la Commune.

« […] Loin d’indiquer un retour aux principes de la révolution bourgeoise de 1789, le mot d’ordre de la République universelle lancé par les communards marque leur rupture avec l’héritage de la Révolution française, en faveur d’un véritable internationalisme ouvrier. Trois actes importants devaient montrer à quel point ce mot d’ordre avait été repensé pour servir des fins nouvelles : l’incendie de la guillotine sur la place Voltaire le 10 avril ; la destruction, le 16 mai, de la colonne Vendôme, édifiée à la gloire des conquêtes napoléoniennes ; et la création le 11 avril de l’Union des femmes.

Quand un groupe constitué principalement de femmes traîna une guillotine sous la statue de Voltaire et y mit le feu, il s’agissait vraisemblablement de briser toute équivalence entre révolution et échafaud. La destruction de la colonne Vendôme fut, d’après le communard Benoît Malon, un acte de protestation contre les guerres entre les peuples et de défense de la fraternité internationale. » (p. 30-31.)

« L’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés se développa rapidement en mettant sur pied des comités qui se réunissaient quotidiennement dans presque tous les arrondissements de Paris. Elle devint la plus grande et la plus efficace des organisations de la Commune. […] Ses membres venaient des corps de métier les plus divers mais les travailleuses de l’habillement – couturières, blanchisseuses, tailleuses, drapières – étaient les plus nombreuses. […] L’Union imaginait une réorganisation complète du travail des femmes et la fin de l’inégalité économique fondée sur le genre en même temps qu’elle répondait, comme l’indique son nom complet, à l’urgence de la situation de combat et à la nécessité de participer à l’ambulance, de fabriquer des sacs de sable pour les barricades et de servir sur ces mêmes barricades. “Nous voulons le travail, mais pour en garder le produit. […] Plus d’exploiteurs, plus de maîtres ! […] Le travail et le bien-être pour tous.”[2] » (p. 36-37.)

Il n’est pas indifférent de savoir que la fondatrice de l’Union des femmes était une jeune russe de 20 ans, Élizabeth Dmitrieff qui, avant de venir à Paris au moment de la proclamation de la Commune, venait de passer trois mois à Londres à discuter avec Marx « des organisations rurales traditionnelles russes, l’obscina et l’artel » (p. 32) – formes de coopératives « spontanées » entre travailleurs des champs et de l’artisanat. L’Union des femmes, ensuite, projeta d’organiser des ateliers autonomes de femmes, qui s’intégreraient, tout en préservant leur indépendance, à l’organisation fédérative de la Commune…

Les Versaillais firent de la participation d’étranger·ère·s à la Commune un thème récurrent de leur propagande : ainsi, « le Chevalier d’Alix, auteur d’un dictionnaire anticommunard, note à l’entrée “étranger” : “Ce qui constitue la majorité des insurgés parisiens. – On les évalue à 30 000 de toutes les nationalités”. Et Taine, dans une lettre écrite en mai 1871, parle d’“environ cent mille insurgés aujourd’hui, dont cinquante mille étrangers.” » (p. 39). Même si ces chiffres sont exagérément grossis, il est bien vrai que la Commune s’était donné pour idéal la République universelle. Il faut cependant bien préciser ce qu’elle entendait sous ce terme : une « association volontaire de toutes les intiatives locales[3] » – ou, comme l’entendait Reclus, une « libre confédération de collectivités autonomes. » Et au cas où ces définitions ne seraient pas encore suffisamment claires, Gustave Lefrançais, autre communard, ajoute : « Le prolétariat n’arrivera à s’émanciper réellement qu’à la condition de se débarrasser de la République, dernière forme, et non la moins malfaisante, des gouvernements autoritaires. » (p. 49.)

Kristin Ross étudie ensuite les actions et les idées de la Commune qui furent reprises et développées par les trois « communistes anarchistes » déjà cités, Morris, Reclus et Kropotkine. Dans le chapitre intitulé « Luxe communal », elle examine « les idées sur l’art et l’éducation qui circulaient pendant la Commune et les actions menées par les communards dans ces deux domaines » (p. 51). Là comme ailleurs, l’élément essentiel est celui de la polyvalence des hommes et des femmes, et du refus de la séparation entre eux-mêmes et le contenu de leur activité. Cela commence par la revendication d’une école « polytechnique » qui en finit avec la division entre « manuels » et « intellectuels ». Par ailleurs, la Commune instaure l’éducation publique, gratuite, obligatoire et laïque. Plus tard, la IIIe République s’en inspirera pour son projet d’école publique. Mais bien sûr, les contenus et le style ne seront plus les mêmes – il suffira de rappeler que la Commune se voulait internationaliste, tandis que la IIIe République mena une politique impérialiste et développa l’exploitation coloniale.

Réunis au sein de la Fédération des artistes, les artistes et artisans remirent en cause les barrières entre leurs métiers (ainsi de la peinture et de la gravure ou de la sculpture et de la fonderie, par exemple, ou des beaux-arts et des arts décoratifs). Des cordonniers revendiquaient le nom d’ « artistes chaussuriers » tandis que des artistes, loin de se préoccuper, comme on aurait pu s’y attendre, de patrimoine artistique ou de statut de l’artiste, voulaient, comme l’affirmait le manifeste de leur Fédération, concourir « à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir et à la République universelle » ; ainsi, commente Kristin Ross, « dans son sens le plus étendu, le “luxe communal” que le comité tendait à inaugurer suppose de transformer les coordonnées esthétiques de l’ensemble de la communauté » (p. 73). William Morris, l’auteur anglais du roman utopiste Nouvelles de nulle part, et l’un des « principaux soutiens britanniques de la mémoire de la Commune », reprit ces orientations révolutionnaires dans sa conférence « L’art en ploutocratie » (in Contre l’art d’élite) : « Au préalable, je vous demanderai d’étendre l’acception du mot “art” au-delà des productions artistiques explicites, de façon à embrasser non seulement la peinture, la sculpture et l’architecture, mais aussi les formes et les couleurs de tous les biens domestiques, voire la disposition des champs pour le labour et la pâture, l’entretien des villes et de nos chemins, voies et routes ; bref, d’étendre le sens du mot “art”, jusqu’à englober la configuration de tous les aspects extérieurs de notre vie. » (p. 80.) Contre la propagande versaillaise, qui prétendait que partager, c’était « nécessairement partager la misère », le « luxe communal » ripostait « en proposant un type de monde absolument différent : un monde où chacun prenait sa part du meilleur » (p. 81).

Kropotkine, quant à lui, décida à l’automne 1871 d’abandonner ses études scientifiques et géographiques pour se consacrer au militantisme politique. Lors d’un voyage d’étude en Suède et en Finlande, il réalisa, en observant les conditions de vie des paysans pauvres, qu’il ne servirait à rien d’imaginer de meilleurs systèmes de production agricole à partir des plus récentes découvertes scientifiques, tant que leur condition misérable les empêcherait ne serait-ce que d’envisager de les mettre en œuvre « Tant qu’une transformation sociale complète ne donnerait pas aux paysans le loisir de penser et de développer leur vie intellectuelle la contradiction entre sa propre situation et la leur serait trop grande […] Il refusa le poste à la Société [impériale]de géographie [qu’on venait de lui proposer à Saint-Pétersbourg]. » (p. 85.) À peu près au même moment, William Morris marchait en Islande. « C’est parmi les pêcheurs et les paysans d’Islande, écrivit-il plus tard, qu’il “apprit une leçon […] : que la misère la plus noire est un mal dérisoire à côté de l’inégalité des classes”. » (p. 86.) Kropotkine, lui, tira de ce voyage et de quelques autres (en Sibérie particulièrement) les bases de sa « théorie évolutionniste de la coopération qu’il développa dans L’Entraide. » Et la Commune elle aussi nourrit sa réflexion : « À quoi voulez-vous que les deux millions de Parisiens et de Parisiennes s’appliquent quand ils n’auront plus à habiller et à amuser les princes russes, les boyards roumains et les dames de la finance de Berlin ? », demandait-il. « Sa réponse », nous dit Kristin Ross, « est une vision extrêmement détaillée de Paris résolvant ses problèmes d’approvisionnement par l’emploi de méthodes horticoles intensives dans tout le département de la Seine et de la Seine-et-Oise. » (p. 87.) Les conditions de contrainte extrême d’un siège comme celui de Paris et celles qui règnent sur les étendues glacées des pays nordiques ont ainsi amené aussi bien Morris (qui voyagea lui aussi en 1871, mais en Islande) que Reclus (dont les périples géographiques le menèrent à travers la terre entière) et Kropotkine, à réfléchir à une voie véritablement communiste, seule possibilité de les affronter tout en transformant la vie des hommes et des femmes d’une façon désirable. Tous les trois étaient aussi d’accord sur le refus de toute autorité centralisée (État), qu’elle soit justifiée par des nécessités géographiques ou politiques. Leur modèle resta toujours celui de la Commune, soit une fédération de communes libres. Mais attention : « commune » n’a pas nécessairement pour eux une signification géographique – il s’agit simplement d’un regroupement d’égales et d’égaux qui peut se produire sur de tout autres bases que territoriales. Surtout, ils mettaient en garde contre l’isolement de ces communes, qui leur ferait courir un grave danger d’anéantissement par l’État et le capital. Ici, nous retrouvons une ambivalence que nous connaissons encore aujourd’hui : comment de petites « communes libres », souvent indispensables pour créer et maintenir des bases et des ressources d’opposition radicale au capitalisme (on peut regrouper sous ce nom des communautés, des coopératives, des groupes divers et variés) peuvent-elles échapper à « la contamination par des institutions extérieures comme la propriété privée et la subjugation des femmes » ? « C’est qu’on ne s’isole point impunément, prévenait Reclus : l’arbre que l’on transplante et que l’on met sous verre risque fort de n’avoir plus de sève, et l’être humain est bien plus sensible encore que la plante. La clôture tracée autour de lui par les limites de la colonie ne peut que lui être mortelle. Il s’accoutume à son étroit milieu et, de citoyen du monde qu’il était, il se rapetisse graduellement aux simples dimensions d’un propriétaire. » (p. 147.)

Pour terminer, Kristin Ross évoque le rôle de précurseurs de la pensée écologiste qui est aujourd’hui reconnu à nos trois penseurs anarchistes. Cependant, observe-t-elle, il est rare qu’on fasse allusion à la Commune lorsqu’on évoque cette dimension. « Pourtant, si l’on doit avancer des hypothèses sur ce qui peut attirer des militants et des théoriciens d’aujourd’hui vers ce corpus de pensée, il faut souligner non seulement son appréhension visionnaire de la nature antiécologique du capitalisme, mais aussi le caractère singulièrement intransigeant de cette appréhension. Et c’est là, selon moi, qu’on peut attirer l’attention sur une autre conséquence majeure, pour les penseurs en question […], du fait d’avoir vécu l’événement récent de la Commune, l’ampleur de ses aspirations aussi bien que la sauvagerie de son anéantissement. Pour aucun d’entre eux il n’était question de réforme ou de solution partielle. La réparation de la nature ne pouvait venir que du démantèlement complet du commerce international et du système capitaliste. » (p. 171.)

Nous étions déjà redevables à Kristin Ross d’un bel essai sur Mai 68 et ses vies ultérieures[4] dans lequel elle s’élevait contre l’interprétation réductrice qui fait de Mai 68 le tremplin du néolibéralisme. Elle nous donne aujourd’hui un (petit, 186 pages) livre important et tout à fait passionnant, à lire d’urgence pour qui se doute que l’événement de la Commune ne fut pas ce « miracle révolutionnaire » que l’on nous présente parfois, pour mieux le couper de ses ascendants et de l’imaginaire qu’il continue d’engendrer.

Notes

[1] Kristin Ross reproduit par exemple (p. 45) les propos d’un « socialiste républicain », quelques années après la Commune : « […] C’est une grande tâche qui nous incombe de répandre la république sur la terre. Si nous continuions la désastreuse campagne de l’abandon colonial, ce serait briser le premier échelon qui mène à la république universelle. […] La Commune avec ses 50 000 morts a sauvé la République : le Tonkin, Madagascar, Tunis, l’Algérie l’ont agrandie. […] La France escorte un trésor à travers le monde : la République. » (Louis Riel, « Socialisme et colonies », 1886.)

[2] Élizabeth Dmitrieff, « Appel aux citoyennes de Paris », dans Journal officiel, 11 avril 1871.

[3] « Déclaration au peuple français », 19 avril 1871, Journal officiel, 20 avril 1871.

[4] Coédition Complexe et Le Monde diplomatique, 2005.