« 5 mn pour les victimes, 5 mn pour les bourreaux ». Le démon de la symétrie

Un article de  (19/08/2017) trouvé sur le site La pensée du discours

La semaine dernière une militante féministe, Irène Kaufer Briefel, publiait un post critique sur Facebook puis un article dans le mensuel Axelle, à propos d’un colloque organisé en novembre prochain à Charleroi, et intitulé « Regards croisés sur la violence conjugale… la rencontre de deux souffrances ». Parmi les invité.e.s, un psychologue défendant le principe de la « schismogenèse complémentaire », c’est-à-dire la répartition égale de la violence entre les hommes et les femmes. Si l’on sait depuis longtemps que la violence est aussi chez les femmes, et parfois dirigée contre les hommes, il n’est cependant pas possible de parler de répartition égale, la violence des hommes sur les femmes étant très largement et incontestablement supérieure à elle des femmes sur les hommes.

Il y a quelques jours, la première réaction de Donald Trump au meurtre de Heather Heyer par les néonazis de l’extrême droite étatsunienne à Charlottesville, a été de renvoyer dos à dos les suprémacistes blanc.he.s et les militant.e.s antiracistes dans l’expression redoublée on many sides : « We condemn in the strongest possible terms this egregious display of hatred, bigotry and violence on many sides, on many sides » (Donald Trump, 13.08.2017). Récidive le 15 août avec une déclaration sur les « torts partagés » des deux parties.

Ce sont deux des mille exemples de symétrie que l’on rencontre partout dans les discours sociaux : toute opposition binaire entre deux éléments quels qu’ils soient (des gens, des genres, des peuples, des races, des classes, des religions, des belligérant.e.s, des mort.e.s, de simples opinions ou positions) est susceptible d’amener l’argument de la symétrisation, c’est-à-dire la mise en équivalence des éléments en cause.

Le désir de symétrie, outil de l’idéologie

Il existe effectivement un désir de symétrie qui semble être le moteur de bien des discours, et ce, quand bien même et, pourrait-on dire, surtout, quand les deux éléments d’une opposition en miroir ne relèvent pas du même ordre, n’appartiennent pas à la même catégorie, ne se situent pas dans le même contexte, bref, ne sont pas comparables. La destruction des Juif.ve.s d’Europe par le régime nazi fournit une sorte de métaréférence pour dire cet argument, qui a plusieurs formulations ordinaires. Celle qui inspire le titre de ce billet, « 5 minutes pour les juifs, 5 minutes pour Hitler », est une dénonciation ironique d’une symétrisation absurde et monstrueuse, reposant sur l’argument des torts partagés : chaque camp aurait le même temps pour défendre ses positions, dans une sinistre mise en scène de répartition des fautes. Elle est attribuée à Jean-Luc Godard, à propos de l’objectivité à la télévision, et circule sous la forme suivante : « L’objectivité à la télévision, c’est 5 minutes pour Hitler, 5 minutes pour les Juifs ». Je n’ai pas trouvé de source précise ni de contexte, mais sa dimension critique (elle entre dans un discours général sur la télévision comme facteur d’affaiblissement cognitif), son fort coefficient de circulation (on en trouve de nombreuses occurrences en ligne par exemple) et sa déformabilité (la citation est souvent attribuée à la définition de la démocratie) suffisent à en faire un figement inscrit dans la culture discursive contemporaine, qui fonctionne comme un anti-point Godwin. J’en utilise pour ma part une variante, « les juif.ve.s et les nazi.e.s on va vous mettre autour d’une table et vous allez régler vos problèmes », qui met bien en valeur ce qui n’est qu’esquissé dans la précédente : le rôle symétrisateur, égalisateur, objectivisateur effectivement, d’un tiers quasi démiurgique qui déciderait de la comparabilité des éléments ou des positions. La symétrie s’appuie par ailleurs sur un certain nombre de procédés argumentatifs et rhétoriques bien identifiés dans la littérature théorique et pratique et reposant sur la ressemblance  : comparaison, analogie, analogie proportionnelle, appel au précédent. Tout cela fait un ensemble robuste, un module idéologique maniable, résistant et donc fréquent.

Dans ce billet je voudrais examiner deux exemples de symétrisations courantes dans les discours actuels en France, dans la presse et sur les réseaux sociaux, pour montrer comment se fabriquent des « débats », des « polémiques », des « discussions » dont les données symétriques sont présentées comme évidentes, naturelles et objectives, alors qu’elles procèdent d’une construction discursive, argumentative et cognitive parfois sophistiquée. Ce qui m’intéresse, c’est la dimension idéologique forte de la symétrisation, qui parvient à rendre l’imaginaire réel et l’illusion vraie, et qui présente à cellui qui voudrait la contester une sorte de roc pseudo-rationnel inattaquable ; la symétrie est en effet intuitive pour les fonctionnements cognitifs à l’œuvre dans notre culture, alors que l’asymétrie est plutôt contre-intuitive et donc plus coûteuse. On verra dans les exemples qui suivent que, pour tenter de défaire les symétries idéologiques, il faut être équipé.e de beaucoup de pédagogie, de patience et de résistance.

La symétrie blanc/noir et la dénonciation du « racisme antiblanc »

La dénonciation d’un « racisme antiblanc » est un excellent exemple, le meilleur peut-être, de symétrisation idéologique (la question se pose différemment selon les aires géographiques et culturelles et je parle ici plutôt de la situation française ; et je parle de l’opposition blanc/noir mais le « racisme antiblanc » concerne également les arabes et l’ensemble des non-blanc.he.s). L’affirmation de l’existence d’un racisme antiblanc repose sur une analogie : les attaques des noir.e.s fondées sur la couleur des blanc.he.s seraient équivalentes aux attaques des blanc.he.s fondées sur la couleur des noir.e.s, et relèveraient donc du racisme. Je n’ai pas fait de recherche étymologique sur l’origine de l’expression dont l’emploi courant semble daté des années 1980, émanant du Front national pour certains ; aux États-Unis, on parle de « reverse racism« , la notion d’inversion manifestant bien la dimension symétrique. Mais cette symétrie fondée sur l’analogie gomme l’essentiel, c’est-à-dire l’histoire, le point d’énonciation et le contexte. L’histoire : la traite et l’esclavage des noir.e.s, la ségrégation raciale instituée aux États-Unis, la colonisation française et d’autres pays européens ont établi de longue date une domination structurelle des blanc.he.s sur les noir.e.s appuyée notamment sur un racisme d’État inscrit dans les institutions, les lois, les pratiques ; il n’existe donc pas de symétrie entre les blanc.he.s et les noir.e.s, ne serait-ce que parce que cette mémoire est profondément inscrite dans les vies noires actuelles. Le point d’énonciation : l’insulte envers un.e blanc.he impliquant sa couleur de peau s’énonce à partir de l’oppression, de la minorisation, de l’invisibilisation, de la violence institutionnelle et relationnelle et non à partir du principe d’une l’infériorité raciale comme le racisme antinoir.e ; la violence d’un sujet opprimé n’est pas symétrique de celle d’un.e oppresseur.e. Le contexte : en France, on parle encore de « minorités » pour désigner les noir.e.s, les arabes, les asiatiques, sans qu’à cette notion de minorité soit reliée la majorité, qui est blanche, française ou européenne, de souche ou issue de l’immigration européenne. Or la couleur de cette majorité parfaitement visible est, elle, encore invisible et la couleur blanche reste un impensé pour les blanc.he.s, comme le montre bien l’ouvrage de Maxime Cervulle paru en 2013, Dans le blanc des yeux. Diversité, racisme et médias. De plus, on sait grâce à une importante étude de l’INED publiée en 2015 que les attaques envers les blanc.he.s ne font pas système, sont isolées et marginales, et sont donc sans commune mesure avec les discriminations systématiques dont font l’objet les non-blanc.he.s en France actuellement (un bon résumé dans cet article de Libération du 8 janvier 2016).

Il n’y a donc pas de symétrisation possible, pas de miroir inversé, mais pourtant l’idée d’un « racisme antiblanc » s’est assez bien installée dans l’opinion française et étatsunienne, favorisée par les extrêmes droites des deux pays, mais également naturalisée par l’argument de la symétrie, qui présente un ordonnancement du monde rationnel et objectif. Une preuve parmi d’autres : l’article « racisme antiblanc » de Wikipédia francophone, ouvert en janvier 2003, rédigé par 481 contributeurs au 10 août 2017, est curieusement consensuel : d’emblée la notion est présentée comme valide, correspondant à des réalités diverses selon les pays, sa contestation n’est évoquée que marginalement, l’esclavage, la colonisation, l’oppression systémique n’apparaissent que faiblement comme contre-arguments et les références sont majoritairement journalistiques, les chercheur.e.s étant quasiment absent.e.s (la notion de « contre-racisme » notamment, proposée par certain.e.s sociologues, n’apparaît pas), comme les militant.e.s de l’antiracisme politique (voir par exemple la synthèse argumentée de João Gabriell, « De l’urgence d’en finir avec le « racisme anti-blanc ». Réflexions antiracistes« ).

Bref, le racisme antiblanc fait l’objet d’une entrée encyclopédique, non pas comme notion controversée, mais comme réalité à évaluer. L’idéologie symétrique a fait son travail, et c’est sans doute par d’autres outils discursifs et rhétoriques, comme l’inversion à la lettre et par l’humour par exemple, que l’on peut penser sérieusement cette notion, comme le montre le célèbre sketch d’Aamer Rahman, « Reverse racisme », extrait de son spectacle Fear of a Brown Planet.

La symétrie homme/femme et la dénonciation de la misandrie

On retrouve ce désir de symétrie dans les discussions sur le féminisme et les rapports homme/femme. Comme pour le « racisme antiblanc », il s’incarne dans des expressions aux emplois plus ou moins récents comme misandrie, sexisme inversé ou sexisme anti-hommes. La comparaison en miroir est toujours fondatrice : l’hostilité des femmes envers les hommes (misandrie) est présentée comme l’exact symétrique de celle des hommes envers les femmes (misogynie). La symétrie lexicale et étymologique (composition grecque à partir de mîsos, « haine« , et des mots qui désignent l’homme et la femme) aide à la symétrisation cognitive, culturelle et idéologique.

La misandrie est une notion soutenue par des travaux universitaires, essentiellement ceux de Paul Nathanson et Katherine K. Young, deux spécialistes d’histoire des religions qui ont écrit quatre ouvrages sur la question entre 2001 et 2015 : Spreading Misandry: The Teaching of Contempt for Men in Popular Culture (2001), Legalizing Misandry: From Public Shame to Systemic Discrimination Against Men (2006), Sanctifying Misandry: Goddess Ideology and the Fall of Man (2010) et Replacing Misandry: A Revolutionary History of Men (2015). D’autres chercheurs, comme le sociologue Anthony Synnott, travaillent également dans ce sens.

La misandrie est également, et surtout, un argument : elle est au cœur du discours masculiniste qui fait des hommes les victimes des féministes, comme si le combat féministe constituait une violence structurelle envers les femmes. Elle sert aussi d’arme courante contre le féminisme en soi (les revendications féministes seraient plus motivées par la haine des hommes que par un véritable désir de changement des rapports homme-femme), ou contre une forme de féminisme (la misandrie serait un des risques du féminisme, selon Élisabeth Badinter dans Fausse route par exemple).

Mais dans l’ensemble de ces discours, les réalités sociales, les statistiques de l’oppression et de la violence, et le systémisme de la misogynie appuyée sur le patriarcat ne sont pas évoqués. Or, la différence est grande entre une misogynie systémique qui opprime, domine et tue depuis toujours, et une misandrie non systémique qui peut blesser ou choquer individuellement mais qui est sans commune mesure avec la misogynie. Même si la misandrie existait comme émanation du féminisme, la symétrie serait encore une erreur de raisonnement : comme le dit la célèbre pique de Benoîte Groult, « le féminisme n’a jamais tué personne, le machisme tue tous les jours » ; sexisme envers les femmes et misogynie sont donc irrémédiablement séparés du « sexisme inversé » ou misandrie par la dimension systémique des premiers. Si l’existence de la misandrie semble soutenue par la recherche, c’est plutôt le discours militant qui la conteste, et qui remet en cause cette symétrie si désirable : certains billets de blog et articles sont en effet de véritables synthèses argumentatives permettant de défaire avec pertinence l’illusion symétrique, en particulier les trois suivants : « Le mythe du sexisme anti-hommes« , sur  Feminazgul en colère, « Être féministe. Aimer les hommes. Ou pas« , sur Comment peut-on être féministe ? et Le sexisme anti-hommes… et pourquoi il n’existe pas sur Madmoizelle.

L’illusion symétrique est également la cible de la misandrie ironique, discours désormais assez bien installé dans le corpus féministe, et consistant à produire des exemples d’hostilité envers les hommes destinés à moquer le discours sur la misandrie. Le tumblr Misandry y est par exemple entièrement consacré. Mais la misandrie ironique rate parfois sa cible et la protestation récente d’Audrey Pulvar devant le site Adopte un mec et son visuel en est un bon exemple :

(l’ensemble de la discussion à partir de ce tweet est ). Il se trouve que le site et son visuel, construits sur l’ironie, font l’objet de nombreux commentaires et études féministes qui analysent justement cette question de la misandrie ironique. Mais le démon de la symétrie, prenant largement le pas sur l’information, a pris la journaliste dans ses filets.

Bien d’autres exemples pourraient être cités pour montrer à quel point la symétrisation est un argument courant et persuasif, accroché à la passion idéologique de l’harmonie binaire et de l’équivalence rationnelle. C’est un argument qui évite deux choses, la pensée, et l’engagement. Symétriser permet en effet de ne pas penser la complexité d’une situation, ses contextes et ses points d’énonciation, son historicité. Cela permet également de na pas prendre parti, de ne pas entrer dans la lutte conte les oppressions, qui coûte quelques plumes et parfois bien plus. La fameuse déclaration de Desmond Tutu, multidiffusée et semblant usée jusqu’à la corde, garde cependant tout son mordant :

La symétrisation sert à ça : à rester neutre, ce qui implique de justifier l’oppresseur. 5 mn pour les victimes, 5 mn pour les bourreaux ? Au profit des bourreaux, toujours.

Crédits :

  1. Mo, 2015-11-13 « symmetry 6 », compte de l’auteur sur Flickr, CC
  2. Aamer Rahman (Fear of a Brown Planet) – Reverse Racism, Youtube, https://www.youtube.com/watch?v=dw_mRaIHb-M
  3. Tweet d’Audrey Pulvar le 27 juillet 2017
  4. Trois premières lignes de la recherche « Desmond Tutu Oppresseur » de Google image.

Sur « Ceci n’est pas une femme. À propos des tordus queer », par le collectif Stop Masculinisme

Le collectif Stop Masculinisme vient de publier un texte de critique des dernières positions de Pièces et Main d’œuvre (PMO). Ci-après leur présentation et le doc en PDF. Bonne lecture! (C’est assez bref et clair.)

« Depuis plusieurs années, nous tâchons de comprendre, pour mieux la combattre, l’une des formes de l’anti-féminisme qui se développe en France: le « masculinisme ». Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette vision du monde n’est pas seulement défendue par quelques machos militants. On trouve à gauche de la gauche, plus précisément dans certains milieux libertaires, anti-industriels et écologistes radicaux, le pire de ce que l’idéologie masculiniste peut produire. Dernièrement, un exemple nous a touché.e.s près. Les « individus politiques » grenoblois de Pièces et main d’œuvre ont publié un texte intitulé « Ceci n’est pas une femme. À propos des tordus queer ». Notre intention n’est pas de reprendre, pour le démonter point par point, le contenu entier de ce texte aussi confus que méprisant, qui révèle une profonde ignorance des sujets évoqués. Nous souhaitons en revanche nous concentrer sur les extraits qui signent le coming out masculiniste de PMO. »

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À propos du collectif Stop Masculinisme, on peut voir aussi, ici même, une présentation de Contre le masculinisme, guide d’autodéfense intellectuelle.

 

Le Canada rend hommage aux victimes du massacre antiféministe de Polytechnique – Libération

Promis, on ne vous renverra pas souvent vers le site de Libé… mais vous trouverez dans cet article factuel quelques liens à explorer vers des vidéos – reportages, témoignages, etc., et un extrait édifiant (entretiens avec des masculinistes) du film de Patric Jean, La Domination masculine. Si vous ne l’avez pas vu, ça vaut le détour. Le lien est ici: Le Canada rend hommage aux victimes du massacre antiféministe de Polytechnique – Libération.

« Rupture anarchiste et trahison pro-féministe. Écrits et échanges de Léo Thiers-Vidal »

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Rupture anarchiste et trahison pro-féministe. Écrits et échanges de Léo Thiers-Vidal. Bambule éd., février 2013, 208 pages, 8 euros (disponible à la bibliothèque d’Agate, armoise et salamandre)

Léo Thiers-Vidal (1970-2007) était militant anarchiste et chercheur en sciences sociales. Ses engagements l’ont amené très vite à se confronter à la domination masculine, et à essayer de comprendre comment « penser [et transformer] les rapports sociaux de sexe à partir d’une position sociale oppressive » (d’après le titre de l’un de ses articles, reproduit ici).

 Pour le versant militant, trois expériences vécues par lui sont évoquées dans ces textes. La première entraîna sa « prise de conscience » de la réalité des rapports d’oppression entre hommes et femmes. Il s’agissait d’un « camping antipatriarcal » en Ariège, en 1995 : « […] les groupes de parole non-mixtes et mixtes ont rapidement fait émerger une asymétrie de vécus entre femmes et hommes, et donc de thématiques envisagées et de manières de les traiter. Très rapidement, des oppositions se sont en effet révélées : les hommes engagés ressortaient joyeux des ateliers non-mixtes masculins où ils avaient par exemple abordé les premières expériences sexuelles, les fantasmes, l’expression d’émotions, tandis que les féministes ressortaient graves d’ateliers où elles avaient abordé les violences sexuelles et leurs conséquences sur leur sexualité et leurt intégrité. Au cours de ces journées, cette distance a crû jusqu’à provoquer une confrontation : les féministes ont exigé que les hommes engagés prennent conscience de ce décalage, lié à l’oppression vécue par les femmes, et de la hiérarchie des positions genrées. Si elles ont, malgré leur colère et leur douleur, opté pour une approche très pédagogique, les hommes ont, eux, refusé de proposer une réponse collective et d’accepter cette main tendue. De surcroît, elles ont signalé qu’elles avaient été progressivement exclues des interactions mixtes : regards fuyants, disparition d’une convivialité présente auparavant. » C’est pourquoi Léo Thiers-Vidal ne cesssera d’insister par la suite, sur la première des conditions à respecter afin de pouvoir se dire sincèrement pro-féministe : se rendre capable d’écoute, c’est-à dire faire preuve d’humilité et d’empathie.

La deuxième expérience a opposé Léo Thiers-Vidal et quelques-un·e·s de ses camarades aux vieux croûtons (l’expression est de moi) de la librairie La Gryffe, vénérable institution anarchiste lyonnaise. En mai 1998, cette dernière (avec Léo, entre autres co-organisateurs) propose « Trois jours pour le grand soir », manière de commémorer Mai 68. Pour résumer, disons que plusieurs débats (sur le pouvoir en milieu militant, sur le patriarcat…) ont tourné à une critique réactionnaire du féminisme par les hommes qui, non contents d’opposer une surdité systématique aux arguments des féministes, les ont carrément traitées de « lesbiennes (!), séparatistes, manipulées, maoïstes voire fascistes ». L’affaire ne s’est pas arrêtée là, puisque Léo et quelques autres ont protesté avec véhémence contre ces mauvaises manières. Des textes ont circulé, dans lesquels les vieux croûtons développent deux arguments auxquels, malgré leur aspect caricatural, on fera bien de prêter attention, car il se pourrait que ce ne soit ni la première ni la dernière fois qu’ils sont employés.

  1. L’argument libéral : « Les journées libertaires étaient ouvertes, sans exclusive […], à toutes les composantes et points de vue du mouvement libertaire. Or certains d’entre eux considèrent les luttes de femmes comme secondaires ou ne perçoivent pas l’importance de leurs enjeux. D’autres, plus affirmés encore, dénoncent le féminisme, considèrent, de leur point de vue, que le féminisme s’enferme dans une impasse sectaire et particulariste qui s’oppose à une remise en cause de l’ordre social et, finalement, à la libération des femmes. C’est comme ça. Tous ces points de vue contribuent également à composer le mouvement libertaire. » Ce que commente ainsi Léo : « Ce discours est un discours libéral et non libertaire à mes yeux car il reconnaît une même valeur à des pensées qui s’opposent à la domination et l’exploitation des femmes qu’à des pensées qui nient ou invisibilisent cette domination. […] qu’est-ce qui permet de ranger le féminisme parmi les différentes tendances libertaires et non parmi les exigences minimales politiques que sont l’antiracisme, la lutte contre l’antisémitisme ou la lutte contre le capitalisme ? »

  2. L’argument « totalitaire » : « Parce qu’ils tiennent à la totalité des rapports sociaux, à la totalité de l’ordre social où nous vivons et aux racines même de cet ordre, les rapports de domination inclus dans les rapports hommes/femmes, comme tous les autres rapports de domination, ne peuvent pas être résolus localement, à l’intérieur d’un collectif quel qu’il soit (même non-mixte paradoxalement). Se fixer pour objectif prioritaire de les résoudre à l’intérieur de ce collectif est une tâche absurde et impossible qui, au lieu de libérer, et en raison même de son impossibilité, multiplie au contraire, à la façon des groupements religieux, les instruments et les rapports d’oppression. » On voit bien la malhonnêteté qu’il y a à prétendre que les féministes croient pouvoir régler une fois pour toutes leur compte aux rapports de domination à l’intérieur de tel ou tel collectif… malhonnêteté qui conduit à prédire un devenir-secte aux groupes qui tenteraient pratiquement de lutter contre la domination masculine en leur sein, par exemple en étant plus attentifs à la répartition des prises de parole, aux divers partages des tâches, etc.

Troisième expérience (déception ?) « militante »: il s’agit d’un « week-end entre dominants de genre » organisé en mars 2005 à Dijon. Malgré les déclarations de bonnes intentions qui accompagnaient l’annonce de la rencontre (« Nous ne voulons pas conforter les réflexes de solidarité masculine qui s’exercent habituellement contre les [femmes] mais les remettre en cause. »), l’affaire tourne au vinaigre lorsque, sur proposition d’un des participants, approuvée par la majorité, s’engage une séance sur « les tabous intériorisés face aux féministes ». La discussion commence par l’exposé, fait par celui qui avait proposé le thème, de ses griefs contre une féministe : « Cette femme avait en effet exprimé le désir qu’un autre homme ne puisse pas être présent dans ce squat en même temps qu’elle, parce qu’elle vivait mal cette présence, pour des raisons féministes. » L’initiateur de la discussion explique alors qu’il n’était pas d’accord, que selon lui il s’agissait de désaccords personnels, d’incompatibilités qui n’auraient pas dû être qualifiées de « féministes ». Mais il n’avait pas osé exprimer ouvertement ce déaccord, d’où la notion de « tabou ». Cette première intervention, qui accuse « de fait une féministe de malhonnêteté politique, ce qui suppose de sa part une démarche malveillante soit consciente et intentionnelle, soit pathologique », n’est pas remise en cause par les autres participants, bien au contraire, puisque plusieurs autres vont se succéder, de pire en pire, au point que lorsque l’un d’entre eux raconta que « lui aussi avait vécu des tensions, des conflits avec une féministe, parce qu’il “l’avait plus ou moins violée”, il n’y eut aucune réaction, aucun arrêt ne fut marqué. […] Cette absence de réaction au sujet d’un “plus ou moins” viol commis par un des participants exprime de façon criante la logique empathique en cours de construction. L’empathie des participants allait aux autres hommes, la solidarité affective devenait toute masculine, le problème à dénoncer se situait bien du côté des femmes, en particulier des féministes. »

Comment faire,dès lors qu’on est un mâle blanc bénéficiaire, comme tous les autres, de l’oppression des femmes par les hommes ? Parmi les différentes pistes ouvertes dans les articles de ce recueil, j’en retiendrai deux. La première est celle des groupes d’hommes, à certaines conditions cependant, afin de ne pas tomber dans un masculinisme plus ou moins affirmé (cf. l’exemple ci-dessus). Léo Thiers-Vidal pense qu’un groupe d’hommes « peut être un lieu où les hommes travaillent ensemble sur leur conditionnement genré et leur domination sur les femmes. La première chose implique de prendre conscience à quel point on est masculin au lieu d’être un individu. » Ce qui passe, entre autres, par la capacité à exprimer et partager des émotions, et par « apprendre à fermer sa gueule, à douter ouvertement, à déconstruire son égocentrisme, à être fragile. » Ensuite, on peut passer à une deuxième phase, le « travail antipatriarcal », soit « chercher d’autres pratiques d’hommes, c’est-à-dire des pratiques critiques et égalitaires. » « Vu mon expérience, poursuit Léo Thiers-Vidal, il me semble de plus en plus nécessaire que les groupes hommes agissent sous tutelle de (groupes) féministes et qu’ils adoptent une politique de reddition de compte vis-à-vis de celles-ci. »

L’autre piste, développée dans l’article consacré aux chercheurs en sciences sociales et à la nécessité de changer leur regard sur leurs objets de recherche, en se rendant conscients de leur position de dominants, consiste à se familiariser avec les thèses féministes radicales. Et de citer un certain nombre de titres « incontournables », par lesquels je terminerai cette note, non sans avoir précisé que je n’ai donné ici que quelques éclairages partiels sur ce livre, que devrait lire tout « icm » (individu de construction masculine) soucieux de s’engager sérieusement contre le patriarcat.

• Delphy, Christine (1998). L’Ennemi principal. I. Économie politique du patriarcat. Paris : Syllepse.

• Delphy, Christine (2001). L’Ennemi principal. II. Penser le genre. Paris : Syllepse.

• Guillaumin, Colette (1992). Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature. Paris : Côté-Femmes.

• Mathieu, Nicole-Claude (1991). L’Anatomie politique. Catégories et idéologies du sexe. Paris : Côté-Femmes.

• Tabet, Paola (1998). La Construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps. Paris : L’Harmattan.

• Wittig, Monique (2001). La Pensée Straight. Paris : Balland.

François, 16 juillet 2014.

« Contre le masculinisme. Guide d’autodéfense intellectuelle »

contre-le-masculinisme5Contre le masculinisme. Guide d’autodéfense intellectuelle. Collectif Stop Masculinisme. Bambule éd., décembre 2013, 160 pages, 8 euros. (Vente et prêt à la bibliothèque d’Agate, armois et salamandre)

Si beaucoup de gens ont entendu parler ces deux trois dernières années de manifestations de « papas en détresse » (grimpeurs de grue), de « crise de la masulinité » ou parfois même d’« hommes battus », beaucoup moins savent que ces phénomènes, diparates au premier abord, sont en réalité reliés entre eux, non pas par un complot quelconque, mais bien par une idéologie et une mouvance qui ont fait leur apparition, disons, depuis les années 1970, en réaction aux avancées conquises de haute lutte par le mouvement féministe – contraception et droit à l’avortement en particulier : le masculinisme et les masculinistes.

Comme on vient de le dire, les masculinistes avancent masqués, et c’est pourquoi ce petit livre qui explique qui ils sont et démonte les rouages de leur fonctionnement mérite vraiment d’être lu. Il s’organise en quatre parties : d’abord, qu’est-ce que le masculinisme ? Puis, que cache la « cause » des pères ? Ensuite, « Hommes battus, femmes violentes ? » et enfin: « Des hommes en crise ? »

1. Une chercheuse féministe, Michèle Le Dœuff, a ainsi défini le masculinisme : un « particularisme, qui non seulement n’envisage que l’histoire ou la vie sociale des hommes, mais encore double cette limitation d’une affirmation (il n’y a qu’eux qui comptent et leur point de vue). Il s’agit en fait d’une idéologie réactionnaire, antiféministe et bien dans l’air du temps (homophobie, manifs « pour tous », offensive de l’extrême-droite contre les ABCédaires de l’égalité à l’école et capitulation en rase campagne du gouvernement socialiste, apparition du « racisme antiblanc », etc.) Elle est portée par une nébuleuse de groupes dont les plus voyants sont les associations de défense des droits des pères, mais comme dans d’autres domaines, ses militants les plus engagés touvent des oreilles attentives et des relais aussi bien dans les medias que dans les institutions.

2. La question des « droits des pères » est probablement celle qui porte les enjeux les plus lourds et qui, bien médiatisée, trouve le plus d’écho dans le grand public. Effectivement, comment ne pas compatir à la souffrance de ces papas privés de droit de garde et parfois même de droit de visite à leur progéniture ? Lorsqu’on s’intéresse d’un peu plus près à ces affaires, on se rend compte que ce n’est pas si simple, ou alors, si c’est simple, ce serait plutôt à l’inverse : en effet, comment se fait-il que des hommes se plaignent de ne pouvoir s’occuper de leurs enfants alors que dans une écrasante majorité des cas (80% selon les dernières enquêtes), les femmes se tapent l’essentiel des tâches domestiques et des soins aux enfants ? D’ailleurs, dans la plupart des divorces et séparations (85% des cas), il n’y a pas de litige sur la fixation de la résidence principale des enfants et le montant des pensions alimentaires qui devront être versées par l’autre parent – là encore, en écrasante majorité, ce sont les femmes qui gardent les enfants… donc les hommes qui doivent verser une pension alimentaire. Il semble bien qu’ici réside le principal problème des masculinistes : dans ce type de solution, le pouvoir patriarcal est sérieusement remis en cause (perte de l’autorité sur la femme et les enfants) et en plus, il faut verser de l’argent ! D’où les revendications masculinistes pour une garde alternée systématique en cas de séparation ou divorce. Et cela quelques soient les circonstances qui ont motivé la séparation (y compris violences conjugales, maltraitrements d’enfants). On voit bien les avantages qu’apporterait aux pères un tel dipositif : maintien de l’autorité sur les enfants et, dans une certaine mesure, sur la femme, puisque les époux sont obligés de se voir régulièrement en même temps que l’enfant va de l’une chez l’un ou vice versa (et on imagine l’ambiance en cas de conflit grave ayant conduit à la séparation). D’autre part, plus de pension alimentaire à verser. On voit bien aussi les inconvénients pour les femmes : alors que leur salaires sont en moyenne 25% plus bas que ceux des hommes, et que souvent, leur carrière professionnelle a été perturbée par les grossesses, entraînant une dévalorisation de leurs revenus, elle devraient contribuer à la même hauteur que les pères à l’entretien, l’éducation, aux soins des enfants – et probablement encore plus, comme c’est déjà le cas actuellement, car ce sont elles qui assument la plupart des tâches telles que : conduire l’enfant chez le médecin, s’occuper des diverses formalités administratives, des inscritions scolaires, de l’achat des vêtements « de tous les jours », etc. Et bien sûr, en cas de résidence alternée, plus question de partir refaire sa vie ailleurs : le tyran domestique ne se laisse plus quitter si facilement… Il semble que les masculinistes aient obtenu en partie gain de cause lors de l’adoption, en juin dernier, par l’Assemblée nationale, de la loi famille : en effet, il est désormais recommandé aux juges des affaires familiales de proposer prioritairement aux couples en séparation la double domiciliation de l’enfant et la résidence alternée…

3. Sur la question des hommes battus et des femmes violentes, on ne s’attardera guère, sinon pour répéter que le nombre des viols commis en France est toujours aussi accablant… pour les hommes, puisque 92% des victimes sont des femmes et 96% des mis en cause… des hommes. Par ailleurs, lorsque des hommes sont battus, voire violés, ils le sont la plupart du temps par d’autres hommes, soit par homophobie, soit pour établir une hiérarchie en milieu confiné (armée, prison, bizutages divers et variés…)

4. On nous rebat les oreilles depuis quelques temps d’une soi-disant « crise de la masculinité ». Des émissions grand public, des articles lui sont consacrés. De facto, la « crise » existe probablement dans la tête de ceux qui s’angoissent pour leur privilèges de dominants, menacés par la rébellion des dominées. Parmi ceux qui s’angoissent se distinguent deux tendances. La première, celle des machos décomplexés, dit en substance que « c’était mieux avant » (avant le mouvement féministe et la remise en cause des inégalités de genre), qu’aujourd’hui les femmes ont pris le pouvoir, que la société s’est féminisée, etc. Attention, danger : au-delà de leur caspect grotesque, ces discours préparent souvent des passages à l’acte misogynes vraiment graves. La seconde est plus cauteleuse. Elle s’exprime le plus souvent dans des groupes d’hommes, réunis pour « rétablir l’harmonie entre les sexes », et permettre aux hommes d’exprimer leur souffrance et leurs émotions de dominants… Léo Thiers-Vidal, dans son ouvrage Rupture anarchiste et trahison pro-féministe donne un exemple de ce type de dérive d’autant plus parlant qu’il a lieu dans un milieu vraiment pro-féministe au départ, mais qui finit, au cours d’une réunion, par instruire le procès des féministes. À ce propos, je terminerai cette note par une mise en garde des auteurs de cet excellent vade-mecum antimasculiniste :

« Nous avons donc toutes les raisons de nous méfier des groupes de parole d’hommes. La non-mixité masculine choisie n’est pas une forme bonne en soi. Elle est même plutôt problématique. Quand les membres d’un groupe social dominant décident de se réunir, ce n’est jamais très rassurant. Presque toujours, c’est parce qu’ils ont quelque chose à gagner dans la non-mixité : un enrichissement personnel, un gain de confiance en soi, une possiblité d’élargir la palette de leurs comportements. Quand il s’agit d’aborder le vécu des hommes en ce qu’il peut avoir de douloureux, de conflictuel ou de difficile à vivre, on trouve des candidats. Par contre, dès qu’il est question de remettre en cause leurs comportements vis-à-vis des femmes et de questionner leur place d’homme dans la société et les privilèges qui lui sont attachés, il n’y a plus personne. La majorité refuse de s’adonner à ce qu’elle considère être de l’“autoflagellation” ou de la culpablilisation. Ils affirment ne pas faire de politique et ne pas être dans l’idéologie. Au final, la non-mixité masculine sert le plus souvent le projet d’améliorer le confort psychologique de ces hommes et de renforcer la solidarité entre dominants. »

François, juillet 2014.