Les sept garçons (mineurs pour 6 d’entre eux) accusés de viol en réunion en 2011 sur une adolescente de 14 ans ont été acquittés. Pourtant deux autres garçons impliqués eux aussi, mais âgés de moins de 16 ans, ont été déclarés coupables de viol en réunion et condamnés à 3 ans de réclusion criminelle avec sursis par le tribunal des enfants.
Le Parisien relate ainsi les faits : «La nuit de cauchemar de l’adolescente remonte à septembre 2011. Cette jeune fille déjà grandement éprouvée par les viols incestueux qu’elle a subis de son père – celui-ci a d’ailleurs été condamné à huit ans de prison pour viol sur mineur par ascendant – ouvre la porte à un jeune homme lui demandant si son père est là. Le père était gardien d’immeuble dans cette grande cité d’Antony. L’homme est alors au travail, le jeune homme qui vient de sonner s’en va. Une demi-heure plus tard, nouveau coup de sonnette. Elle croit que le visiteur revient. Mais c’est un groupe de jeunes qui s’engouffre dans l’appartement. Certains se cachent en partie le visage, ils évitent de s’appeler par leurs noms… En quelques instants, l’adolescente est assaillie dans la salle de bains et dans la chambre de ses parents, où elle ne trouve pas d’autre issue que celle de se soumettre à ses agresseurs. Qui ne l’épargnent pas. Le calvaire a duré environ trois heures.» On apprend qu’un des neuf garçons faisait le guet pendant ce temps là.
Ce qui est décrit ressemble à s’y méprendre à un viol en réunion prémédité, un crime extrêmement traumatisant qui entraîne chez la victime une sidération qui la paralyse, un stress extrême et une dissociation traumatique de sauvegarde avec une anesthésie émotionnelle qui la met sous emprise et dans l’incapacité de se défendre et de réagir.
Pourtant, la cour d’assise des mineurs des Hauts de Seine a considéré qu’ils n’avaient pas usé de violence, menace, contrainte ou surprise pour la pénétrer à tour de rôle, et qu’ils n’avaient pas eu conscience d’un défaut de consentement de la plaignante, et qu’il n’y avait donc pas eu viol (1).
De fait la cour considère qu’une fille de 14 ans peut être consentante à être pénétrée à tour de rôle par huit garçons de 15 à 20 ans qu’elle ne connaissait pas à l’exception d’un seul, et que ceux-ci n’ont eu ni l’intention ni la conscience de la violer !
Donc circulez il n’y a rien à voir ! Ils ont juste profité d’une occasion qu’ils ont eux-même provoquée, d’une «fille facile», sans se poser de question sur l’horreur de ce qu’ils faisaient, sans se poser de question sur les raisons pour lesquelles une adolescente semblait «accepter» et «supporter» des pénétrations sexuelles par 8 garçons, sans qu’aucun d’entre eux ne se dise à un moment : «ce n’est pas possible on ne peut pas faire ça à une fille quand bien même elle parait ne pas s’y opposer, ce n’est pas possible on a pas le droit de faire ça à un être humain, pas le droit de l’utiliser, de le dégrader ainsi». Il faut partager à neuf un mépris inconcevable pour l’adolescente à qui ils font cela, il faut être excité par la transgression, l’humiliation et le rapport de domination, il leur était impossible de ne pas en être conscient. Ce n’est pas parce qu’une personne ne s’oppose pas, voir même accepte de subir des actes violents, dégradants et portant atteinte à sa dignité que cela autorise autrui à les commettre. Ce n’est pas parce qu’une personne accepte d’être tuée ou mutilée que celui qui la tue ou la mutile n’est pas considéré comme un criminel.
De fait, la cour entérine un scénario pédo-pornographique entre une fille de 14 ans et neuf garçons de 15 à 20 ans, et elle le considère comme normal…
Or, ce qui s’est passé n’est rien d’autre qu’une torture sexuelle, un acte inhumain aux conséquences psychotraumatiques gravissimes. Comment est-il possible qu’il n’ait pas été reconnu comme un crime sexuel aggravé par la cour d’assise ? Comme je l’écrivais dans un billet récemment à propos de plusieurs traitements judiciaires particulièrement inhumains : «Ils n’ont pas peur !…»
L’adolescente était déjà en détresse, gravement traumatisée par des viols incestueux commis par son père quand elle avait 12 ans, ce qui explique d’autant plus qu’elle ait pu sembler tolérer l’intolérable. Les neuf jeunes ont donc pu profiter d’un état traumatique et d’une grande vulnérabilité. Elle présentait, comme tout enfant victime de viol incestueux exposé à son agresseur, une dissociation traumatique de survie l’anesthésiant émotionnellement et physiquement et la mettant dans l’incapacité de se défendre, et une mémoire traumatique lui faisant revivre sans cesse les viols et les mises en scène que son père lui imposait. Comme tout enfant victime de viol, elle ne pouvait se voir que comme bonne qu’à ça, n’ayant aucune valeur, aucun droit… avec comme le rapporte l’article du Parisien un «sentiment de salissure et de dégoût d’elle-même», qui l’ont rendue «vulnérable et fragile», selon l’expert psychologue. Ses agresseurs ont donc rajouté du traumatisme au traumatisme, de l’horreur à l’horreur.
Ce verdict incompréhensible est pour elle d’une très grande violence, il lui signifie qu’effectivement, elle n’est bonne qu’à être pénétrée, humiliée, dégradée, salie, et que les neuf garçons avaient le droit de lui faire ça, que ce n’est pas un crime. Que peut-elle penser ? Qu’elle n’a aucune valeur, aucun droit, qu’on ne lui reconnait aucune dignité, qu’ils peuvent recommencer, qu’elle ne sera pas protégée ? Que la sexualité c’est cela, subir l’horreur ?
Il s’agit d’un verdict inacceptable, qui démontre une complicité avec les agresseurs, qui leur assure une totale impunité, et qui entérine un monde de domination masculine, un monde sexiste où les femmes et les filles sont considérées comme des objets sexuels. Un monde où la sexualité masculine se décline en termes de privilèges, de jeux cruels et de prédation, et celle des femmes en termes d’instrumentalisation, de soumission et d’assimilation à des proies.
Un monde où sexualité et violences sont souvent confondues, où des mises en scène sexuelles de rapport de force, de haine, d’humiliation et d’atteintes à la dignité humaine et à l’intégrité physique et psychologique des femmes sont tolérées et même considérées comme excitantes. Un monde où les femmes sont supposées aimer être prises de force, être injuriées, malmenées, dégradées.
Un monde enfin, où la sexualité est présentée comme une zone de non-droit où la transgression fait partie des règles, où exercer les pires violences peut se faire sous couvert de jeux sado-masochistes, où les femmes et les filles peuvent être considérées comme des objets à consommer à la chaîne.
Dans ce monde de prédation, la menace de subir des violences sexuelles est omniprésente pour les femmes et les filles dès leur plus jeune âge, et c’est intolérable. Une fille sur cinq, un garçon sur 13 ont subi des violences sexuelles, une femme sur 6 a subi des viols et des tentatives de viols au cours de sa vie, et chaque année 83000 femmes, 14000 hommes, 120000 filles et 30000 garçons subissent des vols et des tentatives de viols (3). Les filles sont les principales victimes de violences sexuelles, rappelons que notre enquête de 2015 Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte a montré que 81% des violences sexuelles démarrent avant 18 ans, 51% avant 11 ans, et 21% avant 6 ans (2).
Et dans ce monde particulièrement injuste et cruel, règnent le déni et la culture du viol, c’est à dire la culture des dominants : les violences sexuelles sont niées ou banalisées et minimisées, leurs conséquences ne sont pas reconnues mais intégrées comme des traits de caractères dits féminins ou comme des pathologies névrotiques ou psychotiques, les victimes de violences sexuelles sont considérés comme a priori consentantes à leur destruction, coupables ou responsables de ce qui leur arrive, soupçonnées d’avoir aimé être dégradées. Tandis que les violeurs bénéficient presque toujours d’une grande tolérance, voire d’une complicité, et d’une quasi totale impunité (sur les 10% de plaintes pour viols 60 à 70% sont classées sans suites, 10 % seulement aboutiront à une condamnation, soit 1% de l’ensemble des viols) (3).
Les agresseurs sont tranquilles, leurs stratégies et leur intentionnalité de détruire, de dégrader, d’humilier, de soumettre, d’instrumentaliser et d’en jouir ne sont presque jamais reconnues comme telles, la victime qui les a vécues n’est pas entendue, ni crue, et l’intensité de son traumatisme qui en fait foi n’est presque jamais pris en compte. La grande majorité des victimes sont abandonnées, elles sont 83% à témoigner n’avoir jamais été ni reconnues, ni protégées (2). Personne, ou presque n’a peur pour elles et pour de futures victimes. Ce monde où nous vivons manque cruellement de solidarité pour les victimes, c’est elles qui sont considérées comme coupables, et les agresseurs qui bénéficient de soutien et de protection. Le monde à l’envers.
Les agresseurs sexuels peuvent donc se considérer dans leur droit : ils ont bien le droit de se défouler, de s’amuser, de jouir sans entrave de leurs violences (4). Les femmes et les filles sont faites pour ça, peu leur importe ce qu’elles veulent, ce qu’elles ressentent, leur douleur, leur souffrance, leur détresse, leurs traumatismes qui auront de graves conséquences à long termes sur leur vie et leur santé mentale et physique, peu leur importe le risque élevé de suicides. Ils ne s’en sentent pas responsables. Les femmes, les filles, à leurs yeux n’ont pas les mêmes droits, ce sont des esclaves domestiques et sexuelles.
Dans un monde à l’endroit, un monde juste, égalitaire, solidaire et protecteur, un monde respectueux des droits de chaque personne à ne subir aucune atteinte à sa dignité et à son intégrité :
- avant tout cette adolescence aurait été protégée de son père incestueur, et aurait bénéficié de soins, et à 14 ans elle n’aurait pas été dans cet état de dissociation traumatique de survie qui l’a rendue très vulnérable, sa mémoire traumatique aurait été traitée, et elle aurait eu la capacité de s’opposer et aurait été consciente de sa valeur et de ses droits ;
- cette adolescente de 14 ans aurait été reconnue victime de viol en réunion, et les agresseurs reconnus coupables et condamnés. Elle aurait eu droit à des réparations pour les préjudices subis, et elle aurait été protégée des agresseurs et prise en charge. Les agresseurs auraient été suivis, soignés et surveillés pour qu’ils n’agressent pas à nouveau ;
- elle n’aurait pas pu être présumée consentante à des actes sexuels commis en réunion par neuf jeunes, une contrainte morale aurait été reconnue, ainsi qu’une vulnérabilité liée à de graves troubles psychotraumatiques dont un état dissociatif avec anesthésie émotionnelle entraînant une incapacité à exprimer sa volonté et un consentement libre et éclairé ;
- dans un monde à l’endroit, le consentement à des actes de pénétration ne devrait en aucun cas être pris en compte par la loi en dessous de 15 ans. Le viol devrait être qualifié sans avoir à prouver «la violence, la contrainte, la menace, ou la surprise. Non seulement un enfant ne saurait avoir la capacité, ni la maturité émotionnelle et affective à consentir à un acte sexuel, et surtout il doit être absolument protégé d’actes qui du fait de son jeune âge portent atteintes à son intégrité physique et psychique, et à son développement affectif ;
- de même, le consentement à des actes dégradants, humiliants, portant atteinte à la dignité humaine ne devrait en aucun cas être considéré comme valide quel que soit l’âge de la victime, et ne saurait dédouaner ceux qui les commettent.
Dans un monde à l’endroit, un tel verdict est inconcevable ! Nous espérons que le parquet fasse appel de cette décision inique.
Pas de Justice, pas de Paix !
Mobilisons-nous pour que ces injustices cessent !
Exigeons que justice soit enfin rendue aux victimes de viol !Exigeons que les agresseurs ne bénéficient plus d’une tolérance coupable et d’une impunité scandaleuse !
Exigeons des procédures judiciaires justes, respectueuses des droits et protectrices pour les victimes !
Soyons solidaires des victimes de violences sexuelles, et luttons pour que soient respectés les droits de chaque victime à être protégée, reconnue, soignée, et à accéder à une justice digne de ce nom !
Dre Muriel Salmona
psychiatre
présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie
Bonjour
Je vois une piste, importante, déjà évoquée dans les commentaires d’un autre de vos billets : les magistrats doivent se former à ce genre de procès car en effet, comme vous le dites bien, la « méconnaissance totale des leviers de soumission du monde du travail et de la sidération des victimes de viol » est trop bien distribuée chez les magistrats.
Il s’agit donc pour la profession de travailler à regarder leur propre aliénation sociale, puisqu’il s’agit bien de ça. Le monde social, le grand monde, est à l’intérieur du petit monde qu’est notre corps d’humain, et l’intérieur des petits mondes que sont nos champs professionnels respectifs. Y compris évidemment les phénomènes de domination, dont le plus abouti, bien décrits par plusieurs auteurs, consiste pour celleux qui subissent une domination à se penser dans les catégories mêmes de celleux qui exercent la domination. En d’autres termes, plus triviaux, on se pense et on se voit comme ceux qui nous écrasant nous pensent et nous voient. C’est la matrice de la violence symbolique.
On ne peut pas être magistrat, je veux dire être un magistrat suffisamment bon, pour paraphraser Winnicot, si on méconnaît la violence symbolique.
Un autre point est essentiel également, qui devrait ouvrir aussi les professions de la magistrature à s’y intéresser plus que sérieusement, c’est la grande question du passage de la connaissance à l’action. Nécessaire mais toujours insuffisante, la démarche de « comprendre », « connaître », « savoir » ne peut jamais en elle seule suffire pour modifier durablement ce qui est inscrit dans nos corps, à savoir la violence symbolique. Ainsi, les victimes peuvent-elles « comprendre », « connaître » et « savoir », c’est à dire autant d’élans qui reposent sur l’exercice de la capacité d’intellection, elles ne peuvent maîtriser par ce même exercice les réactions de leurs corps. Il est insupportable que des magistrats ignorent ce simple fait, commun des processus de domination, et quasi-invariants des situations d’agressions sexuelles, permises par les phénomènes de domination, qui doivent leur puissance à l’indissociabilité des aliénations sociales et psychiques.
Résistez, n’oubliez pas, ne cédez rien, disait Andrea Dworkin.
Boogie