Lieux de soins, Lieux de lutte
Bien qu’il soit difficile de dater le début d’un mouvement, la période de 1972 (importation de la méthode Karman) à 1975 (vote de la loi provisoire) est une période charnière car c’est à cette époque que la méthode Karman se répand et que nombre de personnes se mettent à pratiquer des avortements en totale illégalité et publiquement. On a alors vu émerger de nombreuses expériences de lieux, où lutte et soin se sont vus noués si bien, qu’ils ont parfois cherché à changer la vie.
Quand on se trouve dans une telle situation, on a beaucoup de force pour dénoncer et beaucoup d’imagination pour inventer. L’invention, quant à elle, nourrit la réflexion à propos d’un domaine plus large: cela pourrait bien mettre en cause beaucoup d’autres choses.
(VA1, p77.)
I. Clandestinité et rapport à la loi
Soin clandestin
Nous partirons du récit d’un comité pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception de Choisir, paru en livre-brochure en 1973, qui témoigne des pratiques, des expériences et des contradictions qui ont pu se vivre depuis 1970.
Ce comité, qui après avoir un temps posé des sondes utérines dans des conditions difficiles, est parti en juin 1972 en Angleterre et a alors ramené la méthode Karman en France qu’il s’est empressé de pratiquer et de répandre :
2 «Dans les motivations qui nous ont déterminés à lutter pour la liberté de l’avortement, il en est une au moins qui nous est commune, c’est la conscience des méfaits dus à la clandestinité de l’avortement. (…)
Nous pensons tous que c’est le contexte de clandestinité dans lequel se trouve plongée une femme qui provoque le traumatisme psychique le plus grave.(…)
Si aujourd’hui des médecins peuvent envisager de mettre le pouvoir face au fait accompli en pratiquant au grand jour des avortements, au moment où nous avons commencé, nous n’avions pas d’autre choix que la clandestinité. (…)
Les dangers de la clandestinité, nous les avons acceptés, car nous disposions d’une méthode qui permet de réduire au minimum les risques médicaux de l’avortement.»
Il n’empêche que la clandestinité dans laquelle nous avons du travailler a été ressentie par chacun d’entre nous comme un obstacle au développement de la lutte. (p 40 LA)
Nous ne nous faisons toutefois aucune illusion: le fait de pratiquer dans la clandestinité, au sein d’une société où l’avortement est réprimé, ne nous permet pas d’espérer l’élimination de ce traumatisme.» p47
« Le travail dans la clandestinité a rendu les problèmes matériels encore plus aigus.
Le local
Au début de notre expérience, nous pratiquions les avortements dans la chambre de l’un de nous (en cité universitaire). Ce n’était pas une solution satisfaisante : exiguïté, atmosphère clandestine amplifiée, manque d’asepsie, sans compter que la vie devenait impossible pour le locataire. La nécessité d’un local réservé à notre activité s’imposait. Après plusieurs déménagements, nous trouvons la solution dans un grand ensemble anonyme. Nous y louons un appartement. Dans la pièce aménagée en salle d’intervention, nous installons une table gynécologique de notre fabrication. Deux grands placards contiennent le matériel ; aux murs, de grands posters égayent l’atmosphère. Dans l’autre pièce sont disposés un divan, des sièges, un électrophone, des revues… C’est là que les femmes attendent, se reposent et discutent avec nous autour d’un tasse de café. Grâce à ce local, la clandestinité est mieux vécue par tous.
Le matériel
Une partie du matériel ne pose pas de gros problèmes d’approvisionnement : les étudiants en médecine peuvent se procurer facilement à l’hôpital médicaments, seringues et compresses.
Par contre, le matériel gynécologique a du être acheté avec la complicité de médecins. Quant au matériel spécifique de la méthode d’aspiration (canules et pompe), il a nécessité quelques voyages en Angleterre.
Les finances
Tous les membres de l’équipe travaillent de façon militante ; ils ne touchent donc pas d’argent autre que le remboursement de leurs frais éventuels.
Le coût du matériel utilisé pour chaque avortement est en fait minime (de l’ordre de 10 F). Mais il faut tenir compte de l’amortissement du matériel de base, de la location de local et des frais de voyage en Angleterre. Nous pouvons ainsi estimer le prix de revient d’un avortement autour de 50F. C’est l’ordre de grandeur que nous indiquons aux femmes qui nous le demandent, mais nous n’imposons aucun tarif. Beaucoup donnent une somme supérieure et certaines ne donnent rien. Le surplus ainsi recueilli sert à l’action militante de notre section « Choisir »:impression de tracts, soutien financier aux victimes de la répression…
Le problème que nous pose la manipulation financière n’a jamais été résolu : vis-à-vis des femmes, une gêne est généralement ressentie lorsqu’elles nous proposent de l’argent, et nous refusons les fortes sommes.
Entre nous, rien n’a été organisé, et les uns refusent tout contact avec l’argent le laissant au local; les autres le centralisent vers notre trésorière. Certains enfin n’ont jamais voulu se faire rembourser les frais occasionnés. »p31
Entre réforme et autonomie
En 71, le mouvement en France est rendu visible par les 343 salopes qui attaquent la clandestinité et réclament le libre accès à l’avortement et à la contraception, mot d’ordre assez vaste pour rassembler de très nombreuses personnes et groupes. Le mouvement est ainsi complètement pris dans la question du rapport à la loi. Chacun s’accorde à lutter contre l’illégalité et la criminalisation de l’avortement.
De nombreux groupes pratiquent l’avortement et agissent ainsi dans l’illégalité qui est très vite assumée publiquement, grâce à l’ampleur des événements, notamment. L’action illégale assumée permet de sortir de la clandestinité, mais ouvre aussi le mouvement à la sphère juridique. En effet, on assiste à de grands procès utilisés comme tribunes politiques. Souvent victorieux, ils créent un nouvel acteur des luttes: l’avocat engagé, à l’image de Gisèle Halimi, avocate et créatrice de l’association Choisir.
Mais une partie des forces tend à la légalisation, l’autre à la non légifération, ni médicalisation, cette tension crée du conflit mais c’est aussi une grosse faille au sein du mouvement: Par l’influence des groupes réformistes, des médecins qui se réfugient derrière l’absence de loi, la difficulté de dépasser les mots d’ordre du début et des procès spectaculaires, “liberté d’avortement, de contraception, sexuelle” glisse rapidement vers libéralisation, ou légalisation.
Le pouvoir dispose alors d’un terrain béni pour diviser le mouvement et le réduire à celui de la législation, malgré la mise en garde de certains groupes: “Vouloir lancer un mouvement de masse sur les revendications limitées de la liberté de contraception et d’avortement est une erreur. Ce choix, bien défini dans l’étiquette M.L.A.C, vise à rassembler un nombre aussi important que possible de militants d’horizon variés. Mais il ne suffit pas de faire semblant d’être d’accord. C’est un choix réformiste et inefficace. Réformiste, parce qu’il se situe sur le terrain de la modification d’une loi qui en soi n’apporte pas grand chose, même si elle est indispensable.”(Tankonalasanté).
Ou encore du Mlac Rouen centre: «on n’a peut-être pas pris conscience (ou pas voulu) que la limitation de la lutte à la contraception féminine veut dire qu’on est en train de défendre une idéologie tout à fait réformiste.
La pire des choses serait qu’après une (éventuelle!) abrogation de la loi de 1920, et l’obtention de la contraception libre et gratuite, des femmes crient victoire (sur l’homme), les médecins libéraux crient victoire (sur l’Ordre des médecins), les « militants de la vie » crient victoire (sur la société capitaliste).» C’est d’ailleurs la fameuse loi Weil de 1975 qui mettra fin à la lutte.
Mais si le MLF n’a pas échappé au broyeur de la législation, il (et notamment par l’action du Mlac) a su se donner les moyens de sortir les questions de la sexualité, de la contraception et la naissance de la clandestinité, par son ampleur et sa « créativité » ; par un débordement des formes et des sujets de lutte classiques, et notamment par son action au sein de la question et du milieu médical.
II. Les rapports avec la sphère médicale – terrain de lutte et d’alliances.
Alliances et dépendances
> Les médecins sympathisants et dérives
De nombreux médecins sont impliqués dans la lutte, tant pour dénoncer la situation catastrophique, que pour agir. On peut citer par exemple les 331 médecins signataires du manifeste du 3 fevrier 1972 dans lequel ils déclarent pratiquer des avortements, ou encore ceux du GIS, créé en 1972 par des médecins et étudiants en médecine qui luttent pour la restitution aux usagers de leur pouvoir sur leur corps et leur santé. D’autres encore pratiquent des avortements, avant qu’il soit légalisé, dans les hôpitaux où les centres ouverts par le mouvement, il y a des médecins dans chaque équipe. Partout, des alliances sont tissées avec le corps médical, que ce soit pour assister et pratiquer les avortements, comme formateurs aux risques éventuels et aux réaction à avoir, pour le matériel, mais aussi comme accès aux structures médicales institutionnelles.
Cependant les militantes constatent rapidement que prendre en charge une partie des avortements n’amène pas en soi à bouleverser la place et le rôle des médecins, mais au contraire leur permet de se déresponsabiliser, et se fait d’une certaine manière le relais de leur inertie.
Choisir : « Bien qu’un seul médecin ait véritablement participé à notre équipe, nous n’étions pas complètement coupés du monde médical de notre ville. Il est à noter tout d’abord que, lorsque trois d’entre nous ont pris la décision de poser des sondes, nous avons bénéficié des conseils d’un médecin qui avait une longue expérience de cette pratique.
Lorsque nous avons ramené d’Angleterre la technique de Karman, nous sommes allés la présenter à un certain nombre de généralistes et à un gynécologue sympathisants. Bien que, pour des raisons diverses, aucun d’entre eux n’ait voulu l’appliquer immédiatement, ils se sont montrés disponibles chaque fois que nous avons eu besoin de leurs conseils ou de leur aide des suites d’un avortement.
Très vite, notre action a été connue d’une grande partie du corps médical, en ville comme à l’hôpital. La présence d’une mobilisation importante derrière nous, ainsi que l’absence de complications sérieuses, expliquent probablement qu’aucune enquête officielle, ni aucun mesure répressive n’est été engagée à leur initiative. Par contre, des médecins de plus en plus nombreux nous ont adressé des femmes, en leur faisant prendre l’engagement de ne pas nous dire qui les avait envoyées ! Nous avons eu alors fortement l’impression de jouer un rôle pénible et nuisible : nous leur permettions de fuir leurs responsabilités et d’apparaître généreux à bon compte auprès de leur clientes, en leur donnant la « bonne adresse », sans prendre de risque. » LA p33
Si la pratique de la méthode Karman apporte une vraie autonomie des femmes par rapport aux médecins et aux hôpitaux, elles en restent dépendantes pour ce qui est de la question de la couverture médicale essentielle à l’aspiration, des cas difficiles, et les centres ne permettent (évidemment) pas de prendre en charge toutes les femmes désirant mettre fin à leur grossesse. Il faut alors sans cesse chercher les meilleures adresses, se confronter au refus et à la bêtise (misogynie, culpabilisation…) de la plupart des médecins, et à leur hiérarchie, et aux différences entre les différentes structures de soin. Se rajoute les conditions de clandestinité qui rendent difficile la confrontation des femmes avec les médecins, qui armés de leur savoir ne tiennent pas à voir leurs privilèges disparaître. De nombreux médecins même militants, ne tiennent pas à changer quoi que ce soit à leur pratique médicale. Ce sont des spécialistes tenant à leur savoir et au rayonnement qui en résulte et ramenant toute pratique à une question technique. «Quand on leur demande de passer une technique, ils s’arrogent le droit de discuter les motivations de cette demande» VA p45
Comité Choisir
« Dans les cas où l’aspiration était insuffisant et où un curetage était nécessaire, nous dirigions les femmes vers des cliniques où l’interrogatoire était moins policier qu’à l’hôpital, et où en principe, le chirurgien ne les faisait pas attendre plusieurs jours avant d’intervenir. Toutefois, nous nous sommes rendus compte que les conditions médicales dans lesquelles s’effectuaient les curetages3, dans ces « boîtes à sous » que sont les cliniques, sont souvent désastreuses. […]
Aussi au bout de quelque temps, nous les avons plutôt dirigées vers l’hôpital où les conditions médicales étaient beaucoup plus satisfaisantes. Mais là, les précautions élémentaires que nous imposait la clandestinité ne nous permettaient pas d’avoir de contact direct avec le chirurgien. Quant à la façon dont les femmes y étaient reçus d’un point de vu psychologique… la misogynie et parfois le sadisme caractérisent les services de gynécologie » p 33
« Ce n’est pas parce que nous avons décidé de prendre en charge une petite partie des avortements que l’objectif choisi sera atteint. Aussi nous semble-t-il juste d’entreprendre, dès maintenant, une action vers les hôpitaux pour qu’ils prennent en charge les avortements.»
Des actions dirigées contre le corps médical vont donc être menées. L’idée étant d’amener les toubibs à prendre position activement dans le mouvement et de détruire les rapports de domination et la posture des spécialistes dans la prise en charge institutionnelle du soin.
Il faut lutter au sein de l’institution
Les femmes ont sans cesse cherché a maintenir une tension avec les hôpitaux et les médecins: Lettres ouvertes, création d’un réseau avec des médecins sympathisants, intervention et avortements directement dans les hôpitaux, accompagnement en groupe des femmes en consultation, confrontation de leur propre rapport au soin et au corps, dénonciation des médecins pourris…
« La méthode Karman recèle en elle-même des éléments qui remettent en cause bien des choses.
-La pratique de la médecine occidentale qui tend, en gros, à s’appuyer de plus en plus sur les médicaments et à spécialiser de plus en plus les médecins
-L’attitude actuelle des gens par rapport à ces médecins (des spécialistes) qu’on n’ose pas contredire et qui s’occupent de nous dans le silence de leur SAVOIR. Comme il n’y a pas d’alternative, on finit évidemment par être sûr que leur savoir est le bon. Malheureusement, c’est de la société que nous sommes malades, et leur savoir n’y peut rien – au contraire.
-Cette mentalité « d’assistés », nous l’avons acquise à cause du développement des spécialistes dans toutes les branches, et aujourd’hui nous sommes dépossédés de notre capacité à nous « prendre en main ».
Le Conseil de l’Ordre des médecins réagit le 6 février 1973 en publiant un communiqué: «Le Conseil de l’Ordre rejette tout rôle du corps médical tant dans l’établissement des principes (des avortements pour convenances personnelles) que dans leur décision et leur exécution ; met en garde le législateur contre toute mesure libéralisant l’avortement, au mépris du risque de détérioration de l’éthique médicale et de ses conséquences. En cas de libéralisation de l’avortement, le législateur devrait prévoir des lieux spécialement aménagés à cet effet (avortoir) et un personnel d’exécution particulier»
Il faut donc changer les mentalités dans le monde médical et hospitalier qui ne se gêne pas pour culpabiliser les femmes et afficher sa misogynie et sa morale catholique et bourgeoise.
Par ailleurs, en soulevant la question des institutions, le Mlac rappelle que la « collectivité » doit répondre à certaines nécessités et notamment, l’accès au soin pour tous.
Le mouvement doit chercher à transformer les hôpitaux pour qu’ils accueillent l’avortement, car c’est là bas qu’il pourra être pris en charge pour toutes les femmes.
Mais lutter dans l’institution médicale, pour le Mlac ou certains groupes femme ne veut pas seulement dire l’ouvrir à l’avortement, ou rappeler les médecins à leur devoir de soignant, c’est surtout soulever la question de la délégation de notre pouvoir de décision au monde médical, et briser les rapports de pouvoir et la morale que l’institution et le sens commun relaient.
«Le 26 juin , une soixantaine de personnes se rendent devant le service de gynécologie de l’Hôtel-Dieu. Banderoles et tracts développent l’idée que personne n’a le droit d’ignorer aujourd’hui le nombre d’avortements qui a lieu chaque année en France ni le nombre de morts qui en résulte. On met donc l’hôpital, service public, devant ses responsabilités immédiates et on invite le personnel, notamment féminin, à faire pression sur l’administration et les médecins pour que des avortement aient lieu dès maintenant à l’Hôtel-Dieu. VA p 53
« Nous sommes sûrs que, lorsque 800000 femmes, ne se sentant pas prêtes à bien s’occuper d’un enfant, avortent de toute façon chaque année dans des conditions telles qu’elles se mettent en danger et que 5000 en meurent, c’est un service que la collectivité doit rendre que de mettre fin à ce drame!
En disant cela, on en fait que décrire ce qu’est la notion de service public: la collectivité s’est organisée de telle façon qu’elle a crée des institutions pour se venir en aide à elle même – l’hôpital en est un exemple.
Mais tout ce raisonnement simple est, volontairement ou non, oublié par le plus grand nombre. Il apparaît aujourd’hui à une grande partie de l’opinion publique que c’est aux médecins hospitaliers de décider de ce qu’il est souhaitable de faire. Une autre partie de l’opinion publique, au contraire, est très consciente qu’à l’hôpital «ils ne font que ce qui leur chante!». Quant aux médecins, chefs de service et collaborateurs, ils sont persuadés d’être dans leur bon droit en décidant, choisissant. Ils refusent, à l’heure actuelle de faire des avortements, ils «raccrochent» les grossesses parce qu’à eux cela paraît juste! Nous nous disons que ces gens là OCCUPENT l’hôpital et imposent à tous ceux qui le fréquentent par nécessite, leur propre morale. VA p54 »
« Comment retrouver notre capacité d’oser imposer notre droit ou ce dont nous sentons que nous avons besoin, dans une société qui nous impose ses institutions fonctionnant pour elles-mêmes ? »
Alors pourquoi s’être mis à faire des avortements en dehors du cadre médical classique?
Pour s’autonomiser de l’institution qui nous dépossède de nos corps et du soin, pour contribuer à ne pas laisser entrer dans le secteur de la médecine de classe un acte qui n’y a jamais été. En le faisant nous même dans les meilleures conditions possibles (couverture médicale), et en disant publiquement qu’on le fait.
III. Perspectives de soin
Le Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception, qui choisit bien mal son nom (comme le souligne Tankonalasanté), se crée en rupture avec Choisir, sur l’affirmation de la mixité, mais surtout d’une position plus révolutionnaire: « nous privilégions la lutte contre l’idéologie présente et nous pensons que la seule position juste est celle que nous découvrirons demain en poursuivant l’analyse à travers notre pratique », la lutte doit coller à la vie : « nous nous efforçons d’analyser notre vie quotidienne et de la reconstruire sur des bases non capitalistes ». Le M.L.A.C rassemble des groupes femmes, des membres du GIS, du MFPF, de partis et de syndicats communistes et révolutionnaires, du Parti Socialiste Unifié, de la CFDT, mais aussi des individu-e-s « non encartés », autonomes, au début principalement des personnes appartenant au corps médical.
Avec les groupes femme, ils réunissent la plus grande diversité de groupes, d’affirmations et de pratiques, et c’est en leur sein que semble se concentrer les expériences les plus révolutionnaires.
Sur la question de l’avortement, la méthode Karman est la véritable clé de ce mouvement. Outil révolutionnaire car il est pensé pour être pratiqué par des non médecins, c’est une méthode qui peut être considérée comme le meilleur moyen d’interruption de grossesse. Alors on affiche publiquement ce qui légalement et dans les mœurs est considéré comme un crime et on expérimente une nouvelle façon de prendre en charge les avortements, la contraception, et plus largement la sexualité, l’enfantement. Cet outil se répand rapidement dans tous les pays et d’une frontière à l’autre. Il permet de sortir du joug des médecins et d’inventer une autre pratique du soin, sans cesser de se frotter et se confronter à la médecine dominante, dite de classe.
Le Mlac rouen-centre :
« Notre pratique des avortements n’est pas isolée de l’ensemble de la démarche du groupe depuis quatre ou cinq mois.
Cette démarche à tendue à :
-Appréhender l’ensemble de la sexualité à partir de notre vie quotidienne
-Replacer l’avortement dans le problème général de la lutte pour une maternité désirée. Cette lutte englobe donc la lutte pour la contraception libre et gratuite pour tous et toutes, la lutte pour la prévention de la stérilité des femmes et des hommes et la lutte pour la réforme du droit d’adoption.
-A développer publiquement une contre information sur la sexualité.
-Enfin à dénoncer la répression sexuelle générale et particulière (sur certains groupes d’âge ou dans certaines situations).
Notre lutte est menée contre l’idéologie régnante et nous pensons que la seule position juste est celle que nous découvrirons demain en poursuivant l’analyse à travers notre pratique. » p39 VA
La non spécialisation, la non médicalisation et la démédicalisation
« Ce fut, pour nous, l’effet d’une bombe lorsque Joan commença à nous parler de Karman et à nous expliquer sa méthode. Quand elle sortit de son sac quelques canules et seringues, nous nous précipitâmes dessus avec une curiosité extrême…, conscients que, bien plus que d’une amélioration technique, il s’agissait d’un arme révolutionnaire qui permettrait de défier les lois les plus répressives. En effet, pour la première fois il apparaissait possible de pratiquer des avortements, à l’extérieur de tout circuit médical officiel, sans faire courir de risque aux femmes. » VA p23
« Le terme de démédicalisation suggère qu’on peut ôter aux médecins une partie de leur savoir et la faire prendre par d’autres. C’est vrai ! Avec l’aide des médecins.
Mais la démédicalisation, c’est le transfert de savoir, vu par les médecins. Pour nous, non médecins, femmes et hommes, le problème est tout à fait différent.
Nous ce que nous voulons, c’est diminuer dans notre vie quotidienne l’importance des spécialistes afin de reprendre possession de nous mêmes, de nous réapproprier notre corps. Afin aussi, que lorsque nous jugeons que notre santé est déficiente ce soit nous qui en parlions (même s’il y a en face de nous un technicien qui nous éclaire).
Ce qu’on veut nous, c’est la non médicalisation.
(…) C’est un thème de lutte où beaucoup d’individus peuvent se retrouver. Nous disons bien d’individus qui ont quelque chose à conquérir, c’est à dire eux mêmes.
La société capitaliste est organisée avec des spécialistes de tout. Ne nous y trompons pas, ces spécialistes orientent notre vie. Ce sont des institutions qui nous aliènent sans qu’on s’en rende compte. »
.Equipes de soin
La méthode repose sur deux principes, l’aspiration et l’accueil « psychologique » de la personne.
« Pour nous qui ne sommes pas médecins, tout en ayant “emprunté” à la médecine certains acquis essentiels comme la stérilisation, à aucun moment il ne nous est venu à l’idée de “jouer au médecin”. Nous ne sommes pas des gens qui avons l’intention de devenir spécialistes de quelque chose. Confrontés à la situation concrète dramatique, des femmes face à l’avortement, elles ont cherché d’abord à le dédramatiser, tout en s’insurgeant contre le pouvoir qui produit cette situation et “l’ignoble abstention de la presque totalité du corps médical” p77
« Choisir : « Praticiens et intermédiaires » p 51
Après quelques mois de mise au point technique et de formation de nouveaux membres, nous étions une équipe suffisamment soudée et solide. Pendant le dernier trimestre 1972, les praticiens sont au nombre de sept ; six d’entre eux sont en fin d’études de médecine ; la seule fille est infirmière dans un service de réanimation. Heureusement, parmi ceux qui apprennent à utiliser la canule de Karman et commencent alors à être prêts à fonctionner de façon autonome, il se trouve une majorité de femmes. A côté, de ces « praticiens », une quinzaine « d’intermédiaires », exclusivement des femmes, se chargent des entretiens et de l’assistance de l’avortée avant, pendant et après l’intervention. De 18 à 35 ans, elles ont des situations variables : étudiantes, secrétaires ou mères de famille… Chaque « praticien » collabore généralement avec deux « intermédiaires », formant ainsi une mini-équipe. »p28
« Le groupe des praticiens existait avant la mise en place du système avec « intermédiaires ». Au début, ils assuraient à eux seuls l’entretien avec l’avortée et l’interruption de la grossesse. Lorsque les rôles ont été séparés, le groupe des avorteurs s’est trouvé quelque peu à l’écart, et a connu des problèmes nettement différents. Dans les discussions revenait souvent le thème du « pouvoir », détenu par les praticiens et qui s’exerçait de façon rayonnante sur les intermédiaires »
Le problème médecin/non médecin, s’est alors doublé du problème homme/femme. »
Relations avec les femmes avortées p55
choisir : « Les relations des intermédiaires avec les avortées avant l’avortement ont été vécues de façon différente,mais ont toujours été assez pénibles. C’est surtout dans de telles conditions que le camouflage par l’aspect technique survenait. L’acte médical devenait rassurant, simplificateur. »
De nombreux Mlac ont péri, à cause des rôles qui s’installent entre le groupe et les femmes :
« La réussite prend l’allure d’un échec.
A aucun moment, nous n’avons voulu en ouvrant ce local et en faisant des avortements être de « merveilleuses bonnes sœurs » au profit de quelques femmes qui auraient eu la chance de nous trouver. C’est pourquoi nous vivons très mal les cas où, après l’avortement, on nous dit merci.
Ce que nous souhaitons par ailleurs faire comprendre, c’est que, face à tous ces échecs, toutes ces aliénations, à tout ce manque d’information, on peut, en se mettant à plusieurs, prendre les moyens de s’en sortir.
Quant à nous, nous ne sommes pas prêts à assumer seuls les problèmes des autres, pour eux »
(Sur les relations soignant – soigné voir « la relation médecin-malade : un cul de sac » p8 de Tankonalasanté.)
Les locaux
Le Mlac de Rouen-centre, a opté pour un lieu fixe ce qui n’est pas le cas d’autres Mlac.
«La surprise est quand même grande de constater que le local du Mlac Rouen-centre ne ressemble absolument pas à une entrée de clinique et que les gens qui y sont, jeunes, n’ont pas l’allure habituelle des personnes qu’on côtoie dans le monde médical.
« A Rouen, rue Victor Hugo, se trouvait le local du M.L.A.C Rouen-centre.
Disposer de ce pas de porte, c’était très important pour la lutte que nous entendions mener dans le quartier.
Aussi dès avril 1974, les textes et affiches collées sur les vitres disaient-ils très clairement qu’à notre avis cela valait la peine de parler ensemble de notre sexualité dans un monde qui la cache. Ils disaient aussi que, deux fois par semaine, les femmes désirant avorter pourraient , ici même trouver une solution à leur problèmes.»p5 VA
« on y ferait notamment:
- des tests de grossesse et des avortements par la méthode Karman (praticiens: médecins et non médecins), en expliquant le sens politique de cette action.
- Des séances pour communiquer au plus grand nombre le «savoir faire» Karman.
- Des séances, très ouvertes d’information sexuelle. En clair, on s’efforcerait d’expliquer comment la répression sexuelle agit sur notre vie sexuelle (sur ce point on visera surtout les jeunes). » p35
Cette implantation de quartier permettra de continuer à exister et à agir après le passage de la loi, au sein des maisons des femmes.
Le matos
« En ce qui concerne le matériel, notre souci permanent a été de « comprendre en profondeur » sa fonction. Il n’y avait plus ensuite qu’à le construire. C’est ainsi que nous avons fait ce qu’on appelle une table gynécologique en bois, des canules de Karman de plastique souple ; la pompe aspirante a été mise au point par nous, enfin, on a cherché les meilleures raccords possibles (ceux qui ne collapsent pas). Faire le matériel soi même, ce n’est pas une question d’économie, c’est vouloir être, ne serait-ce que par ce matériel, mieux à même d’obtenir le résultat qu’on cherche »
L’expérience de cette époque a permis un gros chamboulement de la sphère médicale et de la façon de penser le corps, et notamment le corps des femmes, à travers la sexualité, la procréation… Elle a soulevé de nombreuses hypothèses et tenté des paris sur la réappropriation des corps et plus largement de la vie, au sein du système capitaliste. Mais on voit aussi que rien n’est achevé, et que le chemin pour échapper aux rouages institutionnels est bien difficile.
En 1974, le Mlac Rouen-centre soulignait: “La pire des choses serait aussi que, soi-disant «victorieux», (en tout cas il est clair que des militants gauchistes traditionnels s’apprêtent à crier victoire et à passer, sereinement, à un autre sujet), nous laissions par la force des choses et sans combattre, le soin de l’information sur la contraception à des structures clairement réformistes, la pratique de l’avortement aux structures hospitalières traditionnellement réactionnaires. VA
Et de rappeler aussi que « toute pratique conduit à l’invention et, corrélativement, à la mise en cause des Institutions en place les unes après les autres. Ces institutions de l’Ordre bourgeois, mais aussi une quantité de « mouvements (en lutte) » qui deviennent, à un moment donné, des Institutions. »
1Vivre autrement dès maintenant, MLAC Rouen Centre, éd. Maspero, 1975.
2Citations LA pour Libérons l’Avortement, d’un Comité pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception, ed. Maspero, 1973.
3Intervention qui consiste à racler la paroi de l’utérus pour en évacuer ce qui y est accroché.