Un calendrier de l’histoire de l’humanité selon Eduardo Galeano

Trouvé surle site Global Voices:
Eduardo Galeano, l’un des écrivains les plus éminents d’Amérique Latine, est mort ce lundi. Il est l’auteur de Les Veines ouvertes de l’Amérique Latine, Mémoire du feu (trilogie), Miroirs et beaucoup d’autres titres. Son dernier livre Children of the Days: A Calendar of Human History (Enfants des jours: calendrier de l’histoire de l’humanité) vient d’être publié en anglais en livre de poche chez Nation Books et n’est pas encore traduit en français. A World of Violence: On Women Who Refused to Live in Silence and Be Consigned to Oblivion (Un monde de violence: à propos des femmes qui refusent de se taire et d’être condamnées à l’oubli) est un extrait du livre. Galeano a reçu de nombreux prix internationaux dont le premier Prix Lannan pour la Liberté de la Culture, l’American Book Award, et le Prix Casa de las Américas.

La chaussure

(15 janvier)

En 1919, Rosa Luxembourg, la révolutionnaire, a été assassinée à Berlin.

Ses assassins l’ont matraquée à mort à coups de crosses de fusil et l’ont ensuite jetée dans les eaux d’un canal.

En chemin, elle a perdu une chaussure.

Une main inconnue a ramassé cette chaussure tombée dans la boue

Rosa aspirait à un monde où la justice ne serait pas sacrifiée au nom de la liberté, pas plus que la liberté au nom de la justice.

Chaque jour, une main inconnue relève le flambeau.

Tombé dans la boue, comme la chaussure.

La fête ratée

(17 février)

Les ouvriers agricoles qui travaillaient sur les fermes de Patagonie en Argentine se sont mis en grève pour protester contre des salaires de misère et des journées de travail sans fin. L’armée a chargé pour rétablir l’ordre.

Les exécutions sont exténuantes. En cette nuit de 1922, les soldats épuisés par la tuerie sont allés au bordel du port de San Juliàn pour une récompense bien méritée.

Mais les cinq femmes qui travaillaient là leur ont fermé la porte au nez et les ont chassés aux cris de “Assassins! assassins, dehors!”

Osvaldo Bayer a noté leurs noms. Il s’agit de Consuelo García, Ángela Fortunato, Amalia Rodríguez, María Juliache, et Maud Foster.

Les putains vertueuses.

Femmes sacrilèges

(9 juin)

En 1901, Elisa Sánchez et Marcela Gracia se sont mariées à l’église Saint-Georges de la Corogne en Galice.

Elisa et Marcela s’aimaient en secret. Pour faire les choses dans les règles, avec une cérémonie, un prêtre, une autorisation et des photos, il a fallu inventer un mari. Elisa est devenue Mario: elle s’est coupé les cheveux, s’est habillée en homme et a déguisé sa voix.

Quand l’histoire a été dévoilée au grand jour, dans toute l’Espagne les journaux ont juré leurs grands dieux – “c’est un scandale écœurant, d’une immoralité sans nom” – et ont profité de cette occasion lamentable pour faire des records de ventes de leurs journaux, pendant que l’Église, trompée dans sa bonne foi, dénonçait le sacrilège à la police.

Et la cavale a commencé.

Elisa et Marcela ont fui au Portugal.

Elles ont été rattrapées à Porto et emprisonnées.

Le droit au courage

(13 août)

En 1816, le gouvernement de Buenos Aires a promu Juana Azurduy au rang de lieutenant colonel “en raison de ses efforts dignes d’un homme”.

Elle a mené la guérilla qui a pris Cerro Potosí aux espagnols durant la guerre d’indépendance.

La guerre était une affaire d’hommes et les femmes n’avaient pas le droit d’y participer, mais les officiers masculins ne pouvaient pas s’empêcher d’admirer “le courage viril de cette femme”.

Après des milliers de kilomètres à cheval, après la mort de son mari et de 5 de ses 6 enfants à la guerre, Juana s’est éteinte. Elle est morte dans la pauvreté, pauvre parmi les pauvres, et elle a été enterrée dans une fosse commune.

Près de deux siècles plus tard, le gouvernement argentin, mené par une femme, l’a promue au rang de général, “en hommage à son courage de femme”.

Les femmes qui ont libéré le Mexique

(17 septembre)

Les fêtes du centenaire se terminent et toutes ces bêtises éclatantes sont balayées.

C’est là que commence la révolution.

L’histoire se souvient des chefs révolutionnaires comme Zapata, Vila et bien d’autres hommes. Les femmes, qui se sont tues, sont tombées dans l’oubli.

Quelques combattantes ont refusé de disparaître:

Juana Ramona, “la Tigresse,” qui a pris d’assaut plusieurs villes;

Carmen Vélez, “la Générale”, qui commandait 300 hommes;

Ángela Jiménez, pour qui la dynamite n’avait pas de secrets, s’est fait appeler Angel Jiménez;

Encarnación Mares,qui a coupé ses tresses et est devenue sous-lieutemant en se cachant derrière les bords de son grand sombrero, “pour que l’on ne voit pas ses yeux de femme”;

Amelia Robles, qui est devenue Amelio et qui a atteint de grade de colonel;

Petra Ruiz, qui est devenue Pedro et qui a tiré plus que quiconque pour forcer l’ouverture des portes de Mexico;

Rosa Bobadilla, une femme qui a refusé de devenir un homme et a participé à plus d’une centaine de batailles;

et María Quinteras,qui avait fait un pacte avec le diable et qui n’a pas perdu une seule bataille. Les hommes, dont son mari, obéissaient à ses ordres.

La mère des femmes journalistes

(14 novembre)

Un matin de 1889, Nellie Bly s’est mise en route.

Jules Verne ne croyait pas que cette jolie petite femme était capable de faire le tour du globe toute seule en moins de 80 jours.

Mais Nellie a embrassé le monde en 72 jours, et tout au long de son périple, elle a publié article sur article pour raconter ce qu’elle entendait et ce qu’elle voyait.

Ce n’était pas le premier exploit de la jeune reporter et ce ne serait pas le dernier.

Pour écrire sur le Mexique, elle est devenue si Mexicaine que le gouvernement mexicain naissant l’a déportée.

Pour écrire sur les usines, elle a travaillé à la chaîne.

Pour écrire sur les prisons, elle s’est fait arrêtée pour vol.

Pour écrire sur les asiles d’aliénés, elle a si bien feint la folie que les médecins l’ont internée. Ensuite elle a dénoncé les traitements psychiatriques qu’elle a subis et qui sont une raison suffisante pour vous rendre fou.

À Pittsburgh, quand Nellie avait vingt ans, le journalisme était une affaire d’hommes.

C’est à cette époque qu’elle a eu l’insolence de publier ses premiers articles.

Trente ans plus tard, elle a publié son dernier, en échappant aux balles en première ligne de la 1ère guerre mondiale.

Mais ils en ont réchappé. Ils ont changé de nom et pris la mer.

Journée Internationale pour l’Élimination de la Violence contre les Femmes

(25 novembre)

Dans la jungle de la Paranà supérieure, les plus beaux papillons survivent en se montrant. Ils étalent leurs ailes noires rehaussées de taches rouges ou jaunes, et volètent de fleur en fleur sans la moindre crainte. Après des milliers et des milliers d’années, leurs ennemis ont appris que ces papillons sont venimeux. Les araignées, les guêpes, les lézards, les mouches et les chauve-souris les admirent à distance.

En cette journée de 1960 trois activistes opposées au dictateur Trujillo en République Dominicaine ont été battues et jetées d’une falaise. Il s’agit des sœurs Mirabal. Elles étaient très belles et on les appelait Las Mariposas, “Les papillons”.

En leur mémoire, en souvenir de leur indicible beauté, ce jour est la Journée Internationale pour l’Élimination de la Violence contre les Femmes. En d’autres termes pour l’élimination de la violence perpétrée par les petits Trujillos qui font la loi dans tant de foyers.

L’art de vivre

(9 décembre)

En 1986, le Prix Nobel de Médecine a été attribué à Rita Levi-Montalcini.

Pendant une époque troublée, sous la dictature de Mussolini, Rita a secrètement étudié les fibres nerveuses dans un laboratoire de fortune caché chez elle.

Des années plus tard, après un travail énorme, cette détective des mystères de la vie a découvert la protéine qui multiplie les cellules humaines, ce qui lui a valu le Prix Nobel.

Elle avait près de 80 ans quand elle a dit “Mon corps est ridé, mais pas mon cerveau. Quand je ne pourrai plus penser, tout ce que je demande c’est que l’on m’aide à mourir dans la dignité”.

Cet article est paru sur TomDispatch. Mark Fried a traduit en anglais sept livres d’Eduardo Galeano, dont Les Enfants des Jours. Il a également traduit, parmi tant d’autres, Luciole de Severo Sarduy. Il vit à Ottawa, Canada.
Écrit par NACLA. Traduit par Marie André

La militante palestinienne Khalda Jarrar a été arrêtée !

khalida_jarrar_02042015Nous relayons ce communiqué du Collectif Coup Pour Coup 31 (via Quartiers libres):

Très tôt ce matin, jeudi 2 Avril, plus de 60 soldats de l’occupation israéliennes ont attaqué la maison de la parlementaire palestinienne Khalida Jarrar, une dirigeante de la gauche palestinienne et féministe. Elle a été brutalement arrêtée, l’armée est rentrée chez elle à coups de pied dans la porte d’entrée et tenant son mari dans une chambre séparée.

Dirigeante du Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP), Khalida Jarrar a résisté à la volonté de l’armée d’occupation de l’expulser de Ramallah à Jéricho pour six mois en septembre 2014.

Qui est Khalida?

Khalida est une avocate palestinienne, spécialisée dans la défense des prisonniers palestiniens au sein du réseau Addamer. Elle préside le Comité du Conseil législatif palestinien des Prisonniers. Elle est également active dans le mouvement des femmes palestiniennes, une voix féministe de premier plan pour la défense des droits des femmes.

Depuis 1998, elle est interdite de voyager à l’extérieur de la Palestine occupée; en 2010, alors qu’elle avait besoin d’un traitement médical en Jordanie, elle a lutté pendant des mois dans une campagne publique avant de finalement recevoir son traitement.

En août septembre 2014, une campagne internationale en soutien à Khalida Jarrar fut lancée, exigeant l’annulation de « l’ordonnance de surveillance spéciale » et de son transfert forcé de Ramallah à Jéricho. Jarrar a refusé l’expulsion à Jéricho. Au lieu de cela, elle a mis en place une tente de protestation dans la cour du Conseil législatif palestinien à Ramallah, où elle a vécu et travaillé jusqu’à ce que l’ordonnance fût levée le 16 Septembre, 2014. « C’est l’occupation qui doit quitter notre patrie », a déclaré Jarrar. La tente a été visitée par de nombreuses délégations palestiniennes et internationales, y compris les membres internationaux du Parlement.

Aujourd’hui, Il y a 18 membres du Conseil législatif palestinien élu emprisonnés par Israël, 9 en détention administrative sans procès ou sans charge. Les membres du CLP ont été à plusieurs reprises et systématiquement ciblé par les forces d’occupation israéliennes.

La campagne Khalida Jarrar solidarité est réactivée pour exiger sa libération immédiate.

Libérez Khalida Jarrar !

Palestine vivra, palestine vaincra !

À propos de Sorcière, sorcières

Voici un article publié par Céline Laurens dans la revue en ligne Syntone, à propos de l’émission Sorcière, sorcière dont Corps et politique avait déjà parlé ici.
Réalisé par Élisa Monteil et Raphaël Mouterde pour l’album sonore accompagnant « Marabout », le premier numéro de la revue Jef Klak, Sorcière, sorcières est un double récit à la première personne. Première face du récit : l’héroïne, interprétée par Élisa Monteil, énonce une lettre d’apostasie s’adressant tour à tour au Christ, aux inquisiteurs du XIVe siècle, aux médecins du XIXe, enfin aux autorités religieuses contemporaines. Nous comprenons peu à peu les motivations de la demande solennelle de la jeune femme à être retirée des registres de l’église catholique. Puis, deuxième face du récit, elle découvre des archives de la chasse aux sorcières s’échappant par bribes de vieux magnétos à bande, manuscrits et poste de radio.
Bois grinçants, gonds et pênes de poignées rouillés, plancher crissant… : des éléments kaléidoscopiques récurrents permettent de situer l’action dans un espace imaginaire – un grenier ? – tout au long de ce récit éclaté. Car à partir des deux trames (l’adresse de la lettre et les éléments d’archives), des fenêtres s’ouvrent vers d’autres mondes : souvenirs en flash back, situation documentaire, paysages naturalistes virant au surréalisme. Les prises de sons, qu’il s’agisse de paysage ou de mise en scène, offrent des images cinématographiques. Elles donnent une sensation de réalisme que le bruitage ne parviendrait pas à restituer. « Toutes les prises de son des saynètes sont réalisées en condition de tournage cinéma in situ », nous confie Raphaël Mouterde. Quand aux trames musicales, qu’elles soient électroacoustiques, glam rock, ou qu’elles suivent l’allure régulière de beats électro, elles épousent chaque situation et donnent du souffle au récit. Le travail sur l’intensité, l’intonation et la tessiture des voix donne le relief et la profondeur de champ nécessaires. Les jeux de superposition, distorsion, réverbération et panoramique des voix amplifient l’ouverture de l’espace sonore.

À la fois essai historique et Hörspiel, Sorcière, Sorcières ne se contente pas d’être un étendard. C’est l’histoire singulière d’un personnage fictionnel (autofictionnel ?) véritablement incarné : la jeune femme se souvient, sent, ressent, s’insurge. Elle se raconte dans son rapport intime à la religion. L’eau, le cri, le prêtre, ces trois éléments souvenirs de son baptême sont transposés quatorze ans plus tard dans la deuxième saynète de la pièce. La jeune femme, plongée dans sa baignoire, ne crie plus de peur mais suffoque de plaisir. L’image du prêtre est devenue support fantasmatique. Enfant soumise à l’autorité religieuse, maintenant adolescente, elle commet l’acte répréhensible en s’adonnant au plaisir de la chair.

Rituel d’inversion sociale : en se réappropriant son corps par un geste interdit, elle répare toute une lignée de femmes, torturées et mortes avant elle.

En plein cœur de la pièce à douze minutes, est scandée une longue énumération de femmes brûlées, décapitées, torturés, écartelées (ayant toutes réellement existé) qui évolue vers un slam électrique où les effets de saturation distordent la voix de la narratrice. Immédiatement, nous retrouvons pourtant sa voix dans un tout autre contexte. Une vieille amie paysanne de la famille enseigne à la narratrice une formule, la guide dans les gestes à faire : « toujours avec la main gauche, la main du cœur. » La scène se détache des registres jusque-là mis en place : je sens que je n’ai pas affaire à des actrices. Documentaire ? Fiction ? Autofiction ? Je suis troublée : je ne sais plus si Élisa Monteil joue le rôle du personnage ou si elle glisse des éléments autobiographiques. Interrogée, elle nous confie : « Ce qu’il y a d’enthousiasmant dans ces nouvelles formes de narration sonore, c’est justement la recherche de l’équilibre entre l’expression d’un fragment personnel et la fiction. La responsabilité de l’auteur⋅e est au premier plan. Il ou elle ne se cache pas derrière une personne interviewée. » En tant que femme, l’auteure est concernée dans son identité. Elle s’engage intimement dans le récit. En m’identifiant à elle, je m’identifie dans le même mouvement à toutes les insoumises.

En conclusion de Sorcière, sorcières, un nouveau processus d’accumulation slamé est repris. Il s’agit d’un extrait d’un film de Camille Ducellier, Sorcières, mes sœurs. Les noms des victimes passées résonnent alors par cet effet de symétrie avec ceux de leurs héritières contemporaines « des ouvrières en colères, des vierges rouges, des folles à lier, des avorteuses, des bikeuses, des camionneuses, des poilues, (…) toutes des sorcières ». La chasse reste ouverte. L’ennemi intérieur est toujours combattu par le rouleau compresseur d’une modernité normative. L’intuition, indomptable, prend de nouveaux visages. Qui étaient les sorcières, qui sont les sorcières ? De terribles femmes maléfiques ? Des résistantes ouvrant des espaces pour que l’air soit respirable ?

Je suis tenue en haleine durant toute la pièce grâce à la richesse et la diversité des matériaux qu’elle réunit. Le montage permet de glisser d’un plan à l’autre, d’une émotion vive à un moment sensuel, poétique, ou ludique avec les ritournelles des enfants. Cet essai-fiction, tant par ses prises de risques narratifs que par son propos, donne à penser les processus de stigmatisation à travers le temps. Avec force, il invite à plus d’autonomie face aux institutions des pouvoirs dominants.
Céline Laurens

Comme une tasse de thé : le consentement c’est pas compliqué

Apparemment, beaucoup de mecs, mais VRAIMENT BEAUCOUP, ne captent pas ce que “consentement” veut dire. En effet, il semble que les gars ont un vrai problème à comprendre qu’avant de coucher avec quelqu’un, et ce à chaque fois que ça se pose, il faut s’assurer que cette personne a également envie de coucher avec vous. Pourtant c’est vraiment pas très difficile comme concept. Vraiment.

Si t’es encore en train de galérer à essayer de comprendre, imagine qu’au lieu de proposer du sexe, tu proposes une tasse de thé. Lire la suite par ici.

 

« Pourquoi les hommes bons ne se lèvent pas pour dénoncer l’oppression et le dénigrement dont les femmes font l’objet? »

En 61 ans d’existence, la dramaturge américaine Eve Ensler a survécu aux assauts d’un père abuseur quand elle était enfant, au souffle glacé d’un cancer invasif et à l’horreur des histoires de viols que les femmes du monde entier lui confient quotidiennement. Auteure de la pièce Les Monologues du Vagin, traduite en 48 langues et jouée dans 140 pays, elle poursuit son combat contre les violences faites aux femmes. Entretien avec Laurence Van Ruymbeke, à lire ici.

Le Salon de la femme

La Journée internationale des droits de la voiture s’ouvre, alors que se tient à Genève l’une des plus importantes expositions de femmes du monde. Chaque année, à l’occasion du 8 mars, une association de constructeurs automobiles organise une formidable exposition de femelles à Palexpo. Formes généreuses, cambrures marquées, cheveux longs quasi généralisés, ce Salon de la femme 2012, qui s’ouvre en temps de crise, semble miser sur les valeurs sûres et consacre la féminité dans sa conception la plus classique. Lire la suite par ici.

Clémentine Autain : « Rendre au féminisme son tranchant »

Entretien inédit pour le site de Ballast

« L’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme ; [la femme] est la prolétaire du prolétaire même », écrivit un jour Flora Tristan, féministe, socialiste et militante internationaliste née en 1803. On aurait parfois tendance à l’oublier : la tradition féministe compte bien des courants et des tendances — qui, comme tous les mouvements philosophiques et politiques, peuvent volontiers s’opposer (Nicole Van Enis préfère dès lors parler « des » féminismes). Parmi eux, le féminisme socialiste — qu’il soit marxiste (avec, par exemple, Clara Zetkin et August Bebel) ou bien anarchiste (avec Louise Michel, Madeleine Pelletier ou encore Emma Goldman). Contre le féminisme libéral, réformiste et bourgeois, celui-ci pense l’émancipation des femmes en parallèle d’une critique radicale de la société et du mode de production capitaliste. Nous tenions à rencontrer l’une de ses représentantes contemporaines : Clémentine Autain, auteure, porte-parole du parti Ensemble et codirectrice de la revue Regards. Comment, en somme, tenir les deux bouts de la corde — ni féminisme des beaux quartiers, ni lutte sociale androcentrée ? Lire l’entretien ici: BALLAST Clémentine Autain : « Rendre au féminisme son tranchant ».

« La » femme et le grand écran, par Virginie Despentes

« On finit tous par manger cette évidence qui nous est rabâchée par les décideurs du septième art : les hommes c’est l’action et les femmes c’est la petite culotte ». L’édito décapant de Virginie Despentes écrit pour le catalogue des 15es Journées cinématographiques dionysiennes.

Lire aussi : « Femmes Femmes » : cinéma au féminin à Saint-Denis


 

Le cinéma est une industrie qui n’est pas interdite aux femmes. Mais c’est une industrie inventée, manipulée et contrôlée par des hommes. Il suffira pour s’en convaincre de s’intéresser au genre des producteurs de films grand public, des responsables du financement cinéma dans les chaînes télé, des directeurs des grands réseaux de distribution, des directeurs des grands festivals de cinéma, des programmateurs de salle, des critiques cinéma ou des réalisateurs primés dans les grandes compétitions.

Les hommes font le cinéma – ils décident des scénarios dignes de devenir des films, des castings, des budgets alloués aux uns et aux autres, des films qui seront largement distribués, des films qui seront défendus. Ils décident quelles sont les actrices aptes à porter les films,quel est leur âge, quelles sont leurs qualités, quel est leur physique. Ils décident du style de femmes aptes à passer au grand écran – quelle est leur race, leur travail, leur voix, leur vocabulaire. Car le cinéma, c’est avant tout la fabrique du genre – les qualités qui paraissent à certains miraculeusement naturellement / essentiellement féminines ou masculines nous ont toutes été inculquées par le septième art.

Le cinéma est rempli de petites choses, des détails, qui vont tous dans le même sens – cherchez une femme dans les films qui lise un journal… bonne chance ! De la même façon qu’elles sont rarement assises à ne rien faire pendant qu’un homme s’agite dans une maison. Si une femme est en train de faire le ménage chez elle, c’est juste que le scénariste ne savait pas trop quoi lui faire faire pour l’occuper, si un homme nettoie quelque chose chez lui, vous pouvez être sûr que la scène a un sens précis. Les femmes dans le cinéma, c’est cette accumulation de plans qui entrent dans nos têtes et nous forgent une identité.

Qu’est-ce que ça se lave, une femme, au cinéma…

Pensez au nombre de fois que vous avez vu une femme violée prendre une douche habillée. Et là, je vous laisse maître à bord pour l’interprétation – en ce qui me concerne je n’ai jamais exactement saisi ce que ça voulait dire… On ne peut plus montrer leur corps nu parce qu’on risquerait d’être voyeur mais on a quand même besoin d’indiquer qu’elles se lavent ? Ou bien, restant habillées, on nous indique qu’elles ne parviendront jamais à laver l’affront ?

Dans l’ensemble, de toute façon, qu’est-ce que ça se lave, une femme, au cinéma… qu’est-ce qu’elles peuvent se doucher, se baigner, s’asseoir sur des bidets… Quand elles sont des femmes artistes, on remarquera qu’elles se lavent volontiers dans la nature. Si possible dès le premier plan du film, qu’on les voie à poil dès le début pour indiquer: on va vous parler d’une femme artiste, mais elle n’en reste pas moins femme, la preuve : voilà sa nudité. Dans la nature. C’est comme les femmes habillées sous la douche après le viol, je me trouve un peu en peine de signification. Pourquoi les femmes artistes se nettoient-elles plutôt à l’air libre ? Est-ce une façon d’indiquer le rapport approximatif qu’elles entretiennent avec la domesticité ? Une indication sur leur rapport à la nature ?

Cette manie de glisser la scène de nu, qui depuis quelques années ne doit plus être confondue avec la scène de sexe. Le sexe frontal, désormais, on évite – mais la nudité de la femme, on s’est arrangé pour la conserver. Cette nudité dit plusieurs choses, bien sûr elle est là pour prouver : voyez, vous n’avez pas payé pour rien, c’est bien d’un corps de femme qu’il s’agit. Elle dit aussi: le corps des actrices appartient au spectateur. Si les jeunes actrices veulent travailler, il faut qu’on sache à quoi ressemblent leurs seins, leurs fesses, cuisses et ventres. Mais c’est aussi une façon de garder les actrices, sur le plateau, sous pression: elles savent qu’un jour ou l’autre pendant le tournage viendra le jour où elles seront nues, au milieu d’une équipe de gens habillés.

Pensez au nombre de fois que vous avez vu une femme enfiler une petite culotte, dans un film. Par moments ça donne envie d’interrompre la projection: elles ne pourraient pas mettre leurs chaussures, pour changer ? La petite culotte, c’est comme la douche habillée ou la toilette dans la nature, on se demande pourquoi on doit se la taper aussi souvent… parce que la femme, ce qui compte, c’est son intimité ? Ou parce que le cinéma, justement, c’est cet art d’habiller-déshabiller le corps de l’autre, c’est-à-dire celui de la femme ?

Petite culotte et AK47

L’équivalent masculin d’enfiler une petite culotte, c’est sortir une arme, ou mettre un coup-de-poing. Dans la vie réelle, à moins de vivre dangereusement, on voit rarement un homme sortir un gun ou coller un gros pain à son prochain. Et quand il sort un gun, dans la vraie vie, on reste tous assez surpris. Mais au cinéma, autant les femmes prennent des douches comme si leur vie en dépendait, autant les hommes ont de gros flingues. Qu’est-ce que ça se bat, les hommes, dans les films… Je ne dis pas que c’est pénible – ça donne même les meilleurs films – mais c’est la répétition, cette fois encore, qui dit quelque chose d’inquiétant. Sur grand écran, la masculinité est définie par la violence. Voilà, quand même, au final, le monde qui nous fait rêver: les femmes enfilent des petites culottes et les hommes cognent. C’est une éducation du genre. On a beau se dire qu’on est des gros malins et qu’on ne se laisse pas prendre si facilement à des pièges aussi vulgaires – si les films racontent toujours la même chose, on finit par imaginer que c’est parce que ça représente une part de vérité.

C’est comme ça qu’à la fin on se retrouve avec des petits bonshommes d’à peine quarante kilos qui déclarent, sans rire: les hommes sont plus forts que les femmes. Ce n’est pas à force de bosser à la mine et de remarquer que les hommes ont plus de force. Non, c’est à force d’être assis dans son sofa en regardant des films: les hommes sont forts, sur grand écran. Ils savent toujours utiliser une AK47, charger un lance-roquettes ou tirer à la carabine. De la même façon qu’ils savent toujours faire une cascade, monter sur un toit ou sauver la petite héroïne. Et on finit tous par manger cette évidence qui nous est rabâchée par les décideurs du septième art : les hommes c’est l’action et les femmes c’est la petite culotte. Il y a des Français qui défilent en hurlant des slogans comme « Touche pas à mon genre » et ces Français devraient rendre hommage au cinéma. Car ce dernier touche très rarement aux clichés du genre. Et quand il le fait, c’est toujours timidement – en s’excusant, avec des petites pincettes. Ce n’est pas un hasard. Le cinéma est inventé pour nous faire croire que ça existe, le genre.

Je ne suis pas en train de dire qu’on ne fait que souffrir quand on s’intéresse au traitement des femmes au grand écran. C’est là aussi que sont inventées les grandes créatures, c’est là qu’elle échappe au carcan de la morale, qu’elle réalise que l’insolence lui va bien. C’est là qu’elle fait de la moto, descend en ascenseur dans des robes blanches, fait du fer à souder et danse la nuit dans des clubs, est une prostituée sauvée par le boss, c’est là qu’elle gagne des procès en microshort… Je ne dis pas qu’il n’y a que des nunuches inintéressantes, je dis qu’elles sont surtout pensées dans leur rapport aux hommes, dans leur rapport au regard de l’homme.

Bien sûr, on ne peut pas faire comme si le cinéma n’était fait que par des réalisateurs scénaristes hommes… Quid des films de femmes ? Rappelons ce qui a été signalé au début : les films de femmes sont généralement produits par des hommes, qui vont chercher les financements en soumettant le projet à d’autres hommes, puis ces films seront distribués par des hommes dans des salles tenues par des hommes et critiqués par des hommes. Mais il n’en demeure pas moins vrai, une fois que tous ces hommes ont validé un projet, que nombre de films français sont réalisés par des femmes. Au moins un cinquième, non ? On ne peut pas se plaindre, un cinquième… Réjouissons -nous d’être en France, pour une fois, mais observons cette généreuse production de réalisatrices féminines. Les femmes réalisent plutôt des films à petits budgets. Vous me direz, c’est dans leur nature : les femmes aiment les petites choses. Ou bien vous me direz le budget dans un film on s’en fout, tout ce qui compte c’est le talent et même c’est vachement plus intéressant d’avoir des contraintes, ça oblige à être inventif… Mais c’est bien aussi d’avoir du temps pour tourner, c’est bien de pouvoir se dire qu’on fera un film en costume – bref ce serait bien de pouvoir se dire que les femmes jouent sur le même terrain que leurs collègues…

Mais au final, c’est fou le nombre de films de femmes qui se passent dans la campagne, dans une petite maison, un lieu unique, avec des plans très simples, vite tournés, peu de musique, comme ça, c’est sobre, c’est de bon goût et puis ça coûte moins cher surtout, des films avec des vélos, des cabanes, des acteurs peu connus… Vous avez peu de chance de voir un carambolage dans un film de femme. Ou un grand braquage. Ou une enfilade de plans-séquences ambitieux, qui demandent du temps de mise en place.

Le test Bechdel

Les films de femme, c’est plutôt le plan-séquence pas cher – pas trop répété, pas trop compliqué. Le pire, c’est que c’est vrai qu’à la fin les films sont bons. C’est ce qui est génial avec les femmes : tu leur donnes trois fois moins d’argent qu’à un homme et elles t’en rapportent six fois plus. Mais avec toute l’affection qu’on peut avoir pour les films sur des personnages qui font du vélo dans la campagne en discutant dans des petites cabanes, les films de femme sont moins représentés dans les grands festivals. Là encore, vous me direz: on s’en fout – personne ne fait du cinéma pour recevoir des prix. Bien sûr. Mais reste cet arrière-goût de propagande: les femmes feraient des petits films réussis là où les hommes font de grands chefs d’oeuvre qui comptent. Et comme le reste: à force d’être répété, ça nous rentre dans la tête, et ça nous rétrécit les horizons. C’est ce dressage qui est ennuyeux.

Ce n’est pas un hasard si la première à recevoir un Oscar fut Kathryn Bigelow, ou la première à recevoir une Palme d’or fut Jane Campion – toutes deux pour des films qui avaient des budgets non genrés (Parce qu’il faut remarquer qu’à l’étranger les femmes tournent moins, mais quand elles y parviennent elles accèdent à des budgets conséquents. Oui, il y a un contre-exemple, c’est encore une fois ce qui fait le charme de la femme: tu lui donnes trois bouts de ficelle et elle te fait Polisse et en plus elle est divinement belle. Mais Maïwen n’est pas une femme, elle est une exception, sur tous les points.) Et bien sûr, il y a aussi des hommes qui font des films à petits budgets. Je remarque juste que tous les hauts budgets sont réalisés par des hommes. On aimerait bien voir Claire Denis à la tête d’un magot pour faire un film de gangsters, Céline Sciamma faire un grand film historique, ou Pascale Ferran adapter un roman picaresque… Et cette manie de cantonner les femmes aux petits budgets se vérifie parmi les techniciennes : vous remarquerez qu’on ne discute pas le talent des chefs-opérateurs femmes. N’empêche que vous les retrouverez plutôt sur des petits films, dès qu’il y a beaucoup d’argent, bizarrement, il semblerait qu’on soit quand même plus à l’aise entre hommes.

Pour bien comprendre le cinéma et le genre le test Bechdel s’avère utile. Alison Bechdel est l’auteur d’un comics, Dykes to watch out for, dans lequel deux femmes sortent du cinéma et l’une dit à l’autre que le film ne passe pas « le test ». Il consiste en trois critères simples: 1) il y a deux personnages féminins dans le film ; 2) qui parlent entre elles ; 3) d’autre chose que d’un homme.

Le test Bechdel ne prétend pas déterminer si un film est féministe, ni juger de sa qualité. Il n’évalue que cette chose simple : y a-t-il deux femmes qui se parlent d’autre chose que d’un homme ? Là où le test se révèle vraiment intéressant, c’est que la grande majorité des films ne le passe pas. Alors que si on impose le même critère aux protagonistes masculins, on trouvera, au contraire, bien de peu de films qui y échouent. On trouvera bien des exceptions, mais en général, dans les films, il y a au moins deux mecs, qui parlent entre eux, d’autre chose que de gonzesses. Que nous dit au juste le test Bechdel sur le message que les hommes de pouvoir du septième art pensent qu’il est important de faire passer sur la féminité ?

Que les femmes entre elles, ce n’est pas intéressant. Que les femmes ne valent la peine d’être représentées que dans leur rapport aux hommes. Ni à l’amitié ni au travail ni à l’action ni à l’humour ni à la métaphysique… aux hommes, et c’est tout. Le test nous apprend que deux femmes ne peuvent faire avancer une histoire ensemble, elles ont besoin d’un interlocuteur masculin. C’est une donnée que les scénaristes intègrent inconsciemment – la femme reste un adjectif qualificatif dans une phrase où l’homme joue le verbe. Bien sûr, on peut se dire: « Tant que le film est bon qu’est-ce qu’on en a à foutre que ce soient les femmes ou les hommes qui s’expriment dans le plan ». Ça n’aurait aucune importance si et seulement si il n’y avait pas systématisme. Parce qu’il y a systématisme, il y a propagande. Et parce qu’il y a propagande, nous devons garder un oeil critique sur les films que nous regardons.

Virginie DESPENTES