« La » femme et le grand écran, par Virginie Despentes

« On finit tous par manger cette évidence qui nous est rabâchée par les décideurs du septième art : les hommes c’est l’action et les femmes c’est la petite culotte ». L’édito décapant de Virginie Despentes écrit pour le catalogue des 15es Journées cinématographiques dionysiennes.

Lire aussi : « Femmes Femmes » : cinéma au féminin à Saint-Denis


 

Le cinéma est une industrie qui n’est pas interdite aux femmes. Mais c’est une industrie inventée, manipulée et contrôlée par des hommes. Il suffira pour s’en convaincre de s’intéresser au genre des producteurs de films grand public, des responsables du financement cinéma dans les chaînes télé, des directeurs des grands réseaux de distribution, des directeurs des grands festivals de cinéma, des programmateurs de salle, des critiques cinéma ou des réalisateurs primés dans les grandes compétitions.

Les hommes font le cinéma – ils décident des scénarios dignes de devenir des films, des castings, des budgets alloués aux uns et aux autres, des films qui seront largement distribués, des films qui seront défendus. Ils décident quelles sont les actrices aptes à porter les films,quel est leur âge, quelles sont leurs qualités, quel est leur physique. Ils décident du style de femmes aptes à passer au grand écran – quelle est leur race, leur travail, leur voix, leur vocabulaire. Car le cinéma, c’est avant tout la fabrique du genre – les qualités qui paraissent à certains miraculeusement naturellement / essentiellement féminines ou masculines nous ont toutes été inculquées par le septième art.

Le cinéma est rempli de petites choses, des détails, qui vont tous dans le même sens – cherchez une femme dans les films qui lise un journal… bonne chance ! De la même façon qu’elles sont rarement assises à ne rien faire pendant qu’un homme s’agite dans une maison. Si une femme est en train de faire le ménage chez elle, c’est juste que le scénariste ne savait pas trop quoi lui faire faire pour l’occuper, si un homme nettoie quelque chose chez lui, vous pouvez être sûr que la scène a un sens précis. Les femmes dans le cinéma, c’est cette accumulation de plans qui entrent dans nos têtes et nous forgent une identité.

Qu’est-ce que ça se lave, une femme, au cinéma…

Pensez au nombre de fois que vous avez vu une femme violée prendre une douche habillée. Et là, je vous laisse maître à bord pour l’interprétation – en ce qui me concerne je n’ai jamais exactement saisi ce que ça voulait dire… On ne peut plus montrer leur corps nu parce qu’on risquerait d’être voyeur mais on a quand même besoin d’indiquer qu’elles se lavent ? Ou bien, restant habillées, on nous indique qu’elles ne parviendront jamais à laver l’affront ?

Dans l’ensemble, de toute façon, qu’est-ce que ça se lave, une femme, au cinéma… qu’est-ce qu’elles peuvent se doucher, se baigner, s’asseoir sur des bidets… Quand elles sont des femmes artistes, on remarquera qu’elles se lavent volontiers dans la nature. Si possible dès le premier plan du film, qu’on les voie à poil dès le début pour indiquer: on va vous parler d’une femme artiste, mais elle n’en reste pas moins femme, la preuve : voilà sa nudité. Dans la nature. C’est comme les femmes habillées sous la douche après le viol, je me trouve un peu en peine de signification. Pourquoi les femmes artistes se nettoient-elles plutôt à l’air libre ? Est-ce une façon d’indiquer le rapport approximatif qu’elles entretiennent avec la domesticité ? Une indication sur leur rapport à la nature ?

Cette manie de glisser la scène de nu, qui depuis quelques années ne doit plus être confondue avec la scène de sexe. Le sexe frontal, désormais, on évite – mais la nudité de la femme, on s’est arrangé pour la conserver. Cette nudité dit plusieurs choses, bien sûr elle est là pour prouver : voyez, vous n’avez pas payé pour rien, c’est bien d’un corps de femme qu’il s’agit. Elle dit aussi: le corps des actrices appartient au spectateur. Si les jeunes actrices veulent travailler, il faut qu’on sache à quoi ressemblent leurs seins, leurs fesses, cuisses et ventres. Mais c’est aussi une façon de garder les actrices, sur le plateau, sous pression: elles savent qu’un jour ou l’autre pendant le tournage viendra le jour où elles seront nues, au milieu d’une équipe de gens habillés.

Pensez au nombre de fois que vous avez vu une femme enfiler une petite culotte, dans un film. Par moments ça donne envie d’interrompre la projection: elles ne pourraient pas mettre leurs chaussures, pour changer ? La petite culotte, c’est comme la douche habillée ou la toilette dans la nature, on se demande pourquoi on doit se la taper aussi souvent… parce que la femme, ce qui compte, c’est son intimité ? Ou parce que le cinéma, justement, c’est cet art d’habiller-déshabiller le corps de l’autre, c’est-à-dire celui de la femme ?

Petite culotte et AK47

L’équivalent masculin d’enfiler une petite culotte, c’est sortir une arme, ou mettre un coup-de-poing. Dans la vie réelle, à moins de vivre dangereusement, on voit rarement un homme sortir un gun ou coller un gros pain à son prochain. Et quand il sort un gun, dans la vraie vie, on reste tous assez surpris. Mais au cinéma, autant les femmes prennent des douches comme si leur vie en dépendait, autant les hommes ont de gros flingues. Qu’est-ce que ça se bat, les hommes, dans les films… Je ne dis pas que c’est pénible – ça donne même les meilleurs films – mais c’est la répétition, cette fois encore, qui dit quelque chose d’inquiétant. Sur grand écran, la masculinité est définie par la violence. Voilà, quand même, au final, le monde qui nous fait rêver: les femmes enfilent des petites culottes et les hommes cognent. C’est une éducation du genre. On a beau se dire qu’on est des gros malins et qu’on ne se laisse pas prendre si facilement à des pièges aussi vulgaires – si les films racontent toujours la même chose, on finit par imaginer que c’est parce que ça représente une part de vérité.

C’est comme ça qu’à la fin on se retrouve avec des petits bonshommes d’à peine quarante kilos qui déclarent, sans rire: les hommes sont plus forts que les femmes. Ce n’est pas à force de bosser à la mine et de remarquer que les hommes ont plus de force. Non, c’est à force d’être assis dans son sofa en regardant des films: les hommes sont forts, sur grand écran. Ils savent toujours utiliser une AK47, charger un lance-roquettes ou tirer à la carabine. De la même façon qu’ils savent toujours faire une cascade, monter sur un toit ou sauver la petite héroïne. Et on finit tous par manger cette évidence qui nous est rabâchée par les décideurs du septième art : les hommes c’est l’action et les femmes c’est la petite culotte. Il y a des Français qui défilent en hurlant des slogans comme « Touche pas à mon genre » et ces Français devraient rendre hommage au cinéma. Car ce dernier touche très rarement aux clichés du genre. Et quand il le fait, c’est toujours timidement – en s’excusant, avec des petites pincettes. Ce n’est pas un hasard. Le cinéma est inventé pour nous faire croire que ça existe, le genre.

Je ne suis pas en train de dire qu’on ne fait que souffrir quand on s’intéresse au traitement des femmes au grand écran. C’est là aussi que sont inventées les grandes créatures, c’est là qu’elle échappe au carcan de la morale, qu’elle réalise que l’insolence lui va bien. C’est là qu’elle fait de la moto, descend en ascenseur dans des robes blanches, fait du fer à souder et danse la nuit dans des clubs, est une prostituée sauvée par le boss, c’est là qu’elle gagne des procès en microshort… Je ne dis pas qu’il n’y a que des nunuches inintéressantes, je dis qu’elles sont surtout pensées dans leur rapport aux hommes, dans leur rapport au regard de l’homme.

Bien sûr, on ne peut pas faire comme si le cinéma n’était fait que par des réalisateurs scénaristes hommes… Quid des films de femmes ? Rappelons ce qui a été signalé au début : les films de femmes sont généralement produits par des hommes, qui vont chercher les financements en soumettant le projet à d’autres hommes, puis ces films seront distribués par des hommes dans des salles tenues par des hommes et critiqués par des hommes. Mais il n’en demeure pas moins vrai, une fois que tous ces hommes ont validé un projet, que nombre de films français sont réalisés par des femmes. Au moins un cinquième, non ? On ne peut pas se plaindre, un cinquième… Réjouissons -nous d’être en France, pour une fois, mais observons cette généreuse production de réalisatrices féminines. Les femmes réalisent plutôt des films à petits budgets. Vous me direz, c’est dans leur nature : les femmes aiment les petites choses. Ou bien vous me direz le budget dans un film on s’en fout, tout ce qui compte c’est le talent et même c’est vachement plus intéressant d’avoir des contraintes, ça oblige à être inventif… Mais c’est bien aussi d’avoir du temps pour tourner, c’est bien de pouvoir se dire qu’on fera un film en costume – bref ce serait bien de pouvoir se dire que les femmes jouent sur le même terrain que leurs collègues…

Mais au final, c’est fou le nombre de films de femmes qui se passent dans la campagne, dans une petite maison, un lieu unique, avec des plans très simples, vite tournés, peu de musique, comme ça, c’est sobre, c’est de bon goût et puis ça coûte moins cher surtout, des films avec des vélos, des cabanes, des acteurs peu connus… Vous avez peu de chance de voir un carambolage dans un film de femme. Ou un grand braquage. Ou une enfilade de plans-séquences ambitieux, qui demandent du temps de mise en place.

Le test Bechdel

Les films de femme, c’est plutôt le plan-séquence pas cher – pas trop répété, pas trop compliqué. Le pire, c’est que c’est vrai qu’à la fin les films sont bons. C’est ce qui est génial avec les femmes : tu leur donnes trois fois moins d’argent qu’à un homme et elles t’en rapportent six fois plus. Mais avec toute l’affection qu’on peut avoir pour les films sur des personnages qui font du vélo dans la campagne en discutant dans des petites cabanes, les films de femme sont moins représentés dans les grands festivals. Là encore, vous me direz: on s’en fout – personne ne fait du cinéma pour recevoir des prix. Bien sûr. Mais reste cet arrière-goût de propagande: les femmes feraient des petits films réussis là où les hommes font de grands chefs d’oeuvre qui comptent. Et comme le reste: à force d’être répété, ça nous rentre dans la tête, et ça nous rétrécit les horizons. C’est ce dressage qui est ennuyeux.

Ce n’est pas un hasard si la première à recevoir un Oscar fut Kathryn Bigelow, ou la première à recevoir une Palme d’or fut Jane Campion – toutes deux pour des films qui avaient des budgets non genrés (Parce qu’il faut remarquer qu’à l’étranger les femmes tournent moins, mais quand elles y parviennent elles accèdent à des budgets conséquents. Oui, il y a un contre-exemple, c’est encore une fois ce qui fait le charme de la femme: tu lui donnes trois bouts de ficelle et elle te fait Polisse et en plus elle est divinement belle. Mais Maïwen n’est pas une femme, elle est une exception, sur tous les points.) Et bien sûr, il y a aussi des hommes qui font des films à petits budgets. Je remarque juste que tous les hauts budgets sont réalisés par des hommes. On aimerait bien voir Claire Denis à la tête d’un magot pour faire un film de gangsters, Céline Sciamma faire un grand film historique, ou Pascale Ferran adapter un roman picaresque… Et cette manie de cantonner les femmes aux petits budgets se vérifie parmi les techniciennes : vous remarquerez qu’on ne discute pas le talent des chefs-opérateurs femmes. N’empêche que vous les retrouverez plutôt sur des petits films, dès qu’il y a beaucoup d’argent, bizarrement, il semblerait qu’on soit quand même plus à l’aise entre hommes.

Pour bien comprendre le cinéma et le genre le test Bechdel s’avère utile. Alison Bechdel est l’auteur d’un comics, Dykes to watch out for, dans lequel deux femmes sortent du cinéma et l’une dit à l’autre que le film ne passe pas « le test ». Il consiste en trois critères simples: 1) il y a deux personnages féminins dans le film ; 2) qui parlent entre elles ; 3) d’autre chose que d’un homme.

Le test Bechdel ne prétend pas déterminer si un film est féministe, ni juger de sa qualité. Il n’évalue que cette chose simple : y a-t-il deux femmes qui se parlent d’autre chose que d’un homme ? Là où le test se révèle vraiment intéressant, c’est que la grande majorité des films ne le passe pas. Alors que si on impose le même critère aux protagonistes masculins, on trouvera, au contraire, bien de peu de films qui y échouent. On trouvera bien des exceptions, mais en général, dans les films, il y a au moins deux mecs, qui parlent entre eux, d’autre chose que de gonzesses. Que nous dit au juste le test Bechdel sur le message que les hommes de pouvoir du septième art pensent qu’il est important de faire passer sur la féminité ?

Que les femmes entre elles, ce n’est pas intéressant. Que les femmes ne valent la peine d’être représentées que dans leur rapport aux hommes. Ni à l’amitié ni au travail ni à l’action ni à l’humour ni à la métaphysique… aux hommes, et c’est tout. Le test nous apprend que deux femmes ne peuvent faire avancer une histoire ensemble, elles ont besoin d’un interlocuteur masculin. C’est une donnée que les scénaristes intègrent inconsciemment – la femme reste un adjectif qualificatif dans une phrase où l’homme joue le verbe. Bien sûr, on peut se dire: « Tant que le film est bon qu’est-ce qu’on en a à foutre que ce soient les femmes ou les hommes qui s’expriment dans le plan ». Ça n’aurait aucune importance si et seulement si il n’y avait pas systématisme. Parce qu’il y a systématisme, il y a propagande. Et parce qu’il y a propagande, nous devons garder un oeil critique sur les films que nous regardons.

Virginie DESPENTES