Ce qu’il y avait à dire «en plus» sur l’affaire Alexia Daval

Ce texte est paru sur Slate.fr et dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq

Il est temps qu’on en finisse avec les «accidents» et les «drames passionnels» pour rappeler les faits bruts: un homme a tué sa femme. Et ça arrive encore tous les trois jours en France.

Affiche signalant la disparition d'Alexia Daval, le 2 novembre 2017 à Gray (Haute-Saône) | Sébastien Bozon / AFP
Affiche signalant la disparition d’Alexia Daval, le 2 novembre 2017 à Gray (Haute-Saône) | Sébastien Bozon / AFP

Le traitement du meurtre d’Alexia Daval cette semaine a été un cas d’école ou, pour être plus précise, un vautrage complet.

Je ne parle pas de la défense que l’accusé et ses avocats ont choisie. Qu’ils utilisent n’importe quel argument, c’est bien leur droit. L’accusé va tout tenter pour minimiser sa responsabilité –comme il le fait depuis le début. Il se présentera sous les traits de la véritable victime, un homme soumis à des maltraitances psychologiques. Soit.

«Par accident», mais sans les guillemets

Mais les journalistes ont plusieurs devoirs, dont le premier: la vigilance. Ces trois derniers mois, on a vu des articles qui reprenaient sans le début de l’ombre d’un conditionnel la version du mari: un monstre avait attaqué la jeune femme pendant son jogging. Une version étayée par zéro preuve et pour cause: elle était fournie par le présumé meurtrier pour s’innocenter.

Eh non, en fait, il l’attendait dans le salon.

On pourrait penser qu’après s’être laissés balader un peu trop facilement par le présumé meurtrier, les médias allaient prendre ses nouvelles déclarations avec des pincettes. Eh bien pas du tout.

Sur nombre de sites d’infos mardi soir, on retrouvait la déclaration de l’avocat selon laquelle Jonathann Daval aurait tué son épouse «par accident», mais sans les guillemets. Pourtant, l’emploi des guillemets est essentiel pour souligner que ce sont des propos rapportés non vérifiés avec lesquels on maintient une distance. Les guillemets, c’est la base. Même l’AFP, qui a édicté une charte pour bien traiter des féminicides, a commis cette erreur. À sa décharge, l’agence s’en est aussitôt excusée et a corrigé ses titres.

En zappant sur plusieurs chaînes de télévision, j’ai vu défiler tous les pièges habituels de ce genre d’affaires: «drame», «drame passionnel», «amour». On ne dit pas «drame», on ne dit pas «passionnel» ou «fou d’amour».

 Est-ce idéologique? Non. Entre «un drame familial s’est noué dans l’Aube» et «Dans l’Aube, un mari a égorgé son épouse», la deuxième formulation n’est pas moins neutre. Au contraire, elle dit les choses telles qu’elles sont, sans le filtre des formules convenues. Atténuer la violence de ces meurtres en évoquant un «drame» ou une «dispute qui a mal tourné», c’est déjà dénaturer les faits.

Il existe des outils à la disposition des journalistes pour éviter certaines erreurs courantes, ceux faits par le collectif Prenons la une ou le travail de déconstruction de Sophie Gourion. Le problème, c’est que pour les utiliser, il faut déjà avoir conscience de la nature de l’information qu’on va traiter.

Englués dans la psychologie de comptoir

Et visiblement, à TF1 et à France 2 mardi soir, ce n’était pas le cas. J’ai regardé deux fois ces 20h. Deux fois, parce que je me disais que ce n’était pas possible qu’aucun des deux n’ait à un moment évoqué les autres victimes d’homicide conjugal. J’avais forcément dû louper ce passage.

Sur France 2: reportage à partir des aveux de Jonathann Daval, puis duplex depuis Besançon avec un journaliste qui redit la même chose. «Un homme à bout, un jeune homme dévasté». Deuxième reportage sur les éléments qui ont fait basculer l’enquête. Retour plateau avec un journaliste justice qui nous parle mensonge et dissimulation. Conclusion d’Anne-Sophie Lapix: «Voilà ce qu’on pouvait dire sur Jonathann Daval». Mais non! On pouvait dire tellement plus de choses!

Sur TF1: reportage sur les aveux, puis duplex devant la gendarmerie de Besançon, retour plateau, lancement d’un portrait de Jonathann Daval dans lequel on prend pour argent comptant les propos de l’accusé sur la personnalité «écrasante» d’Alexia Daval. Fin.

Ces aveux font l’ouverture des deux plus gros journaux télévisés du pays et pas un ne lance un reportage sur les féminicides. Pas un ne prononce même le mot. Pourtant, c’était l’occasion pour informer, pour sensibiliser à ce sujet. À la place, on est resté englué dans la psychologie de comptoir au sujet de l’accusé. J’adore la psychologie de comptoir, mais je n’ai pas besoin d’en voir dans les journaux, je fais ça très bien au café avec mes amis.

C’est même pire que ça: ce qui intéresse, ce n’est pas qu’un homme ait tué sa compagne, c’est qu’il ait menti. Alors que je m’attendais à ce que l’on cite au moins quelques noms des autres femmes tuées récemment par leurs conjoints, le spécialiste justice de France 2 a bel et bien évoqué deux autres affaires: Véronique Courjault (mère infanticide) et Patrick Henry (enlèvement et meurtre d’un enfant). Le point commun avec Jonathann Daval? Ils avaient aussi menti.

Alexia Daval a été tuée par son conjoint en octobre 2017. Exactement comme Céline, Catherine, Marielle, Corinne, Yamina, Marine-Sophie, Emmanuelle. Mais dans les rédactions de France 2 et TF1, personne n’a pensé à faire le parallèle.

Vous allez me dire: «Mais c’est parce que cette histoire est hors norme». Les remarques psychologisantes sur Jonathann ne disent pas autre chose que «il est exceptionnel». Comme si cette affaire était exceptionnelle. Un mari a tué sa femme: ce n’est pas exceptionnel et ça mérite mieux que des «experts» qui dissertent comme s’ils étaient l’agent Ford dans Mindhunter.

Alexia Daval, une victime parmi toutes les autres

 En quoi l’affaire Daval est-elle plus extraordinaire que celle de Jennifer, 31 ans, mère de deux enfants et portée disparue en Corse en février dernier, dont on a retrouvé le corps au fond d’un ravin au bout de deux mois de recherche, avant de découvrir que c’était Loïc, 31 ans, son ancien compagnon, qui l’avait étranglée et avait déplacé son cadavre? Ou celle de Bernard, 70 ans, qui a étouffé son épouse Jacqueline, 69 ans, avant d’enterrer son corps dans leur jardin et de signaler sa disparition en insistant bien sur le fait qu’elle était dépressive… C’était le mois dernier. Un homme qui tue sa compagne –ou son ex-compagne– et qui ment, ce n’est pas un scoop.

Je sais que c’est la piste de la joggeuse en début d’enquête additionnée au côté «feuilletonnant» de l’affaire Daval qui a entraîné un traitement sous l’angle du pur fait divers. Mais le rôle des journalistes, c’est aussi de remettre en perspective les faits. Or la mise en perspective ici, c’est de dire qu’il s’agit d’un homicide conjugal, et plus exactement d’un féminicide. C’est sortir du cas particulier pour, au minimum, rappeler le nombre de victimes par an. Il y a une responsabilité à insister sur le fait que ça arrive plus souvent qu’on ne le pense, que ça touche tous les âges et tous les milieux sociaux.

Alexia Daval est une victime parmi toutes les autres. Elle n’a pas été tuée par un serial killer, mais ce n’est effectivement pas la seule victime. Elles étaient au moins 110 l’an passé. Comment personne dans les JT n’a pensé à traiter la chose sous l’angle de ce que c’est: une femme tuée par son compagnon ou ex-compagnon?

Jeudi matin, une femme de 46 ans a été abattue au fusil de chasse par son ex-compagnon, sous les yeux de sa fille de 7 ans.

Lundi, une femme de 43 ans a été poignardée puis brûlée dans sa maison par son compagnon.

Mardi soir, une autre a été battue jusqu’à la mort par son concubin, leur enfant de 18 mois était présent.

Dimanche, une femme de 48 ans s’est fait tirer dessus par son ex-compagnon, son pronostic vital est toujours engagé.

C’était cette semaine. C’est ça qu’il y avait à dire «en plus» au sujet de l’affaire Daval.

J’ai l’air de jouer la donneuse de leçon et j’ai horreur de ça. Il nous arrive à tous de se planter. Mais pour s’améliorer, il faut se rendre compte des erreurs et se dire «ok, c’est la dernière fois qu’on se loupe à ce point-là».