Ce qu’il y avait à dire «en plus» sur l’affaire Alexia Daval

Ce texte est paru sur Slate.fr et dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq

Il est temps qu’on en finisse avec les «accidents» et les «drames passionnels» pour rappeler les faits bruts: un homme a tué sa femme. Et ça arrive encore tous les trois jours en France.

Affiche signalant la disparition d'Alexia Daval, le 2 novembre 2017 à Gray (Haute-Saône) | Sébastien Bozon / AFP
Affiche signalant la disparition d’Alexia Daval, le 2 novembre 2017 à Gray (Haute-Saône) | Sébastien Bozon / AFP

Le traitement du meurtre d’Alexia Daval cette semaine a été un cas d’école ou, pour être plus précise, un vautrage complet.

Je ne parle pas de la défense que l’accusé et ses avocats ont choisie. Qu’ils utilisent n’importe quel argument, c’est bien leur droit. L’accusé va tout tenter pour minimiser sa responsabilité –comme il le fait depuis le début. Il se présentera sous les traits de la véritable victime, un homme soumis à des maltraitances psychologiques. Soit.

«Par accident», mais sans les guillemets

Mais les journalistes ont plusieurs devoirs, dont le premier: la vigilance. Ces trois derniers mois, on a vu des articles qui reprenaient sans le début de l’ombre d’un conditionnel la version du mari: un monstre avait attaqué la jeune femme pendant son jogging. Une version étayée par zéro preuve et pour cause: elle était fournie par le présumé meurtrier pour s’innocenter.

Eh non, en fait, il l’attendait dans le salon.

On pourrait penser qu’après s’être laissés balader un peu trop facilement par le présumé meurtrier, les médias allaient prendre ses nouvelles déclarations avec des pincettes. Eh bien pas du tout.

Sur nombre de sites d’infos mardi soir, on retrouvait la déclaration de l’avocat selon laquelle Jonathann Daval aurait tué son épouse «par accident», mais sans les guillemets. Pourtant, l’emploi des guillemets est essentiel pour souligner que ce sont des propos rapportés non vérifiés avec lesquels on maintient une distance. Les guillemets, c’est la base. Même l’AFP, qui a édicté une charte pour bien traiter des féminicides, a commis cette erreur. À sa décharge, l’agence s’en est aussitôt excusée et a corrigé ses titres.

En zappant sur plusieurs chaînes de télévision, j’ai vu défiler tous les pièges habituels de ce genre d’affaires: «drame», «drame passionnel», «amour». On ne dit pas «drame», on ne dit pas «passionnel» ou «fou d’amour».

 Est-ce idéologique? Non. Entre «un drame familial s’est noué dans l’Aube» et «Dans l’Aube, un mari a égorgé son épouse», la deuxième formulation n’est pas moins neutre. Au contraire, elle dit les choses telles qu’elles sont, sans le filtre des formules convenues. Atténuer la violence de ces meurtres en évoquant un «drame» ou une «dispute qui a mal tourné», c’est déjà dénaturer les faits.

Il existe des outils à la disposition des journalistes pour éviter certaines erreurs courantes, ceux faits par le collectif Prenons la une ou le travail de déconstruction de Sophie Gourion. Le problème, c’est que pour les utiliser, il faut déjà avoir conscience de la nature de l’information qu’on va traiter.

Englués dans la psychologie de comptoir

Et visiblement, à TF1 et à France 2 mardi soir, ce n’était pas le cas. J’ai regardé deux fois ces 20h. Deux fois, parce que je me disais que ce n’était pas possible qu’aucun des deux n’ait à un moment évoqué les autres victimes d’homicide conjugal. J’avais forcément dû louper ce passage.

Sur France 2: reportage à partir des aveux de Jonathann Daval, puis duplex depuis Besançon avec un journaliste qui redit la même chose. «Un homme à bout, un jeune homme dévasté». Deuxième reportage sur les éléments qui ont fait basculer l’enquête. Retour plateau avec un journaliste justice qui nous parle mensonge et dissimulation. Conclusion d’Anne-Sophie Lapix: «Voilà ce qu’on pouvait dire sur Jonathann Daval». Mais non! On pouvait dire tellement plus de choses!

Sur TF1: reportage sur les aveux, puis duplex devant la gendarmerie de Besançon, retour plateau, lancement d’un portrait de Jonathann Daval dans lequel on prend pour argent comptant les propos de l’accusé sur la personnalité «écrasante» d’Alexia Daval. Fin.

Ces aveux font l’ouverture des deux plus gros journaux télévisés du pays et pas un ne lance un reportage sur les féminicides. Pas un ne prononce même le mot. Pourtant, c’était l’occasion pour informer, pour sensibiliser à ce sujet. À la place, on est resté englué dans la psychologie de comptoir au sujet de l’accusé. J’adore la psychologie de comptoir, mais je n’ai pas besoin d’en voir dans les journaux, je fais ça très bien au café avec mes amis.

C’est même pire que ça: ce qui intéresse, ce n’est pas qu’un homme ait tué sa compagne, c’est qu’il ait menti. Alors que je m’attendais à ce que l’on cite au moins quelques noms des autres femmes tuées récemment par leurs conjoints, le spécialiste justice de France 2 a bel et bien évoqué deux autres affaires: Véronique Courjault (mère infanticide) et Patrick Henry (enlèvement et meurtre d’un enfant). Le point commun avec Jonathann Daval? Ils avaient aussi menti.

Alexia Daval a été tuée par son conjoint en octobre 2017. Exactement comme Céline, Catherine, Marielle, Corinne, Yamina, Marine-Sophie, Emmanuelle. Mais dans les rédactions de France 2 et TF1, personne n’a pensé à faire le parallèle.

Vous allez me dire: «Mais c’est parce que cette histoire est hors norme». Les remarques psychologisantes sur Jonathann ne disent pas autre chose que «il est exceptionnel». Comme si cette affaire était exceptionnelle. Un mari a tué sa femme: ce n’est pas exceptionnel et ça mérite mieux que des «experts» qui dissertent comme s’ils étaient l’agent Ford dans Mindhunter.

Alexia Daval, une victime parmi toutes les autres

 En quoi l’affaire Daval est-elle plus extraordinaire que celle de Jennifer, 31 ans, mère de deux enfants et portée disparue en Corse en février dernier, dont on a retrouvé le corps au fond d’un ravin au bout de deux mois de recherche, avant de découvrir que c’était Loïc, 31 ans, son ancien compagnon, qui l’avait étranglée et avait déplacé son cadavre? Ou celle de Bernard, 70 ans, qui a étouffé son épouse Jacqueline, 69 ans, avant d’enterrer son corps dans leur jardin et de signaler sa disparition en insistant bien sur le fait qu’elle était dépressive… C’était le mois dernier. Un homme qui tue sa compagne –ou son ex-compagne– et qui ment, ce n’est pas un scoop.

Je sais que c’est la piste de la joggeuse en début d’enquête additionnée au côté «feuilletonnant» de l’affaire Daval qui a entraîné un traitement sous l’angle du pur fait divers. Mais le rôle des journalistes, c’est aussi de remettre en perspective les faits. Or la mise en perspective ici, c’est de dire qu’il s’agit d’un homicide conjugal, et plus exactement d’un féminicide. C’est sortir du cas particulier pour, au minimum, rappeler le nombre de victimes par an. Il y a une responsabilité à insister sur le fait que ça arrive plus souvent qu’on ne le pense, que ça touche tous les âges et tous les milieux sociaux.

Alexia Daval est une victime parmi toutes les autres. Elle n’a pas été tuée par un serial killer, mais ce n’est effectivement pas la seule victime. Elles étaient au moins 110 l’an passé. Comment personne dans les JT n’a pensé à traiter la chose sous l’angle de ce que c’est: une femme tuée par son compagnon ou ex-compagnon?

Jeudi matin, une femme de 46 ans a été abattue au fusil de chasse par son ex-compagnon, sous les yeux de sa fille de 7 ans.

Lundi, une femme de 43 ans a été poignardée puis brûlée dans sa maison par son compagnon.

Mardi soir, une autre a été battue jusqu’à la mort par son concubin, leur enfant de 18 mois était présent.

Dimanche, une femme de 48 ans s’est fait tirer dessus par son ex-compagnon, son pronostic vital est toujours engagé.

C’était cette semaine. C’est ça qu’il y avait à dire «en plus» au sujet de l’affaire Daval.

J’ai l’air de jouer la donneuse de leçon et j’ai horreur de ça. Il nous arrive à tous de se planter. Mais pour s’améliorer, il faut se rendre compte des erreurs et se dire «ok, c’est la dernière fois qu’on se loupe à ce point-là».

Lettres depuis la taule des femmes de Rennes

(Article publié vendredi 2 février sur Indymedia Nantes et mis a jour ce samedi 3 février)

Voici 3 lettres écrites depuis la taule des femmes de Rennes pendant ce mois de janvier 2018, qui viennent parler de la situation actuelle à l’intérieur (avant et pendant la grève des maton.ne.s).
Dans cette période où les maton.ne.s (et leurs syndicats) prennent toute la place avec leurs discours réacs et sécuritaires, dans la rue comme dans les médias (qui relaient allègrement leur vomi), on voulait rendre visible ces lettres de Maïté et Marina, enfermées au Centre Pénitentiaire pour Femmes.On publie ces lettres, parce qu’au delà de ce contexte particulièrement dégueu, on voit toujours du sens à briser le silence, à exprimer notre rage et notre solidarité directe, avec les moyens qui nous semblent pertinents et par l’auto-organisation, pour la destruction de toutes les prisons et du monde qui en a besoin.En parallèle, et parmi d’autres réactions un peu partout en france, le 25 janvier, 76 détenus de la taule pour hommes de Vezin refusaient de retourner en cellules. Les grilles des cours ont été forcées et deux débuts de feux ont été déclenchés.Vive la révolte ! Liberté pour tou-te-s !
Lettre de Maïté de mi janvier: Ces derniers temps, on a beaucoup entendu parler du CPF de Rennes.Ainsi, on a pu lire dans le quotidien Ouest-France du 27 décembre 2017, un article complet sur des faits intervenus dans cette prison, illustré par une grande photo en couleur; et que des surveillantes ont manifesté à la porte de cette prison puisque, selon eux et elles, la vie entre ces murs est devenue très dure. Très dure pour le personnel pénitentiaire, bien sûr! La cause de tout ce désordre est soit-disant une détenue, une femme extrêmement dangereuse.Je connais bien la vie en prison. J’ai connu, et très vite apprécié, cette femme que la pénitentiaire persiste à qualifier de violente et dangereuse. La direction du CPF l’accuse de semer la peur chez les surveillantes, de vouloir les agresser et d’avoir tenté de s’évader (!). Si les conséquences de ces accusations n’étaient pas si graves pour elle, on serait tentée d’éclater de rire tant ces assertions dignes d’un scénario hollywoodien sont absurdes.Une femme, seule, enfermée dans une cellule peut facilement perdre son sang-froid face à une institution qui a carte blanche pour punir et réprimer en toute impunité (et qui est faite pour cela).Nous avons toutes été témoins de la persécution et l’acharnement de l’Administration Pénitentiaire sur cette femme, laquelle a passé les derniers mois entre le confinement dans sa cellule, le QD (quartier disciplinaire), le D1 (une division de 20 cellules vidée de toute autre occupante à l’exclusion de la détenue maintenue en isolement total) et l’UHSA (unité psychiatrique réservée aux détenu.e.s du centre hospitalier Guillaume Régnier). Étant en fin de peine et voyant s’enchaîner punition sur punition, cette femme a tout simplement pété les plombs car sa situation était insupportable.La direction du CPF l’accuse également de fumer des joints et de posséder un téléphone portable. L’hypocrisie du système par rapport à ces deux questions m’insupporte tant elle est absurde, aberrante et agaçante.En premier lieu, la drogue. Il faut savoir qu’en prison, c’est un véritable fléau. Cependant, il faut savoir que le principal et plus gros dealer en prison est le service médical. En effet, contrairement à celles qui se procurent par leurs propres moyens leur hasch pour se faire un joint, l’UCSA fournit et distribue en toute légalité les drogues les plus dures, celles qui font le plus de dégât, des substitutifs de l’héroïne et de la cocaïne, avec l’entière complicité de l’AP car cela lui sert à isoler, à contrôler, à annihiler et à soumettre les prisonnières.En second lieu, le téléphone. Arrêtons le délire. Ils nous parlent de « maintien des liens familiaux » et de « réinsertion ». L’AP a signé un contrat avec une société (SAGI) qui à l’abri des murs, hors de la portée de toute concurrence et avec la complicité du système judiciaire organise un véritable racket des détenu.e.s. Les communications sur un téléphone en France sont excessivement chères… et je ne parle même pas de celles qui avons nos familles à l’étranger. Tous les êtres humains ont besoin de communiquer. Tous les êtres humains ont besoin d’affection, encore plus lorsqu’on est seule, enfermée, sans défense, loin de sa famille et dans une situation pécuniaire difficile.Cette femme toulousaine était à des centaines de kilomètres de chez elle, sa famille ne pouvait pas se permettre de venir la voir très souvent. Elle avait demandé à plusieurs reprises le transfert vers le sud mais ils l’ont jamais accepté, comme punition pour son, soi-disant, mauvais comportement (mais pour la punir de son pétage de plomb, la décision de transfert disciplinaire à Nantes a été prise, validée et appliquée en toute vitesse). Elle voulait, donc, maintenir les liens familiaux et amicaux avec un téléphone portable.La direction du CPF, même si elle ne le dit pas publiquement, l’accuse aussi d’être une femme arabe musulmane et d’être fière de l’être. La prison républicaine française ne pardonne pas celles qui veulent vivre librement et dignement leurs croyances religieuses. Je veux dire, leurs croyances religieuses musulmanes. Car lorsqu’on est catholique ou protestante, exercer sa liberté de culte est beaucoup plus facile entre ces quatre murs. Dans cette prison laïque, il y a trois sœurs catholiques, voilées, qui circulent tous les jours dans les cursives ou dans les divisions clef dans la main (je n’ai jamais vu d’aumônière musulmane en division). De même, à l’intérieur du CPF il y a une chapelle digne d’un village (avec ses curés, ses messes, ses célébrations et même ses visites d’évêques). Mais si une femme musulmane veut sortir de sa cellule avec la tête voilée, elle aura au nom de la laïcité un Compte Rendu d’Incident (CRI) qui l’expose à des sanctions disciplinaires et plus, à une accusation de radicalisation (!).L’AP ne lui pardonne pas non plus qu’après des années d’emprisonnement elle n’ait toujours pas baissé la tête et ployé le genou. Ils n’ont pas réussi à la convaincre que leur loi et leur morale est la bonne. Elle a continué à s’insurger face aux injustices, à rester solidaire et gentille avec ses amies détenues. Elle ne balance pas, elle ne collabore pas avec eux. Tout cela est à leurs yeux impardonnable et, pour cette raison, ils s’acharnent sur elle. Les surveillantes, non contentes de cela et avides de prétextes pour augmenter les effectifs et la répression en détention, manifestent devant la prison pour pleurnicher sur la dangerosité de leur boulot.Mais le cas de cette femme est symptomatique de ce qui se passe dans les prisons française. Comme le dit une autre femme qui a très bien connu les geôles françaises « la prison est une entreprise de destruction sociale ». À mon sens, le mal-être des surveillantes est justement la conséquence directe de l’augmentation de la répression et la déshumanisation croissante dans les prisons françaises. Elles demandent plus de sécurité lorsqu’elles créent elles-mêmes les conditions d’insécurité; et cela veut dire pour nous les prisonnières, la dégradation croissante de nos conditions d’incarcération qui sont en fait nos conditions de vie. Nous savons toutes que plus d’oppression et plus d’humiliations se traduit par plus de rage et plus de violence.J’ai voulu par cette lettre témoigner de mon indignation et réécrire l’histoire pour donner la véracité des faits. Je vous remercie de me donner l’opportunité d’informer de la réalité carcérale en prêtant votre attention et votre oreille à la voix et à la version de quelqu’un qui y vit. Maite
Lettre de Maïté du 20 janvier: J’affirmais dans ma lettre précédente que plus de sécurité pour eux suppose la dégradation de nos conditions de vie. Nous avons pu vérifier cette affirmation avec les dernières protestations des surveillantes. Ça tombe bien pour eux, le gouvernement a maintenant le prétexte parfait pour mettre en place davantage de mesures répressives.Mais je voudrais surtout dénoncer leur façon de faire la grève, en tout cas dans cette prison, car les seules personnes qui avons subi les conséquences du blocage avons été les détenues et nos familles. En effet, ils ont empêché l’entrée aux médecins, aux personnes qui s’occupent du travail en détention, aux intervenants éducatifs et culturels, ainsi qu’aux proches qui sont venus nous rendre visite aux parloirs. Cependant, toutes les surveillantes, la hiérarchie pénitentiaire, Monsieur le Directeur, le personnel de la Direction Inter-régionale et tout le reste est bien entré. Et après ils et elles, les grévistes, se réclament comme étant des travailleurs et travailleuses qui luttent pour leurs droits.J’estime qu’une « lutte » qui est destinée à nuire (un peu plus) la vie aux personnes qui sommes enfermées et sans défense possible est quelque chose de lâche et de misérable. Je dénonce aussi l’hypocrisie de tous ceux et celles qui s’érigent comme « défenseurs de la loi ». Si c’était nous qui étions révoltées face au manque de travail, manque de parloirs, etc. en ce moment nous nous trouverions toutes au Quartier Disciplinaire, avec le conséquent retrait de remise de peines qui prolonge notre temps d’incarcération… eux, elles, les surveillantes, n’ont pas manqué un seul jour de salaire.Je voudrais aussi souligner le cas de notre camarade Marina. Le 15 janvier elle avait une visite de 24 heures dans le cadre des Unités de Vie Familiale. Sa famille est venue de Barcelone et elle n’a pas pu entrer à cause des blocages, même après avoir essayé d’expliquer leur situation au piquet de grève de la porte. Ainsi, sa famille a passé trois jours et deux nuits sur Rennes, à attendre devant la porte de la prison pour, finalement, se voir l’entrée refusée. Ceci est, encore une fois, conséquence de la politique de dispersion que les États espagnol et français appliquent contre notre collectif (le Collectif des Prisonniers et Prisonnières Politiques Basques). Sa famille a été victime également de ce système carcéral qui cherche constamment la punition et l’humiliation des prisonnières.Toute cette spirale répressive ne servira qu’à empirer la situation dans les prisons françaises. La rage et la violence augmenteront et la sensation d’insécurité grandira pour tout le monde. Je pense qu’il n’y a pas d’autre solution que de repenser et d’organiser une vraie alternative à ce système carcéral. Maite
Lettre de Marina de la fin janvier: Le 15 janvier a commencé un mouvement de maton.ne.s dans toutes les prisons de l’État français pour protester, soi-disant, pour le manque de mesures de sécurité dans les établissements pénitentiaires et dénoncer l’agression que quelques surveillant.e.s ont subi à la prison de Vendin-le-Vieil par un prisonnier. Les maton.ne.s se sentiraient ainsi en danger, elles manqueraient d’effectifs et d’instruments répressifs pour faire face aux prisonnièr.e.s qui les agressent; elles ne se sentiraient pas valorisé.e.s socialement, ils manqueraient d’amour et de compréhension de la part de leurs semblables, lesquel.le.s ne comprendraient pas leur rôle sociale; mais elles se feraient maltraiter aussi par l’État, lequel, en les sous-payant, n’apprécierait le grand service qu’elles rendent à la société en gardant les méchant.e.s à l’écart, hors de la vue des gens honorables.Les maton.ne.s ne sont pas des ouvrièr.e.s, ils et elles sont des agents actifs dans la protection et préservation d’un système qui protège les riches et enferme les précaires. L’amélioration des conditions de travail qu’elles réclament ne sont autre chose qu’un manifeste à faveur d’un modèle de société basé sur la sécurité. Mais pas la sécurité d’avoir une vie digne et épanouie; ni la sécurité de pouvoir arriver à la fin du mois avec suffisamment de ressources matérielles; non plus la sécurité de ne pas manquer de logement ni de nourriture ni de chauffage; ni la sécurité de ne pas se faire arrêter, contrôler ni tabasser dans la rue à cause de la couleur de ta peau, de ton idéologie, ta religion ou ton orientation sexuelle. La sécurité qu’elles défendent est basée sur le contrôle, la haine et la peur, elles demandent plus de caméras de vidéo-surveillance, plus de fouilles, plus d’armes, plus d’effectifs, plus de barbelés, plus d’isolement, plus de discrimination, plus d’obéissance.En prison nous vivons enfermées ce qui est en soi une mesure inhumaine d’une grande violence, mais nous vivons aussi sous la menace permanente. Au moindre incident ou montée de ton dans une discussion les matons débarquent à plusieurs, on se fait vite entourer d’uniformées prêtes à intervenir. Ils disposent de menottes, de casques, de boucliers, de la force brute, du nombre, de la menace. En cas de nécessité il y a aussi les ERIS, plus entrainés et avec plus de moyens. Un incident banal peut faire objet d’un CRI (compte rendu d’incident) lequel entraine un passage en commission disciplinaire. Les sanctions dont elles disposent sont bien connues: confinement, mitard, isolement, transfert disciplinaire, piqures d’anxiolytiques… La machinerie répressive dont ils disposent, donc, n’est pas négligeable. Cependant, toutes ces mesures se sont avérées complètement inefficaces puisque… les matonnes continuent à se faire agresser. Alors la solution passerait par les endurcir, les incrémenter, peut-être avec des Tyzer se sentiraient-elles mieux? Et pourquoi pas un boulet attaché au pied? Une caméra de gaz calmerait-elle les récalcitrantes? En réclamant plus de moyens, ils réclament plus de contraintes pour nous, les prisonniers et les prisonnières, ce qui entraine plus de tensions, plus de rage, plus de violence.Les surveillant.e.s de prison (conjointement avec les autres forces répressives) sont ceux et celles qui font le sale boulot aux états. Sont celles qui font que la machine tourne. Elles sont complices des politiques gouvernementales qui génèrent davantage d’inégalités et, donc, poussent aux pauvres et aux exclu.e.s à la débrouille, à la lutte pour la survie, à la lutte pour le changement social. Elles sont agents actifs dans la défense du modèle patriarcal qui enferme les femmes qui se sont défendues des attaques machistes, celles que s’écartent de leur rôle imposé de mère et d’épouse. Ils se plaignent de faire un boulot qui n’est pas valorisé socialement mais… comment veulent-ils qu’on valorise celui ou celle qui enferme des êtres humains dans des cages? Les tortionnaires, eux non plus, ne sont pas bien vus; par contre, tout le monde apprécie la boulangère du coin… il n’y a rien d’étonnant là-dessus, c’est plutôt une bonne nouvelle!Avec les blocages des prisons les maton.ne.s ont fait une déclaration de guerre aux prisonnier.e.s. Elles se sont attaquées à toutes les choses qui nous touchent de près dans notre quotidien: Elles nous ont laissé sans parloirs, punissant au passage nos proches qui se sont déplacé.e.s pour rester à la porte ou qui ont vu le temps de parloir réduit considérablement. En empêchant l’entrée des intervenant.e.s elles nous ont laissé sans activités, sans formations ni travail, si on peut appeler « travail » à l’esclavage légal que s’applique en prison. En empêchant l’entrée aux docteurs, psys et infirmier.e.s (sauf une docteur et une infirmière) elles nous ont laissé sans soins ni médicaments. En bloquant l’entrée des fournisseurs elles nous ont laissé sans pain, sans cantines, sans produits frais, sans fruits et légumes. En retardant les mouvementnas elles ont raccourci les horaires de promenade et de sport ou les ont carrément supprimés.Elles ne se sont pas attaquées à leur hiérarchie ni au fonctionnement de l’institution en ce qui concerne la question sécuritaire. Elles n’ont pas laissé les portes ouvertes ni n’ont menacé de le faire. Tout le personnel pénitentiaire est bien entré, ils continuent à nous enfermer dans les cellules, à faire des fouilles, à nous faire passer sous le portique, à faire des CRI… la machine fonctionne. C’est étonnant le zèle qu’elles apportent à leur tâche. Ils défendent le règlement et l’institution comme si c’était leur maison ou leur famille. Or… elles défendent quoi ou qui, au juste? Un État qui les considère comme un pion de plus et qui n’est même pas en mesure de leur garantir une pension digne pour la retraite? Mais c’est beaucoup plus facile de s’attaquer aux plus démunis, à celles qui ont les bras liés, à celles qui sommes ici retenues en otage, impuissantes de voir qu’elles peuvent faire ce qu’elles veulent et qu’ils bénéficient de totale impunité.En effet, touts ceux qui s’érigent en défenseurs de la loi et de l’ordre, qui sont prêts à intervenir avec l’usage de la violence au moindre mouvement collectif de notre part, bloquent l’entrée sans que personne intervienne, elles sont au-dessus de ça, c’est gratuit. Ici c’est chez eux, nous ne sommes que des pièces à utiliser pour leur tour de force. Et c’est justement ce qu’ils cherchent: Nous pousser au bout, nous énerver, nous faire exploser de rage. Tout d’un coup les nouvelles d’agressions de surveillant.e.s se multiplient dans les médias fidèles au régime. Le voyez-vous? Voyez-vous comment c’est dangereux en prison? Quelles bêtes devons-nous garder? Elles aimeraient qu’on mobilise nous aussi, que ça pète ici pour donner de l’ampleur à leur mouvement. Nous nous trouvons coincées au milieu. D’un côté le besoin de répondre, de ne pas se laisser faire; de l’autre, le besoin d’agir intelligemment pour ne pas tomber dans leur manège, de ne pas agir comme ils le voudraient. Nous avons choisi de leur rappeler à chaque instant que nous sommes en colère, qu’on les méprise profondément, que ce qu’ils font nous dégoute et qu’on n’oublie pas, qu’après on se croisera tous les jours et que, à la fin, on récolte ce qu’on sème. Avec la rage au ventre, Marina

Les musulmans, la France et la sexualisation de la culture nationale

« Sexagon » de Mehammed Amadeus Mack

Refusant de choisir entre la « libération » que la France veut leur imposer et la « répression » qui serait inhérente à leur religion, de nombreux musulmans inventent de nouvelles pratiques sexuelles et de genre.

Le 9 janvier, Le Monde publiait une série d’articles à propos de l’affaire Weinstein aux États-Unis — la révélation d’abus sexuels par le magnat du cinéma Harvey Weinstein et le torrent d’accusations contre d’autres hommes qui a suivi avec le mouvement #MeToo. Le politologue Olivier Roy, arguant que c’est la culture, et non la nature, qui explique le mauvais comportement des hommes, citait les événements de Cologne de 2016 pour rappeler à ses lecteurs qu’on était passé de l’agression sexuelle par des hommes musulmans à celle opérée par des « hommes occidentaux. »

Dans le même numéro du journal, un groupe d’une centaine de femmes éminentes défendait ces « hommes occidentaux », établissant une distinction entre le viol et la drague insistante ou la galanterie. « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », écrivaient-elles, dénonçant comme « puritaine » et relevant de la « morale victorienne » l’idée que la drague, même « insistante ou maladroite » pourrait constituer un harcèlement indésirable. L’article ne tenait pas compte du fait que les questions liées à l’emploi sont souvent en jeu — l’exercice d’un pouvoir masculin qui force des employées à se soumettre à des rapports sexuels ou les humilie. Au lieu de cela, elles se sont précipitées pour défendre une opinion répandue qui fait de la séduction l’un des traits durables et (pour certains) attachants de l’identité nationale française.

Une « mission de civilisation sexuelle »

La défense d’« une liberté d’importuner » ne faisait pas directement référence aux agresseurs masculins de Cologne, mais c’était implicite. Derrière, la crainte que la « soumission » à l’autorité islamique ne menace la France. Ceux qui encensent la séduction et la galanterie opposent la liberté sexuelle française aux pratiques répressives supposées dictées par l’islam (la Galanterie française de Claude Habib, publié en 2006, en est un bon exemple). En fait, leur conception de la sexualité est devenu un test-clé de l’aptitude des Maghrébins et des ressortissants des pays d’Afrique de l’Ouest à s’intégrer à la nation française. Comme le note Mehammed Amadeus Mack dans Sexagon, « la sexualité est apparue comme un nouveau champ de bataille dans les débats publics quant à savoir si l’immigration d’après-guerre en provenance des anciennes colonies a érodé l’identité française. » (p. 2)

Mack partage l’idée que beaucoup d’entre nous se font de la façon dont ce contraste entre l’islam et « la France » obscurcit les complexités des deux côtés. Il présente de façon fascinante et détaillée des conceptions de la sexualité et des pratiques sexuelles qui demeurent cachées dans les représentations dominantes. Il analyse la façon dont « les minorités africaines et arabes en France se sont écartées ou ont dévié des visions normatives françaises de la sexualité, hétérosexuelle comme homosexuelle ». (p. 2) Il se concentre sur les habitants des « banlieues » et leurs manières de résister à ce qu’il appelle une « mission de civilisation sexuelle », par quoi il entend non seulement les injonctions dominantes de la séduction hétérosexuelle, mais aussi les idées émancipatrices des élites homosexuelles blanches françaises — le « communautarisme » qui définit leur conception universaliste de la libération sexuelle. Dans son livre, il retourne l’accusation habituelle de communautarisme portée contre les musulmans contre les vues normatives françaises.

Les sources de Mack sont nombreuses : le style « viril » adopté par les filles comme par les garçons dans les cités et la fluidité sexuelle qu’il produit ; des lectures alternatives de diagnostics psychanalytiques de « familles brisées » ; une fiction qui dépeint une vie érotique plus complexe dans les banlieues que celle dépeinte dans la presse française ; un cinéma « ethnique » qui s’accorde également à la complexité de manière différente de l’opinion majoritaire ; et la pornographie dans sa mise en scène du désir mêlé des Arabes et des Français : « il apparaît clairement que les forces qui divisent ces communautés sont aussi la clé de leur réconciliation érotique » (p. 267).

Sexagon présente de nombreuses objections intéressantes aux stéréotypes sur la sexualité musulmane. L’une d’entre elles est qu’il est faux de décrire ces communautés comme homophobes. Mack refuse aussi l’opposition modernité/tradition, et insiste au contraire sur le fait que ce qu’il décrit est la quintessence de la modernité : un combat contre des pratiques dominantes qui ne repose ni sur les diktats du Coran ni sur les enseignements des aînés, mais qui est une expression des réalités de la vie des minorités, de pratiques qui font sens dans un contexte de discrimination et de besoin de solidarité. Ainsi écrit-il que le choix des homosexuels musulmans/arabes de rester cachés n’est pas un compromis avec la répression religieuse, mais une forme de dissidence « non seulement de la culture visuelle gaie dominante et de l’impératif d’hyperexposition, mais aussi des accords entre les minorités et le courant dominant qui mettent la diversité sexuelle minoritaire sur la voie de l’homogénéisation et de la stabilisation… L’invisibilité, dans ce contexte, signifie rester un peu plus longtemps dans un espace non réglementé de la diversité sexuelle, libérateur ou pas » (p. 15). Et il n’ y a pas que cela : « Les clandestins immigrés et les clandestins sexuels peuvent se ressembler, dans la mesure où les uns comme les autres cherchent à échapper à la surveillance d’une autorité souvent critique, que ce soit celle de la police ou celle de la modernité sexuelle. » (p. 269)

Nouvelle vision des pratiques des immigrés

S’il y a des critiques à faire à ce livre, c’est qu’il est trop long, souvent répétitif et parfois déroutant, surtout lorsqu’il s’intéresse à ceux qui ont contribué aux stéréotypes de la vie dans les banlieues en ne décrivant que des familles dysfonctionnelles et des adolescents délinquants, et en prenant à tort des normes inconnues et des comportements dissidents pour de la pathologie. Au mieux, l’argumentation de Mack à leur propos est claire, mais parfois les lignes de désaccord sont floues. Dans le chapitre sur la psychanalyse, par exemple, il devient difficile de comprendre qui il critique et pourquoi, puisque certains de ceux avec qui il semble être en désaccord (par exemple la discussion de Tahar Ben Jelloun sur l’impuissance des hommes immigrés) corroborent certains de ses propos sur la nécessité de prendre en compte l’expérience sociale et économique. Dans ce chapitre également, les distinctions de Mack sont difficiles à suivre : est-ce la psychanalyse tout court qu’il condamne ou ce qu’il appelle alternativement et confusément la psychanalyse « conservatrice », « officialisée » ou « républicaine » ? Et on peut se demander quelle théorie psychanalytique a influencé ses propres lectures de l’érotisme, du désir, du fantasme et des possibilités politiques de la pornographie.

Ces objections mises à part, l’ouvrage est important parce qu’il se concentre non pas tant sur les raisons des fausses représentations françaises des populations « immigrées » — ce que beaucoup d’entre nous ont fait depuis longtemps —, mais sur les sexualités créatives, imaginatives et ingénieuses produites par ces populations, qui contribuent à « queeriser » (remettre en question) les paradigmes sexuels dominants, même ceux jugés transgressifs. Face à un discours déjà sexualisé à leur sujet, Mack démontre qu’ils ont « une sexualité liée de façon créative à la race, à la religion et à la classe d’une manière qui conserve leur intersectionnalité » (p. 269). Sexagon dévoile ainsi une nouvelle vision des sexualités musulmanes qui devrait clore définitivement la discussion sur « leur » répression versus « notre » libération. C’est cela, surtout, qui fait la grande valeur de ce livre.