Note de lecture
Jean Stern, Mirage gay à Tel Aviv, éditions Libertalia – on peut emprunter ce livre à la bibliothèque d’Agate, armoise et salamandre, 13 rue des Cordeliers, 04300 Forcalquier (ouverture le samedi de 16 à 19h00 et le lundi de 10 à 13h00).
En Tchétchénie, on persécute les homosexuels. Voici peu de jours, la radio rapportait que le gouvernement turc faisait tirer à balles en caoutchouc sur la Gay Pride place Taksim. Ces horreurs ne se produiraient certes pas en Israël. En effet, le pays est devenu « gay friendly ». C’est ce que nous rapporte Jean Stern dans ce Mirage gay qui est une enquête rondement menée sur l’entreprise de pinkwashing lancée par l’État israélien afin de séduire et d’attirer les homosexuels du monde entier. L’énoncé peut paraître caricatural, mais il ne l’est pas du tout. Nous avons bien affaire ici à une hénaurme opération de com’, comme aurait dit le père Ubu et qui, ce qui ne gâte rien, alimente aussi la pompe à phynances… « Lancée en 2009, la conquête publicitaire des gays aura pour cadre une opération plus globale, Brand Israel, “Vendre [lamarque] Israël”. Principe de base : faire oublier l’occupation de la Palestine, voire son existence. » Le concepteur de l’opération est un diplomate , Ido Aharoni, qui a travaillé aux États-Unis avant de revenir au ministère des Affaires étrangères à Jérusalem. Il expose ainsi sa stratégie : « Chasser de l’esprit mondial le mur de séparation, Jérusalem et les hommes en noir, l’aspect guerrier et religieux du pays[1] » et « faire du Web un allié » – en investissant pour cela tout l’argent nécessaire.
Aharoni pourra s’appuyer pour ce faire sur l’étude de l’image du pays offerte en 2005 à Israël par l’agence Wunderman, filiale de Young & Rubicam. Une image « épouvantable dans le monde entier », et qui va alors se dégradant y compris dans des pays considérés comme « amis » (États-Unis, pays scandinaves, Italie, Pays-Bas) : « Les gens n’ont pas envie de se rendre en Israël [qu’ils assimilent] à un pays en guerre dans une région dangereuse. » Wunderman repère tout de même des points forts : « la high-tech, associée à un “monde ouvert”, et le mode de vie à Tel Aviv ». Mais la high-tech, c’est d’abord et avant tout l’industrie militaire et sécuritaire, très en pointe effectivement, au point d’exporter 80% de son chiffre d’affaires. Lucratif mais pas très glamour, comme le souligne Jean Stern : « Personne ne s’amourache d’un pays pour ses missiles connectés et sa maîtrise de la surveillance de masse […]. » Tel Aviv, donc. L’idée d’Aharoni est d’en faire une sorte de Rio de Janeiro proche-oriental : « Quand les gens pensent au Brésil, ils ont en tête l’image d’un pays où l’on peut s’amuser et faire la fête, la samba, le carnaval de Rio, les plages. Pourtant, ce pays est un des plus dangereux du monde pour les touristes[2]. » Et de rêver Israël associé, grâce à la vitrine de Tel Aviv, « aux cafés, aux plages et aux jolies femmes ». On voit que notre diplomate, hétéro et père de famille, n’a pas d’emblée pensé au public gay. C’est un de ses collègues qui a aussi été en poste aux États-Unis qui en aura l’idée. Il dira même qu’il vaut mieux vendre « la vie gay plutôt que la vie de Jésus aux libéraux gays américains ». La cible est identifiée : une clientèle riche en devises mais aussi en capital social.
La machine se met véritablement en route en 2007. Tzipi Livni, ministre des Affaires étrangères crée cette année-là une « cellule pour piloter le marketing du pays, la “Israel Brand Management Team” », dirigée par Aharoni. Saatchi & Saatchi, grosse agence de pub internationale, lui offre gracieusement ses services, dont le premier consiste à remplacer le slogan jugé ringard et clivant « The Jewish Heritage » par « Innovation for Life » pour caractériser le pays. La Brand Management Team renforce les moyens des offices de tourisme en Europe et aux Etats-Unis, lance des campagnes de pub dans le monde entier, finance des sites qui donnent une image lisse, pacifiée, bref attractive du pays (par exemple, en France, coolisrael.fr) et enfin organise en 2010 une conférence « à l’iDC d’Herzliya, la principale université privée du pays, mélange de Sciences Po et de HEC » sur le thème : « Gagner la bataille de la narration. » Il s’agit de présenter Israël comme un pays « fun et créatif », loin de toute idée d’occupation de territoires, de colonisation, bref de guerre et de violence.
Tel Aviv est comme prévu en pointe de l’offensive. La ville adopte d’abord un slogan qui « sonne bien aux oreilles des branchés et des gays, souvent oiseaux de nuit » : « La ville qui ne dort jamais. » Dans la foulée, elle finance la création d’un centre gay et lesbien pour « fédérer et évidemment encadrer le tissu associatif. » Non seulement elle investit 750 000 euros dans le bâtiment, mais elle prend en charge le budget de fonctionnement avec onze salariés. Tel Aviv organise aussi en 2009 le congrès annuel de la International Gay and Lesbian Travel Association : « Plus de quatre cents participants répondent présents et sont traités aux petits oignons. » Enfin, la municipalité et le ministère du Tourisme « décident conjointement d’investir 80 millions d’euros dans une campagne mondiale de marketing à destination des gays et lesbiennes. » La conception est confiée à Outnow, « un cabinet spécialisé dans le marketing gay basé aux Pays-Bas qui travaille pour des marques comme Orange, IBM, Lufthansa, Toyota ou des villes comme Berlin, Vienne et Stokholm. »
Et tout ça fonctionne à merveille. Jean Stern décrit la « Semaine de la fierté » de Tel Aviv, et les réponses évasives des touristes gays à ses questions autour des territoires occupés et des Palestiniens : « Oh, je ne sais pas trop, c’est compliqué… » « It’s complicated » est la réponse à toute interrogation qui dépasse le cadre de la rencontre homosexuelle. L’un des ingrédients de la réussite de ce pinkwashing est le recyclage d’une certaine tradition « orientaliste gay » : les fantasmes autour de l’homme arabe. Cela peut paraître paradoxal au premier abord, mais cela ne l’est pas vraiment. En fait, il n’y a plus vraiment d’« homme arabe » disponible, voire docile, aujourd’hui – ceux des pays musulmans comme ceux des banlieues métropolitaines apparaissent comme plutôt dangereux aux yeux des bourgeois gays. Il est bien fini, le joli temps des colonies. Enfin, presque, puisqu’il en survit quelques-unes parmi lesquelles Israël occupe une place de choix… Ce n’est pas la moindre perversité de l’opération que d’utiliser – avec ou sans leur consentement – les jeunes gays juifs sépharades et palestiniens comme appâts sexuels pour les « homonationalistes » CSP+ et CSP++ blancs qui débarquent par charters entiers dans ce pays ou l’armée elle-même donne l’exemple en diffusant des photos de soldats qui déambulent en se tenant tendrement par la main…
Jean Stern rappelle aussi qu’à l’inverse, la même armée d’occupation n’hésite pas une seule seconde à se servir des informations qu’elle peut obtenir sur des homosexuels des territoires occupés : ainsi, l’unité 8200, brigade de surveillance électronique de l’armée, a pour objectif, entre autres, de « repérer des homosexuels et des lesbiennes » dont on pourra faire des collaborateurs en menaçant de dévoiler leur homosexualité à leur famille et à leur entourage – ce qui peut leur coûter la vie.
« Innovation for Life », disiez-vous ?
[1] Ce sont ses propres mots, extraits d’une interview du 20 août 2013 à AdAge.com.
[2] Dit-il à israelvalley.com le 1er juillet 2011.