Dessine-moi un éléphant

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Dessine-moi un éléphant

« Faut dire, elle est chiante aussi »

« Écoute, on a essayé hein, si elle y retourne, c’est qu’elle le veut bien »

« Elle le cherche, c’est pas possible »

« Je vais dire un truc horrible, mais elle le mérite franchement »

« Moi, je comprendrai jamais »

Je comprendrai jamais.

Évidemment qu’on ne comprend pas. Comment comprendre alors qu’on regarde l’éléphant dans le salon.

Les anglophones ont une expression délicieuse : « the elephant in the living room », l’éléphant dans le salon. Elle désigne cet étrange phénomène de truc énorme en train de se passer dans notre vie, mais sans que jamais ce ne soit dit, sans même qu’on s’en aperçoive. On tourne autour de l’éléphant dans le salon, on fait comme s’il n’était pas là.

Les invités, eux, en repartant, ou ceux qui passent devant la fenêtre, se font la réflexion entre eux : « Mais bordel ! Comment c’est possible de ne pas voir ce putain d’éléphant ?! »

L’incompréhension qui entoure les violences conjugales tient avant tout à ce qu’on les croit uniquement physiques. C’est faux, elles sont en premier lieu verbales, psychologiques. Ce sont les violences psychologiques qui entraînent l’aliénation, l’emprise et laissent le champ libre aux violences physiques, sexuelles, faute de quoi elles seraient immédiatement dénoncées – « dénoncées » dans le sens : vues comme inacceptables, refusées.

L’aliénation, la dépossession de soi. Évidemment que si vous êtes, je ne sais pas, dans la salle d’attente de votre dentiste, et qu’un parfait inconnu vous crache soudain dessus, vous allez vous lever et lui dire « Non mais qu’est-ce qui te prend, connard ?! » (version plus ou moins modulable dans le langage et dans les gestes selon le tempérament de la personne agressée) Évidemment. C’est si facile.

L’incompréhension générée par les violences conjugales se base sur deux fausses idées :

– les agresseurs (valable au sens large, quelle que soit l’agression) sont des monstres, inhumains et qui surgissent dans la vie d’une victime au détour d’une ruelle sombre, sans qu’elle ne l’ait jamais vu auparavant.

– un éléphant, ça fait 3 mètres de haut et pèse 7 tonnes dès sa naissance.

La première de ces fausses croyances s’appuie sur des mythes, ancrés socialement. Pour faire court : personne n’aime être responsable.

Pour développer : d’une part, il est plus rassurant que croire que les responsables de violences conjugales sont des êtres un peu anormaux, des personnes dénuées de tout sentiment, des bêtes, des sauvages, des pas-comme-nous. C’est rassurant sur notre propre nature d’être humain – nous, êtres humains, nous ne sommes pas capables de faire de telles choses, ça non. C’est rassurant sur notre nature d’homme – moi, homme, je ne suis pas capable de faire de telles choses, ça non. Ils ont eu des problèmes dans leur vie, leur enfance, cela a dû briser leurs repères ; c’est rassurant pour notre propre nature d’être humain avec des repères – moi, je ne suis pas capable de faire de telles choses, ça non ; c’est rassurant pour notre propre nature de parents – mes enfants, que j’élève avec brio, ne pourront pas faire de telles choses, ça non.

Ce mythe des gens bons d’un côté et des méchants de l’autre, abreuvé en permanence et depuis l’enfance par les dessins animés, les livres, les contes, les films, les mots des parents « Attention, ne parle pas aux inconnus, certains sont méchants » « Pourquoi il va en prison, lui ? — Parce qu’il est méchant », ce mythe rassure la société qui continue à tourner avec ses gens bons qui regardent dans les coins s’il n’y aurait pas quelques méchants.

D’autre part, il est beaucoup plus pratique de tourner sur ce manège-là plutôt que d’arrêter tous les poneys d’un coup pour se dire : Hey ? Mais ce sont nos enfants qui deviennent ces maltraitants, comment faire pour que ça ne se reproduise plus ? — Non mais c’est de la faute de leurs parents !! — Si c’est le cas, ces parents, ils ont été enfants aussi, je répète : comment faire pour que ça ne se reproduise plus ? Peut-on réellement prendre le temps de se pencher sur la question, de donner enfin les moyens, financiers, humains, matériels, à l’éducation, l’aide à l’enfance, aux parents, à la justice des mineurs, aux associations qui œuvrent en ce sens, plutôt que de mettre des pansements sur les plaies une fois faites ? — Euh… Pffff, allez viens, on fait repartir les poneys !!

La deuxième fausse croyance tient à ce qu’un éléphant, on le voit vachement mieux dans le salon d’un autre que dans le sien.

Une victime de violences conjugales peut rarement parler de ce qu’elle vit ou de ce qu’elle a vécu. Car elle doit affronter une autre forme de violence alors, celle du jugement. Quels que soient les interlocuteurs, rares sont ceux qui savent écouter.

Doutes, remises en cause du récit, accusations, engueulades, culpabilisations, fuites, mises en perspective déplacées, tout y passe. En tête de liste, l’incompréhension. « Mais je comprends pas… » Qu’est-ce qui n’est pas compris ? Pourquoi elle reste. Pourquoi elle ne part pas. Pourquoi elle n’a pas porté plainte. Pourquoi elle a retiré sa plainte. Pourquoi elle est retournée vivre avec lui. Pourquoi elle est tombée enceinte. Pourquoi, pourquoi, pourquoi.

En seconde place dans le top 50, l’amour. Si la victime de violences conjugales parle d’amour, l’interlocuteur ouvre de grands yeux, lève les sourcils, soupire, secoue la tête, dit « N’importe quoi putain ! », se tape sur les cuisses, fait des salto arrière, mange un oreiller. Parce que lui, il sait ce qu’est l’amour, et l’amour ce n’est pas ça.

Alors, fatalement, c’est qu’elle le veut bien. C’est qu’elle cherche ce qui lui arrive. C’est qu’elle aime ça. Qu’elle est perverse.

Vous avez déjà construit une maquette ? Un vaisseau Lego ? Une maison Playmobil ? Une cabane en rondins ? Un igloo avec des carrés de neige ?

On se souvient toujours de la première pièce. Le premier élément qu’on a placé. Les inaugurations de bâtiments se font en fanfare sur la première pierre. Personne ne vient voir ce qui se passe quand les ouvriers en sont au troisième étage à installer des milieux de fenêtres. Personne ne se souvient des éléments microscopiques de sa maquette d’avion, ceux qui allaient à l’intérieur et qu’on ne voit même plus. On se rappelle le commencement.

Une victime de violences conjugales se souvient toujours de la première fois. La première fois où elle s’est dit « Wow, c’est bizarre. » Une première dispute, bizarre, pour une raison bizarre, dans un lieu bizarre, sur un ton bizarre. Est-ce qu’on quitte quelqu’un qu’on aime parce qu’une dispute est bizarre ? Non, ce n’est pas suffisant. On avance avec, on fait une concession, c’est le principe du couple. Sur le premier élément, tordu, on en pose un deuxième, joli, coloré.

La première fois où elle a été gênée par ses propos, devant ses amis, sa famille, ses collègues. Elle lui en a parlé ensuite, il a reconnu que c’était déplacé, ça arrive à tout le monde, discussion de couple. On monte les éléments les uns sur les autres.

Le temps passe, éléments stables, éléments moins stables, l’ensemble monte. « Y a des hauts et des bas », c’est le principe du couple. Il y a surtout des moments forts. Il la place au-dessus de tout et de tout le monde, il lui dit des choses qu’elle n’a jamais entendues, qu’elle a besoin d’entendre, qu’il a besoin de dire ; elle est son unique amour, il ne vit que pour elle, elle est irremplaçable, il sera toujours là pour elle, s’opposera à quiconque lui voudra du mal, la défend envers et contre tout. Elle l’aime tout autant, elle seule sait qu’il est fragile malgré les apparences. Dans leur bulle, ils ressentent ce qu’ils avaient toujours eu besoin de ressentir. Sur les fragilités antérieures de l’un et de l’autre, le ciment prend, solide. Il coule sur les premières bases et amalgame l’ensemble dans un bloc compact. Impossible désormais de discerner quelle pièce provenait d’elle et laquelle venait de lui ; il n’y a que des éléments uniformes bétonnés. Les prochains seront préalablement trempés dans l’enduit « couple » avant même d’être mis en place.

La première fois qu’il sort vraiment de ses gonds. Qu’il hurle sur elle. Ces horreurs qui sortent de sa bouche, ces mots qui la sèchent sur place, qu’elle ne comprend pas ; la colère, l’indignation en elle, mais la question de savoir s’il l’aime encore alors, malgré tout ce qu’il a dit ; la culpabilité, car il l’a accusée de choses terribles. Le retour au calme, à la sérénité ; l’amour est toujours là, plus fort que tout, le bloc est toujours là, il s’en veut, il est désolé, elle est désolée aussi, oublions tout, le bloc est toujours là, c’est ça l’important, c’est ça l’important. Les nouvelles pièces posées dessus, qu’elle enfonce quand même, un goût amer dans la bouche. Ne pas donner raison à ceux qui lui ont dit qu’il était bizarre, pas fait pour elle.

Il la bouscule une première fois. Il la secoue. Il la gifle. Il était en colère, maintenant les colères elle les connaît, elles font partie du bloc bétonné, mais en voilà une nouvelle, plus forte, plus haute. « Y a des hauts, y a des bas » Elle pleure, elle dit que ça suffit, cette fois c’est trop, quelque chose en elle dit que c’est trop, elle part chez des proches et il pleure aussi, il a tout perdu, l’amour de sa vie, son unique amour, il s’en veut tellement, il ne comprend pas comment c’est arrivé, la faute au boulot, au stress, au manque d’argent, aux enfants, aux voisins, à l’hiver, à la crise, à l’alcool, au shit, au sommeil, aux jeux vidéo, la faute à pas de chance, il jure, il jure, il lui montre le bloc, c’est leur amour depuis tout ce temps, elle n’en a jamais eu d’autre comme ça, il ne sait pas vivre sans elle, il se sent mourir, il sait qu’il ne le refera plus, elle ne l’a jamais entendu aussi sincère, il lui manque ; le bloc lui manque, ailleurs elle ne sait pas quoi faire d’elle-même avec ses petits éléments pleins de béton qui ne s’encastrent nulle part. Elle revient. La construction s’élève, les pièces seront désormais rentrées en force.

Le temps a passé. La peur a tout envahi. Un seul objectif : la sérénité, sa sérénité à lui. Elle n’a plus aucune existence propre. Elle attend toujours que reviennent les hauts du début, les moments forts, ils étaient là, ils vont revenir, il suffit pour cela qu’il aille bien et ça reviendra. Sans qu’elle s’en aperçoive, tout s’est inversé, c’est elle désormais qui le protège lui, qui met tout en oeuvre pour le protéger. Que rien ne le contrarie, pour que la paix règne. Illusoire, elle est toujours brisée, il y a toujours quelque chose qui ne va pas, mais elle lutte pour la maintenir, elle n’a que ça en tête, c’est son seul et unique objectif, chaque jour, du moment où elle ouvre les yeux – avant lui – au moment où elle les ferme – après lui. En veille constante. Tout prévoir, tout anticiper. Penser à chaque phrase, chaque mot qu’elle dira, susceptible de lui déplaire. Pire encore : prévoir chaque mot que les autres pourraient dire, éviter ceux qui pourraient le déprimer, l’énerver, le rendre jaloux, éviter donc les personnes dont elle détecte qu’elles sont des déclencheurs, des dangers en paroles, en actes. Restreindre les interactions amicales, familiales, professionnelles, sociales ; tout restreindre pour avoir le moins de gens et de choses à surveiller, à anticiper. Tout devient pour elle l’objet d’une surveillance ; cercle vicieux sans fin : dans le but d’être tranquille, chaque moment est un sujet d’intranquillité. Un trajet en voiture : un lieu peut lui rappeler un souvenir dérangeant, elle lui parle pendant qu’ils passent devant, occupe son attention ; il zappe sur la télévision : une émission est susceptible de le déprimer, elle serre les dents en espérant que le présentateur ne dira pas des mots qu’il ne faut pas dire. Elle surveille son téléphone constamment ; s’il n’est pas là, elle tient le téléphone tout à côté d’elle et répond dès qu’il appelle pour qu’il n’ait pas à se poser de question, car il peut appeler dix fois, vingt fois de suite sinon. S’ils sont ensemble, elle ne sait plus quoi faire de son téléphone, est effrayée à l’idée qu’il sonne, elle ne donne plus son numéro à personne pour éviter qu’il trouve que qui que ce soit appelle trop. Elle gère toutes les sources de stress potentielles qui le font monter en pression : bruits des enfants, qu’elle berce, fait taire, emmène dans d’autres pièces, « Chuuuut, papa est fatigué » ; manque d’argent, elle cache les courriers de relance, elle ment, elle vole de l’argent ; repas prêts à l’heure et bonne cuisine, maison nettoyée, vêtements repassés, silence à table, que va-t-il vouloir ensuite, que pourra-t-elle faire pour être tranquille, elle veut juste être tranquille. Elle pense à autre chose quand elle lui donne ce qu’il veut, sexuellement. Accusée de le tromper, de mentir, d’être calculatrice, voleuse, responsable de ce qu’elle vit, de leur malheur, de celui de leurs enfants, elle sait, elle sait que ce n’est pas vrai, que c’est lui qui est responsable de tout ça… mais quand même, c’est vrai qu’elle lui ment, qu’elle calcule tout, qu’elle ne l’aime plus comme avant, alors oui elle est sans doute responsable, oui, sans doute… mais non ! ou peut-être… elle ne sait plus, elle veut juste être tranquille, tranquille, tout se passera bien si elle anticipe. Quand il est calme, tout se passe bien. Anticiper. En veille permanente.

Au milieu du salon, l’éléphant, flamboyant.

Ceux qui le voient de loin ouvrent de grands yeux hallucinés et s’exclament : « Mais pourquoi elle ne le voit pas ?!? »

Ceux qui le voient de près disent : « C’est pas évident de faire quelque chose… »

Si seulement c’était un inconnu, un monstre surgi tout à coup de nulle part dans la brume, elle pourrait le voir.

Mais comment voir ce qui est à côté d’elle ? Ce à quoi elle a consenti, pas à pas, au fil du temps ? Elle a dit oui, au début, elle a aimé, passionnément, elle se sent responsable, il n’arrête pas de le lui rappeler constamment, elle l’a voulu ce couple, elle l’a défendu, elle l’a construit, comment pourrait-elle voir ce qui n’était qu’une pièce, puis deux, puis trois et qui aujourd’hui est un putain d’éléphant dans son salon ?

Comme il est facile pour les autres de le voir maintenant qu’il est bien intégralement constitué.

On se souvient toujours de la première pièce. Mais on se souvient aussi toujours de la dernière. Le cockpit du vaisseau Star Wars, la porte qu’on découpe dans l’igloo, les jardinières de géranium aux balcons de la maison Playmobil.

Le moment où elle se dit « Non. C’est trop. C’est fini. »

Une énième humiliation. Une énième nuit sans dormir. Voir les larmes de ses enfants. Un coup plus fort qu’un autre, plus lâche qu’un autre. Les mots d’un proche, qui prennent du sens. Mille et une raisons.

C’est le début d’un autre chemin pour se retrouver.

Retrouver ses libertés, ses proches, ses goûts et dégoûts, ses envies, ses espoirs et ambitions, ses désirs, ses rêves… Et apprendre à vivre sans peur et sans culpabilité.

Au bout de ce chemin, tout au bout, il y aura une prise de conscience. Incarnée par une phrase de Stephen King – oui, l’auteur, comme quoi hein, tout peut arriver.

« Des gens qui observent depuis l’extérieur vont parfois demander : “Mais comment tu peux avoir laissé faire ça pendant aussi longtemps ?? Tu n’avais pas vu qu’il y avait un éléphant dans le salon ?!” Il est bien difficile pour une personne vivant dans une situation normale de comprendre la réponse la plus proche de la vérité : “Désolée mais il était là quand j’ai emménagé. Je ne savais pas que c’était un éléphant, je pensais qu’il faisait partie des meubles.” »

Jeunes, moins jeunes, qui êtes ou allez être en couple : faites attention à vos constructions. Arrêtez-vous de temps en temps, prenez le temps de réfléchir. Retournez-vous. Regardez votre salon.

Est-ce qu’il n’y aurait pas un putain d’éléphant dedans ?

Vous avez un doute sur ce que vous vivez ? Voici un dépliant qui pourra vous apporter des réponses : http://stop-violences-femmes.gouv.fr/IMG/pdf/depliant_violences_web-3.pdf

Il y a des associations près de chez vous pour vous écouter, vous aider, en voici une liste (cliquez sur la carte, ou à gauche sur votre région) : http://stop-violences-femmes.gouv.fr/-Les-associations-pres-de-chez-vous-.html