Tribune parue dans Libération du 5 novembre 2015
Samedi après-midi a eu lieu un événement historique : pour la première fois en France, une marche a été organisée par des femmes qui luttent au quotidien contre le racisme, des femmes qui sont en premières lignes, des femmes de terrain, des militantes. Militantes parfois malgré elles, parce que leur frère ou leur fils a été tué par la police, et qu’elles ont vu leur vie basculer. Une marche splendide, pas organisée par des syndicats, un parti politique ou une association pilotée par le gouvernement. Non, une marche dont l’appel a été lancé par Amal Bentounsi, sœur d’Amine, tué d’une balle dans le dos par la police en 2012, et rejoint par d’autres familles de victimes de crimes policiers, celles de Lamine Dieng, Ali Ziri, Amadou Koumé, Abdoulaye Camara, Mourad Touat, Hocine Bouras, Wissam El Yamni, Lahoucine Ait Omghar… Des noms qu’on ne connaît que trop peu, des noms qui racontent des morts injustifiées, et des policiers qui s’en sont tous sortis malgré tous les éléments à charge.
Une marche organisée avec ces familles, par des femmes racisées (pour rappel, être «racisé», c’est être victime de racisme et désigné comme «autre», ce n’est pas essentialiser la race, hein, bisou Nadine), des associations antiracistes et des collectifs féministes : le collectif Mwasi, Femmes en lutte 93, Mamans toutes égales, Collectif des féministes pour l’égalité, les Femmes dans la mosquée et j’en passe. Une marche soutenue par des partis et syndicats de gauche (dont EE-LV, le NPA, Ensemble, le Parti de gauche et la CGT Paris) qui ont rejoint la fin de cortège. Pas devant mais derrière, en soutien à l’initiative… et c’est ça qui était enfin cohérent. Parce que les luttes doivent être portées par les personnes concernées en premier lieu.
Derrière ces femmes, en revanche, aucune trace d’Osez Le féminisme, Féministes en mouvement, La Barbe, les Femen (lol), les Chiennes de garde, Ni putes ni soumises (double lol), ou autre association féministe de premier plan. Cela interroge. Faut-il en conclure qu’aucune de ces associations ne s’est reconnue dans le combat pour la justice porté par les 70 femmes de la Mafed (Marche des femmes pour la dignité) ? Le message était clair : nous vivons dans un pays où la justice et la police sont à deux vitesses et où celles et ceux qui ont une gueule d’Arabe, de Rom ou de Noir, pour peu qu’ils vivent en plus dans un quartier populaire, en font les frais. La routine se résume à un contrôle au faciès, à des violences policières (verbales ou physiques) et peut conduire, dans le pire des cas, à des crimes policiers.
J’étais à cette marche en tant qu’alliée certes, mais aussi parce que je suis concernée : je refuse de vivre dans une société injuste, où le racisme d’Etat s’exprime quotidiennement au travers de ces abus policiers, de l’arbitraire judiciaire et carcéral. Beaucoup de gens «de gauche» m’ont reproché d’avoir signé l’appel et d’y avoir participé. Ce serait une initiative «communautariste», «identitaire», ou encore «dangereuse». Ah bon ?
Ce n’est pas ce que j’ai vu samedi. Ce que j’ai vu ce sont des femmes et des hommes affirmant leur dignité et dénonçant les discriminations structurelles qui les touchent. Une mère m’a expliqué s’être engagée auprès de la BAN (Brigade antinégrophobie) quand elle a eu son fils. Parce qu’elle a peur pour lui. Qu’elle se sente, elle, dans une certaine insécurité passait encore, m’a-t-elle dit, mais imaginer que son fils puisse subir ça, qu’il puisse se faire courser par des flics pour rien, que sa vie soit en danger pour rien, ça non elle ne pouvait pas le supporter. Qu’on m’explique ce qu’il y a de «communautariste» dans cette démarche.
A tous les gens de gauche, voici ce que je voudrais dire : je suis blanche, lesbienne, bourgeoise, féministe, militante des droits LGBT, j’ai été à la marche de la Dignité et je déplore l’absence de toutes les féministes dites «intersectionnelles» et de toutes celles et ceux qui partagent mes combats. A ces gens, je voudrais poser une simple question : Quand il s’est agi d’aller marcher le 11 janvier avec une pancarte «Je suis Charlie», vous êtes passés outre la présence de certains dictateurs ou de personnalités de la droite française… par ce que la «liberté d’expression» et le deuil national étaient plus importants que ça et qu’il fallait à tout prix être rassemblés autour de valeurs communes, malgré les divergences sur de multiples sujets. Alors sincèrement, pourquoi, quand il s’agit de soutenir ici aussi des familles de victimes, de combattre un racisme systémique, d’exiger que notre système judiciaire, carcéral et policier soit le même pour tous, pourquoi tout d’un coup la présence de «signataires louches» pour cet l’appel vous gêne-t-elle ? Comment justifiez-vous ces différences de traitement ?
Je crois que j’ai la réponse. Au fond, vos «valeurs républicaines» se foutent pas mal des injustices qui s’abattent sur les plus pauvres, les descendantes de l’Empire colonial français, ceux qui ne vous ressemblent pas et qui vous renvoient à la gueule une image brisée de la société. Ce ne sont pas vos potes qui étaient dans la rue ce samedi 31 octobre, pas vos connaissances, pas votre réseau. On m’a accusée d’avoir osé répondre à un appel du PIR (Parti des indigènes de la République), qui a participé à cette manifestation ; l’initiative a beau avoir été lancée par une sœur de victime et une multitude de femmes, on prend toujours quelques signatures pour essayer de discréditer (en multipliant les amalgames et les raccourcis d’ailleurs) un événement.
Je serais inconséquente, stupide, naïve, «angeliste» et désormais sans doute aussi antisémite et islamiste… Le comble pour une gouine féministe ! Mais vous, qui m’accusez de marcher avec le PIR, vous faites quoi au juste ? Vous, les associations féministes qui vous battez pour l’égalité des salaires et contre la taxe tampon (ce que je trouve super au demeurant), vous la Dilcra (Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, ndlr), vous organisez quoi pour les femmes qui se font agresser tous les jours parce qu’elles portent un voile, pour les familles des victimes de violences policières, encore une fois ?
Vous qui vous êtes battues pour qu’on ne parle pas à votre place quand on vous disait manipulées, incapables de tenir un chéquier ou d’avoir le droit à l’avortement, vous qui savez l’importance de faire entendre vos voix quand les dominants voudraient parler à votre place : allez à la rencontre de ces femmes, des familles des victimes, de toutes les signataires de l’appel, et osez me dire en face que ce ne sont pas des femmes autonomes, qu’elles ne pensent pas par elles-mêmes ou qu’elles sont manipulées par je ne sais quel courant extrémiste qui n’existe que dans des fantasmes propres aux délires racistes.
S’il vous plaît, ne reproduisez pas un système d’oppression construit sur la suspicion, la délation, l’incitation à la haine, sans écouter celles et ceux qui exigent d’être enfin entendues, fatiguées qu’on parle à leur place.
Malheureusement, quand on veut changer les choses, on doit s’associer à des groupes ou des individus qui ne pensent pas comme nous sur TOUT. Si je ne marchais qu’avec des gens qui pensent comme moi de A à Z, et donc militent à la fois pour les droits des trans à changer d’état civil, la PMA, l’abrogation de la loi de 2004 sur le voile et contre la loi abolitionniste qui menace les prostituées, je pense qu’on serait 12, et encore, je compte ma mère et mes chatons ! Donc oui, je pense qu’il faut respecter certains agendas, entendre que les questions de vie ou de mort sont prioritaires sur tout le reste, et surtout ne pas oublier que ces questions de droits humains et de justice nous concernent tous.
Et si demain encore il faut aller dans une manif aux côtés de certaines personnes qui ne soutiennent pas le mariage pour tous, avec une association pro-Hamas, ou encore avec des partis politiques dont je ne partage pas la vision, et bien vous savez quoi, j’irai quand même, tant que le mot d’ordre de cette manif ne sera autre que «JUSTICE POUR TOUS ». Et je ne saurai que trop vous encourager à faire de même au lieu de crier aux « replis communautaires », quand le plus gros et le plus violent repli communautaire auquel j’assiste aujourd’hui est celui d’une élite blanche, bourgeoise, dominante, agressive, serrant en tremblant contre son sein son lot de privilèges comme Harpagon s’agrippe à sa bourse.