Biopouvoir et biopolitique chez Foucault
Foucault date le surgissement de technologies investissant la vie au XVIIIe siècle. Dans une première phase c’est les corps individuels qui deviennent les objets d’une « anatomo-politique », voué alors au « dressage, la majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces et économiques[1] ». À partir de la deuxième moitié du même siècle, c’est au tour de la vie de l’espèce à devenir l’enjeu de stratégies politiques. Ces techniques nouvelles d’intervention sur la vie des populations, de peuples, de « races », Foucault les nomme « bio-politiques ».
Pour Foucault, il y a rupture d’avec les vieilles structures du pouvoir souverain essentiellement fondé sur le droit de glaive, c’est-à-dire le droit de vie et de mort que détenait le souverain sur ses sujets. Pour lui, l’hypothèse du bio-pouvoir implique au même temps un changement historique du pouvoir et de son analyse. Les théories traditionnelles du pouvoir sont centrées sur une forme passée du pouvoir, celle de la souveraineté basée sur « la vieille patria potestas qui donnait au père de famille romain le droit de “disposer” de la vie de ses enfants comme de celle de ses esclaves[2] ». Déjà chez les théoriciens classiques (Hobbes, etc.) il était « considérablement atténué » et conditionné par la « défense du souverain et sa survie propre[3] ». Ces deux formes ont été des « pouvoirs de prélèvement ». « Le pouvoir y était avant tout droit de prise : sur les choses, le temps, les corps et finalement la vie ; il culminait dans le privilège de s’en emparer pour la supprimer. »[4]
Depuis l’âge classique, l’occident connaît une très profonde transformation des mécanismes de pouvoir qui s’exerce maintenant sur la vie même et entreprend à la « gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble[5] ». Si le pouvoir a recours au massacre ou à la mise à mort, il s’y engage au nom de la vie et de la santé de cette population, nation, « race ». « On tue légitimement ceux qui sont pour les autres une sorte de danger biologique. »[6] Le pouvoir s’exerce sur la vie, dont la mort constitue « la limite, le moment qui lui échappe, elle devient le point le plus secret de l’existence, le plus “privé”[7] ».
Mais ce pouvoir n’est donc plus réductible à des institutions comme les grands appareils d’Etat, mais doit être saisi comme des techniques de pouvoir présentes à tous les niveaux du corps social[8] », comme la famille, l’armée, l’école, la police, la médecine individuelle ou l’administration des collectivités. L’entrée, pour la première fois de l’histoire, de la biologie dans le champ du politique, se fait par la « normalisation », le jeu de la norme, aux dépens du système juridique de la loi, dont l’arme par excellence est la mort, représentée par le glaive.
Foucault entend sortir de la théorie de la souveraineté et du droit qui pense le pouvoir sous la forme négative de la répression et de l’interdit. Il saisit le pouvoir plutôt comme un mécanisme positif, visant à la multiplicité, à l’intensification et à la majoration de la vie. Dans « la volonté de savoir » il défend la thèse d’un le biopouvoir qui, concernant la sexualité, fonctionne moins par l’interdit que par la mise en discours, la normalisation.
Pour Foucault, le vieux pouvoir souverain continue à exister, mais les nouvelles techniques bio-politiques restent hétérogènes par rapport à lui, tout en le croisant et en le transformant.
Quand, avec la modernité, la vie biologique rentre au centre des stratégies du pouvoir, une rupture importante s’opère.
« L’homme pendant des millénaires est resté ce qu’il était pour Aristote, un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. »[9]
Le biopouvoir chez Agamben
Agamben ajoute et retourne cette phrase pour préciser son analyse du bio-pouvoir : « Nous sommes des citoyens dans le corps naturel desquels est en jeu leur être politique même[10]. »
Agamben réinvestit la question de la souveraineté délaissée par Foucault. À l’inverse de ce dernier, il entend démontrer le bio-pouvoir comme lié à la nature même du pouvoir souverain. Il procède à une transformation de ce que l’on entend par politique qui pour lui est un rapport entre la « vie nue », et sa forme, le mode d’existence.
« La présente recherche concerne ce point de jonction caché entre le modèle juridico-institutionnel et le modèle biopolitique du pouvoir. L’un des résultats auquel elle est parvenue est précisément le constat que les deux analyses du pouvoir ne peuvent être séparées, et que l’implication de la vie nue dans la sphère politique constitue le noyau originaire – quoique occulté – du pouvoir souverain.[11] »
Pour Agamben, la sphère politique se constitue par l’exclusion de la simple vie naturelle qui reste confinée dans la sphère domestique de l’oïkos.
« L’exclusion de la vie naturelle, qui rend possible la vie politique, est redéfinie par Agamben comme une « ex-ception » au sens étymologique, c’est-à-dire une « prise du dehors ». L’opération qui fonde la sphère politique n’est donc pas une simple transformation de la vie naturelle, mais la constitution d’une vie nue – c’est-à-dire une vie qui n’est pas seulement naturelle, mais prise dans un rapport avec le pouvoir et maintenue sous sa puissance. Les deux termes, pouvoir souverain et vie nue, émergent dans cette relation d’exception. »[12]
Cette relation d’exception, Agamben la définit comme une mise au ban, où le pouvoir souverain abandonne la vie nue et c’est cette relation, cette « prise sur » qui le fond comme souverain. Il donne et reconnaît à ses sujets les droits qui les font devenir citoyens, forme juridique dans laquelle ils peuvent exister au sein de la société. Mais cette forme donnée et reconnue peut aussi être retirée ou refusée, ce qui découvre la vie nue, une survie exposée à la mort.
Hobbes parlait d’un « état de nature », un état de guerre de tous contre tous, qui aurait précédé l’Etat. La constitution de ce pouvoir souverain se base pour lui sur un contrat par lequel les sujets abandonnent au souverain (défini comme un monstre, le Léviathan) leur droit naturel de tuer l’autre pour leur intérêt. Cet « état de nature », Agamben le voit se perpétuer à l’intérieur de la souveraineté comme une matrice recouverte. Ce qui (pour moi) reste un peu obscur dans cette analyse, c’est de savoir si Agamben partage l’idée d’un « état de nature » historique ou s’il le fait coïncider avec l’émergence du pouvoir étatique.
Ce qui est important, c’est dans cette perspective, nous sommes tous, originellement et potentiellement des vies nues, des homi sacri[13]. Cette relecture de Hobbes permet à Agamben de mettre en évidence la violence au fondement de l’Etat, et la persistance de cette violence dans la constitution du souverain.
Mais qu’est ce qui définit alors la spécificité du pouvoir moderne ?
« Ce qui caractérise la politique moderne n’est pas l’inclusion de la zoé dans la polis, en soi très ancienne, ni simplement le fait que la vie comme telle devient un objet éminent de calculs et de prévisions du pouvoir étatique ; le fait décisif est plutôt que, parallèlement au processus en vertu duquel l’exception devient partout la règle, l’espace de la vie nue, situé en marge de l’organisation politique, finit par coïncider avec l’espace politique, où exclusion et inclusion, extérieur et intérieur, bios et zoé, entrent dans une zone d’indifférenciation irréductible. »[14]
La modernité démocratique fait coïncider naissance et nation.
« Les déclarations des droits de l’homme […] assurent l’exceptio de la vie dans le nouvel ordre étatique qui succède à l’écroulement de l’Ancien régime. Le fait que le « sujet » se transforme à travers elles en « citoyen » signifie que la naissance – c’est-à-dire la vie naturelle en tant que telle – devient ici pour la première fois […] le porteur immédiat de la souveraineté. Le principe de naissance et le principe de souveraineté qui, dans l’Ancien Régime (où la naissance donnait lieu seulement au sujet), étaient séparés, s’unissent désormais irrévocablement dans le corps du sujet souverain, pour constituer le fondement du nouvel Etat-nation. […] La fiction impliquée ici est que la naissance devienne immédiatement nation sans qu’il puisse y avoir aucun écart entre les deux termes. Les droits ne sont attribués à l’homme (ou ne découlent de lui) que dans la mesure où il constitue le fondement, qui disparaît immédiatement (ou plutôt qui ne doit jamais émerger à la lumière en tant que tel) du citoyen.[15] »
Ce qui définit la démocratie est donc l’appartenance à la nation par naissance sur laquelle se base la souveraineté. Le totalitarisme ouvre une brèche entre ces deux termes. Agamben l’analyse à travers le nazisme :
« … le totalitarisme est une réponse à la crise de l’espace politique, et à l’absence de régulation du système. Un processus continu conduit de la déchéance des droits (une citoyenneté de seconde classe est conférée aux juifs) à la production d’une vie nue puis à son extermination. L’extermination doit être comprise dans l’ordre juridico-politique du meurtre d’une vie nue et non dans la violence religieuse d’un holocauste :
“La vérité, difficilement acceptable pour les victimes elles-mêmes mais que nous devons pourtant avoir le courage de ne pas recouvrir d’un voile sacrificiel, est que les juifs ne furent pas exterminés au cours d’un holocauste délirant et démesuré mais littéralement, selon les mots mêmes de Hitler, ²comme des poux², c’est-à-dire en tant que vie nue.”[16] »[17]
Dans son analyse du nazisme, Agamben remarque qu’ici le souci d’épanouissement de la race coïncide avec ce qui relève de la politique extérieure, soit la lutte contre l’ennemi. Le nazisme opère la production d’un peuple à partir de la discrimination d’une population, soit d’une certaine vie, celle des Juifs.
La différence avec Foucault, fine sur ce point, consiste, me semble-t-il, dans le fait que pour celui-ci, le totalitarisme et plus spécifiquement le nazisme font la jonction entre bio-pouvoir et pouvoir souverain comme de deux fonctions distincts, alors que pour Agamben, il révèle leur unité originelle.
Ce qui pour Agamben est important dans le totalitarisme, le nazisme et les camps, c’est qu’il s’agit tout d’abord de la production de la vie nue, de la survie pure représentée par ceux qui dans les camps furent appelés des musulmans – ni vivants, ni morts. La césure introduite entre le faire mourir et le faire vivre est celle du faire survivre. Ce que le camp nazi révèle brutalement est donc cette « production d’une vie modulable et virtuellement infinie qui constitue la prestation décisive du bio-pouvoir de notre temps[18] ».
Agamben demande : « qu’est-ce qu’un camp, quelle est sa structure juridique ? [19] » Le camp ne naît pas du droit ordinaire ni du droit carcéral. Il a pour fondement l’état de siège ou l’état d’exception. Dans le camp, le droit n’est pas appliqué mais suspendu. Il émane donc directement de cette prise sur la vie nue caractérisant l’état d’exception comme fondement du pouvoir et de la souveraineté, fondement recouvert ou caché par le fonctionnement « normal » du droit et des rapports juridiques. Le camp est la structure d’un rapport direct du pouvoir à la vie. « C’est ce qui permet de comprendre en quoi il est la marque de la crise du politique, c’est-à-dire la disjonction entre la vie et le pouvoir politique, mais également en quoi il est la matrice et la « solution » de la crise, puisqu’il établit un nouveau lien pour investir la vie malgré la crise du système. Le totalitarisme répond à la crise par l’investissement paroxystique de la vie par le pouvoir. [20] » La crise du système libère en quelque sorte son noyau originaire. Le bio-pouvoir pénètre la vie biologique qui n’est plus comme chez les anciens Grecs une désignation indistincte de tout ce qui est vivant. La vie nue est cette vie biologique traversée par le pouvoir et la politique par son « ex-ception ». Elle peut, en médecine, être maintenue grâce à des techniques de réanimation. On pourrait dire que le bio-pouvoir a réussi, ou s’acharne, à l’isoler, comme on isole, en science, un phénomène ou un organe pour le traiter en tant que tel. Mais cet isolement en tant qu’objet du pouvoir constitue justement son indistinction par rapport à celui-ci.
« Cette indistinction, caractéristique de l’état d’exception, gouverne aussi bien l’analyse de la démocratie que la spécificité du nazisme comme totalitarisme, et place la vie biologique au centre du pouvoir.[21] »
De quelques différences ou de la différence
Il y a, entre Foucault et Agamben, tout d’abord une différence de méthode. Foucault cherche à comprendre divers types de techniques dans leur spécificité autant historiques qu’intrinsèques. S’il arrive au concept de biopolitique, ce n’est pas pour lui une structure essentielle se dévoilant à travers différents phénomènes, mais plutôt l’ensemble de techniques, processus et procédures diverses. Agamben, quant à lui, cherche le noyau originaire et secret du pouvoir qu’il définit par sa prise sur la vie.
Foucault comprend la bio-politique comme moderne. Historiquement il ne remplace pas le « vieux pouvoir souverain », mais s’ajoute à lui et le transforme.
Ce dernier se distinguait par le faire mourir alors que le bio-pouvoir a pour tâche de faire vivre.
Pour Agamben, le bio-pouvoir est aussi ancien que le pouvoir souverain et se confond avec lui. La modernité est alors plutôt comprise comme l’entrée en crise de ce modèle en introduisant, entre ces deux conceptions du pouvoir, le faire survivre qui s’adresse à une vie dégagée de toute forme, de tout mode d’existence, prise et traitée en tant que telle dans toute sa nudité.
Johannes, février 2008
[1] Foucault, La volonté de savoir (VdS) p. 183
[2] VdS, p. 177
[3] VdS, pp. 177, 178
[4] VdS, p. 179
[5] VdS, p. 180
[6] VdS, p. 181
[7] VdS, p. 182
[8] VdS, p. 185
[9] VdS, p. 188
[10] Homo sacer (HS), p. 202
[11] HS, p. 14
[12] Katia Genel, Le biopouvoir chez Foucault et Agamben (BFA), p.7
http://methodos.revues.org/document131.html?format=print
[13] Homo sacer veut dire homme sacré et vient du droit romain pour désigner justement cette vie tuable mais non sacrifiable. Reste à comprendre pourquoi une vie sacrée est tuable.
[14] HS, p. 17
[15] HS, p. 139
[16] HS, p. 125
[17] BFA, p. 12 et 13
[18] Agamben, Ce qui reste après Auschwitz (CQRA), p. 204
[19] Agamben, Moyens sans fins (MSF), p. 47
[20] BFA, p. 15
[21] BFA, p. 16