Le corps utopique, par Michel Foucault (1966)

Ce lieu que Proust, doucement, anxieusement, vient occuper de nouveau à chacun de ses réveils, à ce lieu-là, dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus échapper. Non pas que je sois par lui cloué sur place – puisque après tout je peux non seulement bouger et remuer, mais je peux le “bouger”, le remuer, le changer de place -, seulement voilà : je ne peux pas me déplacer sans lui ; je ne peux pas le laisser là où il est pour m’en aller, moi, ailleurs. Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir, le matin, sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. il est ici irréparablement, jamais ailleurs. Mon corps, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps.
Mon corps, topie impitoyable. Et si, par bonheur, je vivais avec lui dans une sorte de familiarité usée, comme avec une ombre, comme avec ces choses de tous les jours que finalement je ne vois plus et que a vie a passées à la grisaille ; comme avec ces cheminées, ces toits qui moutonnent chaque soir devant ma fenêtre ? Mais tous les matins, même présence, même blessure ; sous mes yeux se dessine l’inévitable image qu’impose le miroir : visage maigre, épaules voutées, regard myope, plus de cheveux, vraiment pas beau. Et c’est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette cage que je n’aime pas, qu’il va falloir me montrer et me promener ; à travers cette grille qu’il faudra parler, regarder, être regardé ; sous cette peau, croupir. Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné. Je pense, après tout, que c’et contre lui et pour l’effacer qu’on a fait naître toutes ces utopies. Le prestige de l’utopie, la beauté, l’émerveillement de l’utopie, à quoi sont-ils dus ? L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré ; et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel. Le pays des fées, le pays des lutins, des génies, des magiciens, eh bien, c’est le pays où les blessures guérissent avec un baume merveilleux le temps d’un éclair, c’est le pays où l’on peut tomber d’une montagne et se relever vivant, c’est le pays où on est visibles quand on veut, invisible quand on le désire. S’il y a un pays féerique, c’est bien pour que j’y sois prince charmant et que tous les jolis gommeux deviennent poilus et vilains comme des oursons. Mais il y a aussi une utopie qui est faite pour effacer les corps. Cette utopie, c’est le pays des morts, ce sont les grandes cités utopiques que nous a laissées la civilisation égyptienne. Les momies, après tout, qu’est-ce que c’est ? C’est l’utopie du corps nié et transfiguré. La momies, c’est le grand corps utopique qui persiste à travers le temps. Il y a eu aussi les masques d’or que la civilisation mycénienne posait sur les visages des rois défunts : utopie de leurs corps glorieux, puissants, solaires, terreur des armées. Il y a eu les peintures et les sculptures des tombeaux ; les gisants, qui depuis le Moyen Age prolongent dans l’immobilité une jeunesse qui ne passera plus. Il y a maintenant, de nos jours, ces simples cubes de marbre, corps géométrisés par la pierre, figures régulières et blanches sur le grand tableau noir des cimetières. et dans cette cité d’utopie des morts, voilà que mon corps devient solide comme une chose, éternel comme un dieu.
Mais peut-être la plus obstinée, la plus puissante de ces utopies par lesquelles nous effaçons la triste topologique du corps, c’est le grand mythe de l’âme qui nous la fournit depuis le fond de l’histoire occidentale. L’âme fonctionne dans mon corps d’une façon bien merveilleuse. Elle y loge, bien sûr, mais elle sait bien s’en échapper : elle s’en échappe pour voir les choses, à travers les fenêtres de mes yeux, elle s’en échappe pour rêver quand je dors, pour survivre quand je meurs. Elle est belle, mon âme, elle est pure, elle est blanche ; et si mon corps boueux – en tout cas pas très propre – vient à la salir, il y aura bien une vertu, il y aura bien une puissance, il y aura bien mille gestes sacrés qui la rétabliront dans sa pureté première. Elle durera longtemps, mon âme, et plus que longtemps, quand mon vieux corps ira pourrir. Vive mon âme ! C’est mon corps lumineux, purifié, vertueux, agile, mobile, tiède, frais ; c’est mon corps lisse, châtré, arrondi comme une bulle de savon.
Et voilà ! Mon corps, par la vertu de toutes ces utopies, a disparu. Il a disparu comme la flamme d’une bougie qu’on souffle. L’âme, les tombeaux, les génies et les fées ont fait man basse sur lui, l’ont fait disparaître en un tourne-main, ont soufflé sur sa lourdeur, sur sa laideur, et me l’ont restitué éblouissant et perpétuel.
Mais mon corps, à vrai dire, ne se laisse pas réduire si facilement. Il a, après tout, lui-même, ses ressources propre et fantastique ; il en possède, lui aussi, des lieux sans lieu et des lieux plus profonds, plus obstinés encore que l’âme, que le tombeau, que l’enchantement des magiciens. Il a ses caves et ses greniers, il a ses séjours obscurs, il a ses plages lumineuses. Ma tête, par exemple, ma tête : quelle étrange caverne ouverte sur le monde extérieur par deux fenêtres, deux ouvertures, j’en suis bien sûr, puisque je les vois dans le miroir ; et puis, je peux fermer l’une ou l’autre séparément. Et pourtant, il n’y en a qu’une seule, de ces ouvertures, car je ne vois devant moi qu’un seul paysage, continu, sans cloison ni coupure. Et dans cette tête, comment est-ce que les choses se passent ? Eh bien, les choses viennent à se loger en elle. Elles y entrent – et ça, je suis bien sûr que les choses entrent dans ma tête quand je regarde, puisque le soleil, quand il est trop fort et m’éblouit, va déchirer jusqu’au fond de mon cerveau -, et pourtant ces choses qui entrent dans ma tête demeurent bien à l’extérieur, puisque je les vois devant moi et que, pour les rejoindre, je dois m’avancer à mon tour.
Corps incompréhensible, corps pénétrable, et opaque, corps ouvert et fermé : corps utopique. Corps absolument visible, en un sens : je sais très bien ce que c’est qu’être regardé par quelqu’un de la tête aux pieds, je sais ce que c’est qu’être épié par-derrière, surveillé par-dessus l’épaule, surpris quand je m’y attends, je sais ce qu’est être nu ; pourtant, ce même corps qui est si visible, il est retiré, il est capté par une sorte d’invisibilité de laquelle je ne peux le détacher. Ce crâne, ce derrière de mon crâne que je peux tâter, là, avec mes doigts, mais voir, jamais ; ce dos, que je sens appuyé contre la poussée du matelas sur le divan, quand je suis allongé, mais que je ne surprendrai que par la ruse d’un miroir ; et qu’est-ce que c’est que cette épaule, dont je connais avec précision les mouvements et les positions, mais que je ne saurai jamais voir sans me contourner affreusement. Le corps, fantôme qui n’apparaît qu’au mirage des miroirs, et encore, d’une façon fragmentaire. Est-ce que vraiment j’ai besoin des génies et des fées, et de la mort et de l’âme, pour être à la fois indissociablement visible et invisible ? Et puis, ce corps, il est léger, il est transparent, il est impondérable ; rien n’est moins chose que lui : il court, il agit, il vit, il désire, il se laisse traverser sans résistances par toutes mes intentions. Hé oui ! Mais jusqu’au jour où j’ai mal, où se creuse la caverne de mon ventre, où se bloquent, où s’engorgent, où se bourrent d’étoupe ma poitrine et ma gorge. Jusqu’au jour où s’étoile au fond de ma bouche le mal aux dents. Alors, alors là, je cesse d’être léger, impondérable, etc. ; je deviens chose, architecture fantastique et ruinée.
Non, vraiment, il n’est pas besoin de magie ni de féerie, il n’est pas besoin d’une âme ni d’une mort pour que je sois à la fois opaque et transparent, visible et invisible, vie et chose : pour que je sois utopie, il suffit que je sois un corps. Toutes ces utopies par lesquelles j’esquivais mon corps, elles avaient tout simplement leur modèle et leur point premier d’application, elles avaient leur lieu d’origine dans mon corps lui-même. J’avais bien tort, tout à l’heure, de dire que les utopies étaient tournées contre le corps et destinées à l’effacer : elles sont nées du corps lui-même et ses ont peut-être ensuite retournées contre lui.
En tout cas, il y a une chose certaine, c’est que le corps humain est l’acteur principal de toutes les utopies. Après tout, une des plus vieilles utopies que les hommes ses ont racontées à eux-mêmes, n’est-ce pas le rêve de corps immenses, démesurés, qui dévoreraient l’espace et maîtriseraient le monde ? C’est la vieille utopie de géants, qu’on trouve au cœur de tant de légendes, en Europe, en Afrique, en Océanie, en Asie ; cette vieille légende qui a si longtemps nourri l’imagination occidentale, de Prométhée à Gulliver.
Le corps aussi est un grand acteur utopique, quand il s’agit des masques, du maquillage et du tatouage. Se masquer, se maquiller, se tatouer, ce n’est pas exactement, comme on pourrait se l’imaginer, acquérir un autre corps, simplement un peu plus beau, mieux décoré, plus facilement reconnaissable ; se tatouer, se maquiller, se masquer, c’est sans doute tout autre chose, c’est faire entrer le corps en communication avec des pouvoirs secrets et des forces invisibles. Le masque, le signe tatoué, le fard dépose sur le corps tout un langage : tout un langage énigmatique, tout un langage chiffré, secret, sacré, qui appelle sur ce même corps la violence du dieu, la puissance sourde du sacré ou la vivacité du désir. Le masque, le tatouage, le fard placent le corps dans un autre espace, ils le font entrer dans un lieu qui n’a pas de lieu directement dans le monde, ils font de ce corps un fragment d’espace imaginaire qui va communiquer avec l’univers des divinités ou avec l’univers d’autrui. On sera saisi par les dieux ou on sera saisi par la personne qu’on vient de séduire. En tout cas, le masque, le tatouage, le fard sont des opérations par lesquelles le corps est arraché à son espace propre et projeté dans un autre espace.
 Écoutez par exemple ce conte japonais et la manière dont un tatoueur fait passer dans un univers qui n’est pas le nôtre le corps de la jeune fille qu’il désire : “Le soleil dardait ses rayons sur la rivière et incendiait la chambre aux sept nattes. Ses rayons réfléchis sur la surface de l’eau formaient un dessin de vagues dorées sur le papier des paravents et sur le visage de la jeune fille profondément endormie. Seikichi, après avoir tiré les cloisons, prit en mains ses outils de tatouage. Pendant quelques instants, il demeura plongé dans une sorte d’extase. C’est à présent qu’il goûtait pleinement l’étrange beauté de la jeune fille. Il lui semblait qu’il pouvait rester assis devant ce visage immobile pendant des dizaines et des centaines d’années sans jamais ressentir ni fatigue ni ennui. Comme le peuple de Memphis embellissait jadis la terre magnifique d’Egypte de pyramides et de sphinx, ainsi Seikichi de tout son amour voulut embellir de son dessin la peau fraîche de la jeune fille. Il lui appliqua aussitôt la pointe de ses pinceaux de couleur tenus entre le pouce, l’annulaire et le petit doigt de la main gauche, et à mesure que les lignes étaient dessinées, il les piquait de son aiguille tenue de la main droite.”
Et si on songe que le vêtement sacré, ou profane, religieux ou civil fait entrer l’individu dans l’espace clos du religieux ou dans le réseau invisible de la société, alors on voit que tout ce qui touche au corps – dessin, couleur, diadème, tiare, vêtement, uniforme -, tout cela fait épanouir sous une forme sensible et bariolée les utopies scellées dans le corps.
Mais peut-être faudrait-il descendre encore au-dessous du vêtement, peut-être faudrait-il atteindre la chair elle-même, et alors on verrait que dans certains cas, à la limite, c’est le corps lui-même qui retourne contre soi son pouvoir utopique et fait entrer tout l’espace du religieux et du sacré, tout l’espace de l’autre monde, tout l’espace du contre-monde, à l’intérieur même de l’espace qui lui est réservé. Alors, le corps, dans sa matérialité, dans sa chair, serait comme le produit de ses propres fantasmes. Après tout, est-ce que le corps du danseur n’est pas justement un corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois ? Et les drogués aussi, et les possédés ; les possédés, dont le corps devient enfer ; les stigmatisés, dont le corps devient souffrance, rachat et salut, sanglant paradis.
J’étais sot, vraiment, tout à l’heure, de croire que le corps n’était jamais ailleurs, qu’il était un ici irrémédiable et qu’il s’opposait à toute utopie.
Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui – et par rapport à lui comme par rapport à un souverain – qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au coeur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques.
Après tout, les enfants mettent longtemps à savoir qu’ils ont un corps. Pendant des mois, pendant plus d’une année, ils n’ont qu’un corps dispersé, des membres, des cavités, des orifices, et tout ceci ne s’organise, tout ceci ne prend littéralement corps que dans l’image du miroir. D’une façon plus étrange encore, les Grecs d’Homère n’avaient pas de mot pour désigner l’unité du corps. Aussi paradoxal que ce soit, devant Troie, sous les murs défendus par Hector et ses compagnons, il n’y avait pas de corps, il y avait des bras levés, il y avait des poitrines courageuses, il y avait des jambes agiles, il y avait des casques étincelants au-dessus des têtes : il n’y avait pas de corps. Le mot grec qui veut dire corps n’apparaît chez Homère que pour désigner le cadavre. C’est ce cadavre, par conséquent, c’est le cadavre et c’est le miroir qui nous enseignent (enfin, qui ont enseigné aux Grecs et qui enseignent maintenant aux enfants) que nous avons un corps, que ce corps a une forme, que cette forme a un contour, que dans ce contour il y a une épaisseur, un poids ; bref, que le corps occupe un lieu. C’est le miroir et c’est le cadavre qui assignent un espace à l’expérience profondément et originairement utopique du corps ; c’est le miroir et c’est le cadavre qui font taire et apaisent et ferment sur une clôture – qui est maintenant pour nous scellée – cette grande rage utopique qui délabre et volatilise à chaque instant notre corps. C’est grâce à eux, c’est grâce au miroir et au cadavre que notre corps n’est pas pure et simple utopie. Or, si l’on songe que l’image du miroir est logée pour nous dans un espace inaccessible, et que nous ne pourrons jamais être là où sera notre cadavre, si l’on songe que le miroir et le cadavre sont eux-mêmes dans un un invincible ailleurs, alors on découvre que seules des utopies peuvent refermer sur elles-mêmes et cacher un instant l’utopie profonde et souveraine de notre corps.
Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l’amour, c’est sentir son corps se refermer sur soi, c’est enfin exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l’autre. Sous les doigts de l’autre qui vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister, contre les lèvres de l’autre les vôtres deviennent sensibles, devant ses yeux mi-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées. L’amour, lui aussi, comme le miroir et comme la mort, apaise l’utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme, il l’enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. C’est pourquoi il est si proche parent de l’illusion du miroir et de la menace de la mort ; et si malgré ces deux figures périlleuses qui l’entourent, on aime tant faire l’amour, c’est parce que dans l’amour le corps est ici.

Michel Foucault. 
Le Corps utopique / 1966

Le biopouvoir chez Foucault et Agamben

Biopouvoir et biopolitique chez Foucault

Foucault date le surgissement de technologies investissant la vie au XVIIIe siècle. Dans une première phase c’est les corps individuels qui deviennent les objets d’une « anatomo-politique », voué alors au « dressage, la majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces et économiques[1] ». À partir de la deuxième moitié du même siècle, c’est au tour de la vie de l’espèce à devenir l’enjeu de stratégies politiques. Ces techniques nouvelles d’intervention sur la vie des populations, de peuples, de « races », Foucault les nomme « bio-politiques ».

Pour Foucault, il y a rupture d’avec les vieilles structures du pouvoir souverain essentiellement fondé sur le droit de glaive, c’est-à-dire le droit de vie et de mort que détenait le souverain sur ses sujets. Pour lui, l’hypothèse du bio-pouvoir implique au même temps un changement historique du pouvoir et de son analyse. Les théories traditionnelles du pouvoir sont centrées sur une forme passée du pouvoir, celle de la souveraineté basée sur « la vieille patria potestas qui donnait au père de famille romain le droit de “disposer” de la vie de ses enfants comme de celle de ses esclaves[2] ». Déjà chez les théoriciens classiques (Hobbes, etc.) il était « considérablement atténué » et conditionné par la « défense du souverain et sa survie propre[3] ». Ces deux formes ont été des « pouvoirs de prélèvement ». « Le pouvoir y était avant tout droit de prise : sur les choses, le temps, les corps et finalement la vie ; il culminait dans le privilège de s’en emparer pour la supprimer. »[4]

Depuis l’âge classique, l’occident connaît une très profonde transformation des mécanismes de pouvoir qui s’exerce maintenant sur la vie même et entreprend à la « gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble[5] ». Si le pouvoir a recours au massacre ou à la mise à mort, il s’y engage au nom de la vie et de la santé de cette population, nation, « race ». « On tue légitimement ceux qui sont pour les autres une sorte de danger biologique. »[6] Le pouvoir s’exerce sur la vie, dont la mort constitue « la limite, le moment qui lui échappe, elle devient le point le plus secret de l’existence, le plus “privé”[7] ».

Mais ce pouvoir n’est donc plus réductible à des institutions comme les grands appareils d’Etat, mais doit être saisi comme des techniques de pouvoir présentes à tous les niveaux du corps social[8] », comme la famille, l’armée, l’école, la police, la médecine individuelle ou l’administration des collectivités. L’entrée, pour la première fois de l’histoire, de la biologie dans le champ du politique, se fait par la « normalisation », le jeu de la norme, aux dépens du système juridique de la loi, dont l’arme par excellence est la mort, représentée par le glaive.

Foucault entend sortir de la théorie de la souveraineté et du droit qui pense le pouvoir sous la forme négative de la répression et de l’interdit. Il saisit le pouvoir plutôt comme un mécanisme positif, visant à la multiplicité, à l’intensification et à la majoration de la vie. Dans « la volonté de savoir » il défend la thèse d’un le biopouvoir qui, concernant la sexualité, fonctionne moins par l’interdit que par la mise en discours, la normalisation.

Pour Foucault, le vieux pouvoir souverain continue à exister, mais les nouvelles techniques bio-politiques restent hétérogènes par rapport à lui, tout en le croisant et en le transformant.

Quand, avec la modernité, la vie biologique rentre au centre des stratégies du pouvoir, une rupture importante s’opère.

« L’homme pendant des millénaires est resté ce qu’il était pour Aristote, un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. »[9]

Le biopouvoir chez Agamben

Agamben ajoute et retourne cette phrase pour préciser son analyse du bio-pouvoir : « Nous sommes des citoyens dans le corps naturel desquels est en jeu leur être politique même[10]. »

Agamben réinvestit la question de la souveraineté délaissée par Foucault. À l’inverse de ce dernier, il entend démontrer le bio-pouvoir comme lié à la nature même du pouvoir souverain. Il procède à une transformation de ce que l’on entend par politique qui pour lui est un rapport entre la « vie nue », et sa forme, le mode d’existence.

« La présente recherche concerne ce point de jonction caché entre le modèle juridico-institutionnel et le modèle biopolitique du pouvoir. L’un des résultats auquel elle est parvenue est précisément le constat que les deux analyses du pouvoir ne peuvent être séparées, et que l’implication de la vie nue dans la sphère politique constitue le noyau originaire – quoique occulté – du pouvoir souverain.[11] »

Pour Agamben, la sphère politique se constitue par l’exclusion de la simple vie naturelle qui reste confinée dans la sphère domestique de l’oïkos.

« L’exclusion de la vie naturelle, qui rend possible la vie politique, est redéfinie par Agamben comme une « ex-ception » au sens étymologique, c’est-à-dire une « prise du dehors ». L’opération qui fonde la sphère politique n’est donc pas une simple transformation de la vie naturelle, mais la constitution d’une vie nue – c’est-à-dire une vie qui n’est pas seulement naturelle, mais prise dans un rapport avec le pouvoir et maintenue sous sa puissance. Les deux termes, pouvoir souverain et vie nue, émergent dans cette relation d’exception. »[12]

Cette relation d’exception, Agamben la définit comme une mise au ban, où le pouvoir souverain abandonne la vie nue et c’est cette relation, cette « prise sur » qui le fond comme souverain. Il donne et reconnaît à ses sujets les droits qui les font devenir citoyens, forme juridique dans laquelle ils peuvent exister au sein de la société. Mais cette forme donnée et reconnue peut aussi être retirée ou refusée, ce qui découvre la vie nue, une survie exposée à la mort.

Hobbes parlait d’un « état de nature », un état de guerre de tous contre tous, qui aurait précédé l’Etat. La constitution de ce pouvoir souverain se base pour lui sur un contrat par lequel les sujets abandonnent au souverain (défini comme un monstre, le Léviathan) leur droit naturel de tuer l’autre pour leur intérêt. Cet « état de nature », Agamben le voit se perpétuer à l’intérieur de la souveraineté comme une matrice recouverte. Ce qui (pour moi) reste un peu obscur dans cette analyse, c’est de savoir si Agamben partage l’idée d’un « état de nature » historique ou s’il le fait coïncider avec l’émergence du pouvoir étatique.

Ce qui est important, c’est dans cette perspective, nous sommes tous, originellement et potentiellement des vies nues, des homi sacri[13]. Cette relecture de Hobbes permet à Agamben de mettre en évidence la violence au fondement de l’Etat, et la persistance de cette violence dans la constitution du souverain.

Mais qu’est ce qui définit alors la spécificité du pouvoir moderne ?

« Ce qui caractérise la politique moderne n’est pas l’inclusion de la zoé dans la polis, en soi très ancienne, ni simplement le fait que la vie comme telle devient un objet éminent de calculs et de prévisions du pouvoir étatique ; le fait décisif est plutôt que, parallèlement au processus en vertu duquel l’exception devient partout la règle, l’espace de la vie nue, situé en marge de l’organisation politique, finit par coïncider avec l’espace politique, où exclusion et inclusion, extérieur et intérieur, bios et zoé, entrent dans une zone d’indifférenciation irréductible. »[14]

La modernité démocratique fait coïncider naissance et nation.

« Les déclarations des droits de l’homme […] assurent l’exceptio de la vie dans le nouvel ordre étatique qui succède à l’écroulement de l’Ancien régime. Le fait que le « sujet » se transforme à travers elles en « citoyen » signifie que la naissance – c’est-à-dire la vie naturelle en tant que telle – devient ici pour la première fois […] le porteur immédiat de la souveraineté. Le principe de naissance et le principe de souveraineté qui, dans l’Ancien Régime (où la naissance donnait lieu seulement au sujet), étaient séparés, s’unissent désormais irrévocablement dans le corps du sujet souverain, pour constituer le fondement du nouvel Etat-nation. […] La fiction impliquée ici est que la naissance devienne immédiatement nation sans qu’il puisse y avoir aucun écart entre les deux termes. Les droits ne sont attribués à l’homme (ou ne découlent de lui) que dans la mesure où il constitue le fondement, qui disparaît immédiatement (ou plutôt qui ne doit jamais émerger à la lumière en tant que tel) du citoyen.[15] »

Ce qui définit la démocratie est donc l’appartenance à la nation par naissance sur laquelle se base la souveraineté. Le totalitarisme ouvre une brèche entre ces deux termes. Agamben l’analyse à travers le nazisme :

« … le totalitarisme est une réponse à la crise de l’espace politique, et à l’absence de régulation du système. Un processus continu conduit de la déchéance des droits (une citoyenneté de seconde classe est conférée aux juifs) à la production d’une vie nue puis à son extermination. L’extermination doit être comprise dans l’ordre juridico-politique du meurtre d’une vie nue et non dans la violence religieuse d’un holocauste :

“La vérité, difficilement acceptable pour les victimes elles-mêmes mais que nous devons pourtant avoir le courage de ne pas recouvrir d’un voile sacrificiel, est que les juifs ne furent pas exterminés au cours d’un holocauste délirant et démesuré mais littéralement, selon les mots mêmes de Hitler, ²comme des poux², c’est-à-dire en tant que vie nue.”[16] »[17]

Dans son analyse du nazisme, Agamben remarque qu’ici le souci d’épanouissement de la race coïncide avec ce qui relève de la politique extérieure, soit la lutte contre l’ennemi. Le nazisme opère la production d’un peuple à partir de la discrimination d’une population, soit d’une certaine vie, celle des Juifs.

La différence avec Foucault, fine sur ce point, consiste, me semble-t-il, dans le fait que pour celui-ci, le totalitarisme et plus spécifiquement le nazisme font la jonction entre bio-pouvoir et pouvoir souverain comme de deux fonctions distincts, alors que pour Agamben, il révèle leur unité originelle.

Ce qui pour Agamben est important dans le totalitarisme, le nazisme et les camps, c’est qu’il s’agit tout d’abord de la production de la vie nue, de la survie pure représentée par ceux qui dans les camps furent appelés des musulmans – ni vivants, ni morts. La césure introduite entre le faire mourir et le faire vivre est celle du faire survivre. Ce que le camp nazi révèle brutalement est donc cette « production d’une vie modulable et virtuellement infinie qui constitue la prestation décisive du bio-pouvoir de notre temps[18] ».

Agamben demande : « qu’est-ce qu’un camp, quelle est sa structure juridique ? [19] » Le camp ne naît pas du droit ordinaire ni du droit carcéral. Il a pour fondement l’état de siège ou l’état d’exception. Dans le camp, le droit n’est pas appliqué mais suspendu. Il émane donc directement de cette prise sur la vie nue caractérisant l’état d’exception comme fondement du pouvoir et de la souveraineté, fondement recouvert ou caché par le fonctionnement « normal » du droit et des rapports juridiques. Le camp est la structure d’un rapport direct du pouvoir à la vie. « C’est ce qui permet de comprendre en quoi il est la marque de la crise du politique, c’est-à-dire la disjonction entre la vie et le pouvoir politique, mais également en quoi il est la matrice et la « solution » de la crise, puisqu’il établit un nouveau lien pour investir la vie malgré la crise du système. Le totalitarisme répond à la crise par l’investissement paroxystique de la vie par le pouvoir. [20] » La crise du système libère en quelque sorte son noyau originaire. Le bio-pouvoir pénètre la vie biologique qui n’est plus comme chez les anciens Grecs une désignation indistincte de tout ce qui est vivant. La vie nue est cette vie biologique traversée par le pouvoir et la politique par son « ex-ception ». Elle peut, en médecine, être maintenue grâce à des techniques de réanimation. On pourrait dire que le bio-pouvoir a réussi, ou s’acharne, à l’isoler, comme on isole, en science, un phénomène ou un organe pour le traiter en tant que tel. Mais cet isolement en tant qu’objet du pouvoir constitue justement son indistinction par rapport à celui-ci.

« Cette indistinction, caractéristique de l’état d’exception, gouverne aussi bien l’analyse de la démocratie que la spécificité du nazisme comme totalitarisme, et place la vie biologique au centre du pouvoir.[21] »

De quelques différences ou de la différence

Il y a, entre Foucault et Agamben, tout d’abord une différence de méthode. Foucault cherche à comprendre divers types de techniques dans leur spécificité autant historiques qu’intrinsèques. S’il arrive au concept de biopolitique, ce n’est pas pour lui une structure essentielle se dévoilant à travers différents phénomènes, mais plutôt l’ensemble de techniques, processus et procédures diverses. Agamben, quant à lui, cherche le noyau originaire et secret du pouvoir qu’il définit par sa prise sur la vie.

Foucault comprend la bio-politique comme moderne. Historiquement il ne remplace pas le « vieux pouvoir souverain », mais s’ajoute à lui et le transforme.

Ce dernier se distinguait par le faire mourir alors que le bio-pouvoir a pour tâche de faire vivre.

Pour Agamben, le bio-pouvoir est aussi ancien que le pouvoir souverain et se confond avec lui. La modernité est alors plutôt comprise comme l’entrée en crise de ce modèle en introduisant, entre ces deux conceptions du pouvoir, le faire survivre qui s’adresse à une vie dégagée de toute forme, de tout mode d’existence, prise et traitée en tant que telle dans toute sa nudité.

 

Johannes, février 2008

 

[1] Foucault, La volonté de savoir (VdS) p. 183

[2] VdS, p. 177

[3] VdS, pp. 177, 178

[4] VdS, p. 179

[5] VdS, p. 180

[6] VdS, p. 181

[7] VdS, p. 182

[8] VdS, p. 185

[9] VdS, p. 188

[10] Homo sacer (HS), p. 202

[11] HS, p. 14

[12] Katia Genel, Le biopouvoir chez Foucault et Agamben (BFA), p.7

http://methodos.revues.org/document131.html?format=print

[13] Homo sacer veut dire homme sacré et vient du droit romain pour désigner justement cette vie tuable mais non sacrifiable. Reste à comprendre pourquoi une vie sacrée est tuable.

[14] HS, p. 17

[15] HS, p. 139

[16] HS, p. 125

[17] BFA, p. 12 et 13

[18] Agamben, Ce qui reste après Auschwitz (CQRA), p. 204

[19] Agamben, Moyens sans fins (MSF), p. 47

[20] BFA, p. 15

[21] BFA, p. 16