Un article de Martin Winckler pris dans Liberation
Penser le soin au féminin reste un progrès à mettre en œuvre. Les médicaments sont toujours testés sur les hommes, et donc pour eux, les affections touchant les femmes sont moins bien – ou pas du tout – étudiées.
La pensée médicale classique repose sur plusieurs présupposés dogmatiques : connaître la physiologie humaine (le «normal») permet de reconnaître la pathologie (les anomalies, les maladies) ; c’est au médecin seul qu’il appartient de dire ce qui est «normal» et ce qui ne l’est pas, afin de traiter le patient ; le médecin «sait», le patient est ignorant ; les progrès scientifiques permettront de prévenir et d’éradiquer les maladies.
Après la Seconde Guerre mondiale, la technologie a crû de manière exponentielle, et beaucoup de maladies sont aujourd’hui mieux traitées – dans les pays riches surtout. Mais les trente années qui viennent de s’écouler sont venues bousculer la donne. Aujourd’hui, l’éthique biomédicale ne tient plus pour «naturel» que les médecins décident pour les patients, mais milite pour l’autonomie de ces derniers. Récemment, de nombreux travaux scientifiques ont remis en question le dépistage précoce du cancer du sein ou celui de la prostate, en soulignant les risques de surdiagnostics et de traitements mutilants infligés à des patientes qui n’en ont pas besoin. Enfin, les frontières entre physiologie et maladie ne sont plus aussi tranchées qu’on l’a longtemps affirmé. Ainsi, les connaissances actuelles en biologie et en neurosciences attestent que le genre, l’identité et l’orientation sexuelles d’un individu ne se résument ni à son anatomie ni à ses chromosomes ; l’homosexualité, la bisexualité, l’asexualité et la transsexualité ne sont pas des «anomalies», mais autant de nuances sur la riche palette de la nature humaine. Et même en France, où l’on est encore très en retard sur ces questions, un récent rapport du Défenseur des droits énonce clairement qu’il est hors de question d’imposer une intervention «correctrice» à un enfant intersexe avant qu’il ou elle ait atteint l’âge suffisant pour exprimer son sentiment et ses désirs à ce sujet.
Bien sûr, il y a encore du chemin à faire. La lutte contre les préjugés demande beaucoup de temps. Mais tant qu’à abattre les vieilles idoles, le temps est venu de s’attaquer au «principe» le plus archaïque de la pensée médicale – à savoir son ancrage au corps masculin.
Aujourd’hui, tout médecin apprend le normal et le pathologique à partir du corps des hommes. Or, comme le rappelle Peggy Sastre dans un ouvrage récent (le Sexe des maladies, éd. Favre, 2016), l’invisibilité des particularités féminines a de nombreuses conséquences délétères : les médicaments sont toujours testés sur des hommes, et donc pour eux ; les affections touchant spécifiquement les femmes sont moins bien – ou pas du tout – étudiées ; les symptômes évoqués par les femmes sont très souvent minimisés, ignorés, méprisés, voire attribués à leur «inconscient». Autrement dit, les médecins d’aujourd’hui apprennent à ne soigner qu’une moitié de l’humanité. L’autre moitié est au mieux confinée à une spécialité ghetto (la gynécologie obstétrique) qui appréhende ses organes reproducteurs de manière autoritaire, comme en atteste la surmédicalisation de la grossesse et de l’accouchement ; au pire, elle est passée complètement sous silence : dans les facultés de médecine françaises, on n’enseigne pas la physiologie sexuelle ; on n’enseigne que les maladies, les «troubles» et les «dysfonctionnements» des organes sexuels, et d’abord ceux des femmes, puisque, c’est bien connu, les hommes ne se plaignent pas, tandis que les femmes «s’inventent» tout le temps quelque chose.
Il ne suffira pas, cependant, de dénoncer le sexisme ancestral dans lequel s’est momifiée la pensée médicale. Il est urgent, en toute bonne logique scientifique, de prendre pour repères et pour normes de l’enseignement médical la physiologie et le corps féminins. Ce changement de paradigme, simple mais radical, aurait des conséquences bénéfiques considérables.
Le corps féminin est beaucoup plus complexe, plus varié et plus subtil dans sa physiologie que le corps masculin. Il traverse, tout au long de la vie, des changements et des transformations dont nous avons tout à apprendre, à commencer par les différences entre maladie et souffrance. Ainsi, les règles sont un phénomène physiologique ; avoir mal ne l’est pas. Quand une femme dit souffrir de ses règles, beaucoup de médecins répondent «c’est normal !» ou «c’est comme ça» parce qu’elle n’est pas «malade». Quand une femme consulte pour des douleurs chroniques diffuses, elle s’entend souvent dire «c’est dans la tête». Beaucoup de médecins ne voient que les maladies, et non la personne qui souffre. On leur a appris à traiter (les hommes), on ne leur a jamais enseigné à soigner (les femmes) ! On leur a appris à tout voir sous le prisme de la maladie, jamais sous celui de la vie à accompagner.
Sur dix patients, sept sont des femmes. Il n’est pas tolérable, d’un point de vue éthique, social et scientifique, que les médecins reçoivent peu ou pas d’enseignement sur des affections chroniques fréquentes frappant exclusivement ou majoritairement des femmes, telles l’endométriose, la migraine, le syndrome du côlon irritable, les troubles du comportement alimentaire, l’obésité, l’asthme, le syndrome prémenstruel, la broncho-pneumopathie obstructive, les maladies auto-immunes et les syndromes douloureux diffus (fibromyalgie, entre autres).
De plus, la santé d’un individu découle directement de son statut socio-économique. A statut équivalent, les femmes sont moins bien soignées parce que leurs symptômes sont souvent négligés. Penser la médecine au féminin, c’est œuvrer pour l’équité et la justice sociale.
Enfin, les femmes ne consultent pas seulement pour elles, mais aussi pour leurs enfants, parents et conjoints. Et elles ne se privent pas de communiquer et de partager ce qu’elles ont observé avec les médecins qui veulent bien les écouter. Centrer l’enseignement de la médecine sur la vie des femmes et leurs perceptions de la santé permettrait de mieux soigner tout le monde. Alors, au lieu de passer du temps à leur «expliquer» de quoi elles souffrent ou non, la profession médicale gagnerait beaucoup à écouter ce que les femmes ont à dire de leur vie – et à en tirer les leçons.