Mon corps a-t-il un sexe?

Note de lecture : Mon corps a-t-il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales

Sous la direction de Évelyne Peire et Joëlle Wiels

La Découverte, coll. Recherches, 2015.

 

« Ce livre est le fruit du colloque international qui s’est tenu à Paris les 22 et 23 juin 2011, à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). » Comme l’indique le sous-titre, il s’agissait de croiser les savoirs en biologie (réputée science « dure », ou « exacte ») et en sciences sociales (nécessairement « approximatives », voire « molles ») sur le sexe et le genre. Les directrices de l’ouvrage préviennent dans leur introduction que son objectif « n’est pas de nier qu’il existe des femelles et des mâles et que les individus de ces deux catégories sont capables de produire des gamètes différents (ovules ou spermatozoïdes) dont la fusion permet, à terme, la procréation d’un nouvel être. » L’objectif est plutôt « de mieux comprendre comment, au-delà de la réduction binaire, la société gère ces notions de mâles et de femelles. » Et, bien sûr, « comment, notamment, elle construit des places différentes et les assigne aux personnes selon un système hiérarchisé, ou genre, femme/homme, et comment elle (mal) traite les personnes qui n’entrent pas dans ces deux catégories. »

Difficile de rendre compte de façon synthétique d’un pareil ensemble de textes (une vingtaine au total, sans compter l’introduction et la conclusion, ni la postface d’Éric Fassin) dont les sujets couvrent un large éventail, depuis la biologie et la génétique « pures et dures », jusqu’aux questions épineuses de l’identité et des représentations. On se contentera donc ici de picorer ça et là quelques informations, en recommandant aux personnes intéressées par ces thématiques une lecture plus approfondie de ce livre vraiment très instructif.

Dans la première partie, intitulée « Construction du corps sexué », l’article de Joëlle Wiels, « La détermination génétique du sexe : une affaire compliquée », montre à la fois la complexité encore très mal connue des « processus qui contrôlent la détermination du sexe durant l’embryogenèse » et le rôle important des « présupposés idéologiques » dans la recherche sur ce sujet. Après une explication technique de ces processus et de la recherche menée depuis quelques décennies, l’auteure constate que « si l’on examine d’un œil un peu critique l’ensemble des recherches [en génétique] menées sur la détermination du sexe » durant une bonne trentaine d’années, « il apparaît tout de suite que leur but n’était pas de trouver les mécanismes contrôlant la formation des deux gonades (ovaires et testicules) mais seulement d’identifier le facteur déclenchant la différenciation du seul organe vraiment important : le testicule. » Ainsi, le sexe femelle serait-il un sexe « par défaut ». Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette tendance s’est affirmée dans la littérature scientifique des années 1970, alors qu’elle était moins marquée dans les publications des années 1960. L’auteure en donne un petit florilège, dont on ne retiendra ici que cette citation – mais les autres sont du même tonneau : « Le mode de développement femelle peut être considéré comme le schéma “par défaut” de développement du corps, schéma qui peut être contrecarré par la formation des testicules , afin de produire un mâle [Smith, 1994]. » Ces affirmations étaient reprises de manière acritique dans la presse « grand public », ainsi de La Recherche : « Comme tous les chromosomes, le chromosome Y contient de l’ADN, sur lequel se trouvent des gènes dont sans doute le gène de détermination du sexe. […] Le gène TDF (pour Facteur de Détermination des Testicules) contrôle la détermination du sexe. » Ainsi, conclut l’auteure, « les stéréotypes de genre, où tout ce qui relève du masculin domine implicitement le féminin, s’avèrent donc bien présents dans le monde de la recherche sur la détermination du sexe et ont des effets non négligeables sur le développement de ces études. » À ces effets, il faut ajouter ceux, engendrés en cascade, pourrait-on dire, sur le grand public, via la vulgarisation, comme on l’a vu avec l’exemple cité de La Recherche, mais aussi à travers les programmes éducatifs, qui reprennent en les simplifiant les résultats de la recherche scientifique. C’est ainsi qu’on peut parler d’un cercle vicieux de (re)production du genre : les a priori des chercheurs orientent leurs travaux et leurs conclusions dans un sens bien précis, lequel est repris par la presse et les instances éducatives, lesquelles (re)produisent des a priori dans la tête des futurs chercheurs… Il faut d’ailleurs noter que, si depuis les années 2000, la recherche, et la presse à sa suite, ont nuancé leurs avis sur la question, dans les manuels scolaires, le sexe femelle se développe toujours par défaut, « en l’absence de chromosome Y » (dont la présence détermine le sexe mâle).

On retrouve les mêmes a priori dans le domaine des études sur le cerveau. Et cela encore tout récemment puisque c’est en 2005 que Laurence Summers, président de l’université américaine de Harvard, déclarait que « le faible nombre de femmes dans les disciplines scientifiques s’explique par leur incapacité innée à réussir dans ces domaines. » Catherine Vidal, qui commence son article, « Le cerveau a-t-il un sexe ? (deuxième partie du livre : « Le sexe envahit tout le corps ») par cette citation, poursuit en disant que « le propos a fait scandale dans les milieux universitaires, féministes et scientifiques ». Pour autant, il ne fait que s’inscrire dans une tradition bien enracinée. Ainsi, écrivait Broca en 1861, « on s’est demandé si la petitesse du cerveau de la femme ne dépendait pas exclusivement de la petitesse de son corps. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que la femme est en moyenne un peu moins intelligente que l’homme. Il est donc permis de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle ». Heureusement, toutes les découvertes récentes sur la plasticité cérébrale vont à l’encontre de ces affirmations. Ainsi, par exemple, « si l’on fait le bilan des études en IRM sur les fonctions cognitives réalisées depuis quinze ans, on constate que sur 11 000 publications, seulement 2,6% ont montré des différences entre les sexes. » De fait, ajoute Catherine Vidal, « les différences entre les cerveaux de personnes d’un même sexe sont tellement importantes qu’elles l’emportent sur les différences entre les sexes qui, en conséquence, font figure d’exception. » Ceci s’explique par le fait que si un nouveau-né possède déjà 100 milliards de neurones à la naissance, lesquels cessent dès lors de se multiplier, les connexions entre ces neurones, les synapses, commencent à peine à se former – et on estime leur nombre à un million de milliards chez l’adulte ! « Or, seulement 6 000 gènes interviennent dans la construction du cerveau. Cela signifie qu’il n’y a pas assez de gènes pour contrôler la formation de nos milliards de connexions. Le devenir de nos neurones n’est pas inscrit dans le programme génétique. » (C’est moi qui souligne.) La conclusion logique de ces observations est que le cerveau est « un organe dynamique qui évolue tout au long de la vie. Rien n’y est à jamais figé, ni programmé à la naissance. » Le genre pas plus que le reste.

Dans la troisième partie du livre, « Cultures/Natures : la femelle et le mâle », Michel Kreutzer, avec son texte « Des animaux en tout genre », montre que les a priori déjà évoqués se sont tout aussi bien appliqués aux mondes animaux, en ce qu’ils ont longtemps été réduits à une vie guidée par les instincts reproductifs, principalement. Les sciences de la nature ont construit un système de classification des espèces basé sur la notion de typicalité, gommant toute diversité à l’intérieur de cette espèce, « pour bien souvent ne reconnaître qu’une seule dualité, celle qui oppose les mâles et les femelles ». Cependant, les plus récentes études sur la question montrent que les animaux, loin d’être des quasi machines prédéterminées par leur gènes, ont, à l’instar des humains, une vie sociale et une psychologie. « Certains rôles sociaux, dit Kreutzer, relèvent précisément du genre. » Ainsi, les comportements parentaux varient selon les espèces – chez certaines, ce sont les mâles qui s’occupent de leur progéniture, chez d’autres, ce sont les femelles, chez d’autres encore les mâles et les femelles, et encore, on relève de nombreux cas où ces rôles, naguère pensés comme immuables, peuvent varier à l’intérieur d’une même espèce animale. Plus, on observe aussi des couples de « lesbiennes » chez les goëlands : une fois fécondées par un mâle, deux femelles nidifient ensemble et élèvent elles-mêmes leurs petits. Chez les cygnes noirs, ce sont des mâles gays qui, une fois les œufs pondus par une femelle, l’expulsent et s’occupent de la couvaison puis de l’élevage des jeunes… Autant dire qu’il nous reste beaucoup à découvrir sur les mondes animaux, et à réfléchir sur la canonique opposition entre nature et culture.

La question de l’intersexualité est justement l’une de celles qui font vaciller cette limite. Vincent Guillot intervient à ce propos dans la quatrième partie du livre, « De l’identité aux représentations ». On ne peut que recommander de lire ce texte, qui s’intitule « Me dire simplement », et qui commence ainsi : « Lorsqu’on m’invite comme témoin, j’entends “tu es moins, nous sommes plus”. Je ne peux donc que me dire, me dévoiler et, en retour, vous direz qui nous sommes. Or, il me semble qu’au sujet de l’intersexualité, la question n’est pas “celui-qui-est-moins” mais “celui-qui-se-pense-plus”. Ce n’est pas nous que vous interrogez mais vous que vous n’osez pas questionner – votre corps, votre sexe, vos pratiques sexuelles et amoureuses, vos fantasmes et vos phobies. Et cela, de façon récurrente, tant le corps médical comme le milieu universitaire considèrent la question “intersexe” comme extrêmement compliquée. À mon sens, il n’en est rien, c’est vous qui la rendez complexe, vous qui êtes compliqués. »

Voici en somme un livre passionnant, certes difficile à lire d’une traite, car touffu et divers, mais dont chaque partie et chaque article apportent de précieuses informations et suscitent la réflexion.