Par une décision en date du 4 mai 2018, la médecin du travail Karine Djemil vient d’être condamnée par l’ordre des médecins à 6 mois d’interdiction d’exercice dont trois fermes, pour avoir donné des soins médicaux à plusieurs femmes harcelées sexuellement dans le cadre de leur travail.
Le code de déontologie médicale prescrit pourtant dans son article 95 que le médecin « doit toujours agir, en priorité, dans l’intérêt de la santé publique et dans l’intérêt des personnes et de leur sécurité au sein des entreprises ou des collectivités où il exerce ». Les médecins agissent ainsi en apportant leurs soins aux victimes de harcèlement sexuels, en collectant dans leur dossier médical un faisceau d’indices cliniques.
Avec la condamnation du Dr Djemil, l’ordre des médecins méconnait ces fondements de la déontologie. En recevant les plaintes d’employeurs, il contraint les médecins du travail à rompre le secret médical pour justifier leur diagnostic, et remet en cause la possibilité de faire le lien entre la pathologie du patient et son travail, pourtant au cœur des missions des médecins du travail.
L’ordre des médecins est indifférent au surgissement dans le monde entier des luttes contre le harcèlement sexuel notamment au travail. Et pour cause, malgré la féminisation de la profession, le conseil national de l’ordre des médecins compte toujours moins de 10 % de femmes. C’est la question essentielle de la valeur de la parole des femmes qui se pose ici, particulièrement en cas de harcèlement sexuel du fait du travail, dont la réalité est recouverte par une chappe de plomb favorisée l’ordre des médecins.
Alors que le gouvernement annonce un plan de lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail en mettant en avant le rôle de la médecine du travail, la condamnation de Karine Djemil, une des seules médecins du travail à avoir mis à jour des cas de harcèlement sexuel est inacceptable.
L’UGICT-CGT et son collectif de médecins du travail demandent aux ministres de la santé et du travail de prendre les mesures qui s’imposent pour permettre aux médecins du travail d’exercer leurs missions :
La mise en œuvre d’une commission d’enquête parlementaire et une de l’IGAS concernant les pratiques de l’ordre des médecins après une plainte d’employeurs, particulièrement après des faits de harcèlement sexuel et moral ;
L’interdiction de la recevabilité des plaintes d’employeurs devant l’ordre des médecins et leur transmission automatique au procureur de la république ;
Pour les médecins exerçant des missions de service public, notamment hospitaliers, qui ne peuvent statutairement être poursuivis par les employeurs privés, l’interdiction pour l’ordre des médecins de se substituer à une plainte d’employeurs, et son obligation d’auditionner les victimes ;
La suppression des chambres disciplinaires de l’ordre des médecins qui constituent une juridiction d’exception.
Titiou Lecoq — 16 mars 2018 à 11h34 — mis à jour le 16 mars 2018 à 11h54
Ce sont les femmes des classes populaires qui ont refusé les premières d’accepter d’être traitées comme des objets sexuels. Quelque part, elles sont nos modèles.
La semaine dernière, j’assistais à une journée organisée par l’observatoire des violences envers les femmes en Seine-Saint-Denis. La chercheuse Sylvie Cromer a pris la parole sur le mouvement #MeToo. Et elle a nous raconté une histoire, tirée deLe Droit de cuissage: France, 1860-1930 de Marie-Victoire Louis.
À la fin du XIXe siècle, en France, se sont déroulées des grèves pour la dignité. Des ouvrières se mettaient en grève pour dénoncer le harcèlement sexuel de certains chefs d’atelier. Vous en avez entendu parler?
Un des contre-maîtres était réputé pour «faire passer les femmes par un petit couloir, et puis…»
Ce mouvement a connu son apogée en 1905 à Limoges. La plus importante usine de porcelaine appartenait à un certain Haviland. Elle employait 5.740 hommes, 2.400 femmes et 1.528 enfants (et oui, parce que sans le travail des enfants, l’économie s’effondrerait, disait-on…). Penaud, un des contre-maîtres, était réputé pour «faire passer les femmes par un petit couloir, et puis…» Celles qui refusaient de coucher étaient virées.
Quand on voit comment sont traitées actuellement les femmes qui portent plainte pour viol contre un homme plus puissant qu’elles, on imagine bien qu’en 1905, ça devait être coton.
La chambre syndicale de la céramique est saisie de plusieurs plaintes. Il ne se passe rien. Pour Haviland, on remet en cause sa liberté de patron de choisir ses collaborateurs.
Une bombe explose
Parmi les ouvriers et les ouvrières, la pression monte. Une grève est lancée avec le soutien financier du syndicat. La revendication: soit le départ de Penaud, soit sa rétrogradation au statut de simple ouvrier.
Mais Penaud, en accord avec Haviland, explique que vu de la nature des faits qui lui sont reprochés, il en va de son honneur de ne pas démissionner. Les politiques minimisent cette grève sans revendication sérieuse (c’est-à-dire salariale). Pour eux, ce sont de simples problèmes de mœurs et de susceptibilité. D’autres usines rejoignent le mouvement, on occupe, on manifeste. L’armée est envoyée sur place (toujours un grand signe d’apaisement ça!). Il y a des affrontements, une bombe explose.
Des «émeutiers» sont arrêtés, leurs collègues défoncent l’entrée de la prison pour les libérer. La cavalerie intervient et tire sur la foule. Un ouvrier de 19 ans est tué. Le 24 avril, Haviland finit par céder et Penaud est viré.
La dénonciation des violences n’est pas l’apanage d’une classe sociale qui serait plus «éclairée»
Pourquoi je vous parle de ça? D’abord parce que je suis sans cesse étonnée par notre/ma méconnaissance de notre histoire. Comme pour les femmes artistes invisibilisées, on pouvait penser que la condition de ces ouvrières les empêcherait de parler de ces problèmes. Eh bien pas du tout: elles ont fait grève, elles ont manifesté contre ces agressions sexuelles.
Mais ce qui m’intéresse encore plus, c’est que cela nous montre clairement que la dénonciation des violences n’est pas l’apanage d’une classe sociale qui serait plus «éclairée» ou en avance. Pas du tout, mais alors vraiment pas. En matière de lutte concrète contre les violences faites aux femmes, les ouvrières ont été en avance sur les femmes bourgeoises. Et puis, je reste songeuse devant l’élan de la grève. Est-ce qu’on imaginerait de nos jours une grève lancée pour ces sujets?
Évidemment, l’ampleur de la mobilisation de 1905 s’explique parce qu’elle touchait la dignité d’une classe sociale qui se sentait déjà exploitée. Ce sont donc les ouvriers qui sont descendus dans la rue avec les ouvrières, pas les épouses des patrons. La conscience de classe l’emportait sur la conscience de genre, et cette conscience de classe était extrêmement forte. Simone de Beauvoir s’est d’ailleurs longtemps demandé comment le féminisme pouvait dépasser les clivages sociaux, comment faire pour que les femmes se sentent dans une situation commune malgré toutes leurs différences.
Les violences contre les femmes concernent tous les milieux
C’est également une femme qui travaillait comme agent de ménage qui a porté plainte contre Dominique Strauss-Kahn. Alors bien sûr, on peut se dire que c’est parce qu’elles sont perçues comme plus faibles qu’elles seraient davantage harcelées. Mais on peut aussi penser que dans les classes sociales «élevées», on s’est plus longtemps accommodés de ce harcèlement, précisément parce que l’appartenance de classe était plus forte et/ou qu’on avait davantage à perdre.
Il faut donc s’abstenir d’adopter un ton… maternaliste (au sens de paternaliste). Et c’est pourtant ce que j’entends souvent. Par exemple, Emmanuelle Devos interrogée sur France Inter avait affirmé qu’elle n’avait jamais entendu parler de harcèlement parmi les actrices françaises, oulala, pas du tout, mais qu’elle était là pour soutenir les plus faibles, les maquilleuses et les coiffeuses. La solidarité, c’est bien, mais il y avait quelque chose dans le ton qui me dérangeait, qui laissait entendre que c’était le problème de ces pauvres femmes sans défense.
Dans une tribune publiée dans Le Monde, un collectif de 100 femmes a écrit :
«Surtout, nous sommes conscientes que la personne humaine n’est pas monolithe : une femme peut, dans la même journée, diriger une équipe professionnelle et jouir d’être l’objet sexuel d’un homme, sans être une « salope » ni une vile complice du patriarcat. Elle peut veiller à ce que son salaire soit égal à celui d’un homme, mais ne pas se sentir traumatisée à jamais par un frotteur dans le métro, même si cela est considéré comme un délit. Elle peut même l’envisager comme l’expression d’une grande misère sexuelle, voire comme un non-événement.»
Mais pour les victimes de frotteurs, ces agressions sont loin d’être un «non-événement». Voici leurs témoignages.
Mélanie, 29 ans, photographe/vidéaste
«La première fois que j’ai été confrontée à un frotteur a aussi été la plus traumatisante, puisque j’ai veillé ensuite à ce que ça n’arrive plus jamais. C’était en 2008, j’étais en première année de BTS, et je vivais à Paris depuis seulement six mois. Je n’étais du coup pas encore très au fait de ce genre de phénomène. Dans une rame de métro bondée, à 8 heures du matin, je me suis retrouvée le dos collé à un homme (la quarantaine, un physique affreusement normal) et j’ai juste senti son sexe glisser contre le haut de ma fesse. Mon premier réflexe a évidemment été de me dire que j’hallucinais et que ça devait être autre chose. Mais le temps que je me pose la question, il avait mis ses deux mains sur mes deux hanches pour ne pas que je me dégage. J’ai essayé de bouger, mais c’était ce genre de wagon où tout le monde est très serré. J’ai pris peur d’un coup et j’ai été pétrifiée. Je me suis sentie devenir livide et incapable de bouger, de parler. J’ai dû attendre la station suivante pour prendre le courage de profiter du mouvement des gens qui sortent du wagon pour me dégager et en sortir. Je suis restée 20 minutes sur le quai, totalement choquée et dégoûtée. J’ai pensé à rentrer chez moi et ne pas aller en cours, mais j’ai finalement décidé d’y aller. J’ai mis des mois à raconter cette histoire à quelqu’un.
Je n’ai jamais plus pris les transports en commun, seule ou accompagnée, en étant sereine. Qu’il y ait du monde ou non, je ne suis plus jamais tranquille, je fais toujours très attention.
À aucun moment ce n’est=t aux femmes de se soucier de la supposée « misère sexuelle » des hommes au point de se laisser tripoter si elles n’en ont pas envie. Libre à chacune de considérer ça comme grave ou non, mais les traumatismes que cela peut engendrer chez certaines personnes ne doivent pas être niés.
Je ne sais pas si « traumatisée » est le terme exact pour me désigner, mais étant donné que j’ai encore le souvenir impérissable de chacune des agressions que j’ai subies et que mon comportement a changé par rapport à celles-ci, on ne doit quand même pas en être loin…»
Fanny, 40 ans, directrice de la relation client
«Malheureusement, je ne compte plus les agressions dans le métro, depuis mon adolescence jusqu’à aujourd’hui. En pantalon, en jupe, maquillée, pas coiffée, peu importe, il n’y a pas de tenue pour repousser les frotteurs. Une fois qui m’a marquée, c’était il y a un an et demi. J’étais enceinte jusqu’aux dents, debout pour quelques stations, car pour une fois la ligne 13 était peu empruntée, et je me suis retournée sur le mec en lui hurlant dessus : « Plus près de moi là, c’est dans ma culotte ! Je t’invite à t’arrêter de suite. » Cette phrase a beaucoup fait rire mes collègues le lendemain, y compris les femmes… Comme si c’était normal de subir ce genre de comportement. Mes voisins de voiture ont incendié le mec, mettant en avant ma « condition ». Ce qui au fond était presque plus irritant, on me défendait car j’étais enceinte, finalement.
Les premières fois, je me sentais honteuse, essayant même de me persuader que ça n’était pas en train de se passer, que c’était dans ma tête, n’osant pas intervenir ou même faire en sorte que cela cesse, comme si je provoquais ce comportement malgré moi et que les gens autour se retourneraient contre moi. Je ne montais plus dans les rames blindées, je me mettais en tête de rame pour être près du conducteur et me coller à la paroi, au cas où. C’est triste quand j’y repense. J’avais fini par ne plus me sentir en sécurité nulle part, puisque à pieds, en métro ou même en taxi, les comportements des hommes étaient quelques fois déplacés, me mettaient mal à l’aise. On en revient à « c’est de ma faute », « ça n’arrive qu’à moi ». Finalement, quand le monde te crie que tu y es pour quelque chose, difficile de se l’enlever de la tête. Et puis en en parlant avec les autres femmes, tu te rends compte que cela arrive à tout le monde, tout le temps, et tu es révoltée qu’on se taise.
Les années passant, j’ai osé parler une fois, puis deux, et désormais je ne me tais plus et je confronte. Maintenant, je ne me sens plus coupable face à ces comportements, je sais que c’est la personne en face (ou plus souvent derrière moi) qui est en faute, donc je n’hésite plus. Et les frotteurs, c’est presque la partie pudique, je ne compte plus les « pénis-surprise » brandis au détour d’un couloir désert, dans des escaliers, ou parfois en pleine rame.
Je ne prends plus le métro entre autres pour minimiser les moments de promiscuité. Toutefois, l’une des dernières fois où je l’ai pris, j’ai été victime d’une main aux fesses d’un type qui sortait de la rame. Son grand sourire vainqueur ne laissait pas de doute sur la nature désirée du geste. Je me suis contentée d’un doigt d’honneur.»
Marie, 30 ans, travaille dans l’édition
«Une des mes premières expériences avec un frotteur, c’était dans le RER A, en 2003. J’avais 15-16 ans, c’était l’été de la canicule. Le RER était bondé, à heure de pointe, et il était bien plus petit et non climatisé à l’époque. J’étais pressée contre la porte d’un côté et j’avais un homme âgé (dans mes souvenirs je dirai 40-45 ans, ce qui me semblait très vieux quand j’avais 15 ans…) en costume-cravate qui était collé derrière moi. Au début, je n’ai pas très bien compris ce qu’il se passait. Je croyais simplement qu’à cause de tout ce monde, il était juste collé contre moi. On était d’ailleurs tous et toutes comme des sardines. Et puis, j’ai commencé à sentir sa main sur ma cuisse, derrière. J’étais en short. Encore une fois, je n’ai pas compris ce qu’il se passait, je pensais naïvement à une erreur. Et puis c’est devenu plus insistant. Il a enlevé sa main et j’ai senti son sexe, en érection bien sûr, entre mes fesses et il a commencé à bouger. J’ai été prise de panique. Je ne pouvais plus bouger. J’ai rien pu dire, rien pu faire. J’étais comme paralysée. Quand les portes se sont ouvertes pour l’arrêt, j’ai quand même eu assez d’esprit pour sortir vite du wagon. Vu que j’étais pressée contre la porte, c’était pas trop difficile. Ce n’était même pas mon arrêt mais je suis sortie. Je ne suis même pas allée où je devais aller. Je suis rentrée chez moi. Je me sentais vraiment sale et honteuse. Et coupable de n’avoir pas réagi. De m’être laissée faire. Je n’en ai parlé à personne sur le coup. J’étais bien trop embarrassée.
Les autres fois où j’ai eu à subir des mains sur la cuisse, sur les fesses, des hommes pressés derrière moi ou qui se pressent contre ma poitrine, je ne disais jamais rien et je n’ai jamais su comment réagir. À chaque fois, j’étais comme paralysée. J’avais peut-être peur. Je me sentais peut-être honteuse. Et puis, passé mes 25-27 ans, j’ai arrêté de me laisser faire. Maintenant, quand ça arrive, je le fais remarquer bien fort dans la rame de métro ou de RER, je menace bien fort de casser des doigts s’ils ne retirent pas immédiatement leur main, je marche sur les pieds des frotteurs par derrière. Depuis que je fais ce genre de choses, je reçois souvent des regards compatissants de la part des autres femmes du wagon, des hommes ou des femmes me proposent souvent de changer de place et l’homme frotteur en question sort assez rapidement de la rame après coup.
Ça ne m’a jamais vraiment empêché de reprendre les transports en commun parce que je n’ai pas d’autre choix. Mais je fais attention : je m’assois à côté de femmes, si possible, j’essaie de rester debout à côté de femmes également. J’utilise mon sac à main ou mon sac à dos comme une espèce de barrière, si je suis seule avec des hommes dans un wagon, je change de wagon.
Je ne sais pas si ça m’a traumatisée. Mais ça me rend méfiante de tout. Je regarde toujours autour de moi, je cherche les sorties possibles. C’est peut-être une forme de traumatisme d’ailleurs. De devoir faire attention à tout autour de soi, en vigilance constante. D’ailleurs, je ne pense pas qu’être traumatisée ou non soit vraiment la question. Ça change certainement le rapport qu’on a avec notre corps d’être sans cesse sexualisée et de ne pas se sentir à l’aise dans l’espace public. La vraie question, c’est d’arrêter de blâmer les femmes pour ce qu’elles subissent, et d’arrêter d’excuser sans cesse les hommes pour ce qu’ils font.»
Salomé, 21 ans, étudiante
«La première fois, c’était en prépa, j’avais 19 ans. Je n’ai pas réussi à réagir. C’était un vieux monsieur et le métro était plein. Je me disais que ce n’était pas de sa faute s’il me collait, et en même temps il avait de la place pour bouger. Je me suis renfermée sur moi en me disant que ça allait passer. Mais la rame se vidait et il ne bougeait pas. Au contraire, il se frottait de plus en plus contre moi. Quand il a fini par partir, j’ai fondu en larmes.
C’était la première fois que ça m’arrivait, je sortais du lycée, j’étais tétanisée. Ça a dû durer cinq arrêts, mais ça m’a semblé une éternité. J’en ai parlé à une amie juste après, et après plus jamais. C’était dur de réexpliquer, de le revivre. J’ai complètement nié ce qui s’était passé.
La deuxième fois, c’était à Paris, l’année dernière. Exactement la même chose : la rame était bondée, un homme en a profité. Mais la différence, c’est que j’avais appris entre-temps à me défendre. J’ai désormais toujours un petit couteau sur moi. C’est super triste à dire, mais c’est comme ça. Alors cette fois, j’ai ouvert le couteau dans ma poche et je lui ai piqué la jambe. Légèrement, sans chercher à le blesser. Je voulais juste qu’il comprenne. Il a reculé tout de suite et est descendu, ce qui prouve bien qu’il avait quelque chose à se reprocher, sinon il serait resté.
Maintenant je suis beaucoup plus méfiante quand je me déplace, je ne peux plus sortir sans cette minuscule arme dans ma poche et je dévisage constamment les gens avant de rentrer dans un métro.»
Aline, 32 ans, responsable communication
«Alors âgée de 19 ans, je suis dans le métro vers la station Ranelagh ou Jasmin, il est un peu tard (22 heures), je vais chez une amie. Le métro est assez vide et je rêvasse à moitié. Je suis assise sur un strapontin pour avoir de la place pour les jambes. Je sais qu’un homme est assis sur le strapontin en face de moi mais je lui prête pas vraiment attention. Puis je me rends compte qu’il me fixe, je le regarde dans les yeux, il me sourit, il est bien plus vieux. Et je vois que son bras droit est très agité. En baissant le regard, je constate qu’il se donne du plaisir (et qu’il en a…). Toujours ses yeux qui me fixent. Je ne sais pas trop quoi faire, jusqu’au moment où il s’apprête carrément à ouvrir son pantalon. Là je me lève et je descends. Ce n’est pas ma station du tout mais il m’a glacé le sang car je me suis dis que ça devait faire un moment qu’il me regardait en se caressant.
Ensuite, si j’ai pu reprendre le métro facilement, c’est parce que je n’ai pas eu le choix, j’en avais besoin pour aller en cours, puis maintenant pour aller travailler… Mais par contre, je me suis mise à regarder tout le monde. Systématiquement, si je dois m’asseoir, j’essaie de me mettre à côté d’une femme ou d’une famille pour me sentir plus en sécurité. Et j’évite de le prendre seule tard le soir.
Les femmes qui ont écrit la tribune publiée dans Le Monde n’ont jamais dû être confrontées à un frotteur, ou comme moi à un homme qui se donne du plaisir en vous prenant pour cible. Je ne me suis absolument pas sentie flattée, bien au contraire, c’est humiliant, dégradant, je me suis sentie salie. J’en ai rien à faire qu’il subisse une « misère sexuelle », c’est son problème, pas le mien, je n’avais pas à en subir les conséquences si tel était le cas d’ailleurs. Et il ne faut pas considérer ces agressions comme des non-événements. Si je me rappelle encore 13 ans plus tard de cette histoire, c’est que ça m’a marqué, donc c’est un événement. Pourquoi ce serait honteux de le dire ? Au contraire, ça l’a été pendant longtemps et maintenant que les femmes parlent, l’impunité des « frotteurs » est terminée et tant mieux. On n’est pas les réceptacles des fantasmes malsains de certains, de leurs « maladies » ou que sais-je.
Quant au fait qu’il faudrait que nous « [prenions] nos responsabilités« , qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne suis pas responsable de ce qu’il a fait. J’aurais dû crier ? Le baffer ? Et s’il réplique ? S’il cache un couteau, ou n’importe quoi, je suis bien avancée et je peux peut-être me faire doublement agresser. Personnellement, je suis restée sidérée et je n’ai réussi à me lever qu’au bout d’un moment. En ayant peur qu’il me suive. Ce n’est pas à moi de prendre de responsabilités alors que l’on m’a agressé.»
Sandrine, 38 ans, mère au foyer
«Je suis en fauteuil roulant, donc je n’ai jamais subi de mains aux fesses. On pourrait croire que ça évite une bonne part des tripoteurs en tous genres, et bien non, pas forcément ! C’est ainsi qu’assez tôt, j’ai découvert que des « frotteurs » pouvaient se frotter… contre mon fauteuil roulant.
Cela m’est arrivé plusieurs fois, mais il y en a une en particulier qui m’est restée en mémoire, vers 2003 : j’étais dans le RER et j’ai senti mon fauteuil roulant bouger légèrement, plusieurs fois. J’ai tourné la tête (en fauteuil roulant on est à la hauteur « idéale » pour profiter de la vue) et vu qu’un mec derrière moi me collait (il avait pourtant la place de ne pas le faire) et se frottait contre l’une des poignées du dossier de mon fauteuil roulant. Je connaissais bien cette ligne de RER et je savais qu’il y aurait dans peu de temps un virage. Lorsque le virage a créé l’élan nécessaire, j’ai envoyé la poignée de mon fauteuil roulant direct dans ses testicules. Vu sa tête, il a très bien compris pourquoi je l’avais fait et s’est éloigné sans demander son reste. Même si ça s’est bien fini, ça m’a suffisamment marquée pour que je colle le dos de mon fauteuil contre une paroi lorsque je prends les transports. Et même en soirée ou dehors, je reste vigilante vis-à-vis de ce qui se passe derrière moi.
Et si je dis “pas de mains au fesses”, j’aurais dû rajouter : la plupart du temps. Je suis en fauteuil roulant mais je peux me lever, avec appui. Lors d’un concert au début des années 1990, pour mieux voir la scène, je me suis mise debout sur mon fauteuil roulant, en appui sur deux hommes qui me tenaient. Un inconnu (un vieux d’après une copine qui a vu ce qui s’est passé) en a profité pour me tripoter les fesses. J’avais pourtant 13 ou 14 ans (!).»
Mathilde, 28 ans, rédactrice technique
«C’était en 2014. Dans la ligne 9 du métro parisien, en milieu de journée. Un mec s’est collé à moi. J’avais beau me décaler, il continuait à coller sa bite contre mon dos. Je suis sortie un arrêt plus tôt, en larmes.
Il y avait du monde, mais la rame n’était pas non plus ultra bondée. Je regrette de pas lui avoir collé mon poing dans la figure. Le seul truc que j’ai dit c’est : « ça va, je vous dérange pas ? »
J’ai repris le métro le lendemain car je devais bien aller bosser, mais hyper méfiante, toujours assise ou collée à une porte pour éviter quoi que ce soit
Je n’ai alerté personne de la RATP car je n’y ai pas du tout pensé sur le moment, je voulais juste rentrer chez moi.»
Céline, 35 ans, employée
«Un type, la quarantaine, en mai dernier, à Rome. Le métro n’était pas bondé du tout mais il y avait du monde. Avec ma mère et ma sœur, on faisait du tourisme. Je l’ai senti contre ma cuisse, aucune équivoque possible. Je l’ai fixé et je l’ai incendié en français. Ma mère et ma sœur n’ont pas compris sur le coup puisqu’elles n’étaient pas juste à côté. Les autres personnes n’ont pas réagi. Lui il a compris que j’avais pigé son manège et qu’il devait dégager vite fait. Il s’est tout de suite éloigné en regardant par terre et il est descendu dès qu’il a pu.
J’ai été très en colère, et le suis toujours, d’avoir été confondue avec un objet à la disposition d’un homme. Pas traumatisée non, mais très en colère. Dégoûtée.
Les femmes sont enfin entendues. La parole ne s’est pas libérée : les oreilles semblent leur prêter de l’attention. C’est aux hommes maintenant de prendre leurs responsabilités, faire un travail sur eux-mêmes, déconstruire les codes de la virilité surtout.»
Olga, 28 ans, journaliste web
«Le harcèlement dans les transports et la rue, c’est une réalité depuis mes 11-12 ans, j’ai des dizaines et des dizaines d’exemples. Mais la seule fois où j’ai eu affaire à un frotteur (du moins, en m’en rendant compte), c’était en 2014 dans la ligne 4 du métro parisien. J’ai mis du temps à réaliser, je montais en début de ligne et allais jusqu’au terminus. Assise, j’ai senti une pression derrière-moi, comme la rame était bondée, je ne me suis pas méfiée outre mesure, absorbée par une lecture. Mais à mesure que ma station approchait, j’ai compris que quelque chose n’allait pas : la rame s’était vidée mais je sentais toujours quelqu’un collé à moi. Je portais un décolleté, et cet homme était debout, collé à mon épaule, faisant de légers va-et-vient sur le côté en regardant ma poitrine, visiblement. Quand j’ai tilté que je sentais une érection contre mon corps, j’ai eu un geste de réflexe pour la repousser. Je n’ai pas osé me retourner complètement pour voir à quoi ressemblait mon agresseur, j’ai juste vu un costume et un attaché-case. J’étais tétanisée, et je me suis sentie sale toute la journée. Quand j’y repense, je rentre dans une véritable rage, car s’il y a bien quelqu’un de sale dans l’histoire, ce n’est pas moi mais ce prédateur. J’étais choquée et dégoûtée.
Je suis devenue beaucoup plus méfiante. J’ai perdu ce qu’il pouvait encore me rester de tranquillité d’esprit, à toujours essayer de repérer ce type de situations avant qu’elles ne se produisent (il n’y a pas que les frotteurs à craindre, quand on est une femme dans les transports), mais pour moi hors de question de céder du terrain, je n’ai pas évité les transports par la suite.
J’ai envie de hurler quand je lis la tribune publiée dans Le Monde. C’est quand même dommage de commencer par une affirmation pertinente pour en arriver à une conclusion qui pue autant le sexisme intériorisé. « Misère sexuelle » ? Sérieusement ? C’est l’argument type du violeur pour se justifier de brutaliser toute notion de consentement pour son plaisir physique, ou simplement son égo, en exerçant sa domination sur quelqu’un. Les femmes n’ont pas à supporter une prétendue « misère sexuelle » des hommes sous-prétexte qu’ils ne sauraient se contenir, ou autre stéréotype dangereux du même acabit. Pourquoi le ferait-on ? Au nom de quoi ? Nous ne sommes pas des objets, nous ne sommes pas des saintes. Si on devait donner un quelconque crédit à cette expression censée faire pleurer dans les chaumières pour excuser l’inexcusable, ce serait justement pour qualifier les nombreuses difficultés et déceptions qu’ont les femmes qui ont des relations avec des hommes au niveau sexuel et/ou affectif ! Le fait que les femmes lesbiennes ou bisexuelles – je le suis – ne se comportent pas de la sorte dans l’espace public ou professionnel lorsqu’une personne leur plaît, ou est simplement « à portée de main » (parce que c’est souvent ça, le harcèlement sexuel aussi, la question d’attirance est secondaire), en dit long sur l’origine du problème.
À titre personnel, je traîne un syndrome de stress post-traumatique dû à plusieurs agressions sexuelles et viols au cours de ma vie, et je mets cette expérience là sur le même plan. C’est une invasion de mon espace personnel très violente, une atteinte à mon consentement, à l’intégrité de mon corps, vraiment grave. Et rien ne justifie ni le harcèlement sexuel, ni les agressions sexuelles, ni les viols. RIEN. Ne pas mettre ces agressions au même niveau en disant que certaines seraient sérieuses et d’autres des « non-événements », c’est continuer d’entretenir la culture du viol si chère au patriarcat.»
Astrid, 30 ans, cheffe de projet
«Moi un matin, il y a trois ans dans la ligne 5 du métro parisien, blindée… J’avais mon casque audio et des sacs dans les deux mains. Je sens quelque chose me frotter (insistant) entre les fesses. Vu le monde qu’il y avait, je pensais (à tort) que c’était le sac ou la mallette de la personne derrière moi. J’ai essayé de bouger mais impossible et mon casque ne me permettait pas d’entendre ce qu’il se passait.
A la station d’après je me suis retournée et ai pu enlever mon casque. J’ai croisé le regard de l’homme derrière moi qui m’a fixée droit (regard de défi) dans les yeux tandis qu’il sortait du métro. Je n’ai rien fait et n’ai rien dit.
A l’époque je ne savais pas que cela pouvait être puni. Je regrette et agirai en conséquence si cela se reproduisait un jour. Maintenant, je ne porte plus mon casque (qui coupe le bruit autour) dans les transports.»
Juliette, 29 ans, gérante d’une boutique
«C’était sur la ligne 1 du métro parisien, il y a environ deux mois. L’acte était complètement assumé. Un type a posé sa main sur mon genoux comme sur un accoudoir pour s’installer à côté de moi. Il a râlé en minimisant quand j’ai moi même râlé. Je ne suis pas traumatisée du tout, je trouve juste que c’était très perfide comme approche.
Sur le moment j’étais énervée, toute rouge plusieurs heures quand même. J’ai eu l’impression de faire partie du mobilier urbain, puis cette manière de m’envoyer chier alors que le type m’agrippait le genoux, comme ça, comme si c’était tout naturel…
J’ai été un peu traumatisée par la suite de me souvenir que je faisais partie du mobilier pour beaucoup d’hommes, car cette mésaventure s’accumule à d’autres en dehors du métro. Chaque nouvel événement est un nouveau coup de poignard, une remise à ma place et à ma condition de femme objet.
J’ai du mal à cerner en quoi je dois “prendre mes responsabilités”, mais je suppose que ça veut dire que je ne dois pas me laisser faire. Je m’efforce de dire quelque chose malgré la terreur quand ça arrive, car je ne sais pas qui j’ai en face de moi. Si on est capable de me toucher de manière inapproprié en public, oserait-on m’agresser un degré au-dessus ? Jusqu’où et combien de temps peut durer la confrontation ? Et si personne n’avait le courage de me soutenir, comme cela m’est arrivé dans un magasin quand j’avais 14 ans quand un adulte m’a immobilisée pour m’embrasser et tenter de m’enlever au milieu de nombreux témoins ?
Des traumatismes comme ça, on en a toutes, et ça me révolte qu’on me parle de prendre mes responsabilités face au malheur. Pas un instant celles qui tiennent ce discours ne se soucient de la responsabilité des hommes de ne pas avoir de comportements gênants.»
Pauline, 26 ans, interne en médecine
«La première fois où un homme se collait à moi dans le métro 13, bondé comme à son habitude, je croyais sentir son sexe en érection contre moi mais je n’ai pas osé dire quoi que soit. Je cessais de me répéter que ce n’était pas possible, je devais inventer ou surinterpréter. J’avais peur de faire un scandale sur une invention de ma part. Puis, je me suis retournée et je l’ai vu faire. Je suis sortie en trombe du métro, en tremblant de rage et en pleurant un peu. En arrivant au travail, j’ai dit à mes collègues ce qui m’était arrivé et comme j’étais choquée. On m’a répondu que ce n’était pas cool et on est passé à autre chose. J’ai eu le sentiment qu’à leur yeux c’était un gros dégueulasse, mais que ça n’était pas si grave.
Une autre fois, ce n’était pas un frotteur à proprement parler mais un homme assis devant moi qui massait son sexe en érection à travers son pantalon (il se masturbait quoi) en me regardant droit dans les yeux et en léchant ou en mordant ses lèvres. Tout le monde le voyait faire, personne n’a rien dit, je suis sortie dès que possible. Encore une fois, à l’époque j’ai eu peur de me faire agresser si j’osais réagir.
J’ai continué à prendre les transports en commun (pas le choix) mais j’ai sans doute fait plus attention à ce que je portais (moins de robes et de jupes). Il y a eu des conséquences immédiates dans le sens où, pendant quelques jours après chacune de ces agressions, je me suis sentie salie et ça me faisait frissonner de dégoût.
J’ai fait une psychothérapie avec traitement par EMDR et nous avons abordé le sujet de la sexualité à un moment où je trouvais « sale » le désir qu’avait mon partenaire pour moi. J’en venais à voir son désir pour moi comme dégradant et pervers. Il n’a jamais été insistant, s’est toujours enquis de mon consentement et, après travail psychothérapeutique, je peux affirmer que ce n’est pas seulement ces deux agressions là mais toutes celles que j’ai subies, le regard libidineux des hommes sur mon corps (et ce je me rappelle depuis mes 13 ans !) qui a participé à ces problématiques.»
Hanna, 22 ans, étudiante
«Je n’avais jamais subi d’agression de la part de frotteurs. On m’avait déjà suivie dans la rue ou sifflé, mais la première agression de la part de frotteurs est arrivée il y a à peine quelques jours.
Je ne suis pas une habituée des transports en commun, je marche beaucoup ou prends mon vélo, mais ce lundi j’ai pris le métro pour aller au centre commercial. La rame était pleine, j’étais debout au milieu de la foule, je me suis accrochée à une barre, nous étions vraiment tous très serrés donc au début je n’avais pas fait attention. Je lisais un article sur mon téléphone, j’étais concentrée. Je sentais du mouvement derrière moi et je sentais que la personne derrière était collée à moi mais autant que j’étais collée à la personne devant moi, cela ne m’a pas paru suspect, puis la rame bougeait beaucoup donc les mouvements ne me paraissaient pas anormaux. Puis quand le métro s’est arrêté, j’ai remarqué que la personne derrière moi bougeait encore contre moi, je n’ai pas compris ce qu’il se passait au début. Au bout d’un moment, je me suis retournée. J’ai croisé le regard de l’homme qui se tenait derrière moi et j’ai vu de la gêne sur son visage. Il a paniqué et bousculé tout le monde pour sortir de la rame. Tout s’est passé très vite, je n’ai pas eu le temps ni de comprendre ni de réagir. Et là j’ai vu à travers la vitre, debout sur le quai : il avait une érection. J’ai compris ce qu’il s’était passé et, d’un coup, je me suis sentie horriblement sale. Je suis restée stoïque jusqu’à ce que j’arrive au centre commercial, et là, en descendant du bus, j’ai fondu en larmes. Je me sentais dégueulasse, c’est vraiment le mot, je me sentais souillée, je voulais rentrer chez moi pour me laver, me passer au karcher. Et j’avais aussi une grande colère contre moi-même : j’aurais dû comprendre plus tôt et réagir, j’aurais dû faire quelque chose, dire quelque chose.
Au centre commercial, je me suis assise sur un banc et j’ai pleuré pendant une bonne demi-heure. J’ai appelé une amie pour lui en parler, elle a essayé de me rassurer comme elle pouvait, mais cette sensation de dégoût, ce sentiment d’avoir été humiliée, sont restés un bon moment. Encore maintenant, j’éprouve un dégoût énorme et une très très forte colère en y repensant.
Je n’ai pas pu faire ce que je devais faire au centre commercial, il a fallu que je rentre chez moi pour enlever mes vêtements et me laver. J’ai dû reprendre le métro dans l’autre sens et j’ai ressenti une grande panique en y entrant. Je me suis frayée un chemin jusqu’à la porte fermée de l’autre côté et me suis collée dos à celle-ci pour avoir une vue sur tout ce qui se passait devant moi. J’ai regardé tous les hommes devant moi pour voir s’ils faisaient la même chose à d’autres femmes.
Je suis outrée qu’on puisse qualifier de non-événement un événement qu’une femme subit, sans son consentement, par un inconnu, un événement qui viole son espace privé, qui la dépossède de son corps. Aucune femme ayant subi une agression de la part de frotteurs en est sortie en se disant “C’est rien, les pauvres, ils sont dans une grande misère sexuelle, on peut bien leur accorder ça”. C’est de la folie, je suis vraiment outrée par ces propos. Cet événement m’a traumatisée. Je ne veux jamais revivre la sensation que j’ai vécue à ce moment-là. Je me suis sentie dépossédée de mon propre corps, à la merci de cet homme qui m’a souillée avec son geste.»
Moments d’audiences par Marie Barbier, journaliste à l’Humanité
jeudi 14 décembre 2017
« Vous vous laissez déshabiller sans rien dire ? »
Dans une affaire aussi fracassante que celle des accusations de viols et d’agressions sexuelles portées contre l’ancien secrétaire d’État sarkozyste Georges Tron, c’est peu dire que la parole des plaignantes devant la cour d’assises de Bobigny (Seine-Saint-Denis) était attendue. Hier, au troisième jour d’audience de ce procès qui doit durer jusqu’au 22 décembre, il est 10h30 lorsque Virginie Ettel est appelée à la barre. Cette femme de quarante ans, aux longs cheveux blonds attachés en queue de cheval et habillée tout en noir, parle d’une voix douce et lente. « J’ai été agressée par ces deux personnes, commence t-elle en désignant le banc des accusés où le maire de Draveil (Essonne), Georges Tron, se tient aux côtés de son ancienne adjointe Brigitte Gruel. Tout ce que je demande c’est que ça soit jugé par un juré populaire, qu’on entende ma parole. Je n’ai pas porté plainte pour des soucis de réflexologie mais pour des agressions sexuelles. »
On a beaucoup évoqué récemment, avec l’affaire Wenstein et #balandetonporc, le parcours du combattant qui attend les victimes de viol qui osent porter plainte. Sans doute oublie t-on trop souvent, dans ce parcours, les magistrats auxquels elles seront confronté dans les prétoires. L’audition d’hier matin est à ce titre exemplaire. Première surprise, au lieu de laisser la parole à la plaignante, le président de la cour d’assises, Régis de Jorna, commence par lire la plainte qu’elle a adressée en 2011 au procureur d’Evry. L’ancienne employée de la mairie de Draveil commence en y racontant son embauche en septembre 2008 comme hôtesse d’accueil à la mairie de Draveil. Le maire, Georges Tron, lui fait rapidement du pied dans les déjeuners de travail. « Vous lui avez fait comprendre que vous n’étiez pas demanderesse ?, interroge le magistrat. Lucile M. (l’attachée parlementaire de Georges Tron, NDLR) m’avait dit qu’il arrêterait de lui-même en comprenant que je n’étais pas intéressée ».
Le 19 novembre 2009, Virginie Ettel se rend à un déjeuner avec le maire, son adjointe et des pêcheurs au château de Villiers. Pendant le déjeuner, Virginie Etttel sent le maire, puis son adjointe lui caresser les pieds. Après le repas, les invités sont raccompagnés dehors. Le président lit la scène de viol telle qu’elle est décrite dans la plainte. A la barre, Virginie Ettel pleure.
– Le président : « Donc, vous êtes dans cette salle à manger, on vous demande de rester et là il va y avoir des faits qualifiables de viol… Est-ce que vous prononcez une opposition verbale ? Vous reculez ? Ou vous vous laissez déshabiller sans rien dire ?
– J’étais incapable de réagir, lui répond Virginie Ettel
– Vous aviez bien compris qu’on vous déshabillait ! On ne se retrouve pas à moitié nue ou entièrement nue sans qu’il ne soit rien passé quand même…
– J’étais paralysée, je suis devenu toute molle. Je me suis concentrée sur les battements de mon cœur.
– Vous n’avez opposé aucune résistance ?
– Je n’étais pas en mesure d’opposer une résistance.
– Vous portiez une culotte ? Un string ? Des collants ? Je suis désolé de vous poser ces questions mais il faut qu’on comprenne… Donc il a baissé votre culotte ? Allons-y !
– J’avais une culotte noire et des bas.
– Vous dites ensuite que M. Tron a introduit des doigts dans votre sexe…
– Il a mis un doigt, pas plusieurs. Il a caressé mon sexe à travers la culotte, puis il écarté les lèvres…
Sa voix tremble, Virginie Ettel s’arrête de parler.
– Oui, bon… Il a mis un doigt dans votre vagin », coupe le président.
Virginie Ettel est en pleurs. La confiscation de sa parole va jusqu’au récit de son propre viol qu’elle ne peut raconter devant la cour d’assises, six ans après avoir porté plainte.
Plusieurs heures plus tard, lorsque l’avocat de Virginie Ettel, Vincent Ollivier, prend la parole pour interroger sa cliente après les questions du président, il précise, en préambule : « Il y a chaque année 600 000 femmes agressées sexuellement en France, dont seule une infime partie entame des démarches judiciaires. Si ces femmes suivent les débats aujourd’hui, elles seront confortées dans leur décision de laisser les choses sous le boisseau ».
Dans une tribune au Monde, un collectif de féministes musulmanes et antiracistes affirme refuser de suivre tant les adversaires que les soutiens les plus zélés de ce prédicateur, qui en profitent pour déverser leur haine.
Les scandales autour des agissements de prédateurs sexuels à Hollywood, dans le monde politique et médiatique français ou les affaires Nouman Ali Khan et Tariq Ramadan nous ont bouleversées, tant l’ampleur du phénomène et le désarroi des victimes sont insoutenables. Et en même temps, l’espoir est permis parce que chaque plainte pour viol ou agression sexuelle est en soi une victoire, tant les conséquences d’une prise de parole publique de femmes violées et agressées sexuellement sont lourdes.
Les hommes coupables d’agression sexuelle ont droit à la « présomption d’innocence » voire à la « prescription des faits », alors que leurs victimes doivent peser avec prudence chaque mot sous peine d’être attaquées pour diffamation et sont condamnées à vivre avec la honte toute leur vie. D’aucuns diront pourtant qu’il est trop tôt pour réagir, car il faudrait attendre que « justice soit faite ». Lorsque l’on sait que seulement 2 % à 3 % des hommes accusés de viol sont condamnés, l’on comprend bien qu’attendre que justice soit rendue signifie en fin de compte : attendre que les criminels sexuels soient acquittés.
Mécaniques racistes et sexistes
Car force est de constater que les femmes qui portent plainte ne sont pas à égalité avec les hommes qu’elles accusent, surtout lorsqu’ils sont puissants, pas plus que les victimes de crimes policiers ne le sont lorsqu’elles ont le courage de porter plainte contre un policier ou un gendarme qui jouit de la protection d’une institution tout entière. Nos systèmes judiciaires ne sont pas exempts des mécaniques racistes et sexistes qui ont cours dans l’ensemble de la société, ils en sont même les corollaires.
D’autant que le procès de Tariq Ramadan, lui, est déjà en cours sur les réseaux sociaux. D’un côté, la récupération politique des milieux islamophobes se donne à cœur joie, eux qui dénoncent non pas les agissements d’un homme mais ceux d’un musulman, faisant état de « violences sexuelles islamistes » comme s’il fallait « islamiser » l’horreur. Le parallèle est pourtant aisé entre l’autorité d’un leader communautaire charismatique et celle d’un homme riche et puissant comme celle de Dominique Strauss-Kahn sur une femme de chambre ou de Harvey Weinstein sur les actrices des films qu’il produisait.
De l’autre, dans les milieux favorables à Tariq Ramadan, ce sont les victimes présumées qui sont insultées, accusées notamment d’être les actrices d’un sombre complot sioniste, des mythomanes, voire d’être coupables parce qu’elles ont répondu favorablement à son invitation en montant dans sa chambre.
Il faut inverser la charge de la preuve
Devant une telle asymétrie des ressources et de crédibilité accordée aux uns contre les autres, nous, féministes antiracistes et musulmanes, nous choisissons d’inverser la charge de la preuve et de croire la parole des femmes. Penser qu’un homme est innocent, simplement parce qu’une plaignante pourrait corroborer une rhétorique islamophobe, fait le jeu de la loi de l’omerta.
Il faut en finir avec cette « solidarité négative » qui lierait tous les musulmans entre eux dès lors que l’un d’eux fait un faux pas. Même s’il faut le reconnaître, dans une société où l’islamophobie s’est vue érigée en « racisme respectable », cette affaire, bon gré, mal gré, nous impacte tous. Néanmoins, nous nous refusons à l’aveuglement volontaire, car la vérité nous ferait mal aux yeux ou « écornerait notre honneur ». Ne nous rendons pas complices par notre silence.
De la même façon, la récupération d’une plainte pour viol à des fins racistes ne peut que nuire aux victimes elles-mêmes et à leurs soutiens, car elle les prend en otage et les force à choisir leur camp. Comme si dénoncer leur agresseur racisé signifiait pointer du doigt toute leur communauté. D’autant que certaines parmi nous ont directement été confrontées au sexisme de Tariq Ramadan. Leurs interactions avec lui ont été marquées par des tentatives malsaines de séduction, une volonté de contrôle affectif et de manipulation psychologique alors qu’elles étaient pour certaines bien jeunes.
Un avant et un après
Un incroyable silence semblait régner autour du fait que cet homme se plaçait en guide religieux de nombreuses jeunes femmes en détresse à qui il distribuait sa carte de visite après chaque conférence. Nous ne pouvons dès lors qu’imaginer et déplorer que ses présumées victimes comme Henda Ayari, n’aient pas trouvé le soutien dont elles avaient besoin, si ce n’est auprès de personnes qui souhaitaient faire un odieux commerce de leur courageux témoignage.
Quelle que soit la décision de la justice, il y aura un avant et un après l’affaire Tariq Ramadan au sein des communautés musulmanes et des réseaux qui lui sont proches. La possibilité de tels actes doit initier une profonde, réelle et sincère prise de conscience collective et un véritable engagement pour que les conditions même de ces actes présumés ne soient plus jamais réunies.
Car le racisme nourrit le sexisme et le sexisme alimente le racisme. Nous, féministes antiracistes et musulmanes, choisissons une troisième voix : l’engagement pour toutes contre la honte et le silence concernant les violences sexuelles et la solidarité avec les victimes quelle que soit leur identité ou celle de l’agresseur.
Les signataires de cette tribune sont : Maria Al-Abdeh (microbiologiste), Leila Alaouf (étudiante chercheure en littératures, genres et études postcoloniales à Sorbonne-Nouvelle), Fatima Ali (doctorante en études théâtrales à Paris-Nanterre, artiste), Zahra Ali (enseignante-chercheure à Rutgers University), Ahlem Assali (biologiste), Aïcha Bounaga (doctorante à Sciences-Po Aix), Seyma Gelen (enseignante, membre du collectif féministe Kahina, Bruxelles), Souad Lamrani (doctorante en philosophie à Paris-Sorbonne), Ndella Paye (membre fondatrice du collectif Maman toutes égales), Fatima Sissani (réalisatrice), Attika Trabelsi (coprésidente de l’association Lallab), Khaoula Zoghlami (doctorante en communication à l’université de Montréal) et Sarah Zouak (cofondatrice et directrice exécutive Lallab, réalisatrice).
LE MONDE | 07.11.2017 à 17 h 32 • Mis à jour le 07.11.2017 à 17 h 53 |
Depuis les accusations d’agressions sexuelles et de harcèlements contre le producteur américain Harvey Weinstein, de très nombreuses femmes ont pris la parole pour dénoncer, et raconter, les expériences auxquelles elles sont confrontées quotidiennement. A cette occasion, une loi visant à pénaliser le harcèlement de rue portée par la secrétaire d’État Marlène Schiappa est remise au goût du jour et devrait être adoptée au premier semestre 2018. Qu’attendre du droit et d’une nouvelle loi ? Une lectrice de lundimatin répond : rien.
Il fallait parler. Trop de choses ont été tues, depuis trop longtemps. Une goutte fait déborder le vase : la dénonciation d’un producteur par une actrice, puis dix, puis vingt. Il fallait que l’on se dise que le harcèlement et le viol ne sont pas l’apanage des hautes sphères de la culture, mais sont le lot quotidien de milliers de femmes. Parler à la première personne, dire je, notamment faire fermer leur clapet à celles et ceux qui font du beurre sur les descriptions objectives de la situation. Qui veulent toujours dire ce que sont les femmes, ce qu’elles subissent ou ce qu’elle devraient faire. Qui parlent toujours au nom de toutes les femmes, alors qu’ils/elles sont incapables de parler d’eux/elles-même. Dire je et se rendre compte, rendre visible, que ce qui est le plus intime, le plus caché, est aussi ce que nous avons en partage. J’appelle cela : commencer la politique. Parce que le fait de ne pas s’en tenir au discours officiel, mais commencer en regardant ce que ça nous fait à nous, dans nos corps, dans nos chairs, et le mettre en partage, c’est commencer à faire de la politique. Se refléter, se reconnaître dans le récit d’une amie, d’une inconnue. Se découvrir soi-même à travers le miroir fidèle de sa semblable. Et comprendre que l’on n’est pas toute seule : c’est commencer à faire de la politique. Je n’ai pas lu de revendications particulières, pas de grand discours surplombant qui prétende englober toutes les femmes : je n’ai lu que des récits d’expérience. Et cette multitudes de « je » forme comme le début d’un récit collectif qui n’a pas besoin de se rendre homogène pour exister. Dire « je », ce n’est pas en rester à son histoire particulière, c’est aussi participer à construire une histoire qui nous dépasse.
Et une fois la parole prise, je n’ai pas le sentiment d’en avoir fini. Je n’ai pas envie que cette histoire s’arrête ici. Que nous prenions conscience de nous-même, et que nous rentrions ensuite à la maison. J’en veux davantage. Parce que si nous en restons là, que fera-t-on de notre parole ? Qu’en restera-t-il ?
Ne pas en rester là, parce que pointer un problème sans réfléchir à des solutions pour le résoudre ne me renforce pas. Je ne veux pas que l’on m’accole le statut de victime, de sexe faible, à protéger. Si ce récit s’arrête ici, il est possible que cette libération de la parole nous fragilise, parce qu’il ne suffit pas d’être conscientes de la réalité des violences faites aux femmes mais bien se donner les moyens de lutter contre. Me laisser enfermer dans le rôle de la victime, c’est laisser s’instaurer une médiation entre mon corps et la violence. C’est me déposséder de ma capacité d’agir. C’est encore demander protection à l’homme, parce que les femmes ne seraient pas capables de violence, seraient incapables de répondre à ceux qui les humilient. Ou même ne seraient pas capables d’imaginer d’autres types de réponse que la violence.
Lorsque l’on entend que la ministre de l’égalité entre les sexes veut faire une loi contre le harcèlement de rue, il y a des questions à se poser. Que ce projet de loi précède Me too n’est pas le problème, la ministre se sert désormais de cela pour appuyer une loi qui semble d’ailleurs plaire à tout le monde. Mais est-ce une loi dont nous avons vraiment besoin ?
La loi pose le débat en deux termes : soit on est contre, et alors nous sommes pour la poursuite des violences ; soit nous sommes pour, et l’on est pour le progrès. Où se trouve ma liberté dans cette dualité posée par la prétendue neutralité juridique ? Et que ferait-on alors des femmes qui, refusant de passer par la loi, trouveraient plus sensé de faire justice à partir d’elles-mêmes ? Dans ce cas, il est certain que la loi en faveur des femmes se retournerait contre elles, parce qu’une fois la loi promulguée, les femmes n’auraient alors aucune légitimité à se défendre autrement.
Lorsque l’état et la justice parlent des problèmes liés aux femmes, ils ne peuvent s’empêcher d’en faire un bloc opprimé et homogène. Ils ne peuvent pas voir que les expériences différentes des vécus féminins ne demandent pas forcement à être prises en charge par leur soin. Qu’il est possible que certaines choses ne les regardent pas. Lorsque ceux-ci parlent de « nous » protéger, j’entends tout de suite qu’il s’agit de me dépolitiser. Que la réalité du harcèlement soit mise au même plan que le crachat de rue, c’est faire d’un problème politique une simple question d’éducation. Alors que les rapports de pouvoir les plus crasses se révèlent jusque dans les plus hautes sphères, on nous parlera bientôt d’une vaste opération de morale publique qui ne remettra absolument rien en cause. Et qui n’aura par conséquent rien de politique. Est-ce pour faire de nos mots et de nos corps le terrain d’une telle opération que nous avons écrit ?
Et de même : lorsque je vois, que j’écoute, certaines femmes qui se sont faites mes porte-paroles sans mon assentiment, je me demande pour qui elles se prennent. Pour qui elles se prennent à usurper mon je, mon expérience, pour en faire un projet dans lequel je ne me reconnais pas. Je me sens presque plus de sympathie pour celles qui disent s’en foutre du harcèlement, qui considèrent qu’elles ont bien d’autres problèmes, ou même pour ces femmes qui se taisent, râlent dans leur coin, plutôt que pour celles qui demandent des caméras de surveillance dans les rues. Et bien plus encore que pour celles qui se lamentent de ne pas pouvoir se balader tranquillement à la Chapelle. Il y a ici toute la différence entre une politique sensible, qui part de soi ; et une autre, abstraite, qui n’entend rien d’autre que le discours sur « la condition féminine ».
S’il fallait parler, ce n’était donc sûrement pas pour se plaindre, mais au contraire, pour commencer à sentir qu’une force était en train de naître, qu’elle continue de croître au moment ou je vous parle. Je pense que cette force ne doit pas se jeter dans les bras de la loi et de la police, mais qu’elle doit être le point de départ d’une liberté qu’il s’agit encore de découvrir et qui ne nous sera donnée par personne d’autre que par nous-mêmes.
J’ai d’abord pensé que je ferais partie de celles qui assisteraient silencieusement au mouvement de libération de la parole à propos du harcèlement sexuel.
J’ai milité plusieurs années dans une association de lutte contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur, CLASCHES. Et je me pensais suffisamment forte et distanciée vis à vis de ce sujet, capable d’en parler, y compris de situations personnelles.
Mais devant la vague des révélations, l’ampleur de la participation au fil des jours, la présence quotidienne de ce sujet dans les medias, et face à la nécessité de décider de ma prise de parole, j’ai réalisé que ce n’était pas si simple.
J’ai pris le temps d’observer ce que cet événement provoquait en moi. A côté de la satisfaction à voir cette parole se libérer, à assister à des débuts de prise de conscience, à côté de l’admiration, de l’empathie et de la reconnaissance pour celles qui osaient se manifester et dénoncer, je ressentais un vrai malaise, des sentiments beaucoup plus négatifs, de la colère, le besoin dans un premier temps de rester à l’écart du choeur des révélations.
J’ai fini par admettre que cela me fragilisait, au point que j’ai cessé assez rapidement de lire les témoignages et les dénonciations.
Tous ces récits, détaillés ou non, venaient réveiller des souvenirs désagréables voire douloureux – ce qui ne remet nullement en cause leur légitimité.
La stratégie du tri
Mais surtout, j’ai compris qu’ils me confrontaient à mon déni, à la façon dont je gérais intérieurement mon histoire et les violences sexuelles en général.
Alors que je me pensais capable de les repérer, de les admettre et de les verbaliser, au moins pour moi-même, j’ai réalisé que je les triais.
Ce tri s’opère selon une figure concentrique :
vers l’extérieur du cercle, se situent les situations qui peuvent émerger clairement à ma conscience, que je peux évoquer et dénoncer (même si je n’ai jamais porté plainte contre personne). Plus on se rapproche du centre du cercle, plus il s’agit de situations difficiles à verbaliser, voire à me représenter, des situations que j’ai pu en partie refouler/oublier, dont je n’ai pas parlé pendant très longtemps, et que je continue à ne pas évoquer pour certaines.
En essayant de lister pour moi-même ces situations, en les observant revenir à ma mémoire, j’ai réalisé que le critère de ce tri n’était pas fonction de la gravité des agressions subies, ni de leur impact plus ou moins traumatique. Le critère majeur tient en premier lieu à la personne agresseuse : plus celle-ci est proche et connue, plus la situation est difficile à évoquer, voire même à qualifier d’agression ou de violence.
Au plus loin, la rue
Ainsi, les situations que j’ai l’habitude d’évoquer sont des agressions commises par des hommes inconnus, dans des lieux publics, extérieurs, collectifs. Ce sont des agressions ponctuelles : je n’ai jamais recroisé mon agresseur par la suite. Il s’agit, par exemple, d’une agression sexuelle dans le hall de mon immeuble, quand j’avais 16 ans, par un homme qui m’avait suivie dans la rue alors que je rentrais chez moi. Ou encore d’un homme croisé dans un parc qui se masturbait en public. De toutes les agressions verbales (aussi bien sexistes que lesbophobes) subies dans la rue au fil des années, malheureusement bien trop fréquentes pour être dénombrées.
Pendant assez longtemps, je me suis raconté que mon expérience des violences sexuelles se limitait à ça. Ce n’était pas seulement que je triais sciemment ce que je racontais : le tri s’opérait aussi dans ma conscience, par un phénomène plus ou moins intense de refoulement. Et je parvenais à peu près à me convaincre moi-même que je n’avais pas d’autres choses à dénoncer. Ces situations que je situe dans la partie externe de mon schéma de tri, je peux les mettre à distance de moi, d’une certaine façon, et j’ai pu sans difficulté les qualifier d’agressions : même si elles m’ont impactée, en particulier cette agression dans mon immeuble qui a été traumatique et dont je n’ai pu parler à personne à l’époque, j’avais d’emblée conscience que je n’étais en rien responsable, que le problème se situait chez cet homme, pas chez moi. Et j’ai pu ressentir de la colère et de l’indignation, contre lui et contre le fonctionnement de cette société. Par ailleurs, je ne l’ai jamais revu. Et même si j’ai eu peur de le recroiser pendant une période, je n’ai jamais été confronté à nouveau à mon agresseur.
En fait, ces situations rentraient dans mon cadre de pensée, celui que l’on m’avait transmis et que l’on partage globalement dans mon milieu social, et dans l’ensemble de la société : il existe des hommes violents, qui agressent les femmes, et le monde extérieur peut être dangereux quand on est une jeune fille ou une femme seule. Ça arrive. En quelque sorte, on m’y avait préparée.
Entre deux, au travail et au lycée
Mais il y a bien d’autres situations qui ne rentrent pas complètement dans ce cadre, voire pas du tout. Et plus elles s’en éloignent, plus il devient difficile de les évoquer, de se les représenter.
En-dessous de cette première strate de situations que je peux relater sans problème, il y en a une seconde, déjà un peu plus délicate, qui concerne les situations de harcèlement vécues dans des lycées : l’une en tant que salariée, l’autre en tant qu’élève. Dans les deux cas, il s’agissait d’hommes adultes, un proviseur et un prof. Ces deux situations étaient plus diluées dans le temps, plus sournoises aussi, et caractérisées par un déni massif de l’entourage professionnel (infirmière scolaire, direction, CPE, Rectorat) qui pourtant savait, sans aucun doute possible (plusieurs plaintes avaient été prononcées).
Ces deux situations étaient plus difficiles à dénoncer, parce qu’il n’y a pas eu envers moi d’actes, pas d’agression physique, pas d’insultes : il s’agissait de propos malveillants, de regards déplacés, de manipulations, de remarques sur le physique, de l’instauration d’un climat hostile… C’était, par exemple, de la part du proviseur, le fait de venir s’installer dans mon bureau en l’absence de ma collègue (alors qu’il avait un bureau à lui où il était sensé travailler) et de mettre de la musique (sans me demander mon avis bien sûr), en l’occurrence uniquement des chansons contenant des propos sexuellement explicites. Ceci s’inscrivant dans un comportement quotidien, récurrent : une accumulation de « petites » choses qui font se sentir vulnérable.
Dans les deux cas, j’ai alerté et cherché de l’aide, pas tant pour moi-même que pour des collègues qui m’avaient rapporté des situations d’agressions sexuelles de la part de ces hommes : dans les deux cas, j’ai été ridiculisée et confrontée à la minimisation et la dénégation. Je précise qu’à chaque fois, les personnes vers qui je me suis tournée étaient des femmes. Et je crois que leurs réactions ont été presque plus difficiles à encaisser pour moi que le comportement de ces harceleurs.
Dans ces deux situations de harcèlement caractérisé, qui concernaient plusieurs victimes, et se perpétuaient dans le temps, je me suis confrontée aussi à l’image du lycée comme un lieu nécessairement sain et sécure, un lieu d’apprentissage et de savoir dont la violence serait par définition exclue. Un lieu où l’on pouvait, en tout cas, être protégé-e en cas de problème, à partir du moment où ce problème était signalé.
Cette seconde « strate » m’a donc posé plus de difficulté, bien que ces deux situations aient eu en elles-mêmes moins de conséquences sur moi que les agressions dans la rue : ce qui en a eu, c’est le constat que se plaindre n’était pas forcément efficace, et que la solidarité n’était pas du tout évidente, y compris entre femmes. Le mépris affiché par la gestionnaire du rectorat et l’infirmière scolaire est resté gravé dans ma mémoire : mais qu’en faire ?
Ces deux hommes sont restés à leur poste, et ont continué à nuire. Contrairement aux situations de la 1ere « strate », celles-ci m’ont confrontée à la culpabilité et à une forme de désarroi : n’aurais-je pas du aller plus loin dans mes dénonciations, insister, n’avaisje pas une responsabilité envers les autres personnes déjà victimes ou qui pouvaient le devenir ?
J’ai travaillé successivement dans 6 établissements, avec 6 proviseurs ou principaux différents : 4 sur 6 avaient des comportements de harcèlement (moral uniquement pour la plupart) envers leurs collègues directs (intendant-e, proviseur adjoint, secrétaire…). La violence entre élèves était palpable et quotidienne dans ces établissements. En fait, la violence en général était palpable dans ces établissements, à tous les niveaux, entre adultes, entre enfants, entre adultes et enfants : des atmosphères particulièrement pénibles.
Plus près, les agressions entre pair-es, au collège et entre ami-es
La violence entre élèves inclut aussi le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles. Bien que j’en ai conscience depuis très longtemps, évoquer les situations auxquelles j’ai été moi-même confrontée en tant qu’élève/enfant est encore très compliqué. Et je dois admettre que je n’en ai jamais parlé. Là encore, parce que cette violence est terriblement taboue.
L’idée que des enfants ou de jeunes adolescent-e-s puissent s’agresser sexuellement entre eux heurte en général nos représentations.
Je pense que ma grande difficulté à évoquer ces situations tient aussi au fait qu’elles impliquaient des personnes plus proches affectivement : des élèves de ma classe, qui est restée la même du CE1 à la 3ème. Certains de nos parents étaient amis. Nous allions parfois les un-e-s chez les autres, nous nous voyions en-dehors de l’école.
Il est représentatif que pendant très longtemps, la seule situation dont je me sois souvenue était la suivante : un garçon d’une autre classe, en 5ème-4ème, qui me suivait aux toilettes, m’attendait devant la porte, essayait de me toucher (ce qu’il faisait avec d’autres filles). Ce garçon, je le connaissais à peine (je ne me rappelle pas son prénom), il n’évoluait pas dans mon cercle de connaissances, et en-dehors de ces rares épisodes je n’ai eu aucun contact avec lui.
Mais il y a eu d’autres situations que j’ai refoulées pendant très longtemps :
• l’une impliquant un garçon faisant partie de mes « amis », qui me poursuivait de ses ardeurs malgré mes refus répétés, et est allé jusqu’à me montrer son sexe (pensant sûrement que ça me ferait changer d’avis…!) ;
• l’autre, le harcèlement subi par un groupe de filles, que j’ai mis des années à qualifier de harcèlement sexuel, alors que c’en était : et pas le moins acharné. Insultes, images pornographiques, « petits mots » transmis pendant les cours me mettant en scène dans des situations sexuelles, etc.
Comment dénoncer de tels faits commis par des filles de 13 à 15 ans ?
Voilà une situation à laquelle on ne m’avait pas du tout préparée.
Pourtant le comportement de ces filles a eu sur moi un impact bien plus grave que celui des deux garçons cités précédemment. Parce que plus haineux, plus durable, avec une intention marquée d’humilier. Et parce que ce n’était pas pour moi représentable d’être agressée sexuellement par des filles de mon âge, et qu’il était inimaginable d’en parler à qui que ce soit. Ce n’était pas des filles « masculines », ni considérées comme rebelles, agressives : des filles de familles plutôt aisées, féminines voire très féminines, ne posant aucun problème aux adultes ni à l’institution scolaire.
Je ne suis pas la seule, les situations de harcèlement et d’agressions sexuelles entre filles à l’adolescence sont certainement plus fréquentes qu’on ne le croit. En y repensant, je me confronte à cette interrogation : où ont-elles appris cette violence ? Qu’ont-elles reproduit ? Et je m’aperçois que j’ai plus de difficulté à me poser la question concernant les garçons et les hommes, comme s’il était plus « naturel » ou « attendu » qu’ils soient violents.
Beaucoup plus près : la violence des adultes envers les enfants, les proches, la famille
Une partie de l’explication se situe peut-être dans une autre situation, plus ancienne, et plus difficile encore à admettre : la prof de sport en CE1 qui fait des remarques humiliantes sur le physique des enfants. Qui fait des « plaisanteries » ambiguës lorsqu’elle nous fait faire de la lutte, ou lorsqu’on va à la piscine. Elle me met systématiquement en binôme avec un petit garçon qui fait le même poids et la même taille que moi (nous sommes les plus petits et les plus menus), et elle s’amuse beaucoup à se moquer de nous, à suggérer des attitudes sexuelles – ce que, à 7 ans, nous ne sommes pas tout à fait en mesure de comprendre, et que nous saisissons pourtant.
Tout le monde rit, j’ai le souvenir aigü de l’humiliation que je ressentais, je me souviens du sentiment d’intrusion que provoquaient ses remarques sur mon corps. Je n’ai jamais oublié cet épisode, bien que je l’ai longtemps enfoui.
Malgré tout, là aussi, j’ai mis très longtemps à admettre le caractère sexuel de ses propos et de son attitude, le fait que ce comportement rentrait dans le cadre du harcèlement. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à intégrer qu’une femme adulte puisse humilier sexuellement des enfants de 7 ans, mais je sais d’expérience pourtant que c’est possible.
La violence sexuelle des adultes envers les enfants des deux sexes est aussi répandue que taboue…
Evoquer le harcèlement et les agressions qui se produisent dans les familles, dans les cercles d’ami-e-s reste particulièrement difficile.
Dénoncer une personne proche, avec laquelle on a des liens affectifs, est une épreuve qui est souvent risquée, et peut s’avérer insurmontable.
Admettre également la violence exercée par les femmes, en particulier par les femmes envers d’autres femmes, que ce soient dans un couple, dans une famille, dans le cadre d’une relation éducative, vient heurter nos représentations encore très ancrées d’une supposée « non-violence » féminine naturelle, et des relations forcément protectrices des adultes envers les enfants dont ils ont la responsabilité.
Visibiliser la violence sexuelle des hommes entre eux, sans doute beaucoup plus répandue qu’on ne le croit – je connais plusieurs personnes de mon entourage plus ou moins proches qui l’ont subie.
Toutes ces situations se situent, je crois, au centre du cercle, et il nous faudra encore du temps pour pouvoir les aborder et les affronter, dans une perspective féministe, sans craindre de minimiser la domination masculine et les violences faites aux femmes. Parce que ça ne s’oppose pas.
De la réalité complexe des violences sexuelles
En listant toutes ces situations, j’ai compris que la violence sexuelle, si elle s’inscrit dans la domination masculine, ne se limite pas au genre/sexe.
La violence sexuelle n’est pas tant une question de sexualité que de pouvoir : cela peut arriver dans toute situation où il y a rapport de domination. Entre un-e adulte et un-e mineur-e, entre un-e parent-e et un-e enfant, entre un groupe et un individu fragilisé/dominé, etc.
Plusieurs types d’oppressions peuvent être en jeu, qui sont toutes liées : homophobie, transphobie, domination adulte, racisme, validisme, etc… Il ne s’agit pas de désir ou de pulsion sexuelle, mais de l’expression et de l’exercice d’un pouvoir sur l’autre, qui vise à le soumettre.
A ce titre, l’éducation sexuelle n’est pas une solution suffisante : il faut travailler sur les rapports de pouvoir et de domination.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, malgré mon féminisme, mon engagement sur ces sujets, mes prises de positions, je continuais à minimiser, à masquer, à me protéger de cette réalité.
Je ne prétends pas avoir épuisé toutes les situations que j’ai rencontrées dans ma vie : depuis le début de ce mouvement #MeToo, et l’écriture de cet article, des souvenirs me reviennent régulièrement en mémoire. J’ai l’impression que ça n’a pas de fin, et c’est effrayant.
Cette multiplication de témoignages nous place toutes et tous face à une réalité très éprouvante psychiquement : admettre que les situations de violence sexuelle jalonnent nos existences depuis des années, c’est faire face à une image de soi et du monde qu’on préfèrerait ignorer. Et pourtant, c’est une première étape essentielle pour que demain ces situations ne se reproduisent plus.