Sara R. Farris est une féministe marxiste qui mène des recherches sur le fémonationalisme. Elle vient de publier In the Name of Women’s Rights. The rise of Femonationalism, Duke 2017. Nous publions ici l’intervention qu’elle a faite à l’EHESS le 6 novembre dernier pour présenter son ouvrage.
Je pensais commencer par vous parler un peu de ce qui m’a poussé à écrire ce livre. En 2011, je vivais en Allemagne et avec quelques collègues j’ai organisé une conférence sur la mobilisation des idées féministes par la droite. Le livre de Jasbir Puar sur l’homonationalisme[1] avait été publié quelques années plus tôt et avait lancé un débat important sur ce qu’elle appelait les collusions entre le mouvement gay et LGBT aux États-Unis et le nationalisme américain et l’islamophobie. En Europe, un certain nombre d’analystes politiques, de féministes et de sociologues se demandaient : comment les partis d’extrême droite essayaient de nous convaincre qu’ils se préoccupaient des droits des femmes et qu’ils voulaient combattre l’Islam pour défendre ces droits.
Ayant travaillé pendant plusieurs années sur les questions de migration des femmes et en particulier sur les stéréotypes et les représentations des femmes migrantes et musulmanes en Europe, j’étais très intéressée par toutes ces questions et notamment par la compréhension des soi-disant « récits de sauvetage » (rescue narratives) que la droite et les néolibéraux, mais aussi quelques féministes, utilisaient lorsqu’ils parlaient des communautés musulmanes et migrantes et affirmaient que ces femmes devaient être émancipées de leurs cultures arriérées.
Mais cependant, je n’étais pas entièrement satisfaite des réponses fournies par les études antérieures. D’autant que j’appartiens à ce courant féministe qu’est le féminisme marxiste : j’étais donc intéressée par la possibilité d’identifier une logique politico-économique derrière ces « récits de sauvetage ». Je voulais examiner si la stigmatisation soudaine des hommes musulmans et migrants au nom des droits des femmes avait aussi quelque chose à voir avec la position des femmes musulmanes et migrantes dans l’arène économique. J’ai donc commencé à examiner ces problèmes et à travailler sur un projet qui a finalement été développé dans ce livre.
Dans le temps dont je dispose, je voudrais vous exposer les principaux arguments que je présente dans mon livre. Tout d’abord, ce livre analyse ce que j’appelle la convergence autour de la politique anti-islam de trois agendas politiques très différents : les nationalistes de droite, les féministes, et les politiques néolibérales.
J’analyse cette convergence dans trois pays qui ont montré des similitudes importantes dans la façon dont cette convergence a eu lieu : la France, les Pays-Bas et l’Italie. De Geert Wilders aux Pays-Bas à Matteo Salvini en Italie, en passant par Marine Le Pen en France, l’un des thèmes centraux mobilisés par ces nationalistes de droite est le danger éminent que les hommes musulmans représentent pour les sociétés européennes occidentales, notamment en raison de l’oppression qu’ils font peser sur les femmes. De l’autre côté du spectre politique, des féministes notoires ont également rejoint le chœur anti-islam.
Tout au long des années 2000, la philosophe féministe Élisabeth Badinter, la politicienne hollandaise Ayan Hirsi Ali et la célèbre « féministe occasionnelle » Oriana Fallaci ont dénoncé les communautés musulmanes comme relevant d’une exception sexuelle, les opposant aux pays occidentaux où les rapports de genres sont d’une nature meilleure. De même, les organisations de femmes ainsi que les bureaucrates de haut rang des agences gouvernementales pour l’égalité des sexes – souvent qualifiées de fémocrates – ont tous identifié les pratiques religieuses islamiques comme particulièrement patriarcales, soutenant qu’elles n’avaient aucune place dans la sphère publique occidentale.
En conséquence, ils ont tous endossé des propositions législatives telles que l’interdiction du voile, tout en dépeignant les femmes musulmanes comme des victimes passives qui ont besoin d’être sauvées et émancipées. Ce front féministe hétérogène anti-islam présente donc le sexisme et le patriarcat comme le domaine presque exclusif de l’Autre musulman.
La rencontre singulière entre les agendas anti-islam et la rhétorique émancipatrice des droits des femmes ne se limite toutefois pas aux nationalistes et aux féministes. Les défenseurs néolibéraux ont également déployé de plus en plus de représentations anti-islam au nom des droits des femmes. Un bon exemple se trouve dans les programmes d’intégration civique pour les migrantes – qui, comme je l’expliquerai, sont un symbole du néolibéralisme. Conçus pour favoriser l’intégration des migrants dans les sociétés européennes, ces programmes ont conditionné l’octroi aux migrants des permis de résidence de longue durée à leur engagement à apprendre la langue, la culture et les valeurs du pays d’immigration. Ils exhortent ainsi les migrants à reconnaître les droits des femmes comme une valeur centrale de l’Occident et à s’assimiler aux pratiques culturelles occidentales, qui sont présentées comme plus civilisées.
À la lumière de ces pratiques, la question que j’explore dans mon livre est la suivante : pourquoi ces différents mouvements invoquent les mêmes principes et désignent les hommes musulmans comme l’une des menaces les plus dangereuses pour les sociétés occidentales ? Sommes-nous témoins de la montée d’une nouvelle alliance durable, ou est-ce que ce qui apparaît comme un consensus à travers tout le spectre politique n’est que fortuit et contingent ? Et enfin, pourquoi les femmes musulmanes se voient-elles proposer des offres d’« émancipation » et de « sauvetage » dans un contexte d’islamophobie et de sentiments anti-immigrés croissants, notamment en matière d’emploi et de protection sociale ? Pour répondre à ces questions et cerner la logique politico-économique qui sous-tend cette convergence inattendue entre les différents agendas politiques, j’ai forgé le terme de fémonationalisme.
Le fémonationalisme renvoie à la fois à l’exploitation des thèmes féministes par les nationalistes et les néolibéraux dans les campagnes anti-islam (mais aussi, comme je le montrerai, anti-immigration) et à la participation de certaines féministes à la stigmatisation des hommes musulmans sous la bannière de l’égalité des sexes. Le fémonationalisme décrit ainsi, d’une part, les tentatives des partis de droite et des néolibéraux de faire avancer la politique xénophobe et raciste par la promotion de l’égalité des sexes, et d’autre part, l’implication de diverses féministes dans les représentations de l’Islam comme une religion et une culture misogynes par excellence.
Dans cette intervention, je veux suggérer que le fémonationalisme doit être compris comme une idéologie qui provient d’un mode de rencontre spécifique, ou de ce que je préfère appeler une convergence, entre différents projets politiques, et qui est produite par, et qui produit, une logique spécifiquement économique. La partie suivante de cette présentation est donc consacrée à la clarification d’une dimension clé du fémonationalisme. Il s’agit pour moi d’expliquer le fémonationalisme comme une économie politique néolibérale.
Comme je l’ai dit au début, très peu d’études ont tenté d’explorer les fondements économiques et politiques de ces convergences idéologiques. Les quelques études qui ont essayé de prendre en compte les dimensions politiques et économiques du virage vers la question de genre et la question gay pris par des politiques conservatrices, néolibérales ou racistes ont principalement fait référence au néolibéralisme comme le cadre contextuel dans lequel opérait ce virage.
Par exemple, Sirma Bilge soutient que la possibilité que le genre et la sexualité deviennent un « champ opératoire des nationalismes racistes et impérialistes » est principalement due à leur « adéquation » avec le mode néolibéral de dissimulation des inégalités structurelles derrière les conflits culturels. Ces études, cependant, abordent le néolibéralisme comme le théâtre économique de la rencontre entre ces différentes forces, mais non comme l’un des personnages principaux de la scène. Tout en étant d’accord sur le fait que le néolibéralisme est central pour comprendre ces phénomènes, je défends l’idée que le néolibéralisme n’est pas simplement le contexte économique où s’effectue la convergence évoquée précédemment, mais qu’il est lui-même constitutif d’une telle convergence.
Le principal exemple ici tient dans les politiques d’intégration civique pour les migrantes. Ces politiques sont extrêmement importantes à la fois parce qu’elles témoignent de la participation des néolibéraux à la stigmatisation des musulmans et des immigrés au nom des droits des femmes, et parce qu’elles rappellent fortement que le féminisme n’est pas seulement un discours flottant confiné aux médias, mais qu’il se traduit concrètement par des politiques réelles. Comme je l’ai mentionné au début de mon exposé, ces politiques exigent que, afin d’obtenir leur droit de résidence, les migrants apprennent ce que l’on prétend être les principaux principes culturels des États européens. L’égalité des genres est ici présentée comme un pilier de la nation européenne occidentale, et la déclaration de respect des droits des femmes est devenue une condition d’établissement en Europe pour les migrants.
Cependant, il convient de noter que les programmes d’intégration civique ont non seulement une dimension culturelle, mais aussi une forte composante économique. Avec la création du Fonds européen d’intégration en 2007 – destiné à financer des initiatives de différentes organisations européennes visant à faciliter l’intégration des migrants – les politiques d’intégration civique aux Pays-Bas, en France et en Italie ont ciblé les femmes en particulier. L’un des objectifs de ce fonds est en effet de fournir des ressources matérielles à des programmes qui aident les femmes migrantes à s’intégrer économiquement en trouvant un emploi.
Un ensemble important de données statistiques, d’études transnationales et de documents politiques a été progressivement élaboré au niveau de l’Union Européenne ces dernières années, mettant en évidence des taux d’emploi et d’activité inférieurs pour les femmes migrantes par rapport à ceux des hommes migrants non occidentaux. Plus ou moins explicitement, les faibles taux de participation de ces femmes à la main-d’œuvre sont attribués à leurs origines culturelles arriérées, jugées responsables du maintien des femmes migrantes musulmanes et non occidentales dans un état de sujétion et de dépendance économique et, par conséquent, les décourageant d’entrer sur le marché du travail.
Afin de garantir les ressources fournies par les fonds d’intégration, un certain nombre de programmes ont été adoptés depuis 2007 pour promouvoir l’entrée sur le marché du travail national des femmes migrantes issues de pays non européens. Il est à noter que, dans les trois pays sur lesquels je me concentre, certaines organisations de femmes et féministes ont été en première ligne pour faire des propositions visant à encourager l’intégration des femmes migrantes au marché du travail. Par exemple, en France depuis 2009, la loi sur l’intégration des migrants a instauré un «bilan de compétences professionnelles» comme exigence obligatoire pour tous les signataires du contrat d’accueil et d’intégration [CAI].
Les migrants qui signent le CAI doivent suivre un cours de trois heures, au cours duquel leurs certificats scolaires et les documents certifiant leurs compétences et leur expérience de travail sont évalués. Selon les données officielles publiées en 2011, 58,7% des signataires d’un CAI ont fourni un bilan professionnel ; 65% d’entre eux étaient des femmes. La mise en œuvre du bilan de compétences professionnel obligatoire a été présentée au public comme un moyen de promouvoir l’intégration des migrants, selon l’idée que « l’accès à l’emploi est l’une des priorités du gouvernement français dans le but de faciliter l’intégration des nouveaux arrivants dans la Société française ».
En outre, il a été envisagé comme un instrument permettant de lutter contre la position défavorisée de la population migrante sur le marché du travail, en particulier de sa composante féminine. Bien qu’elle ait été présentée comme un moyen d’évaluer les compétences et les attitudes des nouveaux arrivants afin de les aider à adapter leur recherche d’emploi à leurs compétences, la stratégie visant à s’attaquer aux taux réduits d’activité et d’emploi des migrants, en particulier des femmes, les a en fait conduits non vers les secteurs pour lesquels ils ont des diplômes et/ou une expérience de travail, mais vers les secteurs confrontés à des pénuries de main-d’œuvre.
Depuis la fin des années 2000, les gouvernements français successifs ont signé des accords avec les représentants des branches économiques qui ont des difficultés à recruter des travailleurs nés au pays; notamment l’Agence nationale des services à la personne (ANSP), le secteur du nettoyage et de l’économie sociale, le secteur de la restauration et de l’hôtellerie.
L’orientation des femmes migrantes en voie d’insertion civique vers les secteurs de l’accueil et du ménage et du travail domestique en France comme aux Pays-Bas, est également mise en œuvre à travers des programmes spécifiques financés par le Fonds européen d’intégration. Depuis 2008, le Pôle Emploi français – qui est coordonné avec plusieurs associations bénéficiaires des fonds du FEI depuis 2008 comme le Centre National d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles – a signé un accord avec le Ministère de l’Immigration et l’Agence nationale des services à la personne, afin de promouvoir les services ménagers comme une opportunité d’emploi pour les femmes migrantes participant au programme d’intégration.
En outre, le FEI a régulièrement financé l’organisation basée à Bordeaux, Promofemmes, pour offrir une formation aux femmes migrantes afin de les aider à trouver un emploi dans le secteur du nettoyage et de l’hôtellerie. Dans l’ensemble, l’encouragement des femmes migrantes à être actives sur le marché du travail et l’identification de mécanismes (comme le bilan des compétences professionnelles) destinés à les aider à surmonter les obstacles qu’elles rencontrent, les orientent de facto vers les emplois dont les femmes et les hommes français ne veulent pas : ménage, nettoyage, baby-sitting, soins infirmiers et aide à la personne.
En dépit de l’importance donnée par diverses féministes, organisations féminines et fémocrates, à la nécessité pour ces femmes de s’émanciper en entrant dans la sphère publique productive, les femmes migrantes ont en réalité été confinées aux soins et au travail domestique dans la sphère privée. Il y a donc une contradiction à ce que les féministes réclament l’émancipation des femmes migrantes et musulmanes tout en les dirigeant vers la sphère de laquelle le mouvement féministe avait historiquement tenté de libérer les femmes. Mais il est important de mentionner ici le rôle actif des gouvernements de droite et de certains partis de droite nationalistes dans ces politiques visant à orienter ces femmes dans le secteur des soins et du secteur reproductif domestique ou social.
Par exemple, lors de la crise économique mondiale de 2007-2011, le gouvernement italien de Berlusconi a supprimé de nouveaux quotas d’immigration, présentés comme une réponse à la crise économique qui semblait avoir rendu inutile le recours aux travailleurs migrants. Cependant, une exception a été faite pour les travailleuses domestiques et de soins. En 2009, le gouvernement a donc accordé une régularisation uniquement pour les migrants irréguliers qui travaillaient comme domestiques, car c’était considéré comme le seul secteur où la demande de main-d’œuvre ne pouvait être satisfaite par l’offre nationale. A cette occasion, Roberto Maroni de la Ligue du Nord (alors Ministre de l’Intérieur) a de nouveau déclaré :
« Il ne peut y avoir de régularisation pour ceux qui sont entrés illégalement, pour ceux qui violent une femme ou volent une villa, mais nous prendrons en compte toutes ces situations qui ont un fort impact social, comme dans le cas des soignants migrants. »
Les partis anti-immigrés de droite, tels que la Ligue du Nord, étaient donc prêts à fermer les yeux sur les sans-papiers quand il s’agit de femmes travaillant dans le secteur domestique et des soins, même en période de crise économique. Il y a trois ans, j’ai effectué une analyse détaillée des données sur les performances économiques des migrants non occidentaux entre 2007 et 2013, en termes d’évolution de l’emploi et des secteurs où ils sont employés.
Ces données montrent que les migrantes musulmanes et non occidentales ont non seulement été épargnées pendant la crise, mais que leurs taux d’emploi et d’activité ont même augmenté au cours de ces années. Contrairement aux hommes migrants non occidentaux, qui trouvent le plus souvent un emploi dans des secteurs économiques tels que la construction ou la fabrication, où les délocalisations et fermetures de sites de production peuvent facilement être utilisées comme dispositifs de « gestion de crise » pour réduire le nombre de travailleurs, les femmes migrantes non occidentales sont principalement employées dans les secteurs du soin et de l’économie domestique.
Ce sont des secteurs auxquels les opérations classiques de gestion de crise du capital ne s’appliquent pas : la reproduction sociale, tout simplement, ne peut être délocalisée ou fermée en période de crise économique. Le travail de soin doit continuer même pendant les périodes de récession afin de garantir le fonctionnement quotidien de nos sociétés. En effet, dans le contexte actuel de croissance des taux d’emploi de femmes d’Europe occidentale, ce sont de plus en plus des femmes migrantes musulmanes et non occidentales qui s’occupent des enfants, des personnes handicapées et des personnes âgées. Cela se produit précisément à un moment historique où l’Europe occidentale privatise à la fois les services d’aide publique et de soins et est confrontée à une population vieillissante de plus en plus importante.
En d’autres termes, ce n’est pas un hasard si les programmes d’intégration civique encouragent les femmes migrantes musulmanes et non occidentales à trouver un emploi dans le secteur des soins et du travail domestique. Il s’agit en fait d’un secteur pour lequel la demande est en augmentation, en particulier dans une situation où la population vieillit rapidement mais où les femmes européennes ne veulent pas travailler comme soignantes. L’accent mis sur l’intégration des femmes migrantes non occidentales dans leur processus d’intégration et d’émancipation, y compris par des offres d’emploi, est donc possible car elles occupent, contrairement aux hommes migrants, un rôle stratégique dans le secteur de la reproduction sociale des enfants, les soins aux personnes âgées et le nettoyage.
Plutôt que des « voleurs d’emplois », les femmes migrantes musulmanes et non occidentales sont présentées comme celles qui permettent aux habitants d’Europe occidentale, et particulièrement aux femmes, de travailler dans la sphère publique en fournissant les soins que la restructuration néolibérale a marchandisés. En conclusion, je voudrais suggérer que le double standard appliqué aux femmes migrantes musulmanes et non occidentales dans l’imaginaire public en tant qu’individus ayant besoin d’une attention particulière, voire d’un « sauvetage », fonctionne comme un outil idéologique étroitement lié à leur rôle clé (présent ou futur) dans la reproduction des conditions matérielles de la reproduction sociale.
Le fémonationalisme doit être compris comme faisant partie intégrante de la réorganisation spécifiquement néolibérale du bien-être, du travail et des politiques migratoires des États qui ont eu lieu dans le contexte de la crise financière mondiale et, plus généralement, de la crise sociale occidentale. La possibilité que les nationalistes et les néolibéraux puissent exploiter les idéaux émancipateurs de l’égalité de genres, ainsi que la convergence de féministes et fémocrates avec des politiques anti-émancipatrices et xénophobes, provient en grande partie de la reconfiguration spécifiquement néolibérale de l’économie de l’Europe occidentale de ces trente dernières années.
Notes
[1] Jasbir Puar, Homonationalisme. Politiques queers après le 11 septembre, Paris, Amsterdam, 2012.