Dans l’école mixte et officiellement égalitaire d’aujourd’hui, certains chiffres laissent songeur. En fin de troisième, parmi les élèves orientés, 78 % des garçons vont dans le secteur de la production et 88 % des filles dans les services. Dans la voie technologique, le médico-social accueille 93 % de filles, les sciences et technologies industrielles 89 % de garçons. Dans la filière générale, la filière L est toujours composée par 79 % de filles.
« Ce sont des chiffres qui n’évoluent pratiquement pas », observe la sociologue Clotilde Lemarchant, spécialiste du genre dans le champ scolaire. Que filles et garçons, dès que le système scolaire leur en offre la possibilité, se séparent et épousent aussi massivement les stéréotypes de genre, est accueilli tantôt avec fatalisme tantôt avec indifférence.« C’est un peu affligeant, mais qu’est-ce qu’on y peut ? » se demande une enseignante.
De fait, le rôle de l’institution scolaire dans la reproduction de ces schémas est difficile à cerner. S’interroger sur l’existence de discriminations selon le sexe à l’école peut paraître à première vue incongru voire déplacé. Qu’il existe encore aujourd’hui des trajectoires scolaires très différentes selon les sexes est certes fort connu et abondamment documenté – de la meilleure réussite des filles à leur plus faible appétence pour les carrières scientifiques – mais n’est jamais, ou pratiquement jamais, posé en terme de discrimination. Sans doute parce qu’à l’inverse des discriminations liées à l’origine – où le ressenti très fort chez certains élèves impose aux acteurs de l’école de s’interroger –, aucun sentiment d’injustice chez les filles, ni a fortiori chez les garçons, n’accompagne ces destins scolaires très différenciés.
Poser la question des discriminations liées au genre va aussi à l’encontre d’une histoire glorieuse, celle de la « longue marche des filles vers l’égalité » au sein de l’école, selon l’expression de l’historien de l’éducation Claude Lelièvre. Une histoire glorieuse qui a son panthéon : Fénelon, Duruy, Camille Sée, et ses grandes étapes : accès à l’école primaire, secondaire, au supérieur, puis le grand tournant de la mixité. « Qu’on se rappelle qu’il y a un siècle il n’y avait aucune fille dans le supérieur. Maintenant elles dominent. Même les plafonds de verre petit à petit s’effritent », souligne Claude Lelièvre qui rappelle que sur la question du sexisme, l’école est encore bien souvent une institution« en avance sur la famille, sur le marché de l’emploi ».
Les parcours scolaires divergents des filles et des garçons sont-ils le fruit d’une discrimination liée au sexe ? L’hypothèse est loin de faire l’unanimité. « Il y a des différences mais est-ce de la discrimination ? Est-ce qu’on peut parler d’injustice ? » s’interroge Claude Lelièvre. Si l’école est à l’évidence « sous l’emprise du genre », peut-être l’est-elle ni plus ni moins que la société dans son ensemble.
Lorsqu’on pose aujourd’hui la question à un petit groupe de collégiens, ils disent avoir plutôt l’impression d’exercer un libre choix en optant pour des cursus différents. Si aujourd’hui filles et garçons n’ont pas la même scolarité, c’est d’ailleurs, pour beaucoup d’acteurs de l’école, tout simplement parce qu’elles et ils le veulent bien.
Des inégalités d’orientation qui modèlent les inégalités de carrière
« En raisonnant en terme de différences, on ne regarde pas la réalité en terme d’inégalité, encore moins de discrimination », regrette Françoise Vouillot qui a dirigé l’ouvrage Orientation scolaire et discrimination, justement sous-titré : Quand les différences de sexes masquent les inégalités. Se contenter d’enregistrer les choix des élèves – si tant est que l’école se cantonne dans ce rôle – est un peu court dans la mesure où, comme l’écrit la sociologue Marie Duru-Bellat, ce sont « ces inégalités d’orientation qui, bien plus que les inégalités de réussite, modèlent les inégalités de carrière entre les sexes ».
Se réfugier derrière le choix des élèves revient pour certains chercheurs à esquiver une véritable interrogation sur le fonctionnement de l’institution scolaire, et sur un différentialisme partout présent bien que jamais vraiment assumé.
« Au moment de l’orientation, les élèves sont des ados en pleine construction identitaire. Il faut qu’ils montrent aux autres leur masculinité/leur féminité. C’est un manque de lucidité effarant de la part des adultes qui ne voient pas à quel point les modèles qu’ils leur proposent reproduisent des stéréotypes de sexe», s’agace Françoise Vouillot. Pour cette psychologue spécialiste de l’orientation et directrice-adjointe de l’Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle au CNAM, l’école ne produit d’ailleurs pas « des discriminations au sens juridique du terme, ce qui était le cas encore récemment dans l’éducation nationale. C’est plus subtil que cela. Comme le dit Marie Duru-Bellat,à l’école on est “sexiste par négligence” ».
La plupart du temps, les acteurs de l’éducation nationale commettraient en effet des discriminations systémiques, non intentionnelles. Une occasion de rappeler que l’histoire glorieuse de l’émancipation des filles à l’école a aussi son revers, plus sombre, où leur scolarité a d’emblée été pensée comme différente et foncièrement inégale. Un passé mal connu, peu enseigné, qui agirait par retour du refoulé. « Un garçon brillant qui ne veut pas aller en S sera systématiquement convoqué pour qu’on lui explique que c’est du gâchis. Pas une fille, dont on pensera qu’elle est libre de faire d’autres choix », relève Marie Duru-Bellat.
Enseignants, conseillers d’orientation, ont parfois une idée bien arrêtée de ce qui est bon – et surtout potentiellement fragilisant – pour les élèves. « Evidemment, c’est compliqué d’envoyer une jeune fille dans le bâtiment quand on sait qu’elle y sera mal reçue et aura plus de mal à s’insérer professionnellement », rapporte une conseillère d’orientation. Clotilde Lemarchant, qui a travaillé sur ces élèves dits « atypiques », garçons dans des filières féminines et filles dans des filières masculines, montre bien la souffrance de ces minoritaires… « Surtout pour les filles, les garçons dans ces situations, étant beaucoup mieux acceptés. » Encore aujourd’hui, constate-t-elle, la résistance de certains acteurs de l’école à ces transgressions de genre est patente. « Une fille ou deux dans la classe, c’est le maximum, lui expliquait un prof de mécanique. Après cela devient ingérable ! » Au lycée professionnel où la séparation des sexes est la plus marquée, certains internats ne prévoient tout simplement même pas la mixité.
La discrimination systémique liée au genre s’exprime par des processus ténus. « Les recherches montrent que les enseignant(e)s et les élèves, à travers une multitude de processus quotidiens très fins, contribuent à faire vivre aux filles et aux garçons des expériences très différentes qui aboutissent à des positions inégales des filles et des garçons », expliquait récemment Nicole Mosconi dans Genre et pratiques scolaires : comment éduquer à l’égalité ? « Quand on observe la vie quotidienne dans le système scolaire, en effet, on voit que, dans l’ensemble, l’école a tendance à laisser agir les mécanismes sociaux du genre. » A partir d’observations fines de classes, la chercheuse souligne que, « sans en avoir conscience », les enseignants interagissent nettement plus avec les garçons qu’avec les filles. Idem sur la notation, où les attentes vis-à-vis des garçons sont beaucoup plus importantes (s’il est médiocre, il sera plus mal noté qu’une fille par exemple).
D’où l’importance de former les acteurs de l’école pour prévenir ces phénomènes via des formations obligatoires, estime Françoise Vouillot. « On voit bien sinon que ceux qui demandent ces formations – elles existent notamment pour les conseillers d’orientation – sont déjà sensibilisés à ces sujets. »
«Le monde universitaire ou médiatique où tout le monde est antiraciste mais tout le monde est blanc»
Globalement, si les discriminations liées à « l’origine » commencent à être prises en compte (voir nos précédents articles sur le sujet ici et là), l’emprise du genre à l’école est encore largement dans l’angle mort des politiques publiques. Claude Lelièvre se souvient qu’au moment de la commission Thélot, et du grand débat sur l’école lancé en 2003, la question des inégalités de parcours scolaires selon le sexe avait été retoquée car jugée non prioritaire. Un manque d’intérêt qui s’explique sans doute parce que la demande sociale des élèves, des parents ou des acteurs de l’école est très faible sur le sujet.
Les campagnes publiques se sont cantonnées la plupart du temps à promouvoir la place des filles dans les métiers scientifiques et techniques, où le manque de main-d’œuvre est devenu problématique. « Souvent mal pensées, mal ciblées, elles négligent les garçons qui subissent eux aussi l’influence des stéréotypes de sexe dans leur choix d’orientation. Cela revient fondamentalement à ne pas toucher au système de normes », rappelle Françoise Vouillot. Leur impact a d’ailleurs été des plus faibles, si l’on regarde les statistiques officielles récemment publiées.
A ceux qui jugent « non-prioritaire » cette question dans les immenses chantiers que doit ouvrir l’école – et ils sont très nombreux –, Françoise Vouillot rétorque que le poids du genre est une donnée fondamentale des inégalités scolaires.« L’échec scolaire, comment ne pas voir que cela touche en priorité les garçons des classes défavorisées. Le décrochage, la violence… le sexué est partout ! »
Dire que sur ce sujet, on a affaire à des discriminations systémiques, souligne le sociologue Eric Fassin, « cela ne veut pas dire que, comme cela concerne toute le société, on ne fait rien. Puisque dans ces formes de discriminations, on ne s’intéresse pas à l’intention, c’est donc le résultat qui compte. Sinon les choses en resteront là, comme dans le monde universitaire ou médiatique où tout le monde est antiraciste mais tout le monde est blanc ». Faute d’un réel volontarisme politique sur le sujet, ces chercheurs craignent que les stéréotypes de genre à l’école, avec leurs conséquences très concrètes dans la scolarité des filles et des garçons, pèseront encore longtemps.
Signe d’un frémissement ? Alors que le rapport commandé par la Halde à Françoise Vouillot sur les discriminations liées au sexe à l’école, publié l’an dernier, a été accueilli dans une indifférence polie par Luc Chatel et son administration, un rendez-vous a été récemment pris rue de Grenelle pour évoquer ces questions. Affaire à suivre, donc.