Réaction d’un technicien de cinéma et lecteur de lundimatin
En 2017, l’affaire Weinstein et ses suites ont fait surgir avec aplomb quelques réactions hors-sol. Si on n’attend plus rien d’ Eric Zemmour ou des grosses têtes (en substance : de « c’est effrayant ce climat de délation » à « Est-ce que, quelque-part, un moment donné, on peut pas dire qu’elles l’ont bien cherché ? ») on peut s’étonner d’avoir vu fleurir un discours réactionnaire venu d’acteurs culturels, plus rare mais tout aussi droit dans ses bottes.
Dans l’émission par les temps qui courent (France Culture, 27/10) Catherine Millet, critique d’art, commissaire d’exposition, directrice de rédaction et écrivain.e décelait dans le #balancetonporc une « haine de la sexualité et une peur face à la sexualité ». Les femmes qui ont témoigné sur Twitter, par pur désamour de la chair, seraient donc passées à côté des promesses de félicité langoureuse, pourtant alléchantes, au sein des expériences suivantes : « Repas de fin de chantier, trente personnes, trois hommes me saisissent, m’entravent et me caressent en chantant. Tout le monde rit » ou « Un red chef, grande radio, petit couloir, m’attrapant par la gorge : un jour je vais te baiser que tu le veuilles ou non » (tweets de @IsaRaoul et @Giulia_Fois_ le 14/10). Mme Millet estime également que les femmes, « dans une grande partie de notre société », sont tout à fait libres de « parler, de s’exprimer ». Elle ne « voit pas ce qui les empêche (…) d’aller chercher de l’aide chez un voisin ou au commissariat de police »…euh…le trauma déjà ? la crainte d’être jugées par d’autres hommes ? la peur du déclassement ? La journaliste Marie Richeux qui l’interroge ce soir-là tente de nuancer (« ça demande à être débattu(…) la majorité des plaintes ne sont pas prises pour les agressions sexuelles, pour le harcèlement de rue, et parfois pour les viols puisqu’il y a nombre d’affaires classées sans suites »), Catherine Millet n’en démord pas : « Je trouve toute cette campagne (…) écoeurante(…) ce qui m’écoeure c’est l’effet de masse ». Raccourci peu scrupuleux pour disqualifier toute analyse du contenu même des tweets.
Un mois plus tard (le 25/11), des propos rapportés de l’acteur et metteur en scène Louis-Do de Lencquesaing par Guillemette Odicino dans Telerama (n°3541) ont cristallisé tous les travers de cette contre-offensive. Tentons une explication de (sous-)texte.
Se prémunissant contre toute attaque féministe (« j’ai partagé sur Facebook l’entretien du Monde avec l’anthropologue Françoise Héritier(…) ») l’acteur indique qu’il a aussi partagé « la vidéo de Mediapart où Frédéric Bonnaud, le directeur de la cinémathèque, explique pourquoi il a maintenu la rétrospective Roman Polanski, et pourquoi il déprogramme, à regret celle (…) sur Jean Claude Brisseau. Il est donc interdit, aujourd’hui d’aimer une œuvre si son créateur est moralement condamnable ? ». Voilà donc la première grande préoccupation des intellectuels : être privé des honneurs, des soirées spéciales et célébrations, redouter le grain de sable qui viendra gripper l’entre-soi. Rappelons juste qu’aimer et honorer sont deux choses différentes. Les films de Roman Polanski ont poussé nombre de mes collègues à graviter autour d’une caméra, l’œuvre de Brisseau est fragile et sensible. On peut revoir souvent ”the ghostwriter” car c’est une grande leçon de montage. On peut garder un souvenir ému de ”la fille de nulle-part” (1), avec ses apparitions fantomatiques et flippantes au sein d’une économie dérisoire. Il est donc possible d’admirer le génie tout en se passant d’une grande messe, je peux être cinéphile sans avoir besoin de totems. Cette manière d’hurler au scandale pour une déprogrammation confine un peu à la pleurnicherie bourgeoise. Lors de la soirée d’inauguration de la rétrospective Polanski, l’association osez le féminisme appelait à un rassemblement à la cinémathèque française. Entendu sur France Info : un spectateur masculin, contrarié par cet inconfort, prétendait que les agressions sexuelles présumées perpétrées par le réalisateur, ça n’était « pas son problème ». On transmettra aux plaignantes.
A l’instar de Catherine Millet, il y a une autre grande problématique pour le gotha culturel, c’est l’épidémie des témoignages sur la Toile. Ailleurs, d’autres s’indignent : ’Est-ce qu’on ne va pas se retrouver comme en 39 ?’ (Joey Starr, France Inter le 23 novembre). « Le tribunal populaire », la « vindicte sans nuance » : l’inquiétude de Louis-Do de Lencquesaing fait référence aux milliers de femmes qui, après le scandale Weinstein, ont rapporté sur les réseaux sociaux le harcèlement et/ou les violences sexuelles dont elles ont été victimes. On peut aussi se dire qu’en termes de domination masculine, c’est comme en politique ou pour tout ce qui touche au climat : rien ne changera sans une forme de radicalité. On peut trouver la vague Twitter sulfureuse, primaire, maladroite. On doit aussi voir le # comme une émeute ; à ce titre, elle est la poussière qui déborde à force d’être accumulée sous un tapis. Si c’est un « tribunal », c’est que les injustices ont trop duré. S’il est « populaire » c’est que les élites ont trop confisqué la parole. « Il y a des tribunaux pour ça » : n’est-ce pas ce que disent les élus quand l’un.e d’eux.elles est pris.e la main dans le sac. Comme une manière de décourager toute investigation sur les mœurs d’une caste.
Vient ensuite un discours confus. Encadrée par des précautions rhétoriques (« Loin de moi l’idée d’absoudre… » et « …ce qui n’excuse rien bien sûr. »), l’ aisance avec laquelle le dérapage sexuel est justifié est étonnante. Que ce soient les « années 70 () années d’orgies sous LSD » ou les dérapages des « mecs en misère sexuelle » au festival de Cannes, les propos de l’acteur ont la même saveur âpre que les exposés de certains économistes sur le caractère inéluctable du libéralisme. Un ordre naturel des choses qu’il est impossible de questionner, une évolution irrépressible à laquelle on (enfin surtout les femmes) doit se soumettre.
« Une employée de magasin peut perdre son travail si elle résiste à un prédateur. Une jeune actrice (…) peut résister au harcèlement, elle n’y perdra qu’un rôle ». Appréciation tout aussi douteuse : opposer rôle et travail, entretenir un romantisme désuet autour de la figure de l’acteur.trice, dont l’énergie de la passion créatrice s’élèverait au-dessus du labeur du quidam. Un rôle est aussi très prosaïque. Une actrice qui joue un rôle reçoit des fiches de paie, cotise aux guichets sociaux, acquitte son loyer,… Ce n’est pas qu’un « métier-passion », c’est aussi une manière d’exister socialement. Pour la majorité des comédiennes – je pense aussi à celles abonnées des seconds rôles ou celles contraintes de figurer sous peine de ne plus bouffer – « perdre un rôle peut être un drame, le chômage un naufrage », comme me le confessait une jeune actrice à qui je faisais part de mon étonnement devant les dires de l’acteur.
L’étonnement s’est figé en stupéfaction quand on apprenait que « dans les années 70, (…) Caroline Champetier, qui n’était pas encore la grande chef opératrice qu’elle est devenue, subissait des plaisanteries misogynes, grasses des techniciens chevronnés ou des dragues lourdes de réalisateurs, mais elle a su les envoyer promener ! ». Vous voyez, chères consoeurs, c’est un peu votre faute aussi si ces blagues perdurent sur les plateaux. Si vous ne l’ouvrez jamais… Il suffit de survoler un précis de sociologie moderne pour retenir que la domination masculine s’exerce via une violence symbolique, silencieuse et porteuse d’un chantage intrinsèque (passer pour la relou jusqu’à la fin du tournage faute de s’esclaffer à chaque blague salace, au mieux). Cette domination entend désamorcer toute rébellion, parfois entraver toute promotion. M. de Lencquesaing se lamente enfin des attaques répétées à l’encontre du 7e art : « prendre le cinéma comme vitrine du harcèlement me paraît spécieux ». C’est, au contraire, de bonne guerre, je trouve. Puisque, lors des cérémonies et festivals, le cinéma passe son temps à s’auto-congratuler (en feignant l’humilité) de toutes les vertus qu’il prétend véhiculer (respect, humanisme, ouverture d’esprit…) il faut souvent lui rappeler ses propres contradictions. En termes de domination masculine, il est un piètre élève. Devant ET derrière la caméra. Où l’on préfèrera embaucher cette assistante au combo(2) parce que ses charmes sont appréciés plutôt que celle-là, un peu grande gueule et trop dreadeuse. Où les « perch womans » sont assez rares et où sur 139 membres de l’Association Française des directeurs de la photographie Cinématographique (AFC), 126 sont des hommes.
(1) Films de Roman Polanski (2010) et Jean-Claude Brisseau (2013)
(2) Dispositif de visionnage et relecture des prises sur un plateau de tournage.