L’excellent documentaire de France 2, Sexe sans consentement, s’intéresse à la question de la «zone grise». Cette zone dans laquelle le rapport sexuel ne serait plus vraiment un acte consenti mais pas tout à fait une agression. Jugée floue et trompeuse, l’expression est de plus en plus décriée.
Elles, ce sont les jeunes femmes qui témoignent dans le documentaire Sexe sans consentement, qui sera diffusé sur France 2 le 6 mars à 22h55 (et déjà visible en avant-première sur YouTube). Un documentaire important des journalistes Delphine Dhilly et Blandine Grosjean, sur un sujet jamais évoqué comme ça à la télévision. Il souhaite ouvrir le débat sur ces moments où les femmes cèdent mais ne consentent pas, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu. Le documentaire fait le choix de se concentrer sur les relations hétéros et fait témoigner six femmes qui ont vécu ces rapports forcés. «Depuis toujours, il arrive aux jeunes femmes de ne pas consentir à des rapports sexuels et d’y céder malgré tout, décrit la voix-off au début du docu. Souvent à leur entrée dans la sexualité, les filles vivent ces agressions sans menace physique, sans violence ou sans cri. Où se trouve, alors, la limite avec le consentement, la limite avec le malentendu, la limite avec le viol ?»
«Pour la première fois, un film aborde cette zone « grise » de la sexualité sans consentement», met en avant le site de France 2 pour présenter ce documentaire qui utilise le terme avec parcimonie mais à plusieurs reprises. Une grande partie des articles de presse, tous très enthousiastes, reprennent cette notion de «zone grise» des rapports sexuels. BuzzFeed l’a aussi déjà utilisé sur d’autres sujets. Pourtant, l’expression est très décriée. Ainsi, il y a quelques mois, lors d’un appel à témoin mentionnant la «zone grise», des journalistes de Rue89 s’étaient vu répondre par une lectrice en colère :
«Cette histoire de zone grise, c’est très dangereux. A partir du moment ou ce n’est pas un oui clair, c’est non. Vous êtes dégueulasses et répugnants de parler de zone grise, ou de « consentement flou ».»
La «zone grise» c’est flou, et ça veut donc tout et rien dire. D’ailleurs, les tentatives de définition du terme varient grandement selon les sources. Dans le New York Times, cela donne «une relation sexuelle qui pourrait ne pas être vue comme une « agression sexuelle » mais qui constitue quelque chose de bien plus glauque et de bien plus perturbant qu’un simple « rendez-vous foireux »».
Sur le site de madmoiZelle, la «zone grise» est définie comme une configuration où «une personne n’est pas à l’aise dans la situation, mais ne s’y oppose pas verbalement ni physiquement» et où une autre «qui, n’ayant pas rencontré d’opposition verbale ni physique, présuppose que l’autre est d’accord». Dans un autre article du site féminin cela devient, «cet espace où il semble qu’il y ait malentendu. Où une femme et un homme finissent par avoir une relation sexuelle, parce que le « non », certes petit et timide parfois, n’a pas été écouté. Où les signaux d’alerte n’ont pas été pris en compte». Bref, ce n’est pas vraiment très clair.
Une société «embrouillée» sur les questions sexuelles
«C’est un terme que je me refuse à utiliser, nous explique Ovidie, qui a notamment réalisé un documentaire sur la sexualité des jeunes filles. Je ne suis pas du tout à l’aise avec cette notion-là qui voudrait que le consentement puisse être flou, qu’on dit « non » mais qu’en fait on dit « oui », que si on nous travaille au corps, on peut changer d’avis.»
Pour la psychiatre Muriel Salmona, interrogée par BuzzFeed News, la «zone grise» ne veut rien dire non plus. Selon cette spécialiste des violences sexuelles, notre société «est très embrouillée sur tout ce qui concerne les violences sexuelles» et cette expression n’en serait qu’un nouveau symptôme. Ainsi, une étude Ipsos réalisée pour son association Mémoire traumatique et victimologie, en 2016, montrait à quel point les idées reçues sur les violences sexuelles restent monnaie courante dans notre pays. Par exemple, 40% des sondés déresponsabilisaient le violeur si la victime a eu «une attitude provocante dans un lieu public», et 36% si elle a accepté d’aller seule chez un inconnu.
«Déjà que les femmes n’arrivent pas à aller porter plainte!, se désole Muriel Salmona. Il ne faut pas en plus en rajouter dans l’idée que les choses ne sont pas très claires, et que si elles ont le moindre doute c’est que c’est la « zone grise » et que donc il ne s’agit pas d’un viol.»
Car, dans les faits, on emploie souvent le terme de «zone grise» pour décrire ces rapports que l’on ne veut pas qualifier de viol parce qu’on estime qu’il y a des circonstances atténuantes. Parce que la femme connaissait l’agresseur, parce qu’elle a flirté avec lui, parce qu’elle ne s’est pas assez débattue – comme si le «non» ou le «j’ai pas envie» ne pouvaient suffire. On l’utilise dans les cas où ce qu’il s’est passé ne ressemble pas à l’image qu’on se fait encore trop souvent du viol : une agression commise par un inconnu, dans une ruelle sombre, sous la menace d’un couteau – alors qu’en réalité la majorité des viols sont commis par un proche de la victime.
«La “zone grise”, c’est le produit de la culture du viol, qui protège les agresseurs et culpabilise énormément les victimes», analyse Clémence Bodoc, rédactrice en chef du site madmoiZelle. Sur le site, on trouve plusieurs articles qui mentionnent l’expression. «On l’utilise parce que c’est le terme que les gens comprennent mais toujours entre guillemets et en expliquant que c’est un avatar de la culture du viol et que, fondamentalement, ça n’existe pas», justifie la rédactrice en chef.
Autre défaut du terme, pointé par la philosophe Geneviève Fraisse : puisqu’il donne l’impression que les choses sont compliquées, il arrange bien les agresseurs. «Ils sont ravis les dominants avec ce terme, qui leur donne bonne conscience», avance-t-elle. Pour cette historienne de la pensée féministe, parler de «zone grise», c’est encore une fois donner l’impression que les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent. «Bien sûr que si, les femmes savent ce qu’elles veulent! Quand elles cèdent, c’est parce qu’elles savent qu’elles sont face à “la bourse ou la vie”, c’est un rapport contraint où elles ont choisi la vie sur la bourse», nous dit-elle
Désagréable conséquence de cette étiquette fourre-tout : la «zone grise» peut masquer des viols. La psychiatre Muriel Salmona explique qu’elle voit souvent arriver dans son cabinet des patientes qui lui présentent les choses comme étant ambiguës, comme si elles avaient consenti. «Et puis quand on reprend les évènements, la manière dont ça s’est passé, on se retrouve à l’évidence devant une situation de viol. J’ai vu plein de situations comme ça où dès que l’on pose des questions, on se rend compte qu’il y a eu une véritable stratégie de l’agresseur.»
Elle explique que quand la violence sexuelle est commise par un inconnu, la victime -souvent une femme- met facilement des mots dessus. C’est à partir du moment où l’agresseur est connu qu’il devient beaucoup plus difficile pour les victimes de qualifier les faits. «Elles se remettent en question, se demandent si elles n’ont pas été suffisamment claires, et n’osent pas définir les faits comme des agressions sexuelles, malgré le fait que ça a eu un gros impact sur leur santé et que ça a atteint à leur intégrité.»
«Zone grise» serait donc un terme à éviter, sous peine de semer la confusion. Début février, lors de l’avant-première de Sexe sans consentement, la représentante de France Télévisions a tenu à glisser dans sa présentation que la « »zone grise » n’existe pas», histoire de mettre les points sur les i avant la projection. Mais on retrouve tout de même brièvement la «zone grise» dans le documentaire, dans la bouche de l’autrice Marie Darrieussecq et dans celle d’une jeune femme qui témoigne. Le terme a le très gros défaut d’être nébuleux, mais reste régulièrement utilisé, faute de mieux. Il reflète ce qui reste flou dans notre société, ce que l’on n’arrive pas à penser autrement.
«C’était pas un viol, mais c’était violent»
«On a utilisé ce terme parce que si on avait sollicité des témoignages de viols, tous ces cas considérés comme limites, flous, auraient été passés sous silence», se justifient les autrices de l’article de Rue89. «La « zone grise » n’existe pas, mais le terme était pratique pour nous, pour expliquer le sujet de notre docu», avance Delphine Dhilly, la réalisatrice de Sexe sans consentement. «Les filles n’ont pas de mot pour décrire ce moment qu’elles ont vécu. Certaines vont finir par l’appeler « viol », d’autres n’auront toujours pas de mot, elles diront juste « ce n’est pas normal, il n’avait pas le droit ». Pour certaines personnes, c’est un premier pas, un terme avec lequel on peut commencer la conversation.»
Comme pour cette jeune femme qui témoigne au micro de Delphine Dhilly, pour l’émission de France Culture «Les pieds sur terre». Elle raconte sa première fois, dans une caravane, alors qu’elle est en troisième, avec un garçon un peu plus âgé, croisé dans son quartier, qui lui met la tête sur son sexe pour qu’elle lui fasse une fellation. «Je me suis reculée parce que je l’avais jamais fait et puis j’avais pas envie, tout simplement. Mais c’est pas grave il a continué à me dire « mais si, vas-y, fais un effort », il me tenait la tête et donc je l’ai sucé. C’était vraiment une expérience affreuse.» Il la pénètre ensuite vaginalement. Plus tard, quand elle raconte sa première fois à des amis, ils lui répondent «ah ouai, ta première fois à toi, c’était un viol». Elle commente :
«C’était pas un viol, mais c’était violent. Aujourd’hui quand j’y repense je me dis c’est pas normal non plus, donc c’est peut-être ce qu’on appelle la « zone grise ».»
Si cette zone est si grise, c’est justement parce que notre société a jusqu’ici refusé de l’explorer, de la détailler, ou ne serait-ce même que la dire. Mais les choses commencent doucement à bouger. Déjà, parce que notre vision des violences sexuelles dans leur ensemble a largement évolué ces dernières décennies. Autrefois, la définition juridique du viol concernait uniquement les pénétrations vaginales par un pénis : il s’agissait surtout de punir ceux qui auraient ainsi imposé des grossesses – et fait naître un enfant illégitime dans la famille. Avec la loi de 1980, la nouvelle définition du viol inclut les pénétrations avec des objets, ou dans d’autres orifices, y compris quand la victime est un homme. À partir de 1990, le viol conjugal est enfin reconnu par la jurisprudence.
Ces dernières années, de plus en plus de femmes ont pris la parole pour dénoncer ces rapports qui leur ont été extorqués. Mais la discussion en est encore à ses prémisses. Comment en parler ? Quel cas différencier ? Si de nombreuses personnes s’accordent sur les limites de l’expression «zone grise», le regard qu’elles portent sur ces cas où l’on cède sans consentir varient du tout au tout, selon la personne qui s’exprime.
Dans Sexe sans consentement, Louise, une de celles qui témoignent, explique qu’elle pense que «les filles ont besoin de se dire qu’elles ont été violées sinon ça n’est pas en adéquation avec le malaise qu’elles ressentent. Il faut peut-être changer la définition que tout le monde a du viol, que le viol c’est quelque chose de plus ordinaire et de commun qu’on ne pense.»
Dans la loi française, depuis 1980, le viol est défini comme tout acte de pénétration sexuelle commis par violence, contrainte, menace ou surprise. «Le problème de cette définition c’est : qu’est-ce qu’une menace, qu’est ce qu’une contrainte ?», questionne la jeune fille de 21 ans. Elle décrit ce qui lui est arrivé comme un viol, «mais c’était pas le schéma du viol où c’est un gros connard agresseur sans scrupule. Pas du tout, c’était un ami, qui m’aimait et qui me respectait en tant qu’amie et qu’il ne s’est pas du tout rendu compte de la pression qu’il me mettait lui-même.»
Quand on commence à se poser des questions
Pour Muriel Salmona, les choses sont tranchées, il y a consentement, ou il n’y en a pas, sans «zone grise» au milieu. «Cela peut arriver, pour une femme ou pour un homme, qu’on décide d’avoir un rapport alors qu’on a pas très envie, parce que c’est la Saint-Valentin ou pour une autre raison, mais on a pas de doute sur ce qu’il s’est passé. Quand on commence à se poser des questions, c’est bien qu’il y a quelque chose qui n’a pas été. C’est à ce moment-là qu’il faut réfléchir à la contrainte qu’il y a eu derrière.» Cela peut être une personne qui se montre menaçante, qui continue alors qu’on lui a dit non, qui va commencer à se plaindre, à monter la voix. «Les agresseurs mettent en place une stratégie qui va extorquer l’acte sexuel alors que la personne ne le voulait pas», décrit-elle.
Certains pourraient lui opposer qu’à interpréter si largement la définition du viol, une grande partie des hommes pourraient se retrouver devant une Cour d’assises puis derrière les barreaux. «Non, parce devant la justice, il faut arriver à montrer qu’il y a eu une stratégie de contrainte; s’il n’y en a pas, il n’y a aucun risque de condamnation. Par ailleurs, actuellement, même dans des situations de violence extrême, les affaires sont régulièrement classées et les violeurs ne sont pas condamnés, donc il faut arrêter. Il y a seulement 2% des victimes des viols conjugaux qui portent plainte donc, franchement, le problème n’est pas là.»
Emmanuelle Piet, gynécologue et présidente du Collectif Féministe Contre le Viol (CFCV), utilise elle aussi le terme de viol – tout en précisant que dans le cadre de ses consultations, quand ses patientes évoquent des violences sexuelles, elle prend soin de décrire l’acte comme la femme le décrit, pour ne pas leur imposer un terme.
«Je propose souvent à mes patientes violentées par leur partenaire un certificat médical de contre-indication au rapport sexuel. Ça marche très bien, ça leur permet de comprendre des trucs. Quand elles reviennent, elles disent « c’est bien je me suis reposée » ou bien « vous vous rendez compte, il l’a fait quand même ».» Autre arme : le lubrifiant. La médecin conseille d’en appliquer, pour éviter que les rapports soient douloureux. «Certaines reviennent me voir et me disent « il m’a dit qu’il aimait pas quand j’ai pas mal ». Et là, elles comprennent des choses.»
Pour certaines, les rapports que l’on se force à avoir par «devoir conjugal» constituent aussi une «zone grise», entre le consentement et la violence. Emmanuelle Piet, évoque une patiente en particulier, qui lui racontait «des choses affreuses». «Pour moi, son mari la violait depuis 20 ans, mais pour elle c’était du devoir conjugal. Un jour, il l’a sodomisé et là elle a formulé : « il m’a violé ». Pour elle, la sodomie c’était interdit dans la religion, donc là elle avait le droit de dire non. Elle est partie ce jour-là et a porté plainte.»
«Il faut cheminer avec les gens; c’est trop tôt, on ne peut pas faire la révolution en un jour», conclut celle qui estime que «la société n’est pas prête».
«Ça va trop loin, vous mélangez tout»
D’autres sont beaucoup moins promptes à utiliser le terme de «viol». Blandine Grosjean, à l’initiative du documentaire de France 2, évoque le risque que tout d’un coup, «alors qu’on évoque des choses vraiment réelles et sérieuses, tout le monde batte en retraite en disant « ça va trop loin, vous mélangez tout »». Elle nous explique qu’avec le documentaire, le but «n’était pas de dire qu’il faut pénaliser la « zone grise » mais c’était de mettre des mots sur quelque chose qui sur le coup n’a pas été vécu comme un viol». Elle met en avant le fait que les femmes qui témoignent «laissent une part au malentendu», et qu’«aucune n’envisage de porter plainte.»
Pour la chercheuse Alice Debauche, qui travaille sur les violences sexuelles, tout dépend des situations, qu’il faudrait pouvoir analyser au cas par cas. «La question c’est: qui impose la contrainte ?, avance la maîtresse de conférence en sociologie. Est-ce que c’est l’agresseur, ou est-ce que ça se passe à un niveau au-dessus, au niveau des normes sociales ? Par exemple, si j’invite un homme à la maison boire un dernier verre et que je me dis que je ne vais pas pouvoir dire non, là c’est une contrainte qui est plus sociale, qui s’exerce de manière beaucoup plus diffuse. À mon sens, ce ne sont pas des choses qu’on va pouvoir qualifier de viol, la personne s’est elle-même imposé une contrainte, il n’y pas d’acte criminel délictueux.» Elle préfère dans ces cas-là parler de «construction inégalitaire de la sexualité» et de «stéréotypes de genre».
D’autres s’interrogent : faudrait-il d’autres mots, autre que «viol», «agression» ou «harcèlement», qui désigneraient des expériences plus spécifiques ? Sans mot adéquat, difficile de comprendre ce qu’il vous est arrivé. Selon la légende urbaine, les esquimaux auraient une cinquantaine de mots pour décrire la neige. Et si le problème était inverse pour nos sociétés imprégnées par la culture du viol, et que nous étions coincés avec seulement quelques mots pour décrire une réalité bien plus diversifiée et complexe ?
«Oui, il manque des mots, acquiesce Geneviève Fraisse. Il faut qu’on multiplie les termes, plus on a de mots, plus on donne de visibilité à la réalité. Le terme de « zone grise », c’est un couvercle c’est pour ne pas voir.» La philosophe remet, elle, carrément en cause le terme de «consentement» – pourtant très utilisé dans les débats sur les violences sexuelles ces dernières années- mais dont l’ambiguïté même permet à certains de parler de «zone grise». «Le consentement veut à la fois dire « choisir » et « accepter ». Le fait que le mot consentement ait un double sens, c’est ce qui rend possible la « zone grise »», analyse l’autrice de Du consentement.
Elle évoque ainsi les expressions «licenciement par consentement mutuel», «consentement à l’impôt» ou encore «consentement des dominés» pendant la colonisation, qui montrent bien que ce mot «efface le rapport de force». Dans la sphère sexuelle, le consentement est généralement féminin : c’est l’homme qui propose et la femme qui consent. Alors à la place, Geneviève Fraisse propose le terme de «volonté», ou d’«accord»: «On peut être d’accord, ou ne pas être d’accord, mais ce n’est pas la même chose que pour le « consentement » car cela nécessite un énoncé.»
Si les mots sont importants, c’est aussi parce que ce sont les mots qui aident à réaliser que ce que l’on pensait être une histoire personnelle, isolée, est en réalité une expérience partagée par de très nombreuses femmes. Alors, comment parler précisément de ces multiples expériences où l’on cède alors que, pourtant, on ne veut pas ? On tâtonne. Ici ou là, on lit l’expression de «sexe forcé». Pour le titre du documentaire de France 2, après de longues discussions, les autrices se sont finalement mis d’accord sur «sexe sans consentement». Dans un article pour M, le magazine du Monde, Blandine Grosjean propose aussi, sous forme interrogative, le terme d’«atteinte sexuelle», qui concerne actuellement dans la loi les relations entre mineurs et majeurs. Delphine Dhilly évoque le terme anglais de date rape et regrette qu’«en français, on n’ait pas de terme comme ça».
La féministe Valérie Rey, qui blogue sous le nom de Crêpe Georgette, propose, elle, le terme de «sexe coercitif», notamment utilisé dans la littérature anglo-saxonne. «Le sexe coercitif, c’est ce mec qu’on a toutes connues, qui insiste, qui te dit qu’au moins tu pourrais lui faire une fellation, que sinon ça veut dire que tu ne l’aimes pas, etc. Dans ce cas, tu as la possibilité de dire non, mais les constructions sociales font que dans beaucoup de cas, tu vas céder. Pour moi, à partir du moment où un consentement explicite a été donné, il ne s’agit pas de viol au sens juridique, mais de sexe coercitif.»
En anglais, on trouve ainsi cet article du site féministe Bustle qui interroge la nature d’un «oui» énoncé sous la contrainte et décrypte «cinq types de coercition sexuelle». Si vous avez des rapports parce que vous pensez que c’est votre devoir; parce que vous avez été menacé-e; parce qu’on vous a culpabilisé; parce qu’on vous a persuadé de boire de l’alcool; parce que vous avez peur de mettre en colère votre partenaire. Un nouveau champ de réflexion à explorer ?
Mais ces tentatives de recherche de vocabulaire ne convainquent pas tout le monde : « »Sexe sans consentement », « sexe forcé », « sexe coercitif »… Tout ça, ce sont des viols, c’est pour tourner autour du pot», estime Emmanuelle Piet, du CFCV.
Révolutionner notre regard sur la sexualité
Si les avis des personnes que nous avons interviewées sont très partagés sur les termes à utiliser, il y a un point où elles se rejoignent : la nécessité d’une meilleure éducation sexuelle, et d’une réelle éducation au consentement – à la nécessité de l’«accord» pourrait dire Geneviève Fraisse. L’idée n’est pas de promettre les assises à tous les hommes trop insistants, mais de sortir des stéréotypes genrés qui biaisent les relations entre femmes et hommes. Par exemple, «on a intégré l’idée que la douleur est intrinsèque à la sexualité, regrette Ovidie. Il y a l’idée que le premier rapport va faire mal, que la sodomie va faire mal. C’est aussi une idée qu’on retrouve dans le langage : on va se faire « défoncer » ou « casser les pattes arrières ».» La sexualité féminine ne devrait pas avoir à être douloureuse.
En fait, c’est toute notre vision de la sexualité entre hommes et femmes qu’il faut revoir. Pour Valérie Rey, «la « séduction à la française », c’est à dire la culture du viol « à la française », est fondée sur le fait que forcer les femmes est excitant. Tu vois ça partout, dans les séries, dans les comédies romantiques,etc. Il y a une espèce de jeu profondément malsain, où l’homme est censé prendre l’initiative, où la femme est censé minauder, dire non mais en fait ça veut dire oui, refuser pour avoir de la valeur. Il y a un continuum entre notre vision des relations sexuelles consenties et les violences sexuelles.»
Dans leur documentaire, Delphine Dhilly et Blandine Grosjean ont également interviewé quelques garçons, croisés à la plage ou lors de festivals, sur leur rapport au consentement. Dont ce témoignage, qui en dit plus en quelques mots que tout un livre de sociologie :
«Ça m’est déjà arrivé d’être dans cette situation où je veux aller plus loin et elle non, on a fait la première partie et elle est là « ah, mais non, je peux pas ». Donc je l’ai relancé, et au petit matin, j’ai eu ce que je voulais.(…) Dès qu’on me dit non, ça me motive encore plus d’y aller. (…) Pour moi le « non » d’une fille c’est limite, pas excitant, mais ça me motive en tout cas.»
Un peu plus loin dans le documentaire, Louise semble lui répondre : «On va pas mettre tous les mecs en prison. La clé c’est l’éducation, la sensibilisation et surtout la communication et la confiance. (…) On a une image du sexy, du mec qui vient et qui te prend, il faut juste évoluer dans nos codes de ce qui est excitant ou pas. La communication et dire les choses clairement ça devrait pas être un frein à l’excitation et au plaisir».
Maïa Mazaurette ne dit pas autre chose dans son récent «plaidoyer pour le bon sexe», où elle oppose une «zone blanche», ou zone de confort, à une «zone grise» qui nous apprend à fantasmer sur «le dérapage». La journaliste spécialisée sur les questions de sexualités appelle de ses vœux un «énorme chantier post-Weinstein» qui consiste «à ré-érotiser la zone blanche» et qui permettrait de «remettre au centre du jeu les possibilités érotiques qui ne font de mal à personne, et permettent de parler la même langue».
Alors, on fait comment concrètement ? On commence, tout simplement, par s’assurer du consentement de son partenaire. Dans un récent post de blog très partagé, la journaliste française Judith Duportail explique comment, en déménageant de Paris à Berlin, elle a découvert une ville où tout le monde avait l’air de trouver évident que demander la permission était sexy. Elle s’enthousiasme : «Moi, je trouve ça super hot qu’on me demande mon consentement explicite». Pour qu’enfin, on arrête de croire qu’il y a une obligation de «passer à la casserole», et que «qui ne dit mot consent».