Quelques réflexions relatives à la constitution de dispositifs de soin autonomes

Un texte de Josep Rafanell i Orra

Contextualisation de la question du soin

Nous sommes nombreux dans les collectifs politiques dits « radicaux » (autonomes, anarchistes, féministes, écologistes, anticapitalistes…), à nous interroger sur la vie de nos communautés politiques. On sait comment, dans nos « milieux », nous sommes exposés aux violences de l’État. Mais aussi à des formes de violence propres à nos collectifs eux-mêmes, à leur incapacité à prendre en compte la souffrance, les troubles, les événements douloureux des uns et des autres… Bref, à prendre en compte la singularité relationnelle et le monde des affects comme faisant partie de la communauté politique. Et ceci au même titre que les initiatives, les actions, les analyses théoriques. C’est là qu’apparaît avec toute son importance la question du soin, ou tout au moins celle du « prendre soin ».

La question du soin émerge alors non pas comment une question subsidiaire, comme un supplément d’âme de la politique, mais comme ce qui est au cœur même de la vie politique en tant que telle. Les collectifs politiques peuvent-ils résister, tenir, durer ; lutter sans la prise en compte de ce qui leur donne leur propre consistance en tant qu’ils permettent d’habiter la politique ?

Qu’un ami sombre dans une dépression, qu’il soit blessé par la police, qu’il vive un intense chagrin amoureux, qu’il perde un être cher, qu’il éprouve un épisode délirant, que plusieurs personnes s’enferment dans un conflit irrésoluble, parfois violent, et nous voilà démunis, rendus inconsistants. Dans les cas les plus « bruyants » (maladie, troubles psychopathologiques graves…), il est probable que nous finissions par faire appel aux institutions spécialisées, que l’on délègue aux « professionnels » du soin, l’accueil et l’accompagnement de celui qui souffre.

La question du soin depuis une perspective politique interroge donc notre capacité à inventer des médiations autres que celles que nous proposent les institutions de soin. Il s’agit de ne pas être captifs d’une délégation systématique à des dispositifs intégrés aux logiques gestionnaires, voire marchandes, de la santé (et c’est la notion même de santé qui devrait être questionnée, même si ce serait ici trop long de le faire).

Nous savons comment ces dispositifs institutionnels de soin, qu’ils concernent les soins somatiques ou le soin « psychologique » (pour peu que cette frontière puisse clairement être établie) sont pris dans des enjeux de savoir-pouvoir. Dans ces cadres, un sujet du soin est un patient objet passif des procédures du soin. Ou, dans les nouvelles technologies de la santé, un agent actif qui doit venir confirmer les savoirs des soignants : médecins, psy, éducateurs… Je ne dirais pas qu’il n’y a pas d’institutions qui tentent de démocratiser les gestes du soin. Mais alors il faudrait faire une enquête politique sur ces expérimentations démocratiques, anti-autoritaires, pour les mettre en résonance avec des initiatives politiques antagonistes à la gestion et au contrôle des populations, qu’il s’agisse de la psychiatrie ou de la médecine somatique.

Au fond, nous sommes peut-être toujours confrontés, dans les milieux dits « radicaux », à un vieux problème : celui qui fait qu’au nom de l’exceptionnalité de l’engagement politique radical nous nous coupons du monde « ordinaire » dans lequel des médiations entre des gens qui « vont mal » et d’autres gens peuvent avoir lieu. Des médiations qui permettent d’éviter la solitude, de trouver des formes de bienveillance, un souci de l’autre propre à la vie des communautés « ordinaires ».

C’est alors à partir de l’éthos fabriqué par « l’exceptionnalité » des réseaux politiques radicaux qu’il s’agit de retisser des médiations pour ne pas négliger la question de la souffrance et de la maladie en leur sein. Au fond, il faudrait se questionner sur les manières dont les collectifs politiques qui établissent des lignes de rupture avec la politique intégrée à la scène publique gestionnaire (partis, mécanique de la représentation, élections, parlementarisme : c’est-à-dire tout ce qui dépossède les individus collectifs de la politique) s’inscrivent dans le monde « ordinaire ». Par monde ordinaire je voudrais très rapidement faire référence à ce qui est en dehors des logiques affinitaires conduisant à « l’exceptionnalité » de l’engagement politique, et qui s’accompagnent souvent de la constitution de groupes, voir des « bandes », dont leur propre existence, le sentiment de coappartenance, se confond avec le mépris porté à ce qui n’est pas une politique « radicale ». On sait à quel point cette logique est porteuse d’inimitié (mes meilleurs ennemis sont ceux qui devraient être mes plus proches amis), d’une toxicité qui s’infiltre dans les rapports entre les individus au nom de vieilles querelles, de référents théoriques plus ou moins affirmés, de l’incapacité à prendre soin de l’élargissement de la vie politique collective. Donc dans un premier temps il faudra admettre que penser le soin depuis d’existence de collectivités radicalement engagées dans des processus de réappropriation politique suppose d’emblé la question de prendre soin des collectifs politiques eux-mêmes.

Je dirai alors que le soin est une question collective. On ne soigne pas des individus mais des relations. Au fond un collectif ne peut soigner qu’en se soignant, qu’en prenant soin de ses liens, des médiations qu’il est en mesure de fabriquer. C’est ce que nous ont appris d’ailleurs des expériences de psychiatrie dites alternatives, ou l’ethnopsychiatrie lorsqu’elle s’intéresse aux formes de guérison traditionnelles par exemple.

Il y a donc au moins trois lignes de travail à envisager dans les réseaux politiques radicaux à propos du soin : d’abord prendre soin de la vie des collectifs politiques, ensuite inventer des formes de réappropriation de ce qui peut « faire » soin, nous permettant de commencer à nous passer des institutions. Enfin, et simultanément, mener une enquêter politique, dès l’intérieur des institutions, pour saisir des lignes de fuite qui peuvent y apparaître par rapport à leurs logiques de contrôle ou d’autorité. A ce propos il faut une certaine honnêteté : nous ne pouvons pas nous passer complètement des institutions sous peine de confondre autonomie dans le soin et fermeture dans des logiques affinitaires qui nous éloignent de ce que j’ai nommé, provisoirement, le monde ordinaire de la politique. Et ceci en contraste avec « l’exceptionnalité » de la décision politique « radicale », censée produire des formes collectives d’intervention politique, ou des formes de vie autres que celles sécrétés, promues, voire prescrites, par la subjectivation libérale.

Donc, il faut insister sur cette question : il me semble important de redire que dans le soin il est toujours mis en jeu le collectif en tant que tel. Et un collectif devient un collectif capable de soin en se soignant. On ne soigne pas des individus mais des relations, j’ai dit plus haut : des médiations qui permettent de procéssualiser ce qu’on appelle la souffrance ou la maladie. Concrètement, des collectifs de malades n’ont pas attendu les dénonciations des milieux radicaux des institutions répressives (« répressif » étant un concept bien insuffisant, au demeurant, pour caractériser les nouvelles technologies de gestion de la « santé », qui vont plutôt dans un sens « implicationiste »). Je pense ici à des groupes d’auto-support mettant en crise les savoirs, « par le haut », des soignants : groupes d’auto-support d’usagers des drogues, groupes « d’entendeurs des voix » refusant leur statut de psychotiques, groupes des parents d’enfants autistes, collectifs des malades du sida… Nous devrions certainement nous y intéresser à nouveau.

Mais si l’on considère la question de l’autonomie des procédures de soin il faudra interroger dans un premier temps ce que l’on entend par autonomie. Je le ferai ici très brièvement.

L’autonomie n’est pas, comme semble nous l’indiquer la tradition que nous avons héritée des Lumières, si bien mobilisée par le monde libéral-capitaliste, et instrumentalisée par l’Etat, une autonomie individuelle. L’autonomie telle que je vous propose de la revisiter concerne l’autonomie des liens qui font communauté. Autonomie qui éventuellement peut devenir politique, mais pas forcément. Le concept pratique d’autonomie que je voudrais convoquer suppose la reconnaissance des liens de dépendance mutuels qui tentent, simultanément, d’une façon volontariste, de se dégager de l’emprise des institutions de gestion du lien social prescrit.

L’autonomie selon le capital suppose toute autre chose : d’une part une atomisation individuelle, la mise en concurrence de tous contre tous, une capacité d’adaptation à ce monde de vainqueurs et de vaincus et, d’autre part, la prescription plus ou moins intériorisée (depuis l’école, en passant par le travail social, le soin psychiatrique…) d’une logique d’implication et de projet personnel compatible avec l’économie. L’autonomie selon le capital n’exclut pas cependant la coopération : mais toujours dans le cadre de la valorisation marchande des choses, de toutes sortes d’êtres vivants, de leurs milieux ou des humains (ce sera alors de « capital humain » dont il s’agit comme disent si joliment les économistes).

Donc choisir notre autonomie contre celle du capital suppose d’être en mesure d’inventer nos propres procédures de constitution de nos dépendances mutuelles. Depuis la coopération mise en œuvre pour d’autres formes de subsistance que celles de la marchandisation jusqu’à notre « encapacitation » pour prendre soin de nous, de nos collectifs, de ceux qui ne faisant pas partie de nos réseaux subissent la violence de l’exploitation capitaliste, de l’Etat et de ses institutions.

Dispositifs

Il y a avant tout à prendre soin de nos collectifs. Ceci ne peut avoir lieu sans un changement de « paradigme ». Il faut redonner une autre place à la théorie qui différencie les groupes, qui les rend inamicaux à l’égard d’autres groupes. Il faut aussi une sorte d’aggiornamento des querelles issues au travers de l’histoire (pas si longue !) de la politique radicale dans nos contrées. Ceci peut paraître purement déclaratif, naïvement volontariste mais il faut déjà commencer par se le dire !

Dans la construction de dispositifs concrets j’aimerai brièvement évoquer un certain nombre d’éléments qui proviennent des échanges que j’ai pu avoir ces derniers temps avec d’autres personnes qui partagent ce souci pour la question du soin. Je propose quelques pistes que, comme ce qui précède, j’aimerai mettre en discussion avec vous.

Les groupes de soin

Comment constituer des groupes qui se donnent pour objectif de prendre en charge des situations dans lesquelles des personnes souffrent ? De tels groupes existent déjà. On a mentionné des groupes d’auto-support réunissant des personnes concernées par des formes de souffrance spécifiques (usagers de drogues, anciens patients psychiatriques…) en mesure d’entrer en conflit avec les institutions. La question demeure de savoir si d’autres groupes peuvent se constituer dans un commun intérêt pour le soin qui rassemble aussi des personnes non directement concernées par des troubles ou des difficultés spécifiques. C’est le cas, par exemple, de certaines expériences menées conjointement par des sans abris et des travailleurs sociaux en rupture de ban (Goudolie, à Toulouse), ou encore les groupes « d’entendeurs de voix », réunissant des personnes avec des troubles dits psychotiques et des psys prêts à laisser de coté leurs certitudes théoriques de cliniciens.

 La question de la médiation

Un des principaux problèmes que l’on retrouve en termes de souffrance est celui des conflits entre personnes dans nos milieux. En général ils sont résolus sur le versant «politique », celui des idées, des trahisons, des enjeux de pouvoir, etc. Rarement en termes d’une écologie de nos milieux. Ou d’une écosophie, comme diraient certains. Il faut prendre à bras le corps cette question de la médiation. Ne pas laisser pourrir les situations de conflit. La question n’est bien évidement pas de créer des rôles de médiateurs, censés être neutres (qui pourrait être « neutre » ?), mais de considérer la nécessité de fabriquer une autre culture de l’activisme politique moins tétanisée par la démarcation ami/ennemi.

La place de la spécialisation dans le soin

Il est indéniable que certaines personnes sont plus portées que d’autres, pour des raisons affectives, intellectuelles, d’adresse, voir même de don, à s’intéresser à la question du soin. Certains parmi nous ont suivi des formations soignantes (infirmiers, médecins, psychologues, psychiatres, kinés, etc…) et ont exercé ces « métiers » dans des institutions. Si nous nous retrouvons ici c’est par le regard critique que nous portons à ces espaces institutionnels et/ou par l’incompatibilité de nos professions encadrées par les institutions et l’activisme politique. Avoir été formé par l’université, les écoles, etc…, ne garantit en rien d’une pratique démocratique, antiautoritaire, critique, inventive… C’est souvent l’envers qui est le cas. Or, il y a dans ces spécialisations un monde d’expériences très diverses qui ne peuvent pas être mises à coté d’un revers de main. En ce qui me concerne j’ai travaillé avec des usagers de drogues, des psychiatrisés, des grands précaires, des hommes et des femmes violents, des malades du Sida, des détenus en prison, des sans abri…. J’ai du m’interroger sur les limites et les perversités des cadres dans lesquels ces rencontres « soignantes » ont lieu. Cette expérience peut me permettre de faire autre chose ailleurs. Il en est ainsi, me semble-t-il pour de nombreux « professionnels » du soin. C’est alors sur la question d’alliances à fabriquer qu’il faut se pencher.

Quels cadres ?

Si nous songeons à la fabrication de nouveaux cadres de soin, il faut les considérer dans un double mouvement : celui de l’autonomie de ces nouveaux espaces et celui de la subversion des espaces déjà existants pour pouvoir y établir des liens sous contrôle.

Dans le premier cas on peut imaginer qu’un groupe de personnes se donne un temps, dans un espace donné ou arraché à la gestion, pour accueillir d’autres personnes, pour réfléchir à plusieurs à un accompagnement de soin concret. Ceci n’exclut pas des formes d’accompagnement vers des institutions. Est-on sùr de pouvoir se passer de toute la machinerie des soins somatiques en cas de maladie grave ? De même, est-il si évident qu’il faille se passer des prescriptions de psychotropes dans certains moments de la vie de quelqu’un ? N’est-il pas parfois nécessaire de faire rupture, dans un milieu donné, lorsque des troubles psychiques apparaissent d’une façon très envahissante ? On a tous connu chez tel ami, ou telle connaissance des moments qui rendent le partage de ces expériences subjectives impartageables dans les milieux de nos amitiés et de nos camaraderies. Une hospitalisation dont on a une certaine maitrise peut être préférable que l’implosion d’un milieu amical. Ceci n’exclut pas la réappropriation de nouveaux savoirs (naturopathie, thérapies corporelles, techniques traditionnelles de guérison…) qui ne se laissent pas gouverner par la médecine officielle.

La définition des cadres, temporels, spatiaux, subjectifs, ne peut se faire qu’en situation. Il faudrait puiser dans des expériences diverses, dans des héritages aujourd’hui oubliés, pour renouveler ce questionnement.

Intériorité/extériorité des groupes

Ceci suppose dans tous les cas d’œuvrer pour une porosité de nos milieux. Il faut s’ouvrir à d’autres réseaux, amicaux, familiaux, de quartier, de village, qui composent la multiplicité des milieux dans lesquels chacun de nous est inscrit. Il faut considérer l’importance des allers-retours entre des milieux, des territoires… Bref, des passages et du dépaysement pour une personne qui « va mal ».

 L’intime et le public

Cette question doit être présente mais sans fétichiser la notion d’intime et celle de secret qui peut aller avec. A ce propos, il peut-être judicieux de rappeler comment le « secret professionnel » est devenu une des armes du pouvoir soignant dans son emprise sur les « publics » qu’il accueille. Mon expérience de psychologue depuis plus de 20 ans me montre que la question importante n’est pas celle de l’intime, du secret professionnel, mais celle du tact nécessaire lors de la mise en partage d’un problème qui peut affecter une personne et un collectif. Le tact ne se définit pas : il s’expérimente dans des contextes qui cultivent la bienveillance et un appétit affectif et intellectuel pour la différence.

Les rapports avec les institutions existantes

Je viens de le dire : il semble difficile aujourd’hui, sauf déni de réalité, de penser qu’on peut se passer complètement des institutions soignantes. La question devient alors comment susciter des contre-modèles qui mettent celles-ci sous tension, qui les soumettent à un certain contrôle, qui affaiblissent leurs capacités de capture de la souffrance d’autrui pour réinstaurer en permanence leur pouvoir de gestion.

Une critique féroce des savoirs médicaux, de la psychiatrie, de la psychologie, de la psychanalyse, du travail social est toujours indispensable.

Les résonances entre expérimentations (rencontres, transversalisations, coordinations)

Dans le contexte actuel d’affaiblissement des espaces autonomes il est indispensable de mettre en place un travail d’enquête politique sur les expérimentations qui ont lieu aujourd’hui en termes de formes de soin alternatives, antagonistes à celles de la gestion institutionnelle de ce qu’ils appellent la santé. Notre isolement leur garantit l’exercice de leur pouvoir et l’emprise sur les subjectivités souffrantes. Nous avons à apprendre les uns des autres à partir des expériences en situation et non seulement des analyses critiques théoriciennes. Nous avons besoin d’éprouver que nous ne sommes pas seuls à tenter d’expérimenter d’autres manières de prendre soin, y compris en prenant soin de nous, en tant que collectifs politiques plus ou moins organisés.

Josep Rafanell i Orra, 6 janvier 2014.