Instant pleasure : un long déplaisir
Par Marie Docher (artiste)
Il n’y aurait eu aucune raison de mentionner ici le nom de Mathias Pfund, jeune artiste Suisse, s’il n’avait posé une de ses sculptures intitulée Instant Pleasure (clitoris) sur le Rond-Point de l’Europe à Neuchâtel, et prétendu inscrire son projet dans une « perspective pédagogique ». Que certain·es réclament le retrait de ce qui est donc censé être un clitoris n’est pas le sujet de cet article. Il y a bien longtemps que les pénis et scrotums de mâles statues ponctuent nos promenades dans les parcs publics ou nous pissent dessus à Bruxelles sans que ça n’émeuvent les tenant·es de la morale. Ce qui nous mobilise ici, c’est le parfait cas d’école que Pfund nous fournit pour illustrer l’opportunisme de certains artistes et la récupération à leur profit des luttes anti-sexistes que mènent des femmes. On y trouvera tous les ingrédients indispensables à la réussite de ces détournements : un entre-soi masculin hermétique, des institutions en soutien, une presse « féministe » autoproclamée, et une misogynie décomplexée pour lier le tout.
Démarrons l’histoire le 27 septembre 2017. L’association suisse Clitoris-moi, qui se donne pour but louable de promouvoir le plaisir et la sexualité féminines, se réjouit ainsi sur son compte facebook : « Clitoris-Moi est fière de la ville de Neuchâtel qui ose exposer un clito géant sur un rond-point! Et mille BRAVOS à Mathias Pfund, le père de notre clito géant 2.0, pour le mandat!!! » Le post est accompagné de la maquette réalisée par le « père » du clitoris. J’en profite pour demander aimablement aux journalistes d’arrêter avec les expressions « père » de la résilience, du premier bébé éprouvette français, de l’Europe, du peuple… et « mère » de tous les vices. Merci.
Sur la maquette, le clitoris en question commence à prendre des libertés avec l’anatomie réelle de l’organe, mais à ce stade, rien de grave. On apprend que le projet de départ a été publié par Causette dans son hors-série sur le Clitoris en décembre 2016, et que l’artiste a eu des échanges de travail avec Clitoris-Moi, décidé à rendre encore plus visible le clitoris. Montrer est politique, et cette pratique militante a fait ses preuves.
Mais voilà, entre la maquette et sa réalisation, le clitoris a subi des modifications conséquentes. L’artiste tient à préciser dans le Figaro Madame que si sa sculpture « respecte l’anatomie du clitoris, la forme est quelque peu aménagée pour des raisons structurelles ». La sculpture étant solidement vissée sur le rond-point, on peine à comprendre pourquoi. Surtout, le clitoris est devenu un corps microcéphale muni de fesses offertes à une double pénétration par ses propres bulbes, ses piliers étant habilement transformés en jambes vus de dos, et en bras vus de face.
« Vous voyez le mal partout ! » lit-on sur les réseaux sociaux accompagnés de graveleux émojis. Sans doute mes bons messieurs, sans doute. Alors, lisons le « texte pédagogique » qui accompagne l’œuvre qu’on découvre fort heureusement provisoire. Ou plutôt, regardons la copie d’écran du site de Pfund réalisée le 3 octobre, car peu de temps après, n’assumant plus le texte de son camarade Renaud Loda, il l’a supprimé – notons que le collectif Smallville a quant à lui non seulement conservé le texte sur son site, mais l’a même traduit en anglais il y a deux jours, misant sans doute sur un buzz international.
Rions ensemble tout d’abord de la prétention extravagante de ce texte qui pose que Instant Pleasure (clitoris) est une « véritable leçon d’anatomie pour les nuls et pour bien d’autres encore », et qu’il « dévoile sans pudeur la forme globale de l’organe de l’appareil reproducteur féminin ». Ces gars n’ont visiblement aucune idée de ce qu’est un clitoris. Si cet organe est aujourd’hui si méconnu et son anatomie si mal enseignée, c’est justement parce qu’il ne joue aucun rôle dans la reproduction. Ont-ils fait la moindre recherche ? On pourrait croire que non si on ne découvrait cette délicieuse page du Leman News dans laquelle Pfund confie au journaliste que le déclencheur de ce projet est l’impression du clitoris 3D de la chercheuse Odile Fillod. Il sait donc à quoi ça ressemble et à quoi ça sert.
Cet article écrit par un journaliste accompagné d’un photographe donne la parole à une femme retraitée qui manifeste son agacement devant ce projet, et à sept hommes qui semblent au choix s’en contre fiche ou s’en réjouir au point de se photographier devant la sculpture, côté double péné. Et l’on pourrait presque s’attendrir devant la citation choisie pour illustrer la réaction de trois jeunes hommes de 18 ans : « On a une pudeur, on ne sortirait pas tout nu. Mais là il n’y a rien de choquant. »
Les femmes de Neuchâtel ne semblent aller prendre leur train à la gare qu’à la retraite.
Donc, Mathias Pfund et sa bande de copains de Smallville entendent donner des leçons qu’ils n’ont pas apprises. Le texte déroule ensuite tranquillement sa petite musique misogyne, sexualisant la sculpture et ne cachant rien de la volonté anthropomorphique de l’auteur : les « parois mouillées » par la pluie qui caresse et transforme le vernis en « durex play » (gel lubrifiant), la « silhouette » qui évoque « un cul-de-jatte qui se retourne brusquement, comme sifflé depuis le café voisin »… On exagère toujours ?
On apprend aussi que la sculpture a failli être « capable de « squirter » l’eau calcaire du chef lieu au beau milieu de la place de l’Europe ». Pour mémoire, « squirter » vient directement de l’univers du porno, et désigne quelque-chose qu’une femme peut éventuellement faire, mais en aucun cas un clitoris. Ce qui vient confirmer que c’est bien un corps de femme qui est ici représenté, à moins que nos pieds nickelés égarés par la contemplation assidue de leur pénis aient prêté par homologie cette fonction au clitoris.
Enfin, les râles et grognements du rappeur Ol’ Dirty Bastard servant de fond sonore à la vidéo qui accompagne la communication du projet ne laissent aucun doute sur ce que le chanteur voudrait faire à la « pretty girl ». Pas sûre qu’il aient payé les droits d’auteurs d’ailleurs.
Alors, devant ce faisceau d’indices très convergent, certain·es montent au créneau : « Je le connais il est sympa. » « Au moins on en parle ». Oui mais on parle de quoi ? Quand on se pare de prétendues vertus pédagogiques, il faut assurer et assumer. Pour avoir été présente dès l’origine du projet du clitoris imprimable en 3D, je peux témoigner de l’immense travail de réflexion, d’analyse, de vérification, de pédagogie réalisé par Odile Fillod. On peut dire que Pfund ne rend pas hommage à celle qui l’a inspiré.
Avant d’interviewer Pfund, Madame Figaro a mentionné deux fois le clitoris 3D. Les journalistes ont-elles pris le temps de poser une seule question à la chercheuse qui venait de mettre gratuitement à la disposition du plus grand nombre un véritable outil pédagogique imprimé en nombre par des profs de SVT, des sexologues, des personnes qui informent sur l’excision… ? Non. Elles n’ont même pas pris le soin de faire pointer leurs articles vers l’interview réalisée par le Figaro Santé, elle-même noyée dans un tissus d’idées fausses.
Pour illustrer le second article, intitulé « Le féminisme positif, la nouvelle révolution sexuelle », le journal a choisi de passer commande à Eric Giriat. Ce choix est intéressant : dès la première page de son portfolio, on reconnait ces esquisses de femmes ultra-minces qu’affectionne la presse féminine et l’industrie de la putasserie (comme dirait Despentes). Les douze femmes-tables de la page d’accueil de son site, dont on n’ose imaginer quel sujet « féminin » elles sont censées illustrer, donnent le ton. Les dessins illustrant le plaisir des femmes sont éloquents : une zone wifi en lieu et place du pubis, un sein à la place du biceps et un interrupteur en guise de téton où il vient incruster le G qui constitue sa signature. Je ne sais pas combien il a pu être payé quant à lui, mais en ce qui me concerne, le Figaro s’est dispensé de me demander l’autorisation d’utiliser mes photos du clitoris imprimé en 3D et de me créditer, comme bien d’autres médias d’ailleurs (Télérama par exemple).
Qu’un homme, qu’un artiste, visse une représentation fausse et anthropomorphique de deux mètres de haut du clitoris sur un rond-point suisse et les voilà qui se pâment, se précipitent sur le bienfaiteur de l’humanité pour lui ouvrir leurs pages ! C’est ainsi, c’est le privilège des mâles d’être très rapidement reconnus et admirés pour leur immense talent et leur courage transgressif par celles qu’ils méprisent : « Autant sulfureux soit-il, mon clitoris s’inscrit dans l’ensemble de mon œuvre », commente sobrement l’artiste accompli de 25 ans. Il n’y a pas une once de souffre dans ce projet, mais du sexisme et de l’opportunisme, inconscients peut-être mais bien réels. Les réactions admiratives de journaux dont le « féminisme » auto-proclamé est à discuter sont malheureusement classiques et irritantes. Le magazine Causette s’exclamait sur sa page facebook : « LA GLOIRE ! », et renvoyait au lien commercial vers son numéro spécial sur le clitoris. Aucune distance critique. Rien. Madmoizelle.com, Femina.ch, Elle Portugal… font de la pub à l’artiste, véritables « cariatides » supportant le temple des hommes.
Mais qui sont ces artistes et curateurs pédagogues qui forment Smallville-space ? Leur site nous informe que « Smallville est un espace d’art contemporain indépendant, situé à Neuchâtel et inauguré le 11 décembre 2015 par Fabian Boschung, Renaud Loda, Camille Pellaux et Sebastien Verdon. Nés entre 1979 et 1983, originaires de Neuchâtel et longtemps actifs au sein du collectif Doux-Jésus (2001-2010), qui a monté une dizaine d’expositions en Suisse romande, les 4 artistes ont depuis suivi des parcours artistiques individuels (…). » Ils montent des expos majoritairement d’hommes (plus de 85%) et sont soutenus par La Loterie Romande, la Ville de Neuchâtel qui leur alloue 4 000 francs suisses annuels et met à leur disposition le rond-point, la Fondation Bonhôte pour l’art contemporain et la Fondation Sandoz. Un journal souligne que Mathias Pfund a le vent en poupe, entre le « clitoris » et les 10.000 francs suisses que la ville de Genève vient de lui accorder sous forme de bourse. Le cadre est posé : une bande de copains artistes, soutenus par des institutions, s’exposent et exposent.
La scène qui suit est imaginaire mais elle pourrait bien expliquer comment ce projet de fontaine en est arrivé là. Nous sommes le 8 mars 2016. Apéro au « space ». Sebastien prend en photo le saucisson et le poste sur le compte instagram du groupe : #journée de la femme # no filter # womanobject… Bitchday. Attention, ils sont transgressifs les mecs, ils détournent tout, c’est des corrosifs. C’est pas comme si une bande d’ados venait de prendre sa première cuite le doigt scotché sur instagram et que la journée des droits des femmes avait une utilité quelconque. Non, du tout. Ce sont des artistes, des commissaires d’expo, des rois du hashtag hype : # t’en veux je t’en donne # baise ou encore # j’aimerais un gosse mais à laquelle de ces putains le faire ?
Les voici donc un peu avinés lorsque Matthias leur raconte qu’il a des copines qui voudraient vraiment faire cette sculpture monumentale. Renaud dit : « y a un coup à faire avec cette histoire de clito. Ca va marcher. Toute la presse va en parler.
Camille rétorque : vu le buzz du clito 3D, si des mecs s’en mêlent c’est jackpot. Fabian, t’appelle la ville ?
– Ouais, ça marche. Et toi Mathias, fais-le bien sexe ton clit, ca va gicler !
– Et qu’est ce que je dis aux filles ?
– Elles vont pas nous faire chier non ? On leur fait leur clit’, ça va. Elles vont applaudir et puis c’est tout. C’est nous qui avons le contact avec la mairie non ? C’est nous les artistes non ? Alors. Tiens, reprends du saucisson.
– Renaud, tu nous ponds un texte bien chaud. Tu t’y connais en clit ?
– Ah ah ah, on s’en fiche !
Coup de fil au délégué culturel de la ville Patrice Neuenschwander qui dit oui-génial-les-gars et c’est parti : toi tu fais le texte, toi les photos, toi la vidéo, on appelle nos potes de la presse locale ça va les amuser et on lance le buzz. Attention Matthias aux éléments de langage : pédagogie, sulfureux, polémique !!! Allez go ! Go !
Et voici comment un projet qui aurait pu avoir une utilité dérape et qu’un clitoris finit par ressembler à un corps de femme mutilé, avachi sur un rond-point suisse, subissant une double pénétration aux yeux de tous : un entre-soi masculin, des aides publiques, des atlantes, des cariatides, de l’opportunisme et du cynisme. Le journal Le Courrier avait vu juste en écrivant d’eux, lorsqu’ils étaient dans le collectif Doux Jésus : « Avec un terrifiant cynisme doublé d’un appétit boulimique, ces pirates de l’art dévorent tout ce qu’ils peuvent se mettre sous la dent. »
C’est ainsi que les luttes des femmes, leur travail, leur créativité et leur intelligence sont récupérés au profit d’hommes peu soucieux des conséquences sur la vie des concernées. L’art produit des images, des représentations des corps et on ne peut pas dire « c’est de l’art nous ne sommes tenus à aucune vérité » tout en se proclamant « pédagogique ». C’est un grand classique et les militantes pour les droits des femmes, contre les violences, pour une meilleure visibilité… ont toutes des exemples similaires, à la pelle. Je ne suis pas sûre que ces histoires parviennent aux oreilles des responsables de ces détournements. Chose réparée ici.
Alors pour finir je vous envoie sur le fichier du clitoris 3D que nous avons conçu avec l’aide du carrefour numérique de la Cité des Sciences de la Villette et puisque beaucoup de gens racontent n’importe quoi, Odile Fillod, qui ne se prend pas pour la mère du clitoris 3D, a fait un site internet d’utilité publique : clit’info. Tout ce travail n’a reçu aucune aide financière bien entendu, et mon travail photo et vidéo a été tellement pillé par les médias du monde entier que je m’en suis fait une raison : c’est pour la bonne cause. Il faut bien gérer la colère d’une façon ou d’une autre. Certains de mes confrères font des procès. Je n’ai pas les moyens d’en faire.
Puisqu’on en est là, j’en ai un, de projet pédagogique, et un excellent. Je pourrais peut-être demander de l’argent en Suisse parce qu’en France c’est pas facile, et l’Agessa va encore me demander à la fin de l’année si je suis bien encore artiste vu mes revenus qui baissent et donc éventuellement supprimer ma sécurité sociale pour finir.
Ce projet, c’est la suite logique d’Atlantes & Cariatides : des interviews qui vont montrer ce que le genre fait à l’art. C’est là et ça s’appelle Visuelles.art. Dans une des interviews réalisées, Camille Morineau dit : « l’argent, c’est le nerf de la guerre ».
Je suis en guerre effectivement et je ne suis pas seul·e à l’être. En guerre contre les atlantes et les cariatides, et j’ai besoin d’argent pour la mener. Si vous pouvez soutenir ce projet, si vous connaissez quelqu’un qui peut le faire, c’est ici et maintenant.
Et enfin, quand la scientifique répond à l’artiste, c’est de la pédagogie et du grand art.
Marie Docher
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