Moments d’audiences par Marie Barbier, journaliste à l’Humanité
lundi 18 décembre 2017
Au procès de Georges Tron, « la loi du plus fort l’a emporté »
Ce ne fut pas beau à voir. Le naufrage du procès Tron se fit, vendredi, dans les pleurs et les cris. Une image résume cette débâcle judiciaire : deux plaignantes debout, au milieu de la salle d’audience, les mains collées aux oreilles, le visage déformé par la souffrance, tandis qu’au-dessus de leurs corps recroquevillés, avocats et magistrats vocifèrent. Il est 15 heures ce vendredi et le premier procès de l’ère « Balance ton porc » est en train de couler.
La débâcle a commencé la veille, sans que personne n’en mesure alors les conséquences. Jeudi, 10 h 30, le président de la cour d’assises appelle Virginie Ettel à la barre. Pendant sept heures, celle qui a déposé plainte en 2011 contre Georges Tron et Brigitte Gruel pour un viol en réunion et une agression sexuelle, répond à un déluge de questions. Pour prouver l’infraction, le président est tenu d’interroger la partie civile, mais Régis de Jorna se montre pour le moins maladroit : « Vous vous laissez déshabiller sans rien dire ? », « Vous aviez une culotte ou un string ? », « Si le maire vous avait demandé de vous jeter n’importe où, vous ne l’auriez pas fait ? ».
Racontée en direct sur Twitter par les journalistes, cette audition scandalise rapidement les féministes. L’ancienne ministre Cécile Duflot, Caroline de Haas, les Femen, entre autres, s’insurgent contre cette manifestation de la « culture du viol ». Dans le prétoire, l’avocat de Virginie Ettel, s’étonne de cet « interrogatoire des années 1950 où l’on découvre la sidération ». « Le ton était catastrophique, soupire aujourd’hui Me Vincent Ollivier. On ne peut pas interroger une victime de viol comme on interroge celle d’un cambriolage, le viol n’est pas un crime comme les autres. » Marilyn Baldeck, de l’Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), partie civile au procès, fustige « la violence » de cette audition : « Nous-mêmes, nous avons interrogé Virginie Ettel pendant des heures pour vérifier ses dires. Ce qui est en cause ici, ce ne sont pas les questions, mais le ton à la fois condescendant et accusateur du président. Il traduit une méconnaissance totale des leviers de soumission du monde du travail et de la sidération des victimes de viol. »
Sans doute rappelé à l’ordre, le magistrat adopte une tout autre attitude pour l’audition de la deuxième plaignante, le soir même. Pendant une heure, Éva Loubrieu raconte avec force les multiples viols qu’elle dit avoir subis entre 2007 et 2010. Un témoignage choc qui aurait dû, dès le vendredi matin, être questionné par le président, les avocats et l’avocat général. Il n’en fut rien. Dès l’ouverture des débats, les avocats de la défense soulèvent un incident d’audience contre la diffusion d’un reportage d’Envoyé spécial, la veille au soir et « les attaques contre le président dans la presse ». « Mis en cause personnellement, on pourrait penser que le président n’osera plus poser de questions », dénonce l’un des avocats de Georges Tron, Antoine Vey. La sérénité des débats ne serait plus assurée, les droits à la défense impossibles, le renvoi est demandé. L’audience, qui accumule dangereusement les retards, est suspendue jusqu’en début d’après-midi. Lorsque la cour revient, elle annonce sa décision de ne pas renvoyer. Le reportage de France 2 tout comme les articles de presse relèvent de la « liberté fondamentale d’informer », estime-t-elle.
Dès lors, tout dégénère. Me Dupond-Moretti se lève : « Nous avons demandé le renvoi parce que vous avez dit que vous étiez en difficulté ! » lance-t-il au président. L’avocat vient de franchir la ligne rouge : il a brisé la « foi du palais », un accord tacite entre magistrats et avocats de ne pas dévoiler leurs conversations informelles. « Vous nous avez dit, poursuit l’avocat, que vous préféreriez que ce soit une femme qui préside ! » Virginie Ettel et Éva Loubrieu sortent de la salle d’audience en larmes, sous les cris des avocats qui s’invectivent, le président n’arrive pas à reprendre la main, l’audience est à nouveau suspendue. Elle reprendra deux heures plus tard, alors que tout le monde s’accorde à dire que le procès est désormais intenable : une cinquantaine de témoins doivent encore être entendus en cinq jours d’audience… Les avocats des parties civiles dénoncent le « terrorisme judiciaire » de la défense. « Je voudrais qu’il soit dit et retenu ici que si nous renvoyons c’est uniquement parce que la défense a décidé de polluer les débats », insiste l’avocat général, qui se tourne vers Georges Tron : « Votre attitude pendant ce procès fera que l’opinion publique retiendra que vous n’avez pas voulu être jugé. »
En pleine libération de la parole des victimes de violences sexuelles, l’opinion publique retiendra aussi la violence d’un procès pour les présumées victimes de viol. « C’est le procès d’une défaillance judiciaire majeure, déplore Me Vincent Ollivier. Il dit beaucoup sur ce qui doit être fait dans les prochaines années. » L’AVFT en mesure déjà les conséquences : l’association reçoit des « mails de femmes qui ont suivi les audiences et se demandent si elles iront jusqu’au bout de leur démarche ». « La loi du plus fort l’a emporté, regrette Marilyn Baldeck. Ce n’est pas ça, la justice. »
Comme celles de beaucoup d’autres mouvements révolutionnaires, l’histoire des Young Lords est tout à la fois belle – enthousiasmante, même – et triste – par sa fin lamentable. Et comme beaucoup d’autres histoires révolutionnaires, elle est encore assez mal connue, voire totalement méconnue. J’avoue que j’ignorais avant de lire ce livre jusqu’au nom des Young Lords – peut-être l’avais-je lu ou entendu ici ou là, mais je n’y avais pas prêté attention. C’est donc vraiment une bonne action que d’avoir publié cette étude sur un groupe qui s’affronta, en son temps, à nombre des problèmes auxquels est encore confronté·e aujourd’hui quiconque nourrit une ambition sinon révolutionnaire, du moins subversive.
Mais commençons par le début : en 1959, à Lincoln Park, quartier pauvre de Chicago, des gangs souvent composés sur base ethno-raciale se disputent le contrôle du territoire. Un jeune portoricain crée un gang pour se défendre contre les attaques des Blancs : les Youngs Lords (les « Jeunes Seigneurs »). Pendant quelques années, leurs activités – bastons, deal, etc. – ne diffèrent pas vraiment de celles des autres gangs. Cela va changer grâce… à la prison, où séjourne l’un des membres du groupe, Cha Cha Gimenez : « En prison, la radio était allumée presque 24 h sur 24. J’ai entendu parler de Panthères qui organisaient des patrouilles de surveillance de la police, et qui avaient occupé un tribunal. Ça m’a beaucoup intéressé. J’ai commencé à me dire que je pourrais faire la même chose qu’eux, mais dans la communauté portoricaine. » Une fois sorti, Cha Cha Gimenez mène la lutte contre un plan de rénovation urbaine de la mairie qui aboutirait à chasser les pauvres de Lincoln Park. Une première action réussie le convainc de transformer le gang en une organisation politique, la Young Lords Organization. Des contacts sont pris avec les Black Panthers qui leur donnent des coups de main et les initient aux pratiques politiques. Une alliance sera formalisée en 1969 sous le nom de Rainbow Coalition (Coalition Arc-en-ciel) qui regroupe plusieurs groupes nationalistes dont les Black Panthers, les Young Lords, les Young Patriots (des Blancs des Appalaches) et les Brown Berets (chicanos, d’origine mexicaine). Mais celles et ceux qui feront vraiment connaître les Young Lords vivent à New York, dans le quartier de Spanish Harlem, que ses habitants ont rebaptisé El Barrio (« Le Quartier », en espagnol). Ils sont d’origine et de formation sociales plus mélangées que ceux de Chicago. Plusieurs ont suivi des études supérieures. Et dès le départ, il y a des femmes, dont l’afro-américaine (pas portoricaine) Denise Oliver, qui vont prendre toute leur place dans le parti – puisqu’ils et elles choisissent de se nommer The Young Lords Party. En cette fin des années 1960, la situation d’El Barrio, comme celle des autres quartiers de relégation des minorités « visibles », est catastrophique. « Les Portoricains […] se trouvent à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression : racisme, discrimination, pauvreté. En 1976, alors qu’ils représentent 1,7 millions de personnes aux États-Unis, un rapport sur leur conditions de vie relève qu’ils font partie des plus pauvres parmi les plus pauvres et qu’ils sont démesurément affectés par les logements insalubres, les forts taux de chômage et les bas salaires, l’éducation et la santé de mauvaise qualité. » Par-dessus le marché, ce sont des citoyen·ne·s de seconde zone : en effet, « Porto Rico est alors un Commonwealth, c’est-à-dire une possession américaine ayant un statut particulier. Les Portoricains qui quittent l’île ont la nationalité étatsunienne, mais une citoyenneté restreinte, qui les empêche, par exemple, d’élire le Président. » Les Young Lords font pour la plupart partie de ce que l’on pourrait appeler la « deuxième génération » de l’immigration portoricaine. Ils ont vu leurs parents trimer pour rien, méprisés, humiliés. Mais ils ont vu aussi, après le mouvement pour les droits civiques et l’opposition à la guerre du Vietnam, se développer le Black Panther Party for Self-defense. Et ça leur a donné des idées. Mais ils se demandent par où et comment commencer la révolution. Alors ils descendent dans les rues d’El Barrio à la rencontre des gens, les questionnant sur ce qu’ils estiment être les problèmes les plus urgents du quartier. « La basura ! » est la réponse unanime. Les poubelles, qui traînent des jours voire des semaines sur les trottoirs – leur ramassage fonctionne bien dans les quartiers blancs riches, mais c’est une autre histoire chez les pauvres. Et les Yong Lords ont démarré leur enquête en plein mois du juillet 1969. Il fait chaud et ça pue. « Le dimanche suivant [ils]descendent dans la rue en treillis militaire et bérets violets. Avec leur démarche martiale, ils ressemblent en tous points aux guérilleros qu’ils admirent. À la différence près que ce ne sont pas des fusils qu’ils ont sous le bras, mais des balais. » Au début, les habitants du quartier sont sceptiques, mais lorsqu’un militant a l’idée de déployer un drapeau portoricain sur les marches de l’église, tout change. On les regarde autrement, et on commence à se joindre à eux. Ils se rendent alors à la mairie pour réclamer du matériel, des pelles, des sacs. Les employés les envoient promener avec des injures racistes.
« Pablo Guzmán : […] On s’est dit “Ah ouais, c’est comme ça que vous voulez la jouer ?” Ça a été un moment décisif pour les Youngs Lords de New York.
Micki Melendez : Ça a duré à peine quelques secondes. Felipe a écarté l’employé, posé les mains sur le comptoir et a sauté par-dessus, en invitant ses compagnons, une dizaine ou plus d’hommes et de femmes, à faire de même.
Felipe Luciano : Je l’ai poussé, j’ai attrapé des balais et des sacs. Nous avons littéralement embarqué les balais !
Juan González : Quand on a rassemblé vingt ou trente sacs-poubelle, on a appelé le service d’assainissement et on leur a demandé d’envoyer un camion pour venir les ramasser. Ils nous ont ri au nez en nous disant qu’ils avaient un calendrier de passage et qu’ils n’allaient certainement pas envoyer un camion pour nous.
Pablo Guzmán : Alors on a pris toutes les ordures qu’on pouvait transporter, on les a renversées sur toute la largeur de Lexington avenue, et on y a mis le feu.
Juan González : La police est arrivée, puis les pompiers, et il y a eu des affrontements.
Pablo Guzmán : Et on a commencé à comprendre qu’on était face à un début d’émeute. […] »
L’« offensive des poubelles », comme l’appellent les Young Lords, à la différence de la presse qui parle des « émeutes des poubelles », va se prolonger durant tout l’été 1969. Le jeune parti y gagne aussitôt une certaine notoriété, mais aussi une grande crédibilité dans El Barrio, car la mairie (alors que l’on est en pré-campagne électorale) envoie des émissaires et finit par accepter que le rammasage des poubelles se fasse plus régulièrement. Cette action est assez emblématique de la politique des Young Lords : il ne s’agit pas de plaquer sur « le terrain » une analyse, aussi fine soit-elle, de la société, de l’économie, etc. pour en tirer des conséquences au niveau de l’action mais, à l’inverse, de partir de la situation et des besoins des gens d’El Barrio. À l’instar des Black Panthers, les Young Lords vont ainsi s’investir dans l’éducation et les sevices sociaux à l’enfance, contre les addictions de toute sorte, en particulier les drogues dures, contre les logements insalubres et les peintures au plomb qui empoisonnent les enfants, dans le dépistage de maladies endémiques comme la tuberculose… Comme l’a relevé Elsa Dorlin dans Se défendre, dont nous avons traité ici même il y a peu, chez les Black Panthers, qui menèrent aussi tout un « travail social » dans les quartiers noirs (dont, d’ailleurs, une partie se fit en commun avec les Young Lords), il y eut un partage sexué, non explicite, entre les fonctions d’autodéfense, assumées par les hommes, et celles qui relevaient du care de la communauté, assumées majoritairement par les femmes. Ce fut même l’une des causes de leur défaite : Elaine Brown, militante critique, put ainsi déclarer, parlant de la « dérive viriliste dans le Black Power » : « Ce qu’ils voulaient était bien loin de notre révolution, ils l’avaient perdue de vue. Trop d’entre eux semblaient se satisfaire se s’approprier pour eux-même le pouvoir que le parti avait acquis, et qu’ils assimilaient dans une illusion aveuglante aux voitures, aux vêtements et aux pistolets. Ils étaient même prêts à faire de l’argent sur leurs principes révolutionnaires pour le seul bénéfice d’une Mafia. Si c’était une Mafia qu’ils voulaient, ça allait être sans moi. »
Cette dérive viriliste qui a conduit non pas à « construire une identité politique noire, mais à renforcer la domination idéologique des valeurs blanches » (Dorlin), est précisément ce qui ne s’est pas produit chez les Young Lords. Non seulement les femmes y ont imposé des positions radicalement féministes, mais, en conséquence, ceux qui se définissaient encore au tout début du parti comme des « machos » créèrent une « commission hommes » afin de déconstruire la masculinité et de critiquer leurs propres postures machistes, et un peu plus tard fut également créée une « commission gay », ce qui était une première à l’époque dans une organisation tiers-mondiste.
Je ne donne ici qu’un résumé très bref de cette histoire. Et je n’ai pas du tout envie de m’attarder sur sa fin, lamentable comme je l’ai déjà dit (en gros, à la suite d’une prise de pouvoir par un couple, d’« épurations » successives et de choix stratégiques aberrants – déplacer une grande partie des militants et des moyens à Porto Rico pour lutter là-bas pour l’indépendance, les Youngs Lords ont fini comme une secte maoïste dont les effectifs pouvaient se rassembler dans une cabine téléphonique). Mais je ne peux que recommander cette lecture tout à fait passionnante. De plus Claire Richard a organisé tout le livre en alternant des extraits d’entretiens qu’elle a menés avec des ancien·ne·s Young Lords, des extraits de leurs textes et d’articles de presse de l’époque, et enfin ses propres commentaires, en « voix off », en quelque sorte. Il en résulte un texte chaleureux et très accessible.
« J’ai tué ma femme. Je viens me rendre. » Il est minuit passé, dimanche 10 août 2014, lorsque Jean, 79 ans, se présente à la caserne Margueritte à Rennes. Petit, en plein pendant la Seconde Guerre mondiale, il a grandi un temps dans des baraquements non loin. C’est pour ça qu’il a choisi cette caserne, à une dizaine de kilomètres de chez lui, pour se constituer prisonnier. Margueritte, il connaît. Le retraité est si calme que les gendarmes lui font répéter. Il réclame un verre d’eau, puis s’accuse avec les mêmes mots.
Les gendarmes de permanence foncent chez le couple. Au 4, allée des Camélias, dans une commune à l’est de Rennes, ils tombent sur le corps sans vie de Yolande, 77 ans. L’épouse de Jean depuis 56 ans et la mère de ses trois filles. Rozenn, Laurence et Claudine (prénoms d’emprunt). Yolande est étendue pieds nus, sur le dos, à même le carrelage, dans l’embrasure de la porte qui sépare l’atelier du garage. A un mètre d’elle, un établi dégueule tout un tas d’outils. Toujours près d’elle, juste à côté de la glacière et des cartons d’électroménager, une masse, un merlin et une hache ensanglantés.
Jean est placé en garde à vue. Un peu plus de deux ans et demi après, lundi 3 avril 2017, l’adjudant Martin retrace l’audition devant la cour d’assises d’Ille-et-Vilaine, à Rennes. Cette nuit-là, Jean lui a raconté sa journée comme si de rien n’était. Lever à 7 h, « comme d’habitude ». Petit déjeuner, journal et direction Leclerc pour une virée. A son retour des courses, Yolande est levée. Après le repas, elle rend visite à Rozenn, qui comme ses sœurs, habite tout près. Jean en profite pour tondre sa pelouse. Quand sa femme revient, il lui propose une marche.
Jean lors de son procès en avril 2017 à Rennes. (Illustration : Pierre Budet)
La promenade devrait lui permettre de se renseigner : est-ce que sa fille a dit des méchancetés à son sujet ? Jean en est persuadé. Mais Yolande se refuse à parler. Plus tard, lors d’une dispute, Yolande l’aurait insulté. Pour Jean, le mal est fait. Il s’occupe « du manger », dîne seul, puis apporte à son épouse une part du gâteau qu’elle a préparé. Elle se repose, assise sur le bord de son lit, qu’ils ne partagent plus depuis 2008. Ce n’est pas sa chambre, mais Jean remet la place exacte de chaque objet. A gauche de la porte d’entrée, la commode. Dessus, des napperons en dentelle, des poupées en porcelaine et les lunettes de protection de Yolande. Et « normalement, la valise est sur une chaise près du lit, côté porte. Je l’ai toujours vue là. »
« La seule fête importante pour lui, c’est la Saint-Jean »
Mais là, elle n’y est pas. Pas plus que le sac à main de Yolande. Le pensouillard de Jean se met à turbiner. Et si sa femme voulait le quitter ? Pour tout comprendre, « il faut remonter avant », somme Jean. « 2014, mois de juillet sans soleil », écrira-t-il en détention. Le 2 juillet, Jean se rend à un anniversaire en famille. Il y reste jusqu’à ce que ça lui casse les pieds et s’éclipse sans mot dire. Tout le monde est habitué. « Pour lui les anniversaires, c’est des foutaises ; les fêtes de famille, c’est des foutaises… La seule fête importante pour lui, c’est la Saint-Jean », dépeint Laurence, « la numéro 2 » comme son père l’appelle.
Le lendemain, Laurence, sa deuxième fille donc, vient le lui reprocher. Jean n’est pas du genre à s’en laisser compter : « Je n’admets pas que mes enfants me fassent la morale. » Insultes, cris, coups. Entre temps, les deux sœurs, Rozenn et Claudine, ont débarqué. Elles se débattent avec leur père, convaincu que « le clan » est venu le faire enfermer. Rozenn appelle le Samu pour l’embarquer. Jean se résigne. « La seule façon de me libérer de ces femmes, c’était de partir à l’hôpital. »
Il rejoint alors les urgences, tandis que ses filles vont extirper leur mère du foyer : un pavillon au charme suranné, sorti de terre en avril 72, entouré d’un jardin coquet, que Yolande se plaisait à entretenir malgré sa quasi cécité. Quand la famille s’installe, la carrière militaire de Jean est presque terminée. Avant de s’engager dans l’armée, Jean a toujours travaillé. « J’ai jamais été au chômage un seul jour », commente-t-il avec fierté.
Tout juste majeur, lors d’une permission le 13 septembre 1953, il rencontre Yolande grâce à sa sœur, Odette (prénom d’emprunt). « C’était une copine à elle, marmonne Jean, entre deux râles bronchiques. Ma femme, je l’aime toujours, je pense toujours à elle. Toujours, toujours… » Un mois plus tard, il débarque en Algérie et son premier contrat se finit. Il le reconduit sans hésiter alors que la guerre vient d’éclater. Il intègre un commando de parachutistes, des gars « faits pour barouder, aller sur le terrain ».
« Si ma vie était à refaire, je resterais dans l’armée »
Jean ne s’étend pas sur ces années. Secret défense. « Je ne vous dirai rien sur ce que j’ai fait ou je n’ai pas fait », peste l’ancien para, dont le père, Pierre, est mort déporté pendant la Seconde Guerre mondiale. Il rentre en France en 58, l’année de son mariage avec Yolande, « la seule femme » de sa vie. En 1974, après 20 ans dans les rangs, des états de service impeccables et un paquet de décorations – « toutes refusées » – l’adjudant veut raccrocher. « J’étais très très bien. Et si j’avais un regret, c’est de ne pas avoir continué. » Le président de la cour d’assises, Frédéric Digne, reste interdit : « Alors pourquoi vous partez ?
– Pourquoi j’ai quitté l’armée ? braille l’accusé, poing sur la hanche. Parce qu’on ne pouvait plus avoir l’autorité sur les jeunes appelés. Si ma vie était à refaire, je resterais dans l’armée. »
Jean raconte son parcours. (Illustration : Pierre Budet)
Sa reconversion dans le civil passe par la Banque de Bretagne. Le service entretien d’abord, avant d’être affecté à la mise sous pli. « C’était un autre travail », abrège Jean, signalant d’un revers de main qu’il n’y a pas lieu de s’y attarder. Il tombe malade en 1991, mais tient absolument à continuer. Au lieu de quoi, Jean est placé en invalidité. « Ils m’ont mis en retraite… La sécurité sociale… Tout ça, c’est de la magouille ! »
A la maison, Yolande, couturière, s’occupe de tout. Du lien entre son mari et ses trois filles surtout. Elle raccommode les propos mal taillés, rabiboche en cas d’anicroche et reprise pour faire aller. Elle met aussi des petits sous de côté. « Elle faisait en sorte qu’on s’entende bien. Quand il était pas là, c’était maman. Et quand il était là, il était là quoi… Fallait pas faire de bruit, raconte Laurence, qui a tout fait pour « ressembler à la tapisserie » étant gamine. Jusqu’à mes 12 ans, je le voyais pas. Je suis partie à 19 ans. Monsieur m’ignorait totalement. »
« Comme j’étais une fille, il a refusé de me voir pendant trois jours »
Les relations de Jean avec ses deux autres filles ne sont guère meilleures. Claudine, la plus jeune, chancelle jusqu’à la barre, s’y accroche et entame son récit entrecoupé de sanglots et de cris : « Quand je suis née, comme j’étais une fille, il a refusé de me voir pendant trois jours. » A sa droite, dans le box, Jean pouffe de rire en lissant sa barbiche. « Mon père, il se nourrit de faire du mal. Quand il fait du mal, il est bien, poursuit-elle. Il en a toujours après quelqu’un : les étrangers, les jeunes et les femmes, ça on a compris… »
Rozenn, l’aînée qui a essuyé les raclées, prend le relais : « Pour lui les filles, ça devait pas faire d’études, ça devait rien dire. Mais moi je disais, ça l’embêtait beaucoup. On s’est battu, tremble-t-elle. J’ai pas eu le droit de sortir avant mes 18 ans et à 18 ans, il m’a virée. On ne s’est pas parlé pendant quatre ans. Si je venais le voir, c’est parce que maman me le demandait. C’est elle qui nous aidait à calmer le jeu. »
Au quotidien, Jean, qui a « toujours été dur, très très dur », selon sa sœur Odette, n’épargne pas Yolande. Les anecdotes malheureuses se sont succédé pendant les deux jours de procès. « Il la traitait souvent de « fille de divorcée » », accuse Laurence, « la meneuse » pour son père. « Elle avait pas le droit de cueillir du persil, elle cueillait mal », hurle de douleur Claudine, la benjamine, dernier témoin de la première journée. Elle poursuit, tout essoufflée : « Quand elle allait chez le coiffeur, il lui disait qu’elle était moche. Je peux vous dire plein de choses, il n’arrêtait pas. »
« Elle avait pas le droit »
Le lendemain matin, c’est au tour d’Odette de déposer. Elle y va calmement, après que son frère, trop agité, a été expulsé, en vociférant jusque derrière les lourdes portes dorées. « Elle avait le droit de rien, elle n’était qu’une feignante. » Silence. « A la fin, elle n’avait plus le droit de faire ses courses, sa cuisine. Elle avait pas le droit de sortir de table avant qu’il sorte. » Silence. « Elle avait très mal aux pieds. Je lui avais dit d’aller voir la pédicure, mais mon frère ne voulait pas. » Silence. « Elle a vécu un calvaire ma belle-soeur ; un calvaire elle a vécu. Oui, on peut dire un calvaire. » Long long silence.
Yolande n’avait pas non plus le droit de recevoir. A l’heure du thé, « il fallait ranger vite fait les tasses pour pas que monsieur se rende compte, se rappelle une voisine. Alors la plupart du temps, on allait chez moi, c’était plus pratique. » Pas le droit non plus d’utiliser l’eau comme elle voulait. Pas le droit de se doucher comme bon lui semblait. Pas de le droit de tirer la chasse, surtout pas la nuit. « Elle a été obligée de mettre un seau dans sa chambre, rage Laurence. C’est même pas des économies, c’est juste pour l’emmerder. »
Une fois, Yolande a eu le droit. Ou plutôt le permis. « Alors le permis de conduire, c’est encore autre chose… se remémore Laurence, sur un ton blasé. Monsieur avait un cancer du rein, donc il a dit à maman de passer son permis pour l’emmener là où il voulait. Elle avait 42 ans… Elle l’a eu du premier coup. Une fois revenu de l’hôpital, il a récupéré très vite. Il l’a emmenée conduire dans les remparts de Saint-Malo. Elle a paniqué. C’était terminé. »
« Je lui ai fait un certificat pour prouver à son mari qu’elle ne voyait pas »
Bien des années après, Yolande a commencé à perdre la vue à cause d’une dégénérescence maculaire liée à l’âge. Du chiqué pour Jean. « Elle est allée demander un certificat médical pour ses yeux parce qu’il disait que c’était du pipeau », témoigne Laurence, aide-soignante à la retraite. Le médecin, entendu comme témoin, abonde : « Je lui ai fait un certificat pour prouver à son mari qu’elle ne voyait pas. Elle avait 1/20e sur un oeil et qu’une vision de la luminosité de l’autre. » Yolande rencontrait sa généraliste tous les quatre mois, pour renouveler son traitement antidépresseur et ses anxiolytiques, « ce qui lui permettait de caler l’humeur pour supporter ».
Les derniers mois, la toubib la sent plus anxieuse. « Son mari lui faisait la vie dure. Il fallait qu’elle demande tout, même pour me signer un chèque. Il fallait justifier. Je suis même allée jusqu’à demander une carte d’invalidité pour elle. Un jour, elle est venue en catastrophe. Je l’ai prise entre deux patients, elle n’en pouvait vraiment plus. Elle avait dû laver la cuisine sur un escabeau en ne voyant rien. Elle était complètement sous l’emprise de son mari. Puis ses trois filles m’ont interpellée, je leur ai expliqué comment provoquer une hospitalisation d’office et je leur ai recommandé de la prendre auprès d’elles. Ce qu’elles ont fait. »
Deux des trois filles de Jean, sur le banc des victimes, près de leur avocat Me Tessier. (Illustration : Pierre Budet)
Retour en juillet 2014, un mois avant le drame. Jean est aux urgences. Rozenn, Laurence et Claudine décident de faire hospitaliser leur mère sous X au centre hospitalier spécialisé Guillaume-Régnier, à Rennes. « On voulait juste enlever maman de son emprise », explique Rozenn. Elles entament tout un tas de démarches : signalement à la gendarmerie du coin, recherche d’appartement et renseignements sur la séparation de corps. Pas de divorce. « Maman refusait d’en entendre parler. Il lui a toujours fait croire que si elle partait d’elle-même, ce serait un divorce pour faute et qu’elle n’aurait rien. »
La séparation de corps permet aux époux de rester mariés, mais de ne plus vivre ensemble.
Alors les trois filles s’arrangent pour que leur mère ait quelque chose : la moitié de l’argent sur les comptes ouverts au nom de Jean. Près de 166 000 euros. 83 000 euros pour madame, 83 000 pour monsieur. « Mais il a fallu trois jours pour ouvrir son compte. Elle avait 77 ans. Elle savait même pas qu’elle avait droit à ça, s’écrie Laurence. Elle ne s’est pas servi une seule fois de sa carte. Cet argent-là a servi à l’enterrer. »
« Vous voulez les faits ? On va y arriver aux faits… »
« On lui avait prouvé qu’elle pouvait vivre seule, bien, avec nous en couverture, à l’abri de monsieur », pense Rozenn. Pendant ce temps-là, Jean contre-attaque et raconte à qui veut l’entendre que « sa femme est chez les fous ».« Il ne parle jamais à ses voisins et là il est passé partout dire qu’elle était en dépression et qu’on la cachait », continue Laurence. Comment a-t-il repéré Yolande, internée sous X ? « C’est facile de trouver quelqu’un dans les hôpitaux. J’ai fait le tour. Quand j’ai appelé à Régnier, on m’a dit « Attendez, je vais voir ». Là, j’ai compris qu’elle était à Régnier. »
Yolande y reste jusqu’au 19 juillet, avant de partir se refaire une santé chez sa fille Laurence. « C’est le clan des trois filles qui a monté ça… Le clan des trois filles et de la mère avec ! maugrée Jean. Pendant tout le mois de juillet, j’ai eu aucun contact avec ma femme. Je pensais qu’elle était toujours à Régnier. J’ai reçu un courrier de mon épouse, où elle disait qu’elle allait retirer la moitié de l’argent des comptes et qu’il fallait que je m’excuse auprès de mes filles. Je me suis excusé pour ma femme. »
Le président demande à Jean d’accélérer son récit. Lui reprend à son rythme. « Je vous demande d’aller plus vite, s’impatiente Frédéric Digne, lassé par les coups de sang réguliers de l’accusé.
– Mais moi je suis rendu au 15 juillet, rétorque Jean, le doigt pointé vers la cour. Vous voulez les faits ? On va y arriver aux faits… »
Jean s’énerve depuis son box. (Illustration : Pierre Budet)
Le 4 août, Yolande fait savoir qu’elle est prête à revenir, « pour une forme d’essai », selon Jean. « Pourquoi elle revient ? l’interroge le président.
– Elle est venue pour préparer son départ, moi je savais pas. Je pensais que c’était pour reprendre la vie commune. »
Le président avait posé la même question la veille à Rozenn : « Qu’est-ce qui fait qu’elle est rentrée ?
– Pff, ça j’ai pas compris… »
« Un joli cadeau d’anniversaire »
Yolande rentre le 7 août. Elle meurt dans la soirée du 9. « Un joli cadeau d’anniversaire » pour Rozenn, née le 10 août, avait précisé Jean lors de sa garde à vue. Ce soir-là, manque la valise, la foutue valise que Jean a toujours vue « sur une chaise près du lit, côté porte ». Puis le sac, le foutu sac à main. Jean se met en quête de le retrouver. Il descend l’escalier tapissé de lambris, Yolande sur ses pas. « Elle me bouscule et me tape dans le dos, raconte Jean. J’arrive dans le garage, près de l’armoire, à côté du frigidaire de remplacement, que j’ouvre et là, je vois le sac. »
On ne saura jamais ce qu’il s’est passé ensuite. Est-ce que cela s’est déroulé comme Jean l’a décrit à l’adjudant Martin en garde à vue la nuit des faits ? Yolande aurait continué à le bousculer, lui aurait répondu par un coup de poing. Elle serait tombée et aurait jubilé : « Ça y est, il l’a fait. Enfin on va pouvoir. » Jean l’aurait alors enjambée et saisi le merlin à côté, avant d’asséner à son épouse un coup au milieu du front « en tenant le manche à deux mains ».
Après quoi, il serait remonté dans la salle de bain laver ses vêtements et préparer son sac de prisonnier. « En descendant, il aurait entendu Yolande gémir. Il l’aurait réenjambée, pris la hache, donné « un coup à droite, un coup à gauche » au niveau du cou. » L’adjudant Martin marque un temps d’arrêt avant de livrer les dernières paroles de Jean lors de sa première audition : « J’ai donné le coup de poing pour me défendre, j’ai pris le merlin pour la tuer et la hache pour la finir. »
« Mais elle était vivante ! »
Ou est-ce qu’il faut tenir compte du deuxième scénario que Jean a livré ensuite au juge instructeur, aux experts et lors de la reconstitution ? Dans cette version « plus altruiste », Yolande aurait vacillé après le coup de poing et se serait cogné le crâne contre l’angle de la porte du garage. Jean aurait laissé son épouse par terre et serait monté à l’étage regarder la télé.
« Je me suis dit : « Elle fait sa folle encore » », bougonne Jean. Quand il redescend, Yolande est « toujours allongée, ses yeux étaient révulsés, ses jambes tremblaient et là je lui ai donné un coup de masse sur le front, c’est vrai. J’ai préparé mes affaires, mon épouse était au sol avec une belle tache de sang. J’ai trempé la lame de la hache dans le sang et je l’ai remise parmi les outils. Avant de me rendre à la caserne, je lui ai donné un coup de cutter du côté gauche, un du côté droit. J’étais sûr qu’au moins elle ne resterait pas infirme. Madame et moi on en avait parlé, celui qui restera le plus vivant donnera la mort à l’autre. »
Le président de la cour d’assises d’Ille-et-Vilaine, Frédéric Digne. (Illustration : Pierre Budet)
Le président Digne s’étonne : « Mais pourquoi vous ne l’avez pas sauvée plutôt que de l’achever ?
– Pour moi, elle était en état létal, affirme Jean.
– C’est quoi un état létal monsieur ? questionne le président.
– Les yeux révulsés, les jambes qui tremblaient… décrit Jean.
– Mais elle était vivante ! s’emporte le juge.
– Pour moi non, ajoute Jean, miné. Mais vous pouvez pas comprendre…
– On va essayer quand même, dit le président.
– Elle m’a dit qu’elle était foutue », termine Jean.
« J’ai menti aux flics d’accord, mais je mens pas ici »
Après l’autopsie, le médecin légiste a dénombré « deux zones de lésion » sur le corps de Yolande. D’abord la tête. Pour l’expert, ces lésions traumatiques indiquent une « possible chute arrière », mais ne sont pas à l’origine du décès. Puis le cou. L’expert dénote cinq plaies cervicales, dont « quatre profondes ». Pour lui, ces « plaies cervicales sont à l’origine du décès et compatibles avec l’utilisation d’une hache comme rapporté par les enquêteurs ». En revanche, il constate que « les quatre plaies profondes et délabrantes ne sont pas compatibles avec l’utilisation d’un cutter ».
Mais Jean n’en démord pas, il n’a pas utilisé de hache. « J’ai trempé la hache dans son sang pour tromper les gendarmes. J’ai menti aux flics d’accord, mais je mens pas ici. » En parlant du légiste : « Je lui ai expliqué que son analyse n’était pas bonne. J’ai coupé la jugulaire une fois à droite, une fois à gauche. Et c’est le résultat des coups de cutter, ça c’est certain ouais.
– Et après le premier coup, vous ne vous êtes pas dit « ça suffit » ? interroge Me Glon, avocate des parties civiles.
– Nan, je me suis rien dit, s’agace l’octogénaire. La preuve, c’est que je suis allé jusqu’au bout. »
« Négatif monsieur »
Christian Dreux, l’avocat général, veut que Jean admette l’évidence. Il commence : « Vous avez été militaire, vous en êtes fier ? tâtonne le magistrat, penché au-dessus de son bureau.
– Oui, monsieur, très fier, j’en suis très fier.
– Chez les militaires, il y a un code d’honneur. Ne croyez-vous pas qu’en refusant de dire la vérité, vous violez le code d’honneur ?
– Négatif, monsieur. »
Christian Dreux, l’avocat général. (Illustration : Pierre Budet)
La psychiatre cosaisie dans le dossier doute aussi du « scénario cutter ». Elle raconte l’entretien qu’elle a eu avec Jean en octobre 2015, à la maison d’arrêt de Vezin-le-Coquet. A l’époque, le retraité est « désireux de se raconter. Il a été rigoureux tout du long, sauf sur l’épisode de la hache trempée dans le sang, note l’experte. Il a aussi fait référence à son vécu en Algérie. Cette guerre l’a vraisemblablement marqué. Il a vu des femmes violées, tuées, des bébés cloués sur les fenêtres… Ce sont des images de violences qu’il a certainement gardées en lui. »
« Pas de place au doute et à la contradiction chez lui »
Pour l’experte, Jean ne souffre ni de stress post-traumatique, ni de troubles de l’humeur, ni de pathologie mentale. Mais « il est très clair que nous sommes face à une personnalité de paranoïaque. On retrouve l’ensemble des critères : absence de malléabilité de sa pensée ; rigidité du fonctionnement mental ; évolue dans un climat de méfiance ; suite à ses propres convictions, il impose ses idées à l’autre ; tendance à la surestime de soi… Il n’y a pas de place au doute et à la contradiction chez lui. » Elle insiste, « c’est bien un trait de caractère et non un trouble mental. Les traits de personnalité ne prennent pas le dessus sur le libre arbitre. »
« Et monsieur peut évoluer ? » sonde le président. La psychiatre met quelques secondes avant de se lancer : « Il a 81 ans aujourd’hui, il a passé 81 ans comme ça. Le pronostic évolutif est péjoratif. » Représente-t-il un risque pour la société ? « La dangerosité criminologique est nuancée par le caractère passionnel de l’infraction. Mais il n’y a aucun investissement positif et aucune remise en question. Il donne une explication rationnelle à l’acte meurtrier, mais il n’en assume pas la responsabilité. Le potentiel de dangerosité pourrait être envers l’entourage familial. »
« Si ta mère est au cimetière et moi en prison, c’est la faute de votre trio »
« S’il vous plaît, ne le faites pas sortir », implore Claudine, face aux jurés. En octobre 2015, sa sœur Laurence avait reçu une lettre de son père : « Si ta mère est au cimetière et moi en prison, c’est la faute de votre trio. »« Je suis extrêmement frappée par la terreur que cet homme-là continue à imposer depuis sa prison », s’inquiète Me Glon, l’avocate des trois filles. Incarcéré depuis le 11 août 2014, Jean ne reçoit aucune visite à la maison d’arrêt de Vezin, où il se sent « comme un coq en pâte. Je vois les gens qui ont des visites, ils reviennent en pleurs. Moi je veux voir personne. » Le retraité s’occupe avec « des mots croisés, des sudokus, tous les mots possibles… J’ai demandé à avoir des activités de ceci et de cela, mais tant que vous êtes prévenu, on ne s’occupe pas de vous. »
Avant la plaidoirie des parties civiles, le président Digne avise l’accusé, parangon de l’irascibilité. « Ce que vous allez entendre ne va pas vous plaire. Mais je vous préviens, il est strictement interdit d’intervenir, sinon vous sortez. » Jean acquiesce. Depuis le début du procès, Me Glon encaisse. Elle a toujours eu l’élégance de répondre aux provocations de Jean par un sourire. Il n’en est plus question. « Ici l’homme et l’acte sont exceptionnels. J’ai coutume de dire que ce ne sont pas les hommes qui sont monstrueux, ce sont les actes qu’ils commettent. Et c’est à l’aune de la personne de l’accusé qu’il faut juger, convient la pénaliste. C’est un homme méchant. Si indifférent à tout ce qui n’est pas lui-même, si menteur, si prompt à désigner les vrais coupables… Il ne faut pas être n’importe qui pour lever et descendre une masse sur la personne avec qui l’on est depuis 56 ans. »
Me Catherine Glon lors de sa plaidoirie. (Illustration : Pierre Budet)
Pour Me Glon, Jean a « décidé d’achever sa femme et tout cela a été minutieusement préparé ». Elle, comme ses clientes, ne cesse de s’interroger : « Comment de telles choses peuvent encore se passer ? Qu’est-ce qu’on aurait pu faire pour que ça n’arrive pas ? A-t-on été à la hauteur ? » L’avocate rappelle qu’en France, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint. « On a fait des progrès considérables en matière de violences conjugales. Mais cela reste un sujet tabou. Et devant de tels drames, la société reste impuissante. »
Me Glon avance une explication au retour de Yolande à la maison. « Pour cette génération, conserver la cellule familiale est une nécessité. » Quitte à aller contre l’avis de ses trois filles, qui l’ont poussée à s’émanciper. Et l’avocate de citer la psychologue Marie Andersen : « Quand la personne affaiblie tente de sortir de l’emprise, dans un premier temps, cela peut se passer apparemment bien et dans un deuxième temps, la note lui sera envoyée, toujours. »
« Vous n’existez déjà plus »
Au moment du réquisitoire, cela fait des heures et des heures que Christian Dreux, l’avocat général, est resté silencieux, à fixer Jean et à emmagasiner ses saillies. « Deux jours dans un huis clos tout à fait irrespirable, suffocant, nous rendant mal à l’aise, débute-t-il. Et pourtant, ce huis clos n’a pas duré deux jours pour la victime, mais il a duré 56 ans. »
Le magistrat titille l’accusé, « le maître du monde… son monde étant résumé à sa section dans l’armée, son bureau au travail et sa famille ». Il bascule d’avant en arrière, comme pour donner à ses mots la force de traverser le prétoire pour heurter Jean. « Comment ? Un subalterne conteste et veut quitter le domicile familial ? Mais c’est un putsch ! » envoie-t-il, sarcastique. Jean enrage, serre son poing en direction du magistrat, que rien ne fait dévier. « Vous avez perdu le combat, conclut Christian Dreux, après avoir requis 18 ans de réclusion criminelle. Ouvrez les yeux, écoutez… Lorsque les dernières lumières de cette salle s’éteindront, que nous autres nous rentrerons après ces deux jours de parenthèses, ouvrez les yeux, écoutez la porte de la prison se fermer, vous n’existez déjà plus. »
Me Jean-Marie Alexandre, pour la défense, en a assez entendu. « On ne peut pas imaginer qu’il ne se soit jamais rien passé d’autre que ce qui a été décrit dans les derniers mois de leur vie. Il y a forcément eu des moments d’affection, de partage. Considérer que de 1958 à 2014, il a eu ce comportement comme il a eu ces deux derniers jours, c’est totalement stupide, estime l’avocat de Jean. J’aurais aimé qu’il se comporte normalement, qu’il exprime des regrets, qu’il montre de l’affection pour ses enfants… il en est incapable. Mais ce n’est pas parce qu’il n’exprime pas de regrets qu’il n’en a pas. »
Me Jean-Marie Alexandre pour la défense. (Illustration : Pierre Budet)
Notamment le soir du drame : « Tout un chacun aurait appelé les secours. Et là c’est un moment que mon client ne s’explique pas lui-même. Il n’a rien préparé. Après la chute, il a vu son épouse avec des symptômes inquiétants. Et là, le souvenir de conversations que l’on a à un certain âge sur la mort, la vieillesse, la maladie, remonte. Il se rappelle ce serment et tranche l’artère jugulaire droite et gauche de son épouse avant de se rendre. » Pour Me Alexandre, les jurés ne doivent pas oublier d’où Jean vient. « Sa vie de souffrances, de combats, sa vie faite d’extrême violence. La guerre, ça marque un homme, ça marque une vie. C’est la France qui l’a envoyé en Algérie, il a risqué sa vie pour vous. »
L’avocat s’accorde avec Me Glon pour souligner que Jean vient d’une autre époque. « Pour cette génération, élever des enfants c’était donner un toit et à manger. Il ne faut pas attendre de lui autre chose que d’avoir donné la vie. Et c’est pas interdit d’espérer avoir un garçon. Il a toujours été fidèle à sa femme et on ne peut pas lui reprocher d’avoir été là au quotidien. La cuisine, les courses, la vaisselle… C’était pas facile, mais il était là. » Me Alexandre fait le calcul : avec 18 ans de réclusion criminelle, Jean serait libre à 99 ans. « Ce serait prononcer une peine de réclusion criminelle à perpétuité. Et ce n’est pas ça la juste peine pour lui. »
Jean prend la parole en dernier. Lui aussi a fait les comptes. « Vous croyez qu’à 99 ans je serai en prison ? Je serai mort. Mais c’est à vous de choisir… » La cour d’assises a décidé de condamner Jean à 18 ans de réclusion criminelle.
Edit du 13 décembre : Jean a interjeté appel. Il a été rejugé par la cour d’assises d’appel des Côtes-d’Armor du lundi 11 au mercredi 13 décembre. L’homme, âgé de 82 ans aujourd’hui, a été condamné à vingt ans de réclusion criminelle pour le meurtre de sa femme. La cour d’assises a également assorti la peine d’une période de sûreté aux deux tiers. Sa peine ne pourra donc pas être aménagée avant 2030.
Moments d’audiences par Marie Barbier, journaliste à l’Humanité
jeudi 14 décembre 2017
« Vous vous laissez déshabiller sans rien dire ? »
Dans une affaire aussi fracassante que celle des accusations de viols et d’agressions sexuelles portées contre l’ancien secrétaire d’État sarkozyste Georges Tron, c’est peu dire que la parole des plaignantes devant la cour d’assises de Bobigny (Seine-Saint-Denis) était attendue. Hier, au troisième jour d’audience de ce procès qui doit durer jusqu’au 22 décembre, il est 10h30 lorsque Virginie Ettel est appelée à la barre. Cette femme de quarante ans, aux longs cheveux blonds attachés en queue de cheval et habillée tout en noir, parle d’une voix douce et lente. « J’ai été agressée par ces deux personnes, commence t-elle en désignant le banc des accusés où le maire de Draveil (Essonne), Georges Tron, se tient aux côtés de son ancienne adjointe Brigitte Gruel. Tout ce que je demande c’est que ça soit jugé par un juré populaire, qu’on entende ma parole. Je n’ai pas porté plainte pour des soucis de réflexologie mais pour des agressions sexuelles. »
On a beaucoup évoqué récemment, avec l’affaire Wenstein et #balandetonporc, le parcours du combattant qui attend les victimes de viol qui osent porter plainte. Sans doute oublie t-on trop souvent, dans ce parcours, les magistrats auxquels elles seront confronté dans les prétoires. L’audition d’hier matin est à ce titre exemplaire. Première surprise, au lieu de laisser la parole à la plaignante, le président de la cour d’assises, Régis de Jorna, commence par lire la plainte qu’elle a adressée en 2011 au procureur d’Evry. L’ancienne employée de la mairie de Draveil commence en y racontant son embauche en septembre 2008 comme hôtesse d’accueil à la mairie de Draveil. Le maire, Georges Tron, lui fait rapidement du pied dans les déjeuners de travail. « Vous lui avez fait comprendre que vous n’étiez pas demanderesse ?, interroge le magistrat. Lucile M. (l’attachée parlementaire de Georges Tron, NDLR) m’avait dit qu’il arrêterait de lui-même en comprenant que je n’étais pas intéressée ».
Le 19 novembre 2009, Virginie Ettel se rend à un déjeuner avec le maire, son adjointe et des pêcheurs au château de Villiers. Pendant le déjeuner, Virginie Etttel sent le maire, puis son adjointe lui caresser les pieds. Après le repas, les invités sont raccompagnés dehors. Le président lit la scène de viol telle qu’elle est décrite dans la plainte. A la barre, Virginie Ettel pleure.
– Le président : « Donc, vous êtes dans cette salle à manger, on vous demande de rester et là il va y avoir des faits qualifiables de viol… Est-ce que vous prononcez une opposition verbale ? Vous reculez ? Ou vous vous laissez déshabiller sans rien dire ?
– J’étais incapable de réagir, lui répond Virginie Ettel
– Vous aviez bien compris qu’on vous déshabillait ! On ne se retrouve pas à moitié nue ou entièrement nue sans qu’il ne soit rien passé quand même…
– J’étais paralysée, je suis devenu toute molle. Je me suis concentrée sur les battements de mon cœur.
– Vous n’avez opposé aucune résistance ?
– Je n’étais pas en mesure d’opposer une résistance.
– Vous portiez une culotte ? Un string ? Des collants ? Je suis désolé de vous poser ces questions mais il faut qu’on comprenne… Donc il a baissé votre culotte ? Allons-y !
– J’avais une culotte noire et des bas.
– Vous dites ensuite que M. Tron a introduit des doigts dans votre sexe…
– Il a mis un doigt, pas plusieurs. Il a caressé mon sexe à travers la culotte, puis il écarté les lèvres…
Sa voix tremble, Virginie Ettel s’arrête de parler.
– Oui, bon… Il a mis un doigt dans votre vagin », coupe le président.
Virginie Ettel est en pleurs. La confiscation de sa parole va jusqu’au récit de son propre viol qu’elle ne peut raconter devant la cour d’assises, six ans après avoir porté plainte.
Plusieurs heures plus tard, lorsque l’avocat de Virginie Ettel, Vincent Ollivier, prend la parole pour interroger sa cliente après les questions du président, il précise, en préambule : « Il y a chaque année 600 000 femmes agressées sexuellement en France, dont seule une infime partie entame des démarches judiciaires. Si ces femmes suivent les débats aujourd’hui, elles seront confortées dans leur décision de laisser les choses sous le boisseau ».
Une copine nous a partagé ce texte pour qu’il puisse être diffusé : à vous de lire, partager si vous voulez, faire tourner. Pour que la honte change de camp !
Des fois le temps s’arrête au détour d’une odeur, d’une mélodie, d’une histoire.
Parfois elles nous rappellent des choses qu’on sent mais qu’on ne sait plus, ou qu’on s’est caché pour survivre. Continuer. Aller au boulot le lendemain. Sourire aux mômes. Se dire qu’il y a forcément un horizon.
Des fois on ose y repenser ou se demander pourquoi ça nous retourne tant le bide. Mais il y a des choses qu’on ne fait pas seule. Qu’on ne peut pas affronter seule. C’est sûrement pour ça qu’on les a dedans, qu’on avance avec, sans se l’avouer car c’est toujours un peu là, et que c’est souvent déjà trop.
Comme ce jour où j’ai regardé « Ne dis rien » de Icíar Bollaín. La tétanie et le malaise qui m’ont envahie durant la plupart des scènes m’ont fait me dire que si j’avais aussi peur, une peur incontrôlable et si remuante, c’est parce que je reconnaissais la violence qui suintait dans ces images. Et que si j’avais encore peur, c’est que ça n’était pas « réglé », pas derrière moi, mais en moi, tous les jours. C’était presque pire d’y assister, impuissante, en connaissant ça par cœur. Les images me touchaient comme des souvenirs. Ils étaient violents et tellement graves que je ne m’en rappelais plus.
Je ne m’étais jamais dit que la « violence conjugale » me concernait, jamais. Et pourtant, j’avais toujours peur.
Alors vu que j’assistais à ce film parce que des femmes concernées avaient trouvé la force d’organiser un week-end de discussions sur le sujet qui commençaient par cette projection, j’ai décidé d »aller à la discussion de « celles qui sont concernées ». En me disant que c’était une folie, un aveu quelque part, mais aussi peut être une occasion. Et que rien ne me forcerait à y parler, mais que je refusais d’avoir toujours aussi peur, et d’être aussi prisonnière de la honte, au point de m’être racontée ne pas être concernée, sans rien comprendre, en me mentant tout ce temps. Alors j’ai osé, sans trop savoir pourquoi, me pointer là-bas.
Le reste s’est dit entre quelques unes, dans une confidentialité où toutes sont égales et où sont partagées les expériences comme les premières concernées l’entendent. Où la honte change de camp car quand les écrasées, les blessées, les salies sont ensemble, il est possible d’en rire. Et de se sentir fortes face à ce moche qu’on a planqué si longtemps dans notre intimité, en se sentant coupables, même.
Alors… peut-être faut-il passer le message, se le dire, au moins. Les « victimes » portent le fardeau de la honte et l’isolement les anéantit. Être ensemble, même quelques heures, sans que personne d’autre que celles qui savent de l’intérieur ce que c’est n’aient l’œil dessus est une évasion, un soupir de soulagement, et une grosse dose de force.
Alors… une manière de refuser d’être une serpillière c’est peut-être de se rappeler que la plupart des meufs ont appris à essuyer la merde des autres. Et donc celle de ceux qu’elles aiment, d’abord… J’ai compris que c’était un système.
Nous ne sommes pas sauvées. Mais peut-être que si on se met ensemble, et qu’on arrive à comprendre pourquoi c’est possible qu’on ai pu subir ça, alors c’est à partir de là qu’on peut penser à comment transformer la honte en force et l’horreur en souvenir – douloureux, certes, mais derrière nous – , alors on peut aussi, à partir de là, faire avancer les choses ? Et faire en sorte que ça ne puisse pas se reproduire, pour nous comme pour les autres ?
Et finalement tenir debout. Pas seulement feinter pour que les autres croient que c’est le cas. Donc enrayer ce système, jusqu’à ce qu’il disparaisse.
L’article original (avec une vidéo en lien) est à lire ici.
Aux États-Unis, en 1970, un collectif de femmes formé à Boston commence à diffuser une brochure intitulée Our bodies, ourselves
Pour ces femmes, il s’agit alors de s’approprier leur corps pour mieux le connaître, dans toutes les étapes de la vie, de ne plus abandonner cette connaissance au seul monde médical ; et de s’adresser à l’ensemble des femmes. Ce qui n’était d’abord qu’une brochure devient un livre, réédité plusieurs fois : la dernière version américaine date de 2011.
En France, en 1977, un autre collectif de femmes tente de le traduire avant de conclure que le contexte américain est trop loin de ce qu’elles vivent : il faut le réécrire, l’adapter
Elles utilisent la même méthode (partir de leur propre vécu et des témoignages qu’elles récoltent) pour rapporter une multiplicité de voix et d’expériences. Ainsi, personne ne se place en surplomb, décrétant ce qui est normal et ce qui ne l’est pas, ou ce qui est moral ou ne l’est pas. Le livre sera publié en 1977, chez Albin Michel, sous le titre Notre corps, nous-mêmes.
Réimprimé plusieurs fois, il reste un grand classique féministe, présent dans de nombreux plannings familiaux et transmis de mères en filles. Mais il est épuisé depuis bien trop d’années et n’a jamais été actualisé.
Les auteures de l’édition française de 1977
Nous avons décidé d’adapter ce livre au contexte actuel
Lorsque le livre est sorti en 1977, on ne parlait pas encore du sida, l’homosexualité était classée comme une maladie mentale, le terme « violences obstétricales » n’existait pas et le viol conjugal n’était pas reconnu. Aucune actualisation n’a été faite au fil du temps, sans doute avant tout parce qu’elle aurait représenté un travail immense pour des auteures quasiment bénévoles. Puis, dans les années 1980, on a vu fleurir des livres et manuels d’un autre genre, des « conseils santé » écrits par des experts et des médecins, qui ont peu à peu remplacé cette parole des femmes. Enfin, sont apparus les forums en ligne où il n’est pas toujours aisé de trouver une information fiable et dépourvue de jugement.
Aujourd’hui, nous avons envie de rendre accessible une information fondée et bienveillante, de reconquérir ce terrain, de disposer d’un livre de confiance, qui soit transmissible à nos filles, nos sœurs, nos mères, nos amies, nos compagnes… dès l’adolescence et jusqu’à la vieillesse.
Nous avons formé un collectif de dix femmes en variant les origines, les âges, les contextes sociaux, les orientations sexuelles et les vécus. Depuis un an, nous nous réunissons régulièrement pour écrire une nouvelle version de ce livre, qui aura pour ambition d’accompagner toutes les femmes dans les différentes expériences de leur vie (règles, sexualités, accouchements, ménopause, prise de conscience de son corps, choix de vie, travail…) et de les aider à se défendre contre les violences auxquelles elles pourraient faire face.
Le livre paraîtra en septembre 2019 chez une nouvelle maison d’édition indépendante et féministe, Hors d’atteinte, dont les premiers titres sortiront dans un an.
Mais pour ce travail colossal, nous avons besoin de votre soutien !
Pour adapter le livre dans de bonnes conditions, nous avons besoin de moyens. Nos réunions mensuelles ont un coût, qui varie en fonction de nos lieux de résidence et de nos conditions matérielles d’existence, diverses. Le fait que nous soyons dix personnes démultiplie les frais, mais c’est le collectif qui fait la force de ce travail. Nous comptons donc sur votre soutien pour pouvoir avancer l’esprit libre…
Besoins financiers
Les transports : 6 000 euros pour dix personnes sur deux ans avec des réunions mensuelles (nous habitons dans quatre endroits différents : Marseille, Montpellier, Bruxelles et Paris).
Le pré-achat des livres à la maison d’édition : 3 000 euros
C’est le coût du financement des contreparties, car pour vous permettre de bénéficier du livre en avant-première, nous pré-achèterons vos exemplaires à notre maison d’édition,Hors d’atteinte.
La retranscription : 1 500 euros Nous travaillons sur la base de moult ateliers collectifs et entretiens individuels qu’il nous faut retranscrire. Avec cette somme, nous pourrions le faire faire par des sociétés spécialisées, et nous consacrer de plus près à l’écriture, aux illustrations, à la construction d’un beau livre.
La « menue restauration » : 1 000 euros On compte environ 50 euros par réunion mensuelle, et quelques frais pour une semaine de travail collectif intensif.
L’organisation d’ateliers : 500 euros Pour payer des tickets de transport et des petites collations aux participant-e-s.
Notre rémunération : 10 000 euros Nous aimerions pouvoir rémunérer chaque auteure à hauteur de 1 000 euros pour un travail de recherche et d’écriture sur deux ans. Si nous manquons de moyens, on le sait bien, c’est là-dedans qu’on piochera en premier. Mais comme nous ne sommes pas pour le travail gratuit, même quand on est prêtes à le faire avec ferveur et passion, on vous propose de nous aider à vivre dans un monde idéal où des auteures peuvent être payées pour leur travail.
Tout ce qui serait récolté en plus sera mis de côté pour organiser des événements et ateliers lors de la sortie du livre.
Nous sommes dix femmes
Thyna Akeno, Mathilde Blézat, Naïké Desquesnes, Mounia El Kotni, Nina Faure, Hélène de Gunzbourg, Marie Hermann, Nana Kinski, Marie-Hélène Lahaye, et Yéléna Perret : certaines sont membres de la Revue Z, d’autres sont anthropologue, sage-femme, étudiante, ou tiennent les blogs Marie accouche-làet Aloha Tallulah; toutes sont féministes.
Trouvé sur romy.tetue.net, cet article qui relève justement une traduction fautive de l’AFP, tout en l’attribuant, de façon peut-être un peu abusive, au seul « sexisme de la langue française ». Ce dernier existe, à n’en pas douter. Cependant, c’est exonérer un peu vite de leurs responsabilités les personnes qui ont choisi de titrer « briseurs de silence » un article qui parle de femmes. Le blog ami Antiopées en parlait il y a peu, lorsque l’assemblée qu’académique on nomme s’est élevée à l’unanimité contre l’écriture dite inclusive. Cette même assemblée qui a contribué à faire du français une langue sexiste en affirmant voici déjà quelques siècles que « le masculin l’emporte sur le féminin », et qui persiste encore aujourd’hui, approuvée d’ailleurs par le sinistre de l’éducation nationale… Alors dira-t-on que c’est la langue seule qui décide comment elle parle ?
Les personnalités de l’année ne sont pas les « briseurs de silence ». Mais les « briseuses de silence ». Ou comment les médias persistent à nous invisibiliser.
L’AFP vient de titrer « Harcèlement : les “briseurs de silence” désignés “Personnalité de l’année” par Time ». Mais qui sont ces mystérieux « briseurs » dont parle l’Agence France Presse ? Une nouvelle expression comme « lanceur d’alerte » ? Devinez-vous que, derrière ce titre, ce sont les femmes qui sont désignées ? Oui, celles-là mêmes qui ont brisé le silence ces derniers mois, de façon massive, inédite, initiant un mouvement international, vous souvenez-vous ? Que ce soient des femmes semble avoir échappé à l’AFP…
Alors que le Time met ces femmes à l’honneur, l’AFP relaye cette information en les escamotant. L’hebdomadaire américain vient en effet de désigner « personnalité de l’année » non pas une personne, mais plusieurs, toutes celles qui ont brisé le silence ces derniers mois. En couverture, les premières femmes ayant « brisé le silence » et révélé l’affaire Weinstein aux milliers de personnes qui ont suivi avec le hashtag #metoo. Six femmes en Une, dont l’une a le visage caché, en référence à toutes celles restées anonymes.
Il est intéressant de remarquer que le Time a ostensiblement rebaptisé le titre « Man of Year » dans une forme plus générique et inclusive « Person of the Year » (depuis… 1999) et parle sans discrimination de celleux qui ont brisé le silence. C’est évidemment plus facile en langue anglaise, où le genre est moins marqué, qu’en français, où la polémique actuelle dite de l’« écriture inclusive » rappelle justement combien le sexisme imprègne encore la langue française, si l’on n’y prend garde.
Comment l’AFP a-t-elle traduit cette information ? Si la distinction « Person of the Year » a été correctement traduite en français par « Personnalité de l’année », le titre « the silence breakers » a été hâtivement traduit par « briseurs de silence » — plutôt que « briseuses de silence » —, faisant passer, par ce choix, ladite personnalité pour masculine, invisibilisant les femmes.
Il n’y avait pourtant pas de difficulté à traduire « briseuses de silence », puisque le mot existe au féminin, afin de rester fidèle à l’information — dont témoigne également, si doute il y avait chez les traducteurs, l’image, qui ne montre que des femmes. Mais l’AFP semble appliquer scrupuleusement la règle du masculin neutre qui l’emporte sur le féminin. Y compris pour parler d’un groupe de femmes. C’est ainsi que, cruelle ironie, l’actrice Ashley Judd, la chanteuse Taylor Swift, l’ingénieure Susan Fowler, parmi les premières à dénoncer les agressions sexuelles des hommes de pouvoir, et toutes les autres disparaissent dans l’actualité française sous le masculin qui l’emporte, les médias relayant massivement à grand coup de copier-coller. En re-silenciant ainsi celles qui, précisément, sortent du silence, cette règle d’écriture montre bien ici, non seulement ses limites, mais son caractère offensant et toute sa violence.
Persistant dans l’erreur, l’AFP tweete « ceux qui ont brisé le silence… » déclenchant des demandes de suppression et d’excuses. Douze heures après, au moment où je rédige ce texte, le tweet est toujours en ligne.
Oh que cela donne envie d’arrêter de parler français, cette langue non seulement sexiste — par héritage historique, disons, pour faire court — mais aussi réac, puisque, même face à une Une 100 % féminine, face au sujet de la dénonciation des violences faites aux femmes, elle reste infichue d’accorder au féminin et ajoute par là une agression supplémentaire à celles dénoncées. Plus encore qu’un affront, c’est du non sens. Je ne veux plus laisser entrer ce galimatias dans ma tête. J’ai urgemment besoin de changer de langue. Cessons donc de parler cette langue qui ne veut pas de nous ! Hey girls, stop speaking French, since this language doesn’t want us !
La presse française peine à relayer l’information de façon respectueuse, butte pitoyablement sur les mots, et produit finalement l’effet inverse, d’effacement des femmes, là où le Time les met en lumière. Au delà de la reconnaissance, le choix de Time reflète l’ampleur des répercussions du mouvement anti-harcèlement aux États-Unis et au-delà, via les réseaux sociaux, avec notamment #Balancetonporc ou #YoTambien.
« Les actions galvanisantes des femmes de notre couverture, avec celles de centaines d’autres, et beaucoup d’hommes également, ont déclenché un des changements les plus rapides de notre culture depuis les années 1960 », a expliqué le rédacteur en chef de Time en dévoilant ce classement. « Pour avoir donné une voix à des secrets de Polichinelle, pour être passés du réseau des chuchotements aux réseaux sociaux, pour nous avoir poussés à arrêter d’accepter l’inacceptable, les briseuses de silence sont la personnalité de l’année », a-t-il ajouté, cité dans un communiqué du magazine.
Cessons plutôt de lire la presse française, qui manque tant de respect pour les personnes concernées, que de rigueur dans l’information, et allons puiser à la source : TIME Person of the Year 2017 : The Silence Breakers. Bye !
Le neurologue américain Walter Freeman pratiquant, sur une femme, une lobotomie par voie trans orbitaire. (c) DR
Une étude, menée par trois neurochirurgiens français, révèle que sur 1129 patients lobotomisés entre 1935 et 1985 en Belgique, en France et en Suisse, 84% des sujets étaient des femmes. Un chiffre qui montre combien les discriminations et les préjugés liés au genre influencent les pratiques médicales et comment la psychiatrie s’insère dans les rapports de domination.
L’étude n’a pas encore été publiée. Juste une dizaine de lignes rédigées dans la revue scientifique britannique Nature, nous replongent au temps de gloire et de controverse, pas si lointain, de la lobotomie. Sans que nul ne sache qu’à cette époque, les femmes furent davantage visées. C’est ce qui ressort de l’enquête, menée par trois neurochirurgiens français Aymeric Amelot, (Hôpital La Pitié-Salepétrière, Paris), Marc Levêque (Hôpital Privé Résidence du Parc, Marseille), et Louis-Marie Terrier (Hôpital Bretonneau, CHRU Tours).
En fouillant les archives de la bibliothèque de Santé de Paris, ces trois médecins sont parvenus à compiler près de 80 articles et trois thèses portant sur les lobotomies pratiquées entre 1935 et 1985. Objectif ? « Comprendre comment une méthode aussi décriée et « barbare » avait pu s’étendre au monde entier et avait même été récompensée d’un prix Nobel. »
Au fur et à mesure de leurs recherches, ils tirent des chiffres alarmants : sur les 1340 cas de lobotomie, recensés à partir de publications francophones (Belgique, France et Suisse), et plus précisément sur les 1129 cas renseignés, 84 % des sujets étaient des femmes.
Femme schizophrénique lobotomisée. La légende indique : « Dans certains cas, le mieux que l’on puisse faire pour la famille est de lui rendre le patient dans un état inoffensif, un véritable animal domestique.«
Des traitements de choc à la lobotomie
La lobotomie est une intervention chirurgicale qui consiste à sectionner un lobe, ou une portion du cerveau, et certaines fibres reliant le lobe frontal au reste du cerveau. Cette technique a valu à son inventeur Egas Moniz, neurologue et homme politique portugais, le prix Nobel de médecine en 1949. Pourtant, elle est aujourd’hui l’un des traitements les plus critiqués de l’histoire, compte tenu de ses effets graves sur la personnalité.
Capture d’écran. Photos légendées par Louis-Marie Terrier.
La grande majorité des interventions ont été pratiquées entre 1946 et 1950. « Il est important de restituer le contexte de l’époque, souligne Louis-Marie Terrier. Nous sortions de la guerre, il régnait un chaos psychologique énorme et les psychiatres étaient complètement démunis ». A disposition uniquement : « des traitements de choc », comme « la cure de sakel » qui avait pour but de plonger le patient dans « un coma hypoglycémique », « les bains chauds » ou encore « la malaria thérapie » qui consistait à « inoculer le parasite de la malaria pour entraîner des pics fébriles » dans l’espoir d’améliorer les symptômes psychiatriques.
C’est dans ce contexte que le père de la psychochirurgie, Egas Moniz, à commencer à présenter ses résultats sur des patients qui étaient lobotomisés. Il y avait au début un certain scepticisme avec des débats extrêmement virulents en France comme ailleurs. En 1950, l’URSS interdit cette méthode qu’elle qualifie « d’anti scientifique et inefficace ». Mais cette technique a rapidement attiré l’attention de deux médecins américains, le neurologue , Walter Freeman et le neurochirurgien, James Watts, qui vont tous deux la développer et la pratiquer en masse aux Etats-Unis dans cette période de l’après-guerre.
La domination masculine au fondement de ces lobotomies féminines ?
Comment expliquez cette prépondérance du sexe féminin ? « Nous n’avons trouvé aucune explication dans ces publications, rapporte le neurochirurgien Louis-Marie Terrier. Dans la majorité des cas, lorsque les indications étaient renseignées, il s’agissait de soigner une pathologie psychiatrique : schizophrénie, grande dépression avec tentative de suicide, en général des personnes qui avaient une adaptation sociétale difficile, d’autres des troubles obsessionnels compulsifs, etc. » Autant de pathologies où il n’existe « aucune prévalence chez les femmes », précise-t-il. Les raisons sont donc à chercher ailleurs, dans « le statut de la femme à l’époque régi par le code civil de 1804 ».
A gauche coupure de presse, Life, 1947. Légende à droite de Louis-Marie Terrier. DR
La psychiatrie avait pour mission de gérer « les insupportables » comme les mythiques, les suicidaires, les imprévisibles, et cela dans un rapport de pouvoir duquel les femmes étaient exclues Carlos Parada, psychiatre
« Il n’existe pas, en effet, d’explication clinique, avance le psychiatre Carlos Parada, auteur de Toucher le cerveau, changer l’esprit (Editions PUF). La psychiatrie a pour mission depuis sa création de gérer « les insupportables » pour la société, notamment les mythiques, les suicidaires, les imprévisibles et évidemment ça crée un rapport de pouvoir dans lequel les femmes étaient exclues puisqu’elles n’étaient pas à la place du pouvoir. »
Il rappelle que « le grand succès de la lobotomie » est lié à la schizophrénie. Or, cette maladie touchait davantage les hommes que les femmes, comme c’est encore le cas aujourd’hui.
Première lobotomie sur une femme
La première à passer sur la table d’opération sera une femme. Egas Moniz pratique, le 12 novembre 1935, sa première lobotomie sur une ancienne prostituée de 63 ans, souffrant de mélancolie et d’idées paranoïaques. Son histoire ou plutôt son triste sort, le neurochirurgien Marc Lévêque le raconte dans son ouvrage, La chirurgie de l’âme (JC Lattès), co-écrit avec Sandrine Cabut. On y apprend que la patiente avait été transférée la veille, « de l’asile de Bombarda vers le service de Moniz », qui avait programmé cette intervention dans le plus grand secret. Deux mois après l’opération, le médecin conclut « au succès ». La femme étant devenue plus « docile », « le bilan n’est pas si négatif ».
L’absence de consentement d’une femme ou d’une jeune fille était moins grave que pour un homme.David Niget, historien
Qui viendra la plaindre ? « C’est l’une des clés de la lobotomie explique David Niget, maître de conférence en Histoire à l’université d’Angers et chercheur au Laboratoire CERHIO. Cette pratique était controversée, mais l’absence de consentement d’une femme ou d’une jeune fille était moins grave que pour un homme, qui par ailleurs pouvait demander plus facilement une intervention chirurgicale sur son épouse que l’inverse. Et socialement, le corps des femmes est davantage considéré comme disponible à l’expérimentation. »
Un traitement différencié dès l’adolescence
Loin d’être l’unique facteur, cet universitaire, co-auteur avec Véronique Blanchard de l’ouvrage Mauvaises filles (Editions Textuel), rappelle que le tout début du 20 ème siècle est marqué par « une progressive médicalisation de la déviance juvénile féminine ». La science va se conjuguer avec la morale pour renforcer le contrôle de leurs comportements.
« A travers les statistiques des institutions dites d’observation de l’époque et qui appartiennent au champ de la justice des mineurs, on va s’apercevoir qu’il existe des prises en charge psychiatriques beaucoup plus fréquentes pour les filles que pour les garçons, souligne David Niget. En effet, quand le comportement des garçons est un peu irrégulier, erratique, ou violent, on considère que le problème est social. Qu’il peut se régler avec de l’encadrement, la réinsertion par le travail et puis une bonne hygiène de vie. » Les garçons pouvaient même être facilement « héroïsés ». Comme on peut le voir aujourd’hui autour de la figure du « bad boy » censé représenter la virilité.
« Pour les filles, de manière très différenciée, on demeure dans le registre de la moralité, du danger social, d’un problème mental psychiatrique qu’il faut prendre en charge, poursuit-il.Avec l’idée générale que l’objet à traiter c’est le corps. Un corps problématique, dangereux, malsain dévié d’une certaine manière de sa finalité qui est de donner la vie, de procréer. »
En outre, les filles séjournent bien plus longtemps dans ces institutions et développent par conséquent des comportements anti-institutionnels. « Dans cette logique, poursuit le chercheur, elles vont être étiquetées comme « des incorrigibles » ou encore comme des hystériques – terminologie qui signifiait par étymologie une excitation anormale de l’utérus qui produit des comportements désordonnés – ou bien comme des déprimées et des suicidaires qu’il faut protéger d’elles-mêmes, ce qui va, là encore, justifier et même imposer un mode de traitement lourd. »
La lobotomie hors contexte psychiatrique
Aussi n’est-il pas étonnant de voir certains patients subir une lobotomie sans qu’aucune maladie psychiatrique ne soit diagnostiquée. Comme le rapporte Louis-Marie Terrier, « des personnes ont également été lobotomisées pour des problèmes de douleurs secondaires découlant de cancers et qui résistaient aux traitements médicaux ».
Un cas est d’ailleurs resté célèbre, celui d’Eva Peron, la femme du dirigeant populiste argentin
Eva Peron, épouse du dictateur argentin, Juan Peron lobotomisée pour soulager des douleurs provoquées par un cancer de l’utérus. (c) DR
Juan Peron. En 1952, elle a été lobotomisée pour un cancer de l’utérus qui l’a emportée à l’âge de 33 ans. L’opération avait ici une visée antalgique, autrement dit celle d’atténuer les douleurs.
Autre célébrité, Rosemary Kennedy, la sœur de John Fitzgerald Kennedy. Elle a également été opérée en 1941 dans le plus grand secret à la demande de son père, Joseph Kennedy. Elle en gardera d’énormes séquelles, restant handicapée à vie.
D’après l’étude des trois neurochirurgiens, tous les milieux sociaux sont représentés.
De « la campagnarde des villes », qui était le terme employé à l’époque, à la fille d’une grande famille bourgeoise parisienne. Chez les hommes, « on va de l’ouvrier à l’ingénieur ». « Le patient le plus jeune était un enfant de 2 ans et demi et le plus âgé 85 ans », précise le neurochirurgien Louis-Marie Terrier. Il ajoute « que 20 enfants ont été lobotomisés, sur la base d’une indication psychomotrice, dont le but était de « restaurer la paix dans les foyers ». »
Enfant schizophrénique de huit ans qui avait été mis en cage dans un sous-sol pour comportement violent. Photo A : avant lobotomie Photo B : après lobotomie. (c) DR
Pour les femmes, comme pour les immigrés, pour les chômeurs, on n’est pas à l’abri de voir la psychiatrie s’insérer dans ces rapports de domination. Carlos Parada, psychiatre
« Il ne faut pas toutefois créer l’illusion, qu’avant, la psychiatrie était faite par des barbares non scientifiques qui faisaient un peu n’importe quoi et que nous, comme on se fonde sur la science, on ne fait plus n’importe quoi, insiste Carlos Parada. A la création de la lobotomie, les gens étaient aussi scientifiques, aussi honnêtes que les gens de bonne foi aujourd’hui ». « L’erreur, c’est d’imaginer que la psychiatrie peut se pratiquer en dehors de son temps, conclut-il. Pour les femmes comme pour les immigrés ou pour les chômeurs, on n’est pas à l’abri de voir la psychiatrie s’insérer dans ces rapports de domination et ce n’est pas au nom de la science qu’on sera à l’abri. »
Déclin de la lobotomie
A partir de 1951, la lobotomie va rapidement décliner. « Deux médecins français de l’hôpital Saint-Antoine à Paris découvrent les neuroleptiques, raconte Louis-Marie Terrier. Ils seront commercialisés en 1952 en France et en 1956 aux USA.» Les interventions vont chuter pour devenir vraiment rares, même si les opérations perdureront un peu jusque dans les années 1980.
« A ce moment-là, la lobotomie perd de son effet de mode et de sa pertinence, parce que la chimie va permettre d’intervenir sur le cerveau des malades, explique l’historien David Niget. « Ce qui est clair, c’est qu’on va beaucoup plus utiliser les neuroleptiques à l’égard des filles qu’à l’égard des garçons et ce, dès la fin des années 1950 et de manière assez massive. »
L’un des rares historiens à s’être penché sur la question montre le rôle des femmes russes dans l’essor de la révolution de 1917. Entretien avec Jean-Jacques Marie,par Le Courrier.
C’est à l’occasion de la Journée internationale des femmes, en 1917, que des ouvrières du textile russes se mettent en grève, initiant une série de mouvements de protestation connexes, jusqu’au déclenchement de la Révolution de 1917.
Exploitant un riche tissu d’archives, l’historien du communisme Jean-Jacques Marie documente l’irruption des femmes sur la scène politique, et les changements sociaux spectaculaires qui en découlent, dont certains ne résisteront pas à l’arrivée au pouvoir de Staline. Les Femmes dans la révolution russe (éditions du Seuil) trace le portrait de quelques figures de femmes révolutionnaires et d’héroïnes populaires de ces années de bouleversements. Son auteur sera présent à Genève vendredi 8 décembre, à l’invitation du parti Solidarités. Entretien.
Comment les femmes ont-elles influé sur le déclenchement de la révolution russe?
Jean-Jacques Marie: Les revendications féminines datent de bien avant 1917. Il faut remonter aux années révolutionnaires de 1905 et 1906. Comme le note la militante féministe Alexandra Kollontaï, qui participa à l’Internationale socialiste des femmes dès 1907 et deviendra aussi la première femme au monde membre d’un gouvernement, «en 1905, il n’eut pas un seul endroit où l’on n’entendait pas la voix d’une femme qui parlait de sa vie et revendiquait de nouveaux droits.» La plupart des grèves d’ouvrières avancent des revendications sociales spécifiques: un congé maternité de dix semaines, un salaire égal à travail égal1 ou l’installation de crèches dans les usines. Le reflux de la révolution interdira la satisfaction de ces revendications.
Selon Kollontaï encore, les paysannes ne sont pas à la traîne: «Au cours des derniers mois de 1904 et tout au long de l’année 1905, les paysannes menaçaient les troupes armées et la police et, fréquemment, frappaient ceux qui venaient réquisitionner des produits.» Elles étaient armées de râteaux, de fourchettes et de balais. De leur côté, des intellectuelles lancent le projet d’une Union des femmes privilégiant les revendications politiques spécifiques aux femmes, telles le droit de vote. L’Union se développe rapidement, à mesure que la vague révolutionnaire enfle. Mi-décembre 1908, son congrès souligne pourtant l’ampleur des divergences entre les intellectuelles (les trois-quarts sont épouses de hauts fonctionnaires, chefs d’entreprises, marchands, etc) et les ouvrières, employées et servantes. Alexandra Kollontaï explique: «Pour les féministes, la question des femmes est une question de droits et de justice. Pour les prolétaires, celle d’un ‘bout de pain pour manger’».
C’est ce bout de pain qui va déclencher la révolution, dites-vous.
Le 23 février 1917, à l’occasion de la journée internationale des femmes (ndlr: selon le calendrier julien), des ouvrières du textile de l’arrondissement de Vyborg, lasses de faire la queue dans le froid dès le milieu de la nuit pour tenter d’obtenir un pain de plus en plus cher, se mettent en grève malgré l’opposition du responsable bolchevik de l’arrondissement, entraînent avec elles les ouvriers de l’usine métallurgique Erikson voisine et déclenchent ainsi la révolution qui, en moins de huit jours, balaye le régime. Cette grève marque le début de l’irruption des femmes dans la révolution et d’un mouvement vers leur émancipation politique et sociale. Les femmes sont aussi présentes sur le front de la lutte politique. Le 20 mars 1917, à l’initiative de l’Union des femmes pour l’égalité près de 40 000 ouvrières, lycéennes, étudiantes, veuves de guerre, employées, institutrices, paysannes, défilent jusqu’à la Douma, flanquées d’une milice de femmes à cheval, pour exiger le droit de vote des femmes. Trois jours plus tard, la Ligue des femmes pour l’égalité des droits et une organisation d’étudiantes organisent un meeting à Moscou pour avancer la même revendication. Le vote des femmes sera promulgué en juin 1917.
En toile de fond de ces revendications, quelle est la place des femmes dans la société russe du début du XXe siècle?
A la campagne, les femmes, régulièrement battues par leur mari, n’ont aucun droit. A partir des années 1880, dans les villes, elles forment la moitié du corps des domestiques, avec des journées de travail de 15 heures en moyenne, sans repos dominical et traitées comme des esclaves. Les ouvrières, nombreuses entre autre dans le textile, n’ont elles non plus aucun droit et des conditions de travail déplorables – il suffit de penser au nombre de victimes d’empoisonnement. Elles sont logées dans des conditions dignes du Bangladesh aujourd’hui. Enceinte, une ouvrière doit travailler jusqu’à l’apparition des premières douleurs et reprendre son poste dès le lendemain de l’accouchement sous peine de licenciement. Et ce, alors même qu’il n’y a aucune structure pour s’occuper de son enfant. Elles se heurtent enfin au mépris des ouvriers masculins que les bolcheviks Nicolas Boukharine et Evgueni Preobrajensky dénonceront en 1920: «Encore à l’heure actuelle les ouvriers considèrent les femmes comme des êtres inférieurs: dans les villages, on rit encore des femmes qui veulent participer aux affaires publiques.»
Les femmes ont-elles accédé facilement aux nouvelles structures politiques? Et quel rôle y ont-elles joué?
A la première de ces questions, on peut répondre à la fois oui et non. Oui, dans la mesure où certaines femmes ont occupé une place ou des fonctions politiques très importantes, marquant ainsi un changement de statut des femmes. Et pourtant non, car seules quelques dizaines d’entre elles y sont parvenues. En 1917, Alexandra Kollontaï et Maria Spiridonova sont deux des orateurs les plus populaires de Petrograd et resteront deux des agitatrices les plus célèbres de leur parti (communiste pour la première, socialiste-révolutionnaire de gauche pour la seconde, figure de proue de ce parti). Eva Broïdo est membre du comité central des menchéviks, dont elle sera même secrétaire un moment. En avril 1917, Alexandra Kollontaï est la première femme élue au comité exécutif du soviet de Petrograd, puis au comité exécutif panrusse des soviets; un temps membre du comité central du parti bolchevik, elle est nommée commissaire du peuple à l’Assistance publique dans le premier gouvernement bolchevique. Durant la guerre civile, certaines femmes sont commissaire aux armées (Evguenia Bosch, Rosa Zalkind-Zemliatchk) ou à la marine (Larissa Reisner), d’autres prolongent la tradition terroriste des socialistes-révolutionnaires (avec Dora Kaplan, qui tente de tuer Lénine, par exemple), ou de cheffes de bandes insurgées. Mais rien dans tout cela n’évoque un partage du pouvoir fondé sur la distinction des sexes. La question ne se pose pas pour les révolutionnaires russes.
L’accession à certains nouveaux droits (tels l’avortement ou le divorce) a-t-elle aussi alimenté l’opposition à la révolution?
Ces nouveaux droits ont suscité ou nourri l’opposition de l’Eglise orthodoxe au régime soviétique naissant. Le 2 décembre 1917, le patriarcat présente ainsi au nouveau gouvernement la bagatelle de vingt-quatre exigences. Deux d’entre elles concernent le mariage religieux qui doit être «considéré comme la forme légale du mariage», l’Eglise entendant conserver ses prérogatives dans les affaires de divorce par exemple. Le gouvernement bolchevik n’accorde aucune des 24 revendications. Dans une déclaration publique du 19 janvier 1918, le patriarche Tikhon qualifie les nouveaux gouvernants «d’esprits insensés» engagés dans une «entreprise réellement satanique» et interdit à tous les fidèles, sous peine d’excommunication, «d’entretenir une quelconque relation avec ces rebuts du genre humain».
Ces avancées ont-elles modifié durablement les conditions d’existence des femmes?
Là encore, on peut répondre à la fois oui et non. Oui, car elles ont modifié la place des femmes dans la société, les libérant de la domination absolue du père puis du mari, leur donnant une certaine liberté de choix. Par l’invitation à s’engager dans le combat politique et par le droit à l’avortement, les femmes sont libérées de leur esclavage domestique. Mais la guerre civile, la soumission de toute la vie sociale à ses besoins, la ruine effroyable qu’elle a engendrée, ont sérieusement limité dans les faits la portée de ces mesures. Un symbole: la question de l’avortement qui doit se pratiquer en hôpital par un médecin. Sauf qu’en ville, les hôpitaux, misérables, manquent de moyens et en particulier d’analgésiques; le curetage se fait donc à vif. De plus, la majorité des médecins étaient du côté des Russes blancs et beaucoup ont émigré. Pire encore, il n’y a pas d’hôpitaux à la campagne et les paysannes ne peuvent donc se faire avorter que par des faiseuses d’ange aux méthodes archaïques, et des centaines d’entre elles en meurent.
Le Jenotdel (département du parti chargé des affaires féminines), créé en 1919 par Alexandra Kollontaï et Inès Armand, visait à «éduquer les femmes dans l’esprit du socialisme et les impliquer dans la direction de l’économie et de l’Etat». Ce but a-t-il été atteint ?
Non, ce qui ne signifie pas que cet organe n’ait pas eu d’impact. Mais il ne peut guère être question d’ «esprit du socialisme» dans une Russie soviétique dominée par une pénurie permanente puis bientôt soumise au régime totalitaire de la domination bureaucratique qui liquide d’ailleurs le Jenotdel en 1930.
Que sont devenus ces droits sous Staline?
Sous Staline, la femme doit être à la fois bonne épouse, bonne mère et travailleuse ou productrice, car l’industrialisation massive qui commence en 1929 exige une main d’œuvre nouvelle. Comme le réseau des crèches et des jardins d’enfants se développe lentement, cette triple fonction est difficile à réaliser et l’interdiction de l’avortement2 promulguée en juin 1936 par Staline va encore aggraver sa situation. Le droit au divorce se heurte aux conditions dramatiques de logement; il arrive assez souvent que les époux divorcés soient contraints de continuer à vivre ensemble voire dormir dans le même lit des années durant dans la pièce unique qu’ils peuvent occuper. L’émancipation sociale de la femme se mue en une image d’Epinal (la toujours joyeuse kolkhozienne modèle enivrée par les joies de la collectivisation forcée), qui dissimule mal une existence dominée pour la grande masse des femmes par les banals et très lourds soucis de la vie quotidienne. Un décret du 4 juin 1947 enverra d’ailleurs au goulag des dizaines de milliers de femmes, souvent veuves de guerre, qui chapardent un peu de lait, de sucre ou de pommes de terre pour nourrir leurs enfants, pendant que les membres du bureau politique se pavanent dans des voitures américaines…
1. Les salaires des ouvrières sont inférieurs de 30 à 50% à ceux, déjà fort bas, des ouvriers masculins
Bonjour
Je vois une piste, importante, déjà évoquée dans les commentaires d’un autre de vos billets : les magistrats doivent se former à ce genre de procès car en effet, comme vous le dites bien, la « méconnaissance totale des leviers de soumission du monde du travail et de la sidération des victimes de viol » est trop bien distribuée chez les magistrats.
Il s’agit donc pour la profession de travailler à regarder leur propre aliénation sociale, puisqu’il s’agit bien de ça. Le monde social, le grand monde, est à l’intérieur du petit monde qu’est notre corps d’humain, et l’intérieur des petits mondes que sont nos champs professionnels respectifs. Y compris évidemment les phénomènes de domination, dont le plus abouti, bien décrits par plusieurs auteurs, consiste pour celleux qui subissent une domination à se penser dans les catégories mêmes de celleux qui exercent la domination. En d’autres termes, plus triviaux, on se pense et on se voit comme ceux qui nous écrasant nous pensent et nous voient. C’est la matrice de la violence symbolique.
On ne peut pas être magistrat, je veux dire être un magistrat suffisamment bon, pour paraphraser Winnicot, si on méconnaît la violence symbolique.
Un autre point est essentiel également, qui devrait ouvrir aussi les professions de la magistrature à s’y intéresser plus que sérieusement, c’est la grande question du passage de la connaissance à l’action. Nécessaire mais toujours insuffisante, la démarche de « comprendre », « connaître », « savoir » ne peut jamais en elle seule suffire pour modifier durablement ce qui est inscrit dans nos corps, à savoir la violence symbolique. Ainsi, les victimes peuvent-elles « comprendre », « connaître » et « savoir », c’est à dire autant d’élans qui reposent sur l’exercice de la capacité d’intellection, elles ne peuvent maîtriser par ce même exercice les réactions de leurs corps. Il est insupportable que des magistrats ignorent ce simple fait, commun des processus de domination, et quasi-invariants des situations d’agressions sexuelles, permises par les phénomènes de domination, qui doivent leur puissance à l’indissociabilité des aliénations sociales et psychiques.
Résistez, n’oubliez pas, ne cédez rien, disait Andrea Dworkin.
Boogie