Leur corps expliqué aux enfants

Article trouvé sur le blog Olympe et le plafond de verre.

L’une des polémiques du jour sur twitter concerne un livre qui vient d’être publié avec pour auteurs Laure Monloubou dessinatrice, et Michel Cymes  le docteur bien connu qui passe à la télé.

Les pages concernant les organes reproducteurs sont critiquées et je trouve qu’il y a de quoi. J’ai, sur ma page facebook, partagé un statut, qui décrit très bien le problème mais il a eu assez peu d’écho ; mystère des algorithmes. Je prends donc le temps d’en faire un vrai billet car je trouve qu’il y a de quoi, d’autant plus que sur twitter Michel Cymes lui-même a refusé d’aborder sérieusement la question traitant avec mépris celles qui l’interpellaient.

Je précise que j’ai repris les photos trouvée sur facebook et twitter n’ayant pas ce livre en ma possession (et pas l’intention de l’acheter)

Je rappelle que le titre de cet ouvrage est « Leur corps expliqué aux enfants »

En gros les filles n’ont pas d’organes reproducteurs puisque la zézette se réduit à la seule fonction urinaire. Il n’est même pas fait mention de l’utérus.

Voici la description qui figure en dessous de l’image du garçon.

Le zizi, ou pénis comme disent les adultes, ne se trouvent que chez les hommes, petits et grands. Il est relié aux testicules qui produisent les testicules qui serviront à faire des bébés plus tard. Les testicules ne supportant pas la chaleur sont placés en dehors du corps. Le pénis est aussi relié à la vessie qui est la poche contenant le pipi. Le pipi passe par un tuyau, l’urêtre, et sort par un petit trou situé au bout du gland. Certains glands sont recouvert par de la peau. C’est le prépuce. D’autres zizis n’ont plus cette peau. Avec ou sans cette peau le zizi fait pipi, c’est le plus important.
Parfois le zizi devient dur et pourtant il n’y a pas d’os., C’est parce qu’il se remplit de sang. C’est très bien cela prouve qu’on est en bonne santé.

Voici celle qui figure en dessous de l’image de la fille.

Quand on est un garçon on a un zizi et quand on est une fille on a une zézette, ou cocotte ou minou.

Remarquez déja qu’on ne sait pas comment les adultes nomme cette partie du corps.

C’est par là qu’on fait pipi. Personne ne doit toucher à la zézette d’une petite fille ou le zizi d’un petit garçon, sauf papa ou maman pour les laver si ils ne peuvent pas le faire tous seuls.

Et c’est tout !

Une petite fille qui aurait la curiosité de comprendre sa vulve avec cette description pourrait en conclure logiquement que le vagin sert à faire pipi puisque la sortie de l’urètre n’est guère perceptible.

Sur  la page suivante le sexe du petit garçon est détaillé, ce qui n’est pas le cas pour la fille a qui on explique qu’elle doit s’essuyer correctement les fesses pour ne pas attraper de maladies.

On en est donc encore là en 2017

Et c’est regrettable que cela provienne de l’ouvrage de quelqu’un d’influent.

Les garçons ont un pénis qui est décrit et expliqué. Les filles n’ont rien d’autre qu’un orifice qui sert à faire pipi. On croirait du Freud . Depuis quelques temps la description et le fonctionnement du clitoris ont fait l’objet de nombreux articles. Mais on s’aperçoit que, bien en amont, le mot vulve semble un gros mot et que la description de celle-ci est sans objet, puisque invisible.

Serai-je malade docteur Cyme ?

Mon accouchement, ce viol

Violences obstétricales. Les mots sont lâchés. J’ai compris. J’ai compris que je n’étais pas la seule. J’ai su qu’un mot existait pour définir ce que j’avais vécu. N’en déplaise à bien des gens, non, il ne définit pas des poules mouillées qui se plaignent de tout et de rien parce qu’elles n’ont pas reçu le traitement qu’elles espéraient en se rendant à la maternité.

(On peut aussi lire cet article sur ce site)

Bon nombre de pays tentent (enfin) d’en définir les termes. Pour faire court et concis, voici la définition qu’en donne Marie-Hélène Lahaye, dans son article du 9 mars 2016 :

« tout comportement, acte, omission ou abstention commis par le personnel de santé, qui n’est pas justifié médicalement et/ou qui est effectué sans le consentement libre et éclairé de la femme enceinte ou de la parturiente. »

C’est vrai. Mais ça n’est pas que ça. C’est avant tout un viol. Non, je n’exagère pas. Je ne suis pas seule et j’invite toutes celles qui ont vécu la même chose à me contacter, à en parler et à dénoncer.

Pour ma part, et je me permets de parler de moi parce que c’est ce que j’ai vécu, ce viol obstétrical s’est déroulé en plusieurs étapes.

Je suis arrivée à la maternité vers 22h gonflée, la peau qui me démange. On me dit qu’on me garde, me demande de remplir quelques formulaires et on m’annonce que j’ai une cholestase. Personne, n’a pris le temps de me dire ce que c’était. Pour seule réponse, j’ai eu le droit à un « oh, on ne sait pas pourquoi, mais c’est par période que ça arrive. Il y a déjà 3 femmes à votre étage qui en ont une. » … Sans Internet à portée de mains, on s’en contentera. J’apprendrai par la suite que le diagnostic était faux et qu’il s’agissait d’un problème de vésicule biliaire. Tout ceci aurait donc pu être évité.

Jour 1 : je me réveille à 7h, et une sage-femme vient m’annoncer que « c’est aujourd’hui le grand jour ».

Mission déclenchement : « vous allez avoir des contractions grâce à un tampon » Très bien, alors allons-y ! Je serre les dents et hop, c’est fait ! Pas de repas aujourd’hui parce qu’ « on ne mange pas si on accouche, Madame »

Je pourrai me passer d’un repas, ce n’est pas bien grave…

4 heures plus tard, alors que les contractions sont belles et bien présentes, le tampon me démange. Il brûle et j’ai du mal à marcher. J’avertis les sages-femmes qui me répondent que « c’est normal ». Très vite, les gynécologues -qui ne se présentent pas- affluent et les monitorings dépassent l’entendement.

Ouverte à 1, mes contractions ne peuvent même plus être mesurées. Pas de panique, on m’a dit que c’était pour « aujourd’hui, M’dame ». Le soir, j’ai faim. Je suis toujours dans ma chambre, je veux bouger mais j’ai de plus en plus mal. Les monitorings sans bouger me fatiguent et me donnent des courbatures. J’ai faim. Et soif.

22h. « Bon ben on va voir où en est le travail ». Une sage-femme vient. Je lui explique calmement que j’ai l’impression que tous mes organes sont en train de descendre et j’exige qu’on me retire le tampon. Elle hurle, a décrété qu’on ne retirerait pas le tampon, ou seulement pour en remettre un autre.

J’appelle ma mère qui accourt et me soutient. La sage-femme me répète qu’elle commence à en avoir marre et retire enfin le tampon. L’effet est immédiat. Je vais mieux, je m’apaise. Elle reste là, 30 minutes à insister pour remettre un tampon. Je serre les jambes, totalement brûlée à l’intérieur et lui dis que non je ne veux pas. Je l’entends dire à ses collègues « elle commence à me faire chier celle-là ». J’ai gagné, mais pour une nuit seulement.

Jour 2 : « bon allez, cette fois-ci, c’est la bonne !! »

J’ai passé une nuit horrible, des monitorings toutes les 45 minutes et je commence à fatiguer. La sage-femme de la veille revient et me dit « alors, vous êtes calmée ? ».

Je lui dis que ça va un peu mieux. Ni une, ni deux, elle ressort un nouveau tampon et vérifie la dilatation du col. Toujours à un.

Elle me fait mal et en guise de lubrifiant, elle utilise du savon Anios. Ça me brûle de plus en plus. Je panique et elle me maintient les jambes écartées. Je ne veux pas que ce soit elle. Je suis, dans mon lit, assise. Elle n’a pas pris le temps de m’allonger pour m’examiner. Je me sens à vif, à l’intérieur.

Je lui explique et elle me rappelle qu’on ne va pas y passer des heures. J’essaie de me détendre, je lui demande un instant, lui demande si je peux lui tenir les mains. Je pleure, je suis paniquée, plus je dis non, plus elle insiste. Elle force pour m’ouvrir les jambes et me fait de plus en plus mal. Stop ! Je n’en peux plus.

Toute la nuit, toutes les 45 minutes, on vient me vérifier le col. Je suis déjà à plus de 15 touchers vaginaux dans une partie censée m’appartenir, et que je sens enflammer. Elle démissionne et me dit d’un ton menaçant que  puisque c’est comme ça, ce sera le gynécologue qui le fera. Je lui demande qui est de garde et, pour seule réponse, elle me balance que … « bah vous verrez bien ! ».

J’angoisse, ma maman revient.. Je suis appelée dans un bureau et cette fois-ci, je pleure. Il y a 3 sages-femmes et un gynécologue. Il m’explique ce qu’il va me faire et qu’il n’insistera pas. Lorsque je me sens prête, je lui dis. Il me tient la main et m’allonge. Ça y est, le deuxième tampon est en route.

24 heures de contractions. 24 heures sans manger ni boire. Le soir, je sors en douce pour me ruiner en monnaie au distributeur, pour avaler tout ce qui contient du sucre et respirer l’air frais de ce mois de décembre. Les contractions s’emballent et je n’ai plus que 30 secondes de répit entre chacune. J’imagine mon bébé descendre et ça m’aide. Je lui parle et ça m’adoucit.

Chaque heure du jour et de la nuit, on viendra vérifier mon col. J’en suis à près de 30 touchers. Ça me brûle de plus en plus. Je le dis, mais personne ne réagit. Toujours ce même savon « Anios » en guise de lubrifiant. J’ai mal mais je serre les dents.

Jour 3 : « Allez, ça y est, ce soir, vous aurez votre bébé dans les bras ».

Je commence  seulement à douter ! Voyez ma naïveté ! Je me lave mais n’ose pas toucher à la zone du tampon. Je ne peux plus aller aux toilettes, persuadée que toutes mes entrailles vont tomber.

Une gynécologue arrive pour m’ausculter. D’un air dégoûté, elle me demande depuis combien de temps je ne me suis pas lavée. J’avais pris une douche 1 heure avant son arrivée. C’est l’humiliation. Elle retire le tampon et alerte toutes les sages-femmes.

J’ai fait une réaction allergique, elles auraient dû s’en rendre compte. J’entends que ça commence à chauffer dans le couloir. Elle revient et me demande depuis quand je n’ai pas mangé. Elle hurle encore plus. Aujourd’hui, pas de tampon, rien ! C’est fini ! J’irai en salle d’accouchement et je vais pouvoir manger.

Salle d’accouchement…

Une sage-femme, une des seules en qui j’avais entièrement confiance me présente une étudiante. Elle me demande si la jeune fille peut me percer la poche des eaux. D’accord. Je respire, je prends une grande inspiration lorsque je vois l’engin arriver. Je n’ai plus de contractions du tout. L’étudiante a peur et je le vois. Je lui dis que tout va bien se passer.

Elle pense bien faire. Insère le crochet et là : je me mets à hurler, j’entends que ça se déchire à l’intérieur et je hurle de douleur. Le crochet n’était pas sur la poche des eaux mais sur l’utérus. C’est l’utérus qu’elle a arraché. Je vous passe la boucherie.

Je reste en salle d’accouchement seule, à pleurer, après que la jeune fille se soit confondue en  excuses. Je ne la reverrai plus jamais.

On m’oublie. Personne. J’ai mal, je sanglote mais je préfère ne rien dire plutôt qu’on ne me retrouve et qu’on m’arrache encore un bout de moi. Je ne veux plus qu’on me touche. Je n’en peux plus. J’ai l’impression de détester ma fille. Je sais que ce n’est pas de sa faute, mais je lui en veux. Je serai une mauvaise mère. Elle n’a pas le droit de sortir maintenant, pas quand sa maman est dans cet état-là. Je saigne mais me tais.

Jour 4 : le grand jour

C’est au tour de l’ocytocine. J’étais prévenue : il n’y a pas le choix, il faut que ma fille sorte le plus rapidement possible. Je ne peux plus faire marche arrière et je me dis que mon épuisement ne pourra pas tenir un jour de plus.

Trois  gynécologues de la maternité sont là et me disent que c’est la dernière journée de douleur. Je les crois. Je n’ai plus d’autres choix que de les croire. On me dit de manger, de boire et de marcher. Une sage-femme m’autorise même à aller fumer une cigarette avant de retourner en salle d’accouchement. Je fais le plein de forces, avertis ma mère que c’est le grand jour, c’est sûr. Je suis à 9h10 en salle d’accouchement. Re-ocytocine. Re-contractions. Re-douleurs.

J’ai de la chance, la sage-femme qui sait m’adoucir est là et elle me prévient qu’elle ne partira pas le temps que mon bébé ne sera pas là. Il est midi. Toutes les demi-heures, on vient vérifier ce col qui ne bouge pas. Toutes les heures on utilise du gel Anios. On met plus d’ocytocine. Les douleurs deviennent de moins en moins supportables. Les minutes sont longues … Très longues. Bientôt, elles seront trop longues.

On m’avertit que la sage-femme qui me suit depuis le début de ma grossesse est là. Je suis heureuse, je sais qu’elle est douce et bienveillante. Elle arrive, me dit qu’elle ne comprend pas ce qui se passe, que je ne dois pas m’inquiéter mais que ce n’est pas normal et qu’elle va appeler mon gynécologue pour qu’il fasse quelque chose.

Elle connaît ma situation, elle sait que je suis seule, qu’il n’y a pas de papa, que je vis cet accouchement seule. Mais elle m’explique qu’il faut que j’accepte d’accoucher, que je dois visualiser ma fille qui descend, qui veut sortir hors de moi, que mon corps est fort et qu’il peut y arriver. Je réponds que j’ai peur. Tout simplement peur.

16 heures. On vient m’annoncer qu’il va falloir percer la poche des eaux. Je me crispe. J’ai encore ce bruit qui résonne en moi, celui du moment où j’ai entendu un craquement. Celui de la chair qui se déchire. Le visage de la jeune étudiante qui comprend qu’elle a fait une erreur.

Je sais que je vais devoir y passer et je suis tellement fatiguée que j’en deviens docile. Je ne supporte plus la douleur et demande une péridurale avant de percer la poche des eaux.

L’anesthésiste arrive. La sage-femme m’explique que je vais devoir faire le dos rond. Elle me met en position et soudain, c’est la prise de conscience. Cet instant, si rare et si précieux, où l’on prend conscience des choses. Je fonds en larmes et demande un instant pour me reprendre. L’anesthésiste claque la porte en disant que « quand elle sera prête, on me fera signe ».

Je viens de réaliser que ma fille va sortir

Que je suis seule. Que je vais devoir assumer. Et si je n’aimais pas ce bébé ? Et si je n’y arrivais pas ? Et si ? Je flanche. L’anesthésiste revient et me pose la péridurale. Ma mère arrive dans la foulée. On perce la poche des eaux, on rit. On rit parce que je suis détendue. On rit parce que je perds tellement de liquide amniotique que les sages-femmes n’ont pas le temps de vider une bassine que la suivante est déjà pleine. Elles me disent que tout va aller mieux maintenant.

30 minutes. C’est le temps qu’aura été efficace la péridurale. L’anesthésiste est introuvable. Le travail est bien entamé. Je n’ai de contractions que dans le dos. La sage femme et moi cherchons toutes les positions possibles pour alléger la douleur alors que je ne peux pas sortir du lit. Elle me masse.

Et puis soudain, tout s’accélère. Il y a des bips partout. Il est 21 heures. Je ne sais pas ce qui se passe, j’entends, au loin, qu’on demande à ma mère de me tenir le masque à gaz. J’étouffe encore plus.

Je vois le gynécologue arriver, prendre une dernière fois les mesures d’un col qui n’a pas bougé. Je l’entends dire que ça suffit, qu’on m’a trop fait souffrir, on passe à la césarienne.
J’ai peur. On m’emmène au bloc et je ne pense plus à ma fille. La seule image qui me hante est celle de mon corps ouvert, les entrailles à l’air.

Il fait froid. Deux anesthésistes sont là, je comprends que ça devient grave. On me bétadine le ventre, je vois le gynéco s’installer. Je bouge. On me demande comment je fais pour bouger. Je hurle : le gynécologue est là, prêt, son scalpel à la main et je sens tout. On me dit que ce n’est pas possible. Dans un dernier élan, je tente de me relever, explique que je sens la différence entre la bétadine chaude et froide, je sens tout.

Je repose ma tête. Les derniers mots que j’entendrai sont ceux de l’anesthésiste à son collègue : « allez ! Elle va pas nous faire chier celle-là…  »

Noir. J’ai rêvé, je crois.

Je suis seule. Je ne sais pas ce qui s’est passé. C’est flou. Je lève le drap, je n’ai plus de ventre. Je ne suis pas encore capable de me souvenir de ce qui s’est passé.

Je tente de me soulever, de chercher mon ventre. Je suis à motié assise, je n’ai aucune douleur, simplement la sensation d’avoir été charcutée, ouverte. Il y a du sang partout, les draps en sont plein. Un homme arrive et me dit que tout va bien.

Mais tout va bien de quoi ? Où est mon bébé ?

On ne m’apportera ma fille que 20 minutes plus tard. Je n’ai pas eu le droit au peau à peau. On m’a volé mon accouchement. Je réalise que je suis la maman de ce petit être. Je compte ses doigts … Ça va, tout va bien. Les jours suivants, je reprends du poil de la bête. Je m’affirme et deviens une mère louve. Les humiliations se feront à répétition, comme je le raconte ici

On me dit que ma fille à l’air d’avoir la jaunisse … Je réponds que non : elle a la même couleur que son papa, qui est péruvien. L’aide soignante me demandera si je suis bien sûre de qui est le père.

Je me rétablis plus vite que prévu. On me fera remarquer que je n’ai pas de baby-blues et que ce n’est pas normal. On m’enverra une psy alors que mes parents sont présents pour me faire remarquer que je suis la mère et que je suis trop entourée, que je dois prendre ma place.

Je suis trop entourée. Ce sera la remarque de trop. C’est celle qui fera que je partirai de la maternité sans dire au revoir. C’est celle qui me fera comprendre que rien n’avait été normal dans cet accouchement.

J’ai subi un viol obstétrical. J’en fais encore des cauchemars. Je rêve, régulièrement que je n’ai jamais été enceinte. Que j’abandonne ma fille. J’ai été profondément atteinte dans ma dignité. J’ai passé deux ans sans oser effleurer la cicatrice de ma césarienne. Encore aujourd’hui, elle me fait mal. Je l’évite, mais ça va mieux.

 

Je n’ai jamais donné mon consentement. J’ai été infantilisée, déshumanisée. On m’a rappelé à longueur de journée que je ne savais pas ce qu’il y avait de mieux pour mon corps. Pourtant, la cholestase n’a jamais été reconnue. C’était simplement un problème de vésicule biliaire. La séparation mère-enfant ne devrait jamais avoir lieu. Toute personne ayant vécu la même chose ne sera plus jamais la même.

J’ai eu de la chance, beaucoup de chance. Celle d’avoir été correctement entourée et aimée par ma famille. Celle de puiser ma force en ma fille. Les conséquences de cet accouchement sont à voir sur le long terme. Toute séparation avec ma puce sera vécu comme un abandon. Pour bien des femmes, il faut des années de thérapie pour s’en sortir. Elles n’évoquent pas le sujet, mais je suis certaine que les cauchemars sont récurrents. L’angoisse.

Personne, depuis lors, n’a touché mon corps. Je refuse. Je ne peux pas. Je n’en veux pas au personnel.

C’est un tout.

J’en veux au manque de respect envers les femmes, j’en veux aux accouchements qui se doivent d’être rapides, express. J’en veux au manque de bienveillance, j’en veux aux réductions de personnel, j’en veux à la déshumanisation, à l’abandon, à l’infantilisation. Je condamne le manque de compétences médicales et humaines. Je rappelle que je suis une femme et que je suis maître de mon corps et qu’un praticien ne peut pas savoir mieux que moi ce que je ressens. Que lorsqu’une femme dit non, c’est non !

Subir des violences obstétricales, ce n’est pas un gros mot pour parler de femmes plus fragiles que d’autres.

Je sais. Je sais que vous vous demandez pourquoi je n’ai pas porté plainte. Pourquoi je n’ai rien dit. Tout ce que j’aurais comme réponse à vous apporter, c’est que je ne voulais plus en entendre parler. De rien. Des médecins, d’accouchement. Et aussi, parce que j’ai culpabilisé. Culpabilisé parce que je ne connaissais pas les violences obstétricales. Culpabilisé parce que je pensais que c’était normal. Mais ça ne l’est pas. Ça existe, il faut en prendre conscience, en parler et dénoncer !

Plein de paillettes à vous,

Miss Marple

En savoir plus sur https://paroledemamans.com/accouchement/maternites/mon-accouchement-ce-viol#YKPfuQih3qCgJlKe.99

Les bars «France 2 compatible» de Saint-Denis

Hier, lecture étrange. Un tweet de In Seine-Saint-Denis , met en avant un label bien singulier proposé aux bars et restaurants de Saint-Denis et ayant pour but la promotion de la mixité dans les troquets de la ville. Malaise.

Par Agnes Druel, un article trouvé ici.

Depuis le reportage de France 2 sur l’acceptation ou non des femmes dans certains bars de banlieues, notamment à Sevran, le débat a été relancé sur la place accordée aux femmes dans l’espace public, spécialement en banlieue, où il semblerait que la Femme ne puisse pas aller où elle veut, et que l’accès de quelques bars lui serait refusé.

Il y a alors eu des reportages, des plateaux télés où des experts en laïcité et féminisme se sont écharpés pour dénoncer l’islamisme grandissant en banlieue et le danger que cela représente,  la banlieue y est secouée et malmenée. Il y aura aussi une contre-enquête efficace du Bondy Blog, suivie d’une « contre » contre-enquête de Marianne, qui remplie de clichés réponds aux attentes et fantasmes de l’imaginaire collectif sur la banlieue.

Et puis, l’Observatoire de laïcité de Saint-Denis et le collectif « Sacamain » ont surenchérit en lançant une campagne destinée à promouvoir la place de la femme dans l’espace public dionysien en faisant signer une charte de la mixité aux commerçants volontaires, et en distribuant des petits autocollants que le propriétaire de bar colle sur sa porte et ou l’on y voit, sous forme de dessin, une femme fumant une cigarette assise à la même table qu’un homme. Parce que la femme libre et émancipée a les cheveux détachés et  fume des cigarettes en terrasse de Saint-Denis. Cela ne peut être autrement.

autocollant mixité © capture d'écran du site : saintdenismaville autocollant mixité © capture d’écran du site : saintdenismaville

Voilà, nous y sommes arrivés. La femme est acceptée dans tel ou tel bar au même titre que les tickets restaurants ou les animaux de compagnies. Un petit autocollant qui vient rappeler que la présence féminine est vivement souhaitée, et que le propriétaire s’engage, à travers la charte, à accueillir avec bienveillance le « sexe faible » dans son commerce.Ce n’est pas une maladresse. Ce n’est pas une erreur de communication. C’est simplement une suite logique d’heures de débats sur une réalité fantasmée en banlieue, de matraquage médiatique à l’encontre d’une partie de la population en raison de sa religion, l’Islam, qui se voudrait machiste et rétrograde. Une suite logique de débats politiques tronqués par la montée en puissance des idées racistes et islamophobes de Marine Le Pen qui voit dans le burquini l’ennemi de la République, et à qui l’on offre un boulevard médiatique pour qu’elle puisse répandre sa haine en toute tranquillité.

Des heures de pseudos débats,  de reportages construit uniquement sur des clichés tenaces et une haine de l’autre qui s’assume de plus en plus en facilement au pays des droits de l’homme, auront finalement aboutis à l’impression de petits autocollants annonçant « la bienveillance » d’un commerçant à l’égard des femmes.  Nous, femmes dionysiennes, sommes heureuses d’apprendre qu’au même titre que les chiens et les cartes bleues, que notre présence est maintenant autorisée et désirée dans certains bars de notre ville.

charte © imprim écran du site : saintdenismavilleouverte charte © imprim écran du site : saintdenismavilleouverte

Depuis que j’habite à Saint-Denis, l’entrée d’aucun établissement ne m’a été refusée. Je suis libre de circuler où il me plait, quand je le souhaite. C’est pourquoi je refuse cette campagne de la division menée par ces deux associations et que je ne me rendrais plus dans les 14 bars signataires de la charte pour aller boire des verres avec mes amis. J’irai ailleurs, là ou sous couvert d’une prétendue égalité homme-femme, les islamophobes et autres semeurs de haine, n’ont pas trouvé écho à leur message dangereux.

La charia catholique ou l’Etat dans l’Etat Par Christine Delphy

On peut aussi lire cet article sur le blog de Christine Delphy

Ni Mélenchon ni Macron ne savent ce qu’est la laïcité. Et les journalistes non plus. Ainsi Mélenchon croît que « l’école » est soumise à « la laïcité ». Non : les enseignants le sont parce qu’ils sont fonctionnaires, mais pas les usagers que sont les élèves. Ce pour quoi la loi de 2004 interdisant le foulard n’est pas conforme à la loi de 1905. Macron semble ignorer que le Conseil d’Etat a déclaré invalides les arrêtés « anti-burkini » pris par des maires l’été dernier ; il prétend que « certains de ces arrêtés sont justifiés »–parce qu’ils ne « visent pas une affaire cultuelle, mais une affaire  d’ordre public ». Quel « ordre public » ? Les femmes qui portent un burkini dérangent-elles l’ordre public ? Non. Ce sont ceux et celles qui les insultent qui dérangent l’ordre public : ce ne sont pas les victimes qu’il faut pénaliser.

Quant à Mélenchon, il trouve que le « voile » (il parle du foulard, mais qu’importe, on dira que c’est un « voile ») est « un symbole de soumission de LA femme ». Comme Valls. Ils connaissent LA femme, et veulent « l’émanciper ». Nous, non. Nous ne connaissons que DES femmes. Et nous ne parlons pas de symboles mais du sous-paiement des femmes, de leur sur-travail, des violences sexuelles, toutes choses qui ne sont pas du tout « symboliques », mais très matérielles et très physiques. Alors arrêtez Messieurs de prétendre que vous savez mieux que nous ce que nous voulons. Pas être « émancipées » par vous, mais nous libérer de votre pouvoir, notamment celui de parler à notre place.

Et nous ne voulons pas que vous utilisiez ce pouvoir pour opprimer les musulmanes. Vous multipliez depuis des années les lois, les décrets et les circulaires qui empêchent les femmes portant foulard de travailler dans les services publics, maintenant dans les entreprises privées, vous leur interdisez d’accompagner leurs enfants dans les sorties scolaires. Vous les dîtes « soumises », et vous prétendez les vouloir « libres ». Quelle hypocrisie ! C’est vous qui, en les obligeant à rester à la maison, en leur retirant les moyens de l’autonomie économique, vous qui les rendez dépendantes de leur conjoint. Aujourd’hui vous prétendez leur interdire l’université et même la rue ! Mais elles ont autant que vous le droit d’y être.

Ce sont nos compatriotes et nos sœurs à qui vous enlevez un par un tous les droits qui sont les leurs, au mépris de la Constitution, de la loi de 1905, des Conventions internationales, de la déclaration universelle des droits humains, qui garantissent le droit non seulement de penser ce qu’on veut—ce qui est toujours possible– mais surtout de dire ce qu’on pense. A quand l’interdiction de distribuer des tracts, de crier des slogans, ou tout simplement d’exprimer ses opinions politiques ? Ah oui, « mais le foulard, c’est religieux ». Faut-il rappeler que dans tous les textes fondateurs (cités plus haut), aucune différence n’est faite entre les opinions, qu’elles soient politiques, esthétiques, religieuses  ou autres ? Aucune. La liberté d’opinion, c’est la liberté de toutes les opinions.

 

La hiérarchie catholique : un Etat dans l’Etat

 

 

Fillon veut « fermer les mosquées salafistes ». Mais la loi de 1905 interdit toute ingérence de l’Etat dans les religions, comme l’inverse. Les cultes ne sont pas et ne doivent pas être gérés par l’Etat.  Ils sont séparés, un mot que vous avez du mal à entendre, parce qu’il est vrai que vous acceptez d’une religion ce que vous dénoncez chez les autres.

Vous acceptez l’ingérence de l’Eglise catholique dans les politiques de l’Etat, et singulièrement dans un domaine-clé : la protection des personnes contre les agressions sexuelles. Fillon veut combattre le « totalitarisme islamique » partout où il est et nous prédit une guerre de 20 ans, au Pakistan, en Afghanistan, au Moyen-Orient et au Sahel, (bien sûr, on y est déjà) et en France). Or, s’il est exact qu’aujourd’hui les tendances religieuses intégristes se développent, dans les pays à majorité musulmane mais aussi dans les pays à majorité chrétienne, juive, hindoue (et probablement d’autres que j’ignore). En Amérique du Nord, où Trump a bénéficié de l’appui des protestants évangélistes. En Europe, où en France, Fillon bénéficie de l’appui de Sens commun, cette organisation politique d’ intégristes, ceux qui ont organisé la « manif pour tous ». C’est par peur de cette frange traditionnaliste que le gouvernement de Hollande a supprimé les « abc de l’égalité ». Mais est-il juste de confondre ce mouvement mondial vers l’intégrisme religieux avec la « radicalisation » qui en France aujourd’hui, désigne la propension à commettre des attentats ?

Et, si l’on parle d’intégrisme, quelle est en France, la religion qui menace vraiment la séparation des Eglises et de l’Etat ? C’est la plus ancienne sur le sol français, la plus nombreuse, la plus organisée : l’Eglise catholique. On nous effraie depuis 2004 avec la menace d’un « islam conquérant » qui voudrait remplacer le droit commun par la charia : la loi de Dieu. Si des musulmans poursuivent vraiment ce but, ils sont loin d’en avoir les moyens. On nous dit, à la suite d’un sondage, que 20 ou 30 % des musulmans estiment que la loi de Dieu l’emporte sur la loi de l’Etat. Ce sondage laisse penser aux lecteurs qu’aucune autre religion ne fait ce choix. Et pourtant, chez les Témoins de Jéhovah, c’est une règle de leur église : la loi de Dieu avant la « loi de César ». Quant à l’Eglise catholique, elle continue de vouloir s’occuper non seulement des affaires religieuses, qui appartiennent à son domaine, mais des délits et crimes, qui n’appartiennent pas à son domaines, « à l’interne », et au mépris de la loi commune.

On le voit très bien dans son traitement des prêtres qui violent des enfants des deux sexes. La hiérarchie catholique refuse de les dénoncer à la justice, et elle les protège de mille façons. Cash investigations et Médiapart ont réalisé un documentaire accablant sur ce sujet. Voici donc toute une population de gens d’Eglise et d’enfants qui n’est pas soumise aux mêmes lois que le reste du pays : les victimes ne sont pas écoutées, et les criminels sont impunis. Et la hiérarchie catholique dit ouvertement  que la loi qu’elle applique n’est pas la loi de l’Etat mais la « loi canonique »–la loi du « canon », c’est-à-dire de la règle de l’Eglise. Mgr Barbarin, dont les propos ont été relatés par plusieurs médias, sans commentaires des journalistes, l’exprime candidement en 2016 : « « « Pourquoi je ne l’ai pas dénoncé ? Parce qu’il y avait prescription canonique. »Il ajoute un mensonge : « Il n’y avait pas non plus de plainte des victimes depuis ».

Cette loi de Dieu semble dicter à la hiérarchie catholique, non seulement de suivre les délais de prescription « canoniques » mais aussi d’exfiltrer les prêtres criminels en Afrique ou en Amérique du Sud, où ils pourront abuser d’autres enfants qui ont moins de valeur que les nôtres, au lieu de les châtier, puis de les laisser revenir en France.

En 2001 le pape de l’époque a fait obligation à tous les catholiques de dénoncer les crimes pédophiles à la justice—pas la justice de l’église, celle de l’Etat. Ce prononcement du pape est resté lettre morte, on le voit au nombre de scandales dénoncés par la presse.

Et face à cela, que fait l’Etat ? Rien. L’Etat, qui doit en principe protéger tous les enfants, n’applique pas le droit commun à tous : il laisse les enfants catholiques à la disposition de la charia catholique qui, il faut le dire, trouve que la pédophilie n’est pas un bien grand crime, et peut-être pas un crime du tout.

En d’autres termes, l’Etat, si jaloux de sa prééminence en d’autres matières, laisse l’Eglise catholique régler des questions qui relèvent des tribunaux, et lui accorde, de facto, un statut d’Etat dans l’Etat.

Tous égaux devant la médecine… Surtout les hommes

Un article de Martin Winckler pris dans Liberation

Penser le soin au féminin reste un progrès à mettre en œuvre. Les médicaments sont toujours testés sur les hommes, et donc pour eux, les affections touchant les femmes sont moins bien – ou pas du tout – étudiées.

La pensée médicale classique repose sur plusieurs présupposés dogmatiques : connaître la physiologie humaine (le «normal») permet de reconnaître la pathologie (les anomalies, les maladies) ; c’est au médecin seul qu’il appartient de dire ce qui est «normal» et ce qui ne l’est pas, afin de traiter le patient ; le médecin «sait», le patient est ignorant ; les progrès scientifiques permettront de prévenir et d’éradiquer les maladies.

Après la Seconde Guerre mondiale, la technologie a crû de manière exponentielle, et beaucoup de maladies sont aujourd’hui mieux traitées – dans les pays riches surtout. Mais les trente années qui viennent de s’écouler sont venues bousculer la donne. Aujourd’hui, l’éthique biomédicale ne tient plus pour «naturel» que les médecins décident pour les patients, mais milite pour l’autonomie de ces derniers. Récemment, de nombreux travaux scientifiques ont remis en question le dépistage précoce du cancer du sein ou celui de la prostate, en soulignant les risques de surdiagnostics et de traitements mutilants infligés à des patientes qui n’en ont pas besoin. Enfin, les frontières entre physiologie et maladie ne sont plus aussi tranchées qu’on l’a longtemps affirmé. Ainsi, les connaissances actuelles en biologie et en neurosciences attestent que le genre, l’identité et l’orientation sexuelles d’un individu ne se résument ni à son anatomie ni à ses chromosomes ; l’homosexualité, la bisexualité, l’asexualité et la transsexualité ne sont pas des «anomalies», mais autant de nuances sur la riche palette de la nature humaine. Et même en France, où l’on est encore très en retard sur ces questions, un récent rapport du Défenseur des droits énonce clairement qu’il est hors de question d’imposer une intervention «correctrice» à un enfant intersexe avant qu’il ou elle ait atteint l’âge suffisant pour exprimer son sentiment et ses désirs à ce sujet.

Bien sûr, il y a encore du chemin à faire. La lutte contre les préjugés demande beaucoup de temps. Mais tant qu’à abattre les vieilles idoles, le temps est venu de s’attaquer au «principe» le plus archaïque de la pensée médicale – à savoir son ancrage au corps masculin.

Aujourd’hui, tout médecin apprend le normal et le pathologique à partir du corps des hommes. Or, comme le rappelle Peggy Sastre dans un ouvrage récent (le Sexe des maladies, éd. Favre, 2016), l’invisibilité des particularités féminines a de nombreuses conséquences délétères : les médicaments sont toujours testés sur des hommes, et donc pour eux ; les affections touchant spécifiquement les femmes sont moins bien – ou pas du tout – étudiées ; les symptômes évoqués par les femmes sont très souvent minimisés, ignorés, méprisés, voire attribués à leur «inconscient». Autrement dit, les médecins d’aujourd’hui apprennent à ne soigner qu’une moitié de l’humanité. L’autre moitié est au mieux confinée à une spécialité ghetto (la gynécologie obstétrique) qui appréhende ses organes reproducteurs de manière autoritaire, comme en atteste la surmédicalisation de la grossesse et de l’accouchement ; au pire, elle est passée complètement sous silence : dans les facultés de médecine françaises, on n’enseigne pas la physiologie sexuelle ; on n’enseigne que les maladies, les «troubles» et les «dysfonctionnements» des organes sexuels, et d’abord ceux des femmes, puisque, c’est bien connu, les hommes ne se plaignent pas, tandis que les femmes «s’inventent» tout le temps quelque chose.

Il ne suffira pas, cependant, de dénoncer le sexisme ancestral dans lequel s’est momifiée la pensée médicale. Il est urgent, en toute bonne logique scientifique, de prendre pour repères et pour normes de l’enseignement médical la physiologie et le corps féminins. Ce changement de paradigme, simple mais radical, aurait des conséquences bénéfiques considérables.

Le corps féminin est beaucoup plus complexe, plus varié et plus subtil dans sa physiologie que le corps masculin. Il traverse, tout au long de la vie, des changements et des transformations dont nous avons tout à apprendre, à commencer par les différences entre maladie et souffrance. Ainsi, les règles sont un phénomène physiologique ; avoir mal ne l’est pas. Quand une femme dit souffrir de ses règles, beaucoup de médecins répondent «c’est normal !» ou «c’est comme ça» parce qu’elle n’est pas «malade». Quand une femme consulte pour des douleurs chroniques diffuses, elle s’entend souvent dire «c’est dans la tête». Beaucoup de médecins ne voient que les maladies, et non la personne qui souffre. On leur a appris à traiter (les hommes), on ne leur a jamais enseigné à soigner (les femmes) ! On leur a appris à tout voir sous le prisme de la maladie, jamais sous celui de la vie à accompagner.

Sur dix patients, sept sont des femmes. Il n’est pas tolérable, d’un point de vue éthique, social et scientifique, que les médecins reçoivent peu ou pas d’enseignement sur des affections chroniques fréquentes frappant exclusivement ou majoritairement des femmes, telles l’endométriose, la migraine, le syndrome du côlon irritable, les troubles du comportement alimentaire, l’obésité, l’asthme, le syndrome prémenstruel, la broncho-pneumopathie obstructive, les maladies auto-immunes et les syndromes douloureux diffus (fibromyalgie, entre autres).

De plus, la santé d’un individu découle directement de son statut socio-économique. A statut équivalent, les femmes sont moins bien soignées parce que leurs symptômes sont souvent négligés. Penser la médecine au féminin, c’est œuvrer pour l’équité et la justice sociale.

Enfin, les femmes ne consultent pas seulement pour elles, mais aussi pour leurs enfants, parents et conjoints. Et elles ne se privent pas de communiquer et de partager ce qu’elles ont observé avec les médecins qui veulent bien les écouter. Centrer l’enseignement de la médecine sur la vie des femmes et leurs perceptions de la santé permettrait de mieux soigner tout le monde. Alors, au lieu de passer du temps à leur «expliquer» de quoi elles souffrent ou non, la profession médicale gagnerait beaucoup à écouter ce que les femmes ont à dire de leur vie – et à en tirer les leçons.

Martin Winckler

 

Les pieds dans les étriers

La vulve bien ouverte

Par Mado

« Je lui racontai les étriers, je lui dis que je me servais de moi parce que je m’avais sous la main, mais que je voulais nous écrire, nous-femmes, nous-filles, “Et puis tu as de l’expérience en la matière”, ça, on rigole tous les deux, et je lui dis mes amies proches, je ne lui raconte rien de qui, je lui dis, je fais la liste et ça m’enrage, je lui dis, ce texte il est là pour nous, pour moi-nous, parce que je ne supporte plus de nous voir serrer les dents… »

Ce texte est le premier d’une série de six articles issus du no 3 de Jef Klak, « Selle de ch’val », et publiés à l’occasion de la sortie prochaine du no 4, « Ch’val de course », sur les jeux et le risque.

On peut lire (en ligne ou en PDF0 cet article par ici.

JUSTICE, VOUS AVEZ DIT JUSTICE ? À propos du verdict scandaleux de la cour d’assise de Nanterre du 17 mars 2017

 Dre Muriel Salmona, 20 mars 2017
À propos du verdict scandaleux de la cour d’assise de Nanterre du 17 mars 2017 qui a acquitté 7 jeunes accusés d’un viol en réunion d’une adolescente de 14 ans
Pétition à signer ICI pour que le parquet fasse appel

http://www.mesopinions.com/petition/justice/acquittement-scandaleux-7-jeunes-accuses-viol/29114

 Le verdict scandaleux de la cour d’assise des mineurs des Hauts de Seine rendu le 17 mars 2017, jette une lumière crue sur la réalité catastrophique du traitement judiciaire des viols, et sur le déni et la culture du viol qui sont trop souvent à l’oeuvre au sein de la justice. 
Les sept garçons (mineurs pour 6 d’entre eux) accusés de viol en réunion en 2011 sur une adolescente de 14 ans ont été acquittés. Pourtant deux autres garçons impliqués eux aussi, mais âgés de moins de 16 ans, ont été déclarés coupables de viol en réunion et condamnés à 3 ans de réclusion criminelle avec sursis par le tribunal des enfants.
Le Parisien relate ainsi les faits : «La nuit de cauchemar de l’adolescente remonte à septembre 2011. Cette jeune fille déjà grandement éprouvée par les viols incestueux qu’elle a subis de son père – celui-ci a d’ailleurs été condamné à huit ans de prison pour viol sur mineur par ascendant – ouvre la porte à un jeune homme lui demandant si son père est là. Le père était gardien d’immeuble dans cette grande cité d’Antony. L’homme est alors au travail, le jeune homme qui vient de sonner s’en va. Une demi-heure plus tard, nouveau coup de sonnette. Elle croit que le visiteur revient. Mais c’est un groupe de jeunes qui s’engouffre dans l’appartement. Certains se cachent en partie le visage, ils évitent de s’appeler par leurs noms… En quelques instants, l’adolescente est assaillie dans la salle de bains et dans la chambre de ses parents, où elle ne trouve pas d’autre issue que celle de se soumettre à ses agresseurs. Qui ne l’épargnent pas. Le calvaire a duré environ trois heures.» On apprend qu’un des neuf garçons faisait le guet pendant ce temps là. 
Ce qui est décrit ressemble à s’y méprendre à un viol en réunion prémédité, un crime extrêmement  traumatisant qui entraîne chez la victime une sidération qui la paralyse, un stress extrême et une dissociation traumatique de sauvegarde avec une anesthésie émotionnelle qui la met sous emprise et  dans l’incapacité de se défendre et de réagir.
Pourtant, la cour d’assise des mineurs des Hauts de Seine a considéré qu’ils n’avaient pas usé de violence, menace, contrainte ou surprise pour la pénétrer à tour de rôle, et qu’ils n’avaient pas eu conscience d’un défaut de consentement de la plaignante, et qu’il n’y avait donc pas eu viol (1).
De fait la cour considère qu’une fille de 14 ans peut être consentante à être pénétrée à tour de rôle par huit garçons de 15 à 20 ans qu’elle ne connaissait pas à l’exception d’un seul, et que ceux-ci n’ont eu ni l’intention ni la conscience de la violer !
Donc circulez il n’y a rien à voir ! Ils ont juste profité d’une occasion qu’ils ont eux-même provoquée, d’une «fille facile», sans se poser de question sur l’horreur de ce qu’ils faisaient, sans se poser de question sur les raisons pour lesquelles une adolescente semblait «accepter» et «supporter» des pénétrations sexuelles par 8 garçons, sans qu’aucun d’entre eux ne se dise à un moment : «ce n’est pas possible on ne peut pas faire ça à une fille quand bien même elle parait ne pas s’y opposer, ce n’est pas possible on a pas le droit de faire ça à un être humain, pas le droit de l’utiliser, de le dégrader ainsi». Il faut partager à neuf un mépris inconcevable pour l’adolescente à qui ils font cela, il faut être excité par la transgression, l’humiliation et le rapport de domination, il leur était impossible de ne pas en être conscient. Ce n’est pas parce qu’une personne ne s’oppose pas, voir même accepte de subir des actes violents, dégradants et portant atteinte à sa dignité que cela autorise autrui à les commettre. Ce n’est pas parce qu’une personne accepte d’être tuée ou mutilée que celui qui la tue ou la mutile n’est pas considéré comme un criminel.
De fait, la cour entérine un scénario pédo-pornographique entre une fille de 14 ans et neuf garçons de 15 à 20 ans, et elle le considère comme normal…
Or, ce qui s’est passé n’est rien d’autre qu’une torture sexuelle, un acte inhumain aux conséquences psychotraumatiques gravissimes. Comment est-il possible qu’il n’ait pas été reconnu comme un crime sexuel aggravé par la cour d’assise ? Comme je l’écrivais dans un billet récemment à propos de plusieurs traitements judiciaires particulièrement inhumains : «Ils n’ont pas peur !…»
L’adolescente était déjà en détresse, gravement traumatisée par des viols incestueux commis par son père quand elle avait 12 ans, ce qui explique d’autant plus qu’elle ait pu sembler tolérer l’intolérable. Les neuf jeunes ont donc pu profiter d’un état traumatique et d’une grande vulnérabilité.  Elle présentait, comme tout enfant victime de viol incestueux exposé à son agresseur, une dissociation traumatique de survie l’anesthésiant émotionnellement et physiquement et la mettant dans l’incapacité de se défendre, et une mémoire traumatique lui faisant revivre sans cesse les viols et les mises en scène que son père lui imposait. Comme tout enfant victime de viol, elle ne pouvait se voir que comme bonne qu’à ça, n’ayant aucune valeur, aucun droit… avec comme le rapporte l’article du Parisien un «sentiment de salissure et de dégoût d’elle-même», qui l’ont rendue «vulnérable et fragile», selon l’expert psychologue. Ses agresseurs ont donc rajouté du traumatisme au traumatisme, de l’horreur à l’horreur.
Ce verdict incompréhensible est pour elle d’une très grande violence, il lui signifie qu’effectivement, elle n’est bonne qu’à  être pénétrée, humiliée, dégradée, salie, et que les neuf garçons avaient le droit de lui faire ça, que ce n’est pas un crime. Que peut-elle penser ? Qu’elle n’a aucune valeur, aucun droit, qu’on ne lui reconnait aucune dignité, qu’ils peuvent recommencer, qu’elle ne sera pas protégée ? Que la sexualité c’est cela, subir l’horreur ?
Il s’agit d’un verdict inacceptable, qui démontre une complicité avec les agresseurs, qui leur assure une totale impunité, et qui entérine un monde de domination masculine, un monde sexiste où les femmes et les filles sont considérées comme des objets sexuels. Un monde où la sexualité masculine se décline en termes de privilèges, de jeux cruels et de prédation, et celle des femmes en termes d’instrumentalisation, de soumission et d’assimilation à des proies. 
Un monde où sexualité et violences sont souvent confondues, où des mises en scène sexuelles de rapport de force, de haine, d’humiliation et d’atteintes à la dignité humaine et à l’intégrité physique et psychologique des femmes sont tolérées et même considérées comme excitantes. Un monde où les femmes sont supposées aimer être prises de force, être injuriées, malmenées, dégradées. 
Un monde enfin, où la sexualité est présentée comme une zone de non-droit où la transgression fait partie des règles, où exercer les pires violences peut se faire sous couvert de jeux sado-masochistes, où les femmes et les filles peuvent être considérées comme des objets à consommer à la chaîne. 
Dans ce monde de prédation, la menace de subir des violences sexuelles est omniprésente pour les femmes et les filles dès leur plus jeune âge, et c’est intolérable. Une fille sur cinq, un garçon sur 13 ont subi des violences sexuelles, une femme sur 6 a subi des viols et des tentatives de viols au cours de sa vie, et chaque année 83000 femmes, 14000 hommes, 120000 filles et 30000 garçons subissent des vols et des tentatives de viols (3). Les filles sont les principales victimes de violences sexuelles, rappelons que notre enquête de 2015 Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte a montré que 81% des violences sexuelles démarrent avant 18 ans, 51% avant 11 ans, et 21% avant 6 ans (2).
Et dans ce monde particulièrement injuste et cruel, règnent le déni et la culture du viol, c’est à dire la culture des dominants : les violences sexuelles sont niées ou banalisées et minimisées, leurs conséquences ne sont pas reconnues mais intégrées comme des traits de caractères dits féminins ou comme des pathologies névrotiques ou psychotiques, les victimes de violences sexuelles sont considérés comme a priori consentantes à leur destruction, coupables ou responsables de ce qui leur arrive, soupçonnées d’avoir aimé être dégradées. Tandis que les violeurs bénéficient presque toujours d’une grande tolérance, voire d’une complicité, et d’une quasi totale impunité (sur les 10% de plaintes pour viols 60 à 70% sont classées sans suites, 10 % seulement aboutiront à une condamnation, soit 1% de l’ensemble des viols) (3). 
Les agresseurs sont tranquilles, leurs stratégies et leur intentionnalité de détruire, de dégrader, d’humilier, de soumettre, d’instrumentaliser et d’en jouir ne sont presque jamais reconnues comme telles, la victime qui les a vécues n’est pas entendue, ni crue, et l’intensité de son traumatisme qui en fait foi n’est presque jamais pris en compte. La grande majorité des victimes sont abandonnées, elles sont 83% à témoigner n’avoir jamais été ni reconnues, ni protégées (2). Personne, ou presque n’a peur pour elles et pour de futures victimes. Ce monde où nous vivons manque cruellement de solidarité pour les victimes, c’est elles qui sont considérées comme coupables, et les agresseurs qui bénéficient de soutien et de protection. Le monde à l’envers.
Les agresseurs sexuels peuvent donc se considérer dans leur droit : ils ont bien le droit de se défouler, de s’amuser, de jouir sans entrave de leurs violences (4). Les femmes et les filles sont faites pour ça, peu leur importe ce qu’elles veulent, ce qu’elles ressentent, leur douleur, leur souffrance, leur détresse, leurs traumatismes qui auront de graves conséquences à long termes sur leur vie et leur santé mentale et physique, peu leur importe le risque élevé de suicides. Ils ne s’en sentent pas responsables. Les femmes, les filles, à leurs yeux n’ont pas les mêmes droits, ce sont des esclaves domestiques et sexuelles.
Dans un monde à l’endroit, un monde juste, égalitaire, solidaire et protecteur, un monde respectueux des droits de chaque personne à ne subir aucune atteinte à sa dignité et à son intégrité :
  • avant tout cette adolescence aurait été protégée de son père incestueur, et aurait bénéficié de soins, et à 14 ans elle n’aurait pas été dans cet état de dissociation traumatique de survie qui l’a rendue très vulnérable, sa mémoire traumatique aurait été traitée, et elle aurait eu la capacité de s’opposer et aurait été consciente de sa valeur et de ses droits ;
  • cette adolescente de 14 ans aurait été reconnue victime de viol en réunion, et les agresseurs reconnus coupables et condamnés. Elle aurait eu droit à des réparations pour les préjudices subis, et elle aurait été protégée des agresseurs et prise en charge. Les agresseurs auraient été suivis, soignés et surveillés pour qu’ils n’agressent pas à nouveau ;
  • elle n’aurait pas pu être présumée consentante à des actes sexuels commis en réunion par neuf jeunes, une contrainte morale aurait été reconnue, ainsi qu’une vulnérabilité liée à de graves troubles psychotraumatiques dont un état dissociatif avec anesthésie émotionnelle entraînant une incapacité à exprimer sa volonté et un consentement libre et éclairé ;
  • dans un monde à l’endroit, le consentement à des actes de pénétration ne devrait en aucun cas être pris en compte par la loi en dessous de 15 ans. Le viol devrait être qualifié sans avoir à prouver «la violence, la contrainte, la menace,  ou la surprise. Non seulement un enfant ne saurait avoir la capacité, ni la maturité émotionnelle et affective à consentir à un acte sexuel, et surtout il doit être absolument protégé d’actes qui du fait de son jeune âge portent atteintes à son intégrité physique et psychique, et à son développement affectif ;
  • de même, le consentement à des actes dégradants, humiliants, portant atteinte à la dignité humaine ne devrait en aucun cas être considéré comme valide quel que soit l’âge de la victime, et ne saurait dédouaner ceux qui les commettent.
Dans un monde à l’endroit, un tel verdict est inconcevable ! Nous espérons que le parquet fasse appel de cette décision inique.
Pas de Justice, pas de Paix !
Mobilisons-nous pour que ces injustices cessent ! 
Exigeons que justice soit enfin rendue aux victimes de viol  !Exigeons que les agresseurs ne bénéficient plus d’une  tolérance coupable et d’une impunité scandaleuse !
Exigeons des procédures judiciaires justes, respectueuses des droits et protectrices pour les victimes !
Soyons solidaires des victimes de violences sexuelles, et luttons pour que soient respectés les droits de chaque victime à être protégée, reconnue, soignée, et à accéder à une justice digne de ce nom !
Dre Muriel Salmona
psychiatre
présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie

Femmes, musulmanes et rhétoriques : en finir une bonne fois pour toutes avec l’expression « femme voilée » Zohra El-Mokhtari

Ne dites plus « femme voilée », un article publié sur le site contre-attaques.org.

Dans cette tribune, publiée 13 ans jour pour jour après l’adoption de la loi dite d’interdiction des signes religieux à l’école, Zohra El-Mokhtari revient sur l’emploi déshumanisant de l’expression « femme voilée ».

Faut-il, en 2017, rappeler les évidences ? Doit-on expliquer que les « femmes voilées » ne sont pas des objets ? Il semblerait que oui.

Le 25 janvier dernier, Stéphane Durand-Souffland, journaliste au Figaro, raconte le procès de l’historien Georges Bensoussan poursuivi pour des propos tenus sur France Culture et relevant, selon les plaignants, de « provocation à la haine raciale » : « … dans les familles arabes en France l’antisémitisme on le tète avec le lait de sa mère ».
Lila Charef, avocate et responsable juridique du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), est appelée à la barre. Mais ni ses fonctions, ni son nom ne seront mentionnés dans l’article, l’auteur la chosifiant en la qualifiant à deux reprises de « voile » (« esquive insolemment le voile fleuri », « insiste le voile ».) Comment un tel degré de déshumanisation et d’effacement de l’individu a-t-il été rendu possible ? Que révèle ce processus de dépersonnalisation ?

Pour lire l’intégralité de l’article, c’est par ici.

Comme un poisson sans bicyclette N°16 : Violences gynecologiques et obstétricales

http://www.zinzine.domainepublic.net/emissions/CUP/2017/CUP2017-02-17-cup16violencesGyneco.mp3

Ovaires et contre tout !
Dans cette émission, nous avons profité de la tenue du festival « Ovaire et contre tout » à Forcalquier organisé par le collectif Agate, Armoise et Salamandre-Corps et Politique pour parler des violences gynécologiques et obstétricales. Laëtitia Négrié et Béatrice Cascales, autrices du livre
L’accouchement est politique nous ont présenté leur livre. Puis le témoignage d’une amie ayant vécu un accouchement et des violences à l’hopital de Manosque, il y a quelques mois, a illustré leur propos. Nous avons ensuite débattu avec toutes les magnifiques intervenantes présentes autour de la table qui étaient là pour le festival.
Au cours de l’émission, nous avons évoqué plusieurs sites de références si vous voulez allez plus loin :
L’Alliance francophone pour l’accouchement respecté (AFAR)
– Le site Gyn&co qui donne une liste de gynécologues et soignantEs féministes
– Le site de Martin Winckler
Et nous vous rappellons que si vous avez des témoignages à apporter concernant ce sujet dans le 04, vous pouvez nous écrire à l’adresse mail : commeunpoissonsansbicyclette@radiozinzine.org
ou bien nous envoyer une lettre à :
Comme un poisson sans bicyclette
Radio Zinzine
04300 LIMANS.

(Re)découvrir l’écoféminisme

 

Nous publions ici un entretien  avec Émilie Hache et Isabelle Cambourakis autour du recueil de textes écoféministes Reclaim, trouvé sur le site de l’excellente revue Contretemps. Philosophe, Émilie Hache a coordonné cet ouvrage et en a écrit l’introduction. Isabelle Cambourakis vient de terminer à l’EHESS un master sur les relations entre mouvement féministe et mouvement écologiste dans les années 1970 et est responsable de la collection « Sorcières » aux éditions Cambourakis, dans laquelle est publié Reclaim.

reclaim-couv

Reclaim. Recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Cambourakis, 2016, 413 p., 24€.

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Contretemps (CT) : Reclaim rassemble des textes issus de l’écoféminisme états-unien qui a émergé à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Pouvez-vous rappeler les conditions d’émergence des mouvements écoféministes et la façon dont ils se sont ou non développés dans d’autres pays ?

Émilie Hache (EH) : La fin des années 1970 et le début des années 1980 sont marqués par la montée en puissance des mouvements antinucléaires et des mouvements pour la paix aux États-Unis. Après l’accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island en mars 1979 et face à la relance des programmes militaires par Reagan, des mouvements de femmes se mobilisent, organisant notamment la spectaculaire Women’s Pentagon Action en 1980. Ces mouvements rassemblent des militantes issues des mouvements pacifistes, du féminisme, des organisations écologistes et vont s’étendre sur une décennie. La mobilisation de ces femmes a pris la forme d’actions et donné lieu à des textes qui mettent en question la destruction croisée des femmes et de la nature. Parmi les actions mises en œuvre – occupations de sites de recherche ou de production nucléaire, manifestations, blocages, etc. – certaines durèrent quelques heures, d’autres quelques jours, voire quelques mois, parfois plus ; et pendant de tels moments, on parle, beaucoup. Des idées s’échangent, des textes se diffusent, les femmes qui sont là viennent de milieux et d’histoires différentes, mais il y a de très nombreuses personnes qui étaient politisées auparavant ; certaines étaient poètes, d’autres chercheuses, artistes… et tout se brasse. C’est à l’intérieur de ce mouvement que le mot « écoféminisme » émerge. Il émerge en fait à plein d’endroits différents, chez plein de femmes différentes, et cette émergence est le fruit du moment historique dans lequel cela se produit.

Isabelle Cambourakis (IC) : Il y a en France une difficulté à saisir ce moment, liée en partie à la manière dont a été « réceptionné » l’écoféminisme à des périodes différentes et par divers canaux. Au moment où émerge ce mouvement à la fin des années 1970, la France est vraiment à l’écart de ce qui se passe en Angleterre ou aux États-Unis ; par contre le terme revient avec les traductions de textes de Vandana Shiva1 dans les années 1990, et est donc perçu comme un écoféminisme du tiers-monde, du Sud. Il y a une confusion entre différentes histoires de l’écoféminisme. L’écoféminisme du Sud est postérieur aux mouvements antinucléaires des années 1970 qui sont la matrice du mouvement écoféministe. Les participantes à ces mouvements se sont revendiquées de l’écoféminisme. D’autres mouvements comme ceux pour la justice environnementale ou les luttes environnementales menées par des femmes ne s’en sont pas forcément revendiqués. De même, Vandana Shiva évoque le mouvement Chipko2, qui ne s’est pas lui-même défini comme écoféministe. Doit-on utiliser le même concept pour parler de différents mouvements qui ne se sont pas réclamés de l’écoféminisme ? En tout cas, le moment où émerge un mouvement qui pose la nécessité d’articuler écologie et féminisme se situe à la fin des années 1970 et au début des années 1980 ; on a pu ensuite réutiliser le terme d’écoféminisme pour essayer de comprendre d’autres expériences, d’autres mouvements.

 

CT : Mais ces mouvements ne partent pas de rien, ils se sont appuyés sur des expériences antérieures, une politisation qui ne se réduit pas à la lutte antinucléaire. Qu’en est-il alors des rapports entre ce qui émerge sous le terme d’écoféminisme à la fin des années 1970 et le féminisme de la deuxième vague?3 Quelle est son inscription dans l’histoire du féminisme ?

EH : D’une façon provocatrice, on pourrait dire que les militantes de cette époque ne se posent pas une telle question. C’est une question qui intéresse les universitaires ou les historien-ne-s des idées, mais ce n’était pas leur problème. En revanche, cette question va être posée à la fin des années 1980, période de fin de la « Guerre froide » et donc de baisse d’intensité des mouvements pour la paix et le désarmement, et moment également d’institutionnalisation de l’écoféminisme qui, de mouvement, devient un objet de réflexion dans les universités états-uniennes. Pour autant, il y a bien un rapport aux féminismes antérieurs, d’héritage mais aussi critique, dans la mesure où ceux-ci n’ont pas pris en compte la dimension écologiste. Dans un des textes de Reclaim, Ynestra King4 explique par exemple la nécessité de défendre un féminisme qui prenne en compte à la fois les femmes et le féminisme, c’est-à-dire un féminisme qui ne considère pas comme aliénées les femmes qui entretiennent un rapport non critique (ou pas seulement critique) à la nature (au sens d’environnement, de vivant) et qui sont facilement soupçonnées d’essentialisme par le féminisme mainstream. C’est un des points de départ de l’articulation entre féminisme et écologie, qui peut constituer effectivement une prise de distance avec un certain féminisme.

IC : Les femmes qu’on retrouve au sein des mouvements écoféministes sont en partie issues des mouvements féministes de la deuxième vague extrêmement divers, mais aussi de mouvements socialistes, anarchistes, écologistes où elles ont pu expérimenter, partout dans le monde à la même époque, qu’ils n’étaient pas particulièrement féministes. Si le mouvement émerge à la fin des années 1970, c’est parce qu’elles ont traversé ces différents milieux et qu’elles se retrouvent avec cette histoire derrière elles. En Allemagne de l’Ouest, on va retrouver de nombreuses femmes venant des mouvements antinucléaires et féministes, et aux États-Unis, il y en beaucoup qui viennent des mouvements féministes radicaux et séparatistes, notamment beaucoup de lesbiennes. Le mouvement états-unien de la deuxième vague est né à la fin des années 1960, donc dix ou quinze ans avant ; de nombreuses femmes qui ont déjà vécu des expériences communautaires arrivent ensuite aux luttes écologistes. San Francisco en Californie et la Women’s Pentagon Action sur la côte Est sont des creusets de rencontres, tout comme le site de Greenham Common en Grande-Bretagne. Cette période correspond à des moments de sortie des mouvements gauchistes, féministes et à des reconversions militantes dans les mouvements écologistes et antinucléaires.

 

CT : Vous évoquez des mouvements qui essaiment dans différents pays dans la même période, mais assez peu en France. Les liens et échanges entre féminismes états-unien et français existent pourtant, tout en étant difficiles. À propos de l’écoféminisme, existe-t-il à la fin des années 1970 et dans les années 1980 des tentatives de passages, d’échanges transnationaux, et comment expliquer les éventuels blocages en la matière ?

EH : Ce qui est étonnant dans cette histoire, c’est que outre le fait qu’en France on a reçu l’écoféminisme par des voies détournées, avec plusieurs années d’écart, en considérant que l’écoféminisme venait du Sud, etc., la première occurrence du terme même d’écoféminisme en 1974 vient d’une auteure française, Françoise d’Eaubonne, sans pour autant que cela produise quelque chose en France. Elle a créé un groupe, « Féminisme et Écologie », qui est en quelque sorte mort-né. Ce néologisme a voyagé de la France vers les États-Unis, à travers des féministes françaises, peut-être par Monique Wittig, pourquoi pas ? Une écoféministe états-unienne, Mary Daly, semble avoir été l’une des premières à utiliser ce terme dans son séminaire à l’université, qu’elle aurait repris d’extraits traduits de Françoise d’Eaubonne. Pour autant, après ces prémices, il y aura peu d’échanges par la suite, et il y a encore dix ans en France, personne n’associait l’écoféminisme aux mouvements antinucléaires des années 1980. On utilisait ce terme soit pour désigner l’écoféminisme indien ou des Suds, soit à propos d’articles universitaires états-uniens proposant une éthique environnementale écoféministe, sans référence à ces mouvements sociaux. S’ajoutait à cela la traduction du texte de Starhawk aux Empêcheurs de penser en rond5, mais dont la préface (très importante par ailleurs pour l’introduction de ce texte et cette auteure en France) par Isabelle Stengers ne faisait pas référence explicitement à l’écoféminisme. Bref, la compréhension de la façon dont le terme d’écoféminisme a émergé à partir de différents mouvements et écrits demeure complexe et nécessite de considérer les expériences diverses, aussi bien aux États-Unis qu’en Inde ou dans d’autres pays.

IC : Il y a en effet beaucoup de malentendus dans cette histoire. Si Françoise d’Eaubonne est une des premières à avoir articulé théoriquement le féminisme et l’écologie en 1974 dans Le féminisme ou la mort, son livre a eu peu d’impact dans le camp féministe, un peu plus chez les écologistes. Françoise d’Eaubonne avait une position marginale dans ces différents mouvements, sans doute perçue comme trop radicale. Sa position sur la nécessité de la « contre-violence » n’était pas partagée par tout-e-s. Son concept d’écoféminisme s’accompagnait d’une relecture du passé, notamment des temps préhistoriques, mais aussi d’une œuvre science-fictionnelle qui a sans doute dérouté. À la fin des années 1970, la revue Sorcières, qui était une revue de littérature et d’art féministe, baigne un peu dans une culture transnationale écoféministe. En 1980, le numéro 20 est consacré à « La nature assassinée » et les contributions ressemblent à certains textes publiés dans Reclaim… À cette période, les textes de Xavière Gauthier6 pourraient également être qualifiés d’écoféministes mais, très vite, le contexte politique après 1981 et le positionnement des féministes vis-à-vis du nouveau gouvernement mettent un terme aux tentatives d’alliances entre féministes et écologistes qu’essayaient de réaliser quelques militantes des Amis de la Terre. Alors que les luttes antinucléaires avaient été centrales dans la deuxième moitié des années 1970, elles le sont moins après l’arrivée de Mitterrand, et les écoféministes européennes se retrouvent dans les luttes contre l’implantation des missiles Pershing qui n’ont pas eu lieu en France. Il faudra donc attendre la traduction du livre de Shiva et Mies pour qu’on reparle d’écoféminisme.

 

CT : Pourtant, des mouvements antinucléaires se développent en France dans les années 1970, au moins jusqu’à la manifestation de Creys-Malville en 1977, mais on ne retrouve pas des dynamiques semblables à ce qui se passe aux États-Unis ou en Angleterre. Est-ce lié à la forme même et aux orientations des mouvements écologistes français ?

IC : Les quelques auteures dont on a parlé, comme Xavière Gauthier ou la revue Sorcières, avaient très peu de liens avec les mouvements écologistes. Mais ces derniers ont été percutés par les féministes. La presse écologiste, La Gueule ouverte par exemple, traite des questions féministes mais sans qu’il y ait une ligne très claire. Isabelle Cabut qui est une des responsables de la revue va jouer un rôle important pour la mise à l’agenda du féminisme. Mais le mouvement écologiste est pluriel, on parle de nébuleuse, et l’écologie est questionnée sur ses positions, y compris sur l’avortement ou la pilule qui ne sont pas défendues par l’ensemble des écologistes. Le mouvement écologiste est donc très travaillé par le féminisme mais la critique du progrès ou de la technique peut rentrer en conflit avec des revendications féministes. Dans le mouvement antinucléaire, la question féministe ne semble pas se poser sur le terrain, contrairement à la RFA où des femmes organisent des actions non-mixtes. La place des féministes dans le mouvement antinucléaire allemand est donc importante, ce qui est moins le cas en France même si des écologistes alsaciennesont influencées par ce qui se passe de l’autre côté du Rhin. Ce n’est pas tant dans le mouvement écologiste français que dans le mouvement non-violent pour la paix que des liens sont pensés entre les violences en général et les violences faites aux femmes. En tout cas, on trouve en France peu de traces de réunions non-mixtes féministes consacrées aux questions écologistes, au nucléaire, aux questions d’alimentation, etc., comme on en trouve en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Angleterre…

 

CT : Émilie, ton travail s’inscrit dans une perspective de philosophie pragmatique. Quels liens existent entre une telle orientation et l’écoféminisme ?

EH : Il existe à mon sens de nombreux points de rencontre et d’affinités dans la façon dont fonctionnent ces mouvements comme dans les écrits théoriques et non théoriques qui se revendiquent écoféministes avec la pensée pragmatique. Outre le fait que certaines auteures se réclament explicitement du pragmatisme, comme Starhawk, on peut repérer de nombreuses manières communes d’aborder certaines questions ou de poser les problèmes, par exemple à propos de la religion ou dans leur rapport à la vérité. La philosophie pragmatique est un empirisme radical qui accorde une très grande importance à l’expérience ; c’est également le cas de l’écoféminisme, « Dieu » étant, dans un tel cadre de pensée, une expérience parmi d’autres, qui n’a rien à voir avec les grands monothéismes transcendants. Un des points saillants de cet empirisme radical est l’absence de dualisme, chose que l’on retrouve à différents niveaux dans l’écoféminisme, dans la remise en cause des frontières disciplinaires et épistémologiques (d’où la coexistence de textes de philosophie, de littérature, etc.), comme dans sa critique radicale du dualisme nature/culture au fondement de notre culture. On y retrouve également la sensibilité démocratique profondément anti-élitiste propre à la philosophie pragmatique. Bref, de manière évidemment bien trop rapide, je défends l’idée que l’écoféminisme peut être compris comme une version écologiste et féministe du pragmatisme.

 

CT : Les féminismes ont donné lieu à de nombreux débats sur « les femmes » en tant que catégorie, en tant que sujet collectif, en tant que groupe traversé par des divisions de race et/ou de classe. Dans les textes de Reclaim, on perçoit mal l’écho de tels débats. Qu’en est-il alors des approches des femmes, en tant que sujet politique, à travers les expériences partagées, mais aussi leurs divisions ?

EH : Ayant comme point de départ le féminisme de la deuxième vague, les écoféministes sont attentives aux expériences plurielles des femmes, mais elles ont été en effet critiquées parce que l’écoféminisme était un mouvement largement blanc, en particulier par les féministes noires, notamment Audre Lorde, qui leur reprochait l’usage de « les femmes » de manière indifférenciée, comme un tout homogène. Si la réflexion autour de ces questions n’est pas toujours très poussée, pour autant, quand les écoféministes parlent de « nous, les femmes », elles ne se prennent pas nécessairement pour un universel. L’écoféminisme constitue un gigantesque questionnement sur « comment on en est arrivé-e-s là ? », « qu’est-ce qui s’est passé pour qu’on soit dans cette situation-là ? », et cette reprise incessante de leur histoire peut être entendue comme une interrogation située. Pour le dire autrement, si on peut leur reprocher de parler de façon parfois euro-centrée ou états-unienne-centrée, ce n’est pas la même chose que de se prendre pour l’universel (c’est-à-dire toutes les femmes), et il me semble que c’est un des enjeux aujourd’hui de notre héritage de l’écoféminisme des années 1980 que de prolonger – et décliner – ce questionnement que l’on pourrait reformuler ainsi : « nous en tant que femmes blanches, descendantes de cette histoire européenne, arrivées aux États-Unis, quelle est notre histoire épistémologique, théorique et politique de l’articulation entre la destruction de la nature et la disqualification des femmes ? »

 

CT : Mais entre l’anti-théoricisme, l’appui sur les expériences des femmes et la pensée du croisement entre oppression des femmes et domination sur la nature, on a parfois du mal à cerner ce qui fonde le postulat selon lequel cette oppression et cette domination renverraient aux mêmes racines et auraient nécessairement à voir l’une avec l’autre…

EH : J’ai eu une difficulté semblable à saisir ce croisement tant que je lisais des textes universitaires qui parlaient du concept d’écoféminisme de manière très abstraite et semblaient le présenter comme un postulat. Mais en découvrant les textes écrits au sein des mouvements écoféministes, j’ai pu m’apercevoir que cette articulation avait émergé progressivement afin de comprendre pourquoi les femmes avaient toujours été naturalisées, toujours été mises du côté de la nature : pourquoi le fait d’avoir des enfants n’a jamais été pris comme quelque chose de social mais a toujours été mis du côté de la nature ? Mais aussi pour comprendre de quelle façon, à partir de quels arguments, avait-on ainsi mis à distance la « nature », le monde, comment on l’avait chosifié, objectivé, naturalisé. Donc il ne s’agit pas d’un postulat posé a priori, mais d’une articulation qui a été élaborée progressivement comme tentative d’explicitation de la situation de violence généralisée qui pèse sur les femmes et sur la nature.

 

CT : Mais ce parallèle entre les violences faites aux femmes et la violence contre la nature demeure difficile à saisir…

EH : Le lien qu’elles font ne se base pas sur un parallèle entre des faits, il s’agit d’une articulation qui tente de rendre compte du fait que la disqualification et la destruction de la nature se sont produites à partir d’arguments autour de sa féminisation. Et inversement, les femmes ont été opprimées en étant constamment renvoyées vers un état de nature. Il ne s’agit donc pas d’un parallèle entre deux formes de violence concernant deux réalités distinctes, mais de la mise en lumière d’un lien intime dans notre histoire, dans notre culture, entre notre rapport à la nature/au monde et celui entretenu à l’égard des femmes – et tout ce qui a été délégué du côté de la féminité.

 

CT : On constate ici une tentative de dépasser le dualisme nature/culture ; pour ce faire, s’agit-il de travailler à la réappropriation de l’appartenance des femmes à la nature ? Et si oui, qu’est-ce que cela signifie ?

EH : Déjà, cela ne va pas de soi de chercher à dépasser ce dualisme. On touche là à une des raisons pour lesquelles l’écoféminisme était relativement insoluble dans un certain féminisme matérialiste. La nécessité de maintenir un lien avec la nature ne va pas du tout de soi. Le geste d’une partie des féministes matérialistes, c’est au contraire de sortir les femmes de la nature, l’émancipation passant par la dénaturalisation des femmes ; la nature, on la laissait où elle est, ce n’était pas le problème. Comme tout ce qui avait été naturalisé et mis du côté de la nature, au premier chef la maternité. C’est ce geste-là que ne font pas les écoféministes. Il y a deux raisons à mon sens qui l’expliquent : leur attachement à la nature, à l’environnement (or, dans l’idée de « libérer » les femmes de la nature, de les dénaturaliser, on entend une valorisation négative de la nature, une version « naturalisée » de la nature elle-même) et le risque de perdre toutes les femmes qui ne seraient pas dans un rapport constructiviste très élaboré à l’égard de cette dernière, de se couper finalement de la majorité des femmes. Or la sensibilité non élitiste du mouvement écoféministe que j’évoquais tout à l’heure rend cela impossible. Cela se retrouve dans la façon dont ont été pensées et organisées leurs actions comme la Women’s Pentagon Action : horizontalité totale, on prend toutes les idées, etc. Comment fait-on alors, si l’on ne veut pas laisser tomber la moitié des femmes et si l’on ne veut pas non plus laisser tomber la nature ? Le geste des écoféministes est fondé sur l’idée, encore une fois, que si l’on fait ça, on se fait doublement avoir, parce qu’on se coupe d’une partie de nous-mêmes, et parce qu’on se coupe de la terre, du monde vivant, sensible, intelligible auquel on appartient, comme on est en train de le réapprendre aux côtés d’autres qui ne l’ont jamais oublié, peut-être trop tard. Reclaim est au croisement de ces deux préoccupations : se réapproprier, réhabiliter cette nature complètement disqualifiée, avec laquelle on entretient nécessairement aussi un rapport critique vis-à-vis de tout ce qu’elle a signifié et tout ce à quoi elle a servi dans la culture occidentale ; et en même temps se réapproprier ce qui a été mis du côté des femmes naturalisées – le rapport au soin, aux émotions, à la vie, etc. Bien sûr il ne s’agit pas de domaines propres aux femmes, mais l’on ne va précisément pas s’en priver pour se construire en concurrence à la masculinité dominante. C’est à mon sens un des apports majeurs de l’écoféminisme : on a immensément besoin des émotions, du sensible, pour faire de la politique différemment et transformer le monde.

 

CT : Mais si le féminisme de la deuxième vague est critiqué pour son évitement de certaines questions, notamment la question de la maternité, cela ne donne pas un caractère d’évidence à ce qui serait un rapport spécifique des femmes à la nature…

IC : Ce qui me gêne quand on aborde ces questions, c’est qu’on ne sait pas toujours ce qu’on entend par « nature ». Par exemple, dans les textes des matérialistes des années 1970, l’emploi du mot « nature » est essentiellement synonyme de destin biologique : il s’agit de dé-biologiser les femmes et d’approfondir le geste beauvoirien. Dénaturaliser veut dire dé-biologiser. Je n’ai pas l’impression, dans ces textes, que le mot « nature » renvoie à l’environnement ni aux dimensions liées à la terre, ni même au vivant. Alors que la question qui est posée aujourd’hui à tous les groupes minorisés est la suivante : après la nécessaire déconstruction de certains types de rapports à la nature, qu’est-ce qu’on reconstruit ensuite comme rapports à la nature pris dans un sens environnemental ? Je pense aux femmes qu’on a longtemps pensées plus proche de la Nature mais aussi aux personnes LGBTQI qui au contraire étaient considérées comme hors de la nature ou aux populations colonisées et aux esclaves qui devaient s’occuper des plantations… J’avais été frappée dans le film de Sebastien Lifshitz, Les Invisibles, de la place accordée à la nature et au rapport à l’environnement des personnes filmées, comme ce couple d’agricultrices lesbiennes. Aux États-Unis, il existe un mouvement de jardins communautaires tenus par des populations noires. Ce qui semble important aujourd’hui est de penser comment créer ou recréer des formes d’attachement à la nature, malgré les histoires compliquées faites d’aliénation mais aussi d’émancipation qui nous lient à elle, l’écoféminisme peut nous aider à penser de tels attachements. Si dans les années 1970 il y a eu autant de difficultés à articuler écologie et féminisme, c’est bien parce qu’il y a quelque chose qui résiste et qui nécessite un effort théorique très important. Cet effort demeure difficile aujourd’hui, et ce n’est pas anodin si les organisations écologistes se sont tournées essentiellement vers un féminisme des droits qui est plus simple à penser. Par ailleurs, et on retrouve là les influences pragmatiques, les textes des écoféministes n’expliquent pas comment il faut qu’on fasse mais nous montrent comment elles ont fait, y compris comment elles se sont débrouillées, comment elles ont bricolé avec ces questions-là.

EH : Il s’agit de savoir comment, en tant que femmes à qui on a imposé un certain rapport – d’identification négative – à la nature, et qui n’avons trouvé pour résister que le refus de ce rapport, comment fait-on aujourd’hui pour retrouver un autre lien à la nature, dans une perspective écologiste ? On hérite donc de cette histoire du féminisme qui a mis à distance la nature parce qu’elle renvoyait à un certain rapport donnant le primat au biologique ; mais si aujourd’hui on intègre une problématique écologiste, est-ce qu’on peut en rester là ?

 

CT : Si les approches des textes de Reclaim ne sont pas nécessairement incluses dans les controverses théoriques du féminisme, on peut tout de même se demander s’il existe des ponts ou des échanges avec des approches matérialistes, comme celle par exemple dont se réclame Christine Delphy.

IC : L’écoféminisme est un mouvement varié, avec des branches issues plutôt de la New Left, socialistes, mais pas seulement. Même si ce n’est pas présent dans les textes publiés dans l’anthologie, il y a des convergences avec certaines militantes du mouvement du salaire ménager comme Silvia Federici qui a été aussi influencée par Starhawk ou Ariel Salleh. Elle explique qu’elle est passée du « refus » des tâches ménagères à leur valorisation et propose, à la suite de bell hooks, de concevoir la « maison » comme site de résistance7 On voit les liens avec le mouvement écoféministe. Quelqu’un comme Wilmette Brown, une militante noire proche de Selma James, s’est aussi investie dans le mouvement pour le salaire ménager et le mouvement pour la paix, elle a d’ailleurs écrit un livre intitulé Black Women and the Peace Movement. Mais toute cette histoire reste largement à faire, notamment en France. La très récente visibilité de Silvia Federici, assez concomitante de la redécouverte du mouvement écoféministe, nous permet de mieux connaître ces débats qui ont eu lieu autour du travail domestique dans les années 1970 et 1980, au-delà de la seule approche matérialiste. Une des auteures d’ailleurs qui a nourri les débats sur le travail est Maria Mies, sans nécessairement par contre s’arrêter au travail domestique, ce qui la rapprocherait plus de certaines marxistes que du matérialisme développé par Christine Delphy.

EH : Dans les prolongements actuels, on trouve des chercheuses et militantes comme Giovanna Di Chiro, sociologue états-unienne spécialiste des questions de justice environnementale, qui reprend le concept des féministes italiennes de reproduction sociale en l’« écologisant ». Elle propose l’idée selon laquelle tous les enjeux environnementaux sont des enjeux de reproduction sociale, posant ici la question de savoir qui prend soin de l’environnement, qui s’occupe de l’eau, qui s’occupe du travail et de quel travail, de quoi parle-t-on quand on parle de reproduction sociale, de la force de travail certes, mais aussi de la reproduction de la Terre, de la nature, etc.8

 

CT : On a rapidement effleuré la question de l’essentialisme, source de nombreuses controverses. Il est fait mention dans l’ouvrage d’un essentialisme stratégique, reprenant la notion de Spivak. Comment cette question est-elle abordée par les écoféministes ?

EH : La notion d’essentialisme stratégique n’est pas utilisée en tant que telle dans les textes écoféministes que je connais ; cela ne signifie pas qu’elle soit inappropriée, mais que cette question n’est pas l’enjeu central de ces textes. Il faut repartir du problème qu’elles se posaient : comment écrire ce lien à la nature qui a été abimé et/ou détruit, quels mots utiliser pour revaloriser ce lien disqualifié, méprisé, ridiculisé ? Dans une culture où ce lien est toujours suspect, mis à distance, toute tentative d’énonciation « positive » risque d’être accusée d’essentialisme. En ce sens, parler à leur égard, comme le fait l’une d’entre elle, Elizabeth Carlassare, d’essentialisme stratégique semble en effet pertinent. Elle souligne par ailleurs que se joue également ici une bataille entre épistémologies dominante et dominée : les textes qui ont été critiqués pour leur (prétendu) essentialisme sont des textes non académiques, non argumentatifs, contrairement à ceux qui les critiquent. Mais on retrouve aussi dans cette accusation, cette posture de surplomb, aussi étrange que malheureusement fréquente, de celui/celle qui sait mieux que celles/ceux qui sont concerné-e-s, ce qui est bon pour elles/ils ou ce qu’ils/elles sont/font…

 

CT : Dans le prolongement des débats autour de l’essentialisme, une des dimensions qui peut surprendre dans les textes de Reclaim, concerne le rapport à la spiritualité. Si toutes les écoféministes ne s’inscrivent pas dans  une veine spiritualiste, cela semble tout de même irriguer un certain nombre de militantes.

EH : Complètement. On retrouve cela dans tous les textes ou presque. Toutes les femmes qui se réclament de l’écoféminisme baignent dans cette dimension, qu’elles aient un rapport personnel à la spiritualité ou non. Il y a plusieurs raisons qui peuvent expliquer l’importance de cette dimension. Tout d’abord, il faut avoir en tête la place de la religion dans les mouvements d’émancipation états-uniens, comme dans le mouvement des droits civiques, ou chez les natives américain-e-s… Pour les écoféministes états-uniennes également, la religion n’est pas nécessairement source d’aliénation ou d’obscurantisme mais peut être un des points d’appui d’une émancipation individuelle et collective. Ensuite, s’il y a toutes sortes de courants religieux représentés parmi les écoféministes, l’influence principale vient du mouvement néo-païen, plus précisément, de l’émergence en son sein d’un mouvement féministe radical dont est issu Starhawk, à l’origine de la réinvention de la religion de la Déesse, un culte qui aurait existé avant l’invention des monothéismes mais dont on a perdu presque toute trace. C’est un culte de la déesse, d’une divinité féminine donc, et en même temps il s’agit d’une religion complètement immanente : en gros la déesse c’est la Nature, c’est nous, c’est tout le monde. Le lien est là : en miroir de l’impact fondamental sur nos vies du masculin archi-prédominant dans les religions monothéistes (dans notre rapport à l’autorité, au savoir, etc.), les écoféministes prennent très au sérieux celui qu’une figure féminine de la divinité peut jouer dans la revalorisation des femmes, de leurs corps comme de leur estime d’elles-mêmes ; par ailleurs et c’est lié, ce culte de la déesse est une façon parmi d’autres de recréer un lien avec la nature, un lien individuel et/ou collectif de soin et d’attachement à l’égard du monde vivant, participant autant à sa réhabilitation qu’à sa restauration.

Propos recueillis par Vincent Gay.

Références

1. Vandana Shiva, Maria Mies, Ecoféminisme, L’Harmattan, 1999.
2. Nés en Inde dans les années 1970, les mouvements Chipko se sont battus contre la déforestation prévue pour les besoins de grandes compagnies et ont obtenu des moratoires contre l’abattage des arbres dans certains États.
3. Le féminisme de la deuxième vague désigne les mouvements d’émancipation des femmes qui naissent au milieu des années 1960 et s’attaquent notamment aux problèmes liés à la sexualité, à la famille, aux violences ou encore au travail des femmes.
4. Ynestra King, « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution », pp. 105-126.
5. Starhawk, Femmes, Magie et Politique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003, postfacé par Isabelle Stengers, réédité sous le titre Rêver l’obscur. Femmes, Magie et Politique, Cambourakis, 2015 avec une préface d’Emilie Hache.
6. Ecrivaine et journaliste féministe ayant publié différents écrits de Louise Michel à laquelle elle a consacré plusieurs biographies, Xavière Gauthier est une des fondatrices de la revue Sorcières.
7. Selon bell hooks, « Partout dans le monde, et en particulier dans le contexte du suprématisme blanc, les femmes noires ont participé à cette tâche (en faisant) du foyer un lieu de résistance communautaire. »
8. Giovanna Di Chiro, « Ramener l’écologie à la maison », in E. Hache (ed.), De l’univers clos au monde infini, éd. Dehors, 2014.