Durant 50 ans, 84 % des lobotomies furent réalisées sur des femmes, en France, Belgique et Suisse

Le neurologue américain Walter Freeman pratiquant, sur une femme, une lobotomie par voie trans orbitaire. (c) DR<br />
 

Le neurologue américain Walter Freeman pratiquant, sur une femme, une lobotomie par voie trans orbitaire. (c) DR

Une étude, menée par trois neurochirurgiens français, révèle que sur 1129 patients lobotomisés entre 1935 et 1985 en Belgique, en France et en Suisse, 84% des sujets étaient des femmes. Un chiffre qui montre combien les discriminations et les préjugés liés au genre influencent les pratiques médicales et comment la psychiatrie s’insère dans les rapports de domination.

article publié sur le site Terriennes
L’étude n’a pas encore été publiée. Juste une dizaine de lignes rédigées dans la revue scientifique britannique Nature, nous replongent au temps de gloire et de controverse, pas si lointain, de la lobotomie. Sans que nul ne sache qu’à cette époque, les femmes furent davantage visées. C’est ce qui ressort de l’enquête, menée par trois neurochirurgiens français Aymeric Amelot, (Hôpital La Pitié-Salepétrière, Paris), Marc Levêque (Hôpital Privé Résidence du Parc, Marseille), et Louis-Marie Terrier (Hôpital Bretonneau, CHRU Tours).

En fouillant les archives de la bibliothèque de Santé de Paris, ces trois médecins sont parvenus à compiler près de 80 articles et trois thèses portant sur les lobotomies pratiquées entre 1935 et 1985. Objectif ? « Comprendre comment une méthode aussi décriée et « barbare » avait pu s’étendre au monde entier et avait même été récompensée d’un prix Nobel. »

Au fur et à mesure de leurs recherches, ils tirent des chiffres alarmants : sur les 1340 cas de lobotomie, recensés à partir de publications francophones (Belgique, France et Suisse), et plus précisément sur les 1129 cas renseignés, 84 % des sujets étaient des femmes.

Femme schizophrénique lobotomisée. La légende indique : "<em>Dans certains cas, le mieux que l'on puisse faire pour la famille est de lui rendre le patient dans un état inoffensif, un véritable animal domestique.</em>" 

Femme schizophrénique lobotomisée. La légende indique : « Dans certains cas, le mieux que l’on puisse faire pour la famille est de lui rendre le patient dans un état inoffensif, un véritable animal domestique.« 

Des traitements de choc à la lobotomie

La lobotomie est une intervention chirurgicale qui consiste à sectionner un lobe, ou une portion du cerveau, et certaines fibres reliant le lobe frontal au reste du cerveau. Cette technique a valu à son inventeur Egas Moniz, neurologue et homme politique portugais, le prix Nobel de médecine en 1949. Pourtant, elle est aujourd’hui l’un des traitements les plus critiqués de l’histoire, compte tenu de ses effets graves sur la personnalité.

Capture d'écran. Photos légendées par Louis-Marie Terrier.

Capture d’écran. Photos légendées par Louis-Marie Terrier.

La grande majorité des interventions ont été pratiquées entre 1946 et 1950. « Il est important de restituer le contexte de l’époque, souligne Louis-Marie Terrier. Nous sortions de la guerre, il régnait un chaos psychologique énorme et les psychiatres étaient complètement démunis ». A disposition uniquement : « des traitements de choc », comme  « la cure de sakel » qui avait pour but de plonger le patient dans « un coma hypoglycémique », « les bains chauds »  ou encore « la malaria thérapie » qui consistait à « inoculer le parasite de la malaria pour entraîner des pics fébriles » dans l’espoir d’améliorer les symptômes psychiatriques.

C’est dans ce contexte que le père de la psychochirurgie, Egas Moniz, à commencer à présenter ses résultats sur des patients qui étaient lobotomisés. Il y avait au début un certain scepticisme avec des débats extrêmement virulents en France comme ailleurs. En 1950, l’URSS interdit cette méthode qu’elle qualifie « d’anti scientifique et inefficace ». Mais cette technique a rapidement attiré l’attention de deux médecins américains, le neurologue , Walter Freeman et le neurochirurgien, James Watts, qui vont tous deux la développer et la pratiquer en masse aux Etats-Unis dans cette période de l’après-guerre.

La domination masculine au fondement de ces lobotomies féminines ?

Comment expliquez cette prépondérance du sexe féminin ? « Nous n’avons trouvé aucune explication dans ces publications, rapporte le neurochirurgien Louis-Marie Terrier. Dans la majorité des cas, lorsque les indications étaient renseignées, il s’agissait de soigner une pathologie psychiatrique : schizophrénie, grande dépression avec tentative de suicide, en général des personnes qui avaient une adaptation sociétale difficile, d’autres  des troubles obsessionnels compulsifs, etc. » Autant de pathologies où il n’existe « aucune prévalence chez les femmes », précise-t-il. Les raisons sont donc à chercher ailleurs, dans « le statut de la femme à l’époque régi par le code civil de 1804 ».

A gauche coupure de presse, Life, 1947. Légende à droite de Louis-Marie Terrier. DR

A gauche coupure de presse, Life, 1947. Légende à droite de Louis-Marie Terrier. DR
La psychiatrie avait pour mission de gérer « les insupportables » comme les mythiques, les suicidaires, les imprévisibles, et cela dans un rapport de pouvoir duquel les femmes étaient exclues 
Carlos Parada, psychiatre

« Il n’existe pas, en effet, d’explication clinique, avance le psychiatre Carlos Parada, auteur de Toucher le cerveau, changer l’esprit (Editions PUF). La psychiatrie a pour mission depuis sa création de gérer « les insupportables » pour la société, notamment les mythiques, les suicidaires, les imprévisibles et évidemment ça crée un rapport de pouvoir dans lequel les femmes étaient exclues puisqu’elles n’étaient pas à la place du pouvoir. »
Il rappelle que « le grand succès de la lobotomie » est lié à la schizophrénie. Or, cette maladie touchait davantage les hommes que les femmes, comme c’est encore le cas aujourd’hui.

Première lobotomie sur une femme

La première à passer sur la table d’opération sera une femme. Egas Moniz pratique, le 12 novembre 1935, sa première lobotomie sur une ancienne prostituée de 63 ans, souffrant de mélancolie et d’idées paranoïaques. Son histoire ou plutôt son triste sort, le neurochirurgien Marc Lévêque le raconte dans son ouvrage, La chirurgie de l’âme (JC Lattès), co-écrit avec Sandrine Cabut. On y apprend que la patiente avait été transférée la veille, « de l’asile de Bombarda vers le service de Moniz », qui avait programmé cette intervention dans le plus grand secret. Deux mois après l’opération, le médecin conclut « au succès ». La femme étant devenue plus « docile », « le bilan n’est pas si négatif ».

L’absence de consentement d’une femme ou d’une jeune fille était moins grave que pour un homme.David Niget, historien 

Qui viendra la plaindre ? « C’est l’une des clés de la lobotomie explique David Niget, maître de conférence en Histoire à l’université d’Angers et chercheur au Laboratoire CERHIO. Cette pratique était controversée, mais l’absence de consentement d’une femme ou d’une jeune fille était moins grave que pour un homme, qui par ailleurs pouvait demander plus facilement une intervention chirurgicale sur son épouse que l’inverse. Et socialement, le corps des femmes est davantage considéré comme disponible à l’expérimentation.  »

Un traitement différencié dès l’adolescence

Loin d’être l’unique facteur, cet universitaire, co-auteur avec Véronique Blanchard de l’ouvrage Mauvaises filles (Editions Textuel),  rappelle que le tout début du 20 ème siècle est marqué par « une progressive médicalisation de la déviance juvénile féminine ». La science va se conjuguer avec la morale pour renforcer le contrôle de leurs comportements.

« A travers les statistiques des institutions dites d’observation de l’époque et qui appartiennent au champ de la justice des mineurs, on va s’apercevoir qu’il existe des prises en charge psychiatriques beaucoup plus fréquentes pour les filles que pour les garçons, souligne David Niget. En effet, quand le comportement des garçons est un peu irrégulier, erratique, ou violent, on considère que le problème est social. Qu’il peut se régler avec de l’encadrement, la réinsertion par le travail et puis une bonne hygiène de vie. » Les garçons pouvaient même être facilement « héroïsés ». Comme on peut le voir aujourd’hui autour de la figure du « bad boy » censé représenter la virilité.

« Pour les filles, de manière très différenciée, on demeure dans le registre de la moralité, du danger social, d’un problème mental psychiatrique qu’il faut prendre en charge, poursuit-il. Avec l’idée générale que l’objet à traiter c’est le corps. Un corps problématique, dangereux, malsain dévié d’une certaine manière de sa finalité qui est de donner la vie, de procréer. »

En outre,  les filles séjournent bien plus longtemps dans ces institutions et développent par conséquent des comportements anti-institutionnels. « Dans cette logique, poursuit le chercheur, elles vont être étiquetées comme « des incorrigibles » ou encore comme des hystériques – terminologie qui signifiait par étymologie une excitation anormale de l’utérus qui produit des comportements désordonnés – ou bien comme des déprimées et des suicidaires qu’il faut protéger d’elles-mêmes, ce qui va, là encore, justifier et même imposer un mode de traitement lourd. »

La lobotomie hors contexte psychiatrique

Aussi n’est-il pas étonnant de voir certains patients subir une lobotomie sans qu’aucune maladie psychiatrique ne soit diagnostiquée. Comme le rapporte Louis-Marie Terrier, « des personnes ont également été lobotomisées pour des problèmes de douleurs secondaires découlant de cancers et qui résistaient aux traitements médicaux ».

Un cas est d’ailleurs resté célèbre, celui d’Eva Peron, la femme du dirigeant populiste argentin

Eva Peron, épouse du dictateur argentin, Juan Peron lobotomisée pour soulager des douleurs provoquées par un cancer de l'utérus. (c) DR

Eva Peron, épouse du dictateur argentin, Juan Peron lobotomisée pour soulager des douleurs provoquées par un cancer de l’utérus. (c) DR

Juan Peron. En 1952, elle a été lobotomisée pour un cancer de l’utérus qui l’a emportée à l’âge de 33 ans. L’opération avait ici une visée antalgique, autrement dit celle d’atténuer les douleurs.

Autre célébrité, Rosemary Kennedy, la sœur de John Fitzgerald Kennedy. Elle a également été opérée en 1941 dans le plus grand secret à la demande de son père, Joseph Kennedy. Elle en gardera d’énormes séquelles, restant handicapée à vie.

D’après l’étude des trois neurochirurgiens, tous les milieux sociaux sont représentés.
De « la campagnarde des villes », qui était le terme employé à l’époque, à la fille d’une grande famille bourgeoise parisienne. Chez les hommes, « on va de l’ouvrier à l’ingénieur ». « Le patient le plus jeune était un enfant de 2 ans et demi et le plus âgé 85 ans », précise le neurochirurgien Louis-Marie Terrier. Il ajoute « que 20 enfants ont été lobotomisés, sur la base d’une indication psychomotrice, dont le but était de « restaurer la paix dans les foyers ». »

Enfant schizophrénique de huit ans qui avait été mis en cage dans un sous-sol pour comportement violent. Photo A : avant lobotomie Photo B : après lobotomie. (c) DR<br />
 

Enfant schizophrénique de huit ans qui avait été mis en cage dans un sous-sol pour comportement violent. Photo A : avant lobotomie Photo B : après lobotomie. (c) DR
Pour les femmes, comme pour les immigrés, pour les chômeurs, on n’est pas à l’abri de voir la psychiatrie s’insérer dans ces rapports de domination.
Carlos Parada, psychiatre 

« Il ne faut pas toutefois créer l’illusion, qu’avant, la psychiatrie était faite par des barbares non scientifiques qui faisaient un peu n’importe quoi et que nous, comme on se fonde sur la science, on ne fait plus n’importe quoi, insiste Carlos Parada. A la création de la lobotomie, les gens étaient aussi scientifiques, aussi honnêtes que les gens de bonne foi aujourd’hui ». « L’erreur, c’est d’imaginer que la psychiatrie peut se pratiquer en dehors de son temps, conclut-il. Pour les femmes comme pour les immigrés ou pour les chômeurs, on n’est pas à l’abri de voir la psychiatrie s’insérer dans ces rapports de domination et ce n’est pas au nom de la science qu’on sera à l’abri. »

Déclin de la lobotomie

A partir de 1951, la lobotomie va rapidement décliner. « Deux médecins français de l’hôpital Saint-Antoine à Paris découvrent les neuroleptiques, raconte Louis-Marie Terrier. Ils seront commercialisés en 1952 en France et en 1956 aux USA.» Les interventions vont chuter pour devenir vraiment rares, même si les opérations perdureront un peu jusque dans les années 1980.

« A ce moment-là, la lobotomie perd de son effet de mode et de sa pertinence, parce que la chimie va permettre d’intervenir sur le cerveau des malades, explique l’historien David Niget. « Ce qui est clair, c’est qu’on va beaucoup plus utiliser les neuroleptiques à l’égard des filles qu’à l’égard des garçons et ce, dès la fin des années 1950 et de manière assez massive. »

Entretiens vidéo avec Elsa Dorlin

Le site Lundimatin a réalisé une série de 5 vidéos avec Elsa Dorlin autour de son livre Se défendre, une philosophie de la violence . Il s’agit dans chacune de raconter et d’exposer une séquence historique particulière à partir de la manière dont les corps se mettent en jeu, se défendent et se réapproprient la violence. Les épisodes du feuilleton sont en ligne ici : 1/5 Suffragistes et Ju-jistu2/5 Généalogie du krav-maga,  3/5 Vigilantisme, super-héros et colonialité du pouvoir 4/5 Black Panthers : le bon sens et l’autodéfense 5/5 Retourner la violence, restaurer-le-monde

Elles ont déclenché la révolution

L’un des rares historiens à s’être penché sur la question montre le rôle des femmes russes dans l’essor de la révolution de 1917. Entretien avec Jean-Jacques Marie, par Le Courrier.

C’est à l’occasion de la Journée internationale des femmes, en 1917, que des ouvrières du textile russes se mettent en grève, initiant une série de mouvements de protestation connexes, jusqu’au déclenchement de la Révolution de 1917.

Exploitant un riche tissu d’archives, l’historien du communisme Jean-Jacques Marie documente l’irruption des femmes sur la scène politique, et les changements sociaux spectaculaires qui en découlent, dont certains ne résisteront pas à l’arrivée au pouvoir de Staline. Les Femmes dans la révolution russe (éditions du Seuil) trace le portrait de quelques figures de femmes révolutionnaires et d’héroïnes populaires de ces années de bouleversements. Son auteur sera présent à Genève vendredi 8 décembre, à l’invitation du parti Solidarités. Entretien.

Comment les femmes ont-elles influé sur le déclenchement de la révolution russe?

Jean-Jacques Marie: Les revendications féminines datent de bien avant 1917. Il faut remonter aux années révolutionnaires de 1905 et 1906. Comme le note la militante féministe Alexandra Kollontaï, qui participa à l’Internationale socialiste des femmes dès 1907 et deviendra aussi la première femme au monde membre d’un gouvernement, «en 1905, il n’eut pas un seul endroit où l’on n’entendait pas la voix d’une femme qui parlait de sa vie et revendiquait de nouveaux droits.» La plupart des grèves d’ouvrières avancent des revendications sociales spécifiques: un congé maternité de dix semaines, un salaire égal à travail égal1 ou l’installation de crèches dans les usines. Le reflux de la révolution interdira la satisfaction de ces revendications.

Selon Kollontaï encore, les paysannes ne sont pas à la traîne: «Au cours des derniers mois de 1904 et tout au long de l’année 1905, les paysannes menaçaient les troupes armées et la police et, fréquemment, frappaient ceux qui venaient réquisitionner des produits.» Elles étaient armées de râteaux, de fourchettes et de balais. De leur côté, des intellectuelles lancent le projet d’une Union des femmes privilégiant les revendications politiques spécifiques aux femmes, telles le droit de vote. L’Union se développe rapidement, à mesure que la vague révolutionnaire enfle. Mi-décembre 1908, son congrès souligne pourtant l’ampleur des divergences entre les intellectuelles (les trois-quarts sont épouses de hauts fonctionnaires, chefs d’entreprises, marchands, etc) et les ouvrières, employées et servantes. Alexandra Kollontaï explique: «Pour les féministes, la question des femmes est une question de droits et de justice. Pour les prolétaires, celle d’un ‘bout de pain pour manger’».

C’est ce bout de pain qui va déclencher la révolution, dites-vous.

Le 23 février 1917, à l’occasion de la journée internationale des femmes (ndlr: selon le calendrier julien), des ouvrières du textile de l’arrondissement de Vyborg, lasses de faire la queue dans le froid dès le milieu de la nuit pour tenter d’obtenir un pain de plus en plus cher, se mettent en grève malgré l’opposition du responsable bolchevik de l’arrondissement, entraînent avec elles les ouvriers de l’usine métallurgique Erikson voisine et déclenchent ainsi la révolution qui, en moins de huit jours, balaye le régime. Cette grève marque le début de l’irruption des femmes dans la révolution et d’un mouvement vers leur émancipation politique et sociale. Les femmes sont aussi présentes sur le front de la lutte politique. Le 20 mars 1917, à l’initiative de l’Union des femmes pour l’égalité près de 40 000 ouvrières, lycéennes, étudiantes, veuves de guerre, employées, institutrices, paysannes, défilent jusqu’à la Douma, flanquées d’une milice de femmes à cheval, pour exiger le droit de vote des femmes. Trois jours plus tard, la Ligue des femmes pour l’égalité des droits et une organisation d’étudiantes organisent un meeting à Moscou pour avancer la même revendication. Le vote des femmes sera promulgué en juin 1917.

En toile de fond de ces revendications, quelle est la place des femmes dans la société russe du début du XXe siècle?

A la campagne, les femmes, régulièrement battues par leur mari, n’ont aucun droit. A partir des années 1880, dans les villes, elles forment la moitié du corps des domestiques, avec des journées de travail de 15 heures en moyenne, sans repos dominical et traitées comme des esclaves. Les ouvrières, nombreuses entre autre dans le textile, n’ont elles non plus aucun droit et des conditions de travail déplorables – il suffit de penser au nombre de victimes d’empoisonnement. Elles sont logées dans des conditions dignes du Bangladesh aujourd’hui. Enceinte, une ouvrière doit travailler jusqu’à l’apparition des premières douleurs et reprendre son poste dès le lendemain de l’accouchement sous peine de licenciement. Et ce, alors même qu’il n’y a aucune structure pour s’occuper de son enfant. Elles se heurtent enfin au mépris des ouvriers masculins que les bolcheviks Nicolas Boukharine et Evgueni Preobrajensky dénonceront en 1920: «Encore à l’heure actuelle les ouvriers considèrent les femmes comme des êtres inférieurs: dans les villages, on rit encore des femmes qui veulent participer aux affaires publiques.»

Les femmes ont-elles accédé facilement aux nouvelles structures politiques? Et quel rôle y ont-elles joué?

A la première de ces questions, on peut répondre à la fois oui et non. Oui, dans la mesure où certaines femmes ont occupé une place ou des fonctions politiques très importantes, marquant ainsi un changement de statut des femmes. Et pourtant non, car seules quelques dizaines d’entre elles y sont parvenues. En 1917, Alexandra Kollontaï et Maria Spiridonova sont deux des orateurs les plus populaires de Petrograd et resteront deux des agitatrices les plus célèbres de leur parti (communiste pour la première, socialiste-révolutionnaire de gauche pour la seconde, figure de proue de ce parti). Eva Broïdo est membre du comité central des menchéviks, dont elle sera même secrétaire un moment. En avril 1917, Alexandra Kollontaï est la première femme élue au comité exécutif du soviet de Petrograd, puis au comité exécutif panrusse des soviets; un temps membre du comité central du parti bolchevik, elle est nommée commissaire du peuple à l’Assistance publique dans le premier gouvernement bolchevique. Durant la guerre civile, certaines femmes sont commissaire aux armées (Evguenia Bosch, Rosa Zalkind-Zemliatchk) ou à la marine (Larissa Reisner), d’autres prolongent la tradition terroriste des socialistes-révolutionnaires (avec Dora Kaplan, qui tente de tuer Lénine, par exemple), ou de cheffes de bandes insurgées. Mais rien dans tout cela n’évoque un partage du pouvoir fondé sur la distinction des sexes. La question ne se pose pas pour les révolutionnaires russes.

L’accession à certains nouveaux droits (tels l’avortement ou le divorce) a-t-elle aussi alimenté l’opposition à la révolution?

Ces nouveaux droits ont suscité ou nourri l’opposition de l’Eglise orthodoxe au régime soviétique naissant. Le 2 décembre 1917, le patriarcat présente ainsi au nouveau gouvernement la bagatelle de vingt-quatre exigences. Deux d’entre elles concernent le mariage religieux qui doit être «considéré comme la forme légale du mariage», l’Eglise entendant conserver ses prérogatives dans les affaires de divorce par exemple. Le gouvernement bolchevik n’accorde aucune des 24 revendications. Dans une déclaration publique du 19 janvier 1918, le patriarche Tikhon qualifie les nouveaux gouvernants «d’esprits insensés» engagés dans une «entreprise réellement satanique» et interdit à tous les fidèles, sous peine d’excommunication, «d’entretenir une quelconque relation avec ces rebuts du genre humain».

Ces avancées ont-elles modifié durablement les conditions d’existence des femmes?

Là encore, on peut répondre à la fois oui et non. Oui, car elles ont modifié la place des femmes dans la société, les libérant de la domination absolue du père puis du mari, leur donnant une certaine liberté de choix. Par l’invitation à s’engager dans le combat politique et par le droit à l’avortement, les femmes sont libérées de leur esclavage domestique. Mais la guerre civile, la soumission de toute la vie sociale à ses besoins, la ruine effroyable qu’elle a engendrée, ont sérieusement limité dans les faits la portée de ces mesures. Un symbole: la question de l’avortement qui doit se pratiquer en hôpital par un médecin. Sauf qu’en ville, les hôpitaux, misérables, manquent de moyens et en particulier d’analgésiques; le curetage se fait donc à vif. De plus, la majorité des médecins étaient du côté des Russes blancs et beaucoup ont émigré. Pire encore, il n’y a pas d’hôpitaux à la campagne et les paysannes ne peuvent donc se faire avorter que par des faiseuses d’ange aux méthodes archaïques, et des centaines d’entre elles en meurent.

Le Jenotdel (département du parti chargé des affaires féminines), créé en 1919 par Alexandra Kollontaï et Inès Armand, visait à «éduquer les femmes dans l’esprit du socialisme et les impliquer dans la direction de l’économie et de l’Etat». Ce but a-t-il été atteint ?

Non, ce qui ne signifie pas que cet organe n’ait pas eu d’impact. Mais il ne peut guère être question d’ «esprit du socialisme» dans une Russie soviétique dominée par une pénurie permanente puis bientôt soumise au régime totalitaire de la domination bureaucratique qui liquide d’ailleurs le Jenotdel en 1930.

Que sont devenus ces droits sous Staline?

Sous Staline, la femme doit être à la fois bonne épouse, bonne mère et travailleuse ou productrice, car l’industrialisation massive qui commence en 1929 exige une main d’œuvre nouvelle. Comme le réseau des crèches et des jardins d’enfants se développe lentement, cette triple fonction est difficile à réaliser et l’interdiction de l’avortement2 promulguée en juin 1936 par Staline va encore aggraver sa situation. Le droit au divorce se heurte aux conditions dramatiques de logement; il arrive assez souvent que les époux divorcés soient contraints de continuer à vivre ensemble voire dormir dans le même lit des années durant dans la pièce unique qu’ils peuvent occuper. L’émancipation sociale de la femme se mue en une image d’Epinal (la toujours joyeuse kolkhozienne modèle enivrée par les joies de la collectivisation forcée), qui dissimule mal une existence dominée pour la grande masse des femmes par les banals et très lourds soucis de la vie quotidienne. Un décret du 4 juin 1947 enverra d’ailleurs au goulag des dizaines de milliers de femmes, souvent veuves de guerre, qui chapardent un peu de lait, de sucre ou de pommes de terre pour nourrir leurs enfants, pendant que les membres du bureau politique se pavanent dans des voitures américaines…

  • 1. Les salaires des ouvrières sont inférieurs de 30 à 50% à ceux, déjà fort bas, des ouvriers masculins
  • 2. Il fut dépénalisé en novembre 1920

 

Jean-Jacques Marie, Les Femmes dans la révolution russe, éditions du Seuil, 2017.