Moments d’audiences par Marie Barbier, journaliste à l’Humanité
Au procès de Georges Tron, « la loi du plus fort l’a emporté »
La débâcle a commencé la veille, sans que personne n’en mesure alors les conséquences. Jeudi, 10 h 30, le président de la cour d’assises appelle Virginie Ettel à la barre. Pendant sept heures, celle qui a déposé plainte en 2011 contre Georges Tron et Brigitte Gruel pour un viol en réunion et une agression sexuelle, répond à un déluge de questions. Pour prouver l’infraction, le président est tenu d’interroger la partie civile, mais Régis de Jorna se montre pour le moins maladroit : « Vous vous laissez déshabiller sans rien dire ? », « Vous aviez une culotte ou un string ? », « Si le maire vous avait demandé de vous jeter n’importe où, vous ne l’auriez pas fait ? ».
Racontée en direct sur Twitter par les journalistes, cette audition scandalise rapidement les féministes. L’ancienne ministre Cécile Duflot, Caroline de Haas, les Femen, entre autres, s’insurgent contre cette manifestation de la « culture du viol ». Dans le prétoire, l’avocat de Virginie Ettel, s’étonne de cet « interrogatoire des années 1950 où l’on découvre la sidération ». « Le ton était catastrophique, soupire aujourd’hui Me Vincent Ollivier. On ne peut pas interroger une victime de viol comme on interroge celle d’un cambriolage, le viol n’est pas un crime comme les autres. » Marilyn Baldeck, de l’Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), partie civile au procès, fustige « la violence » de cette audition : « Nous-mêmes, nous avons interrogé Virginie Ettel pendant des heures pour vérifier ses dires. Ce qui est en cause ici, ce ne sont pas les questions, mais le ton à la fois condescendant et accusateur du président. Il traduit une méconnaissance totale des leviers de soumission du monde du travail et de la sidération des victimes de viol. »
Sans doute rappelé à l’ordre, le magistrat adopte une tout autre attitude pour l’audition de la deuxième plaignante, le soir même. Pendant une heure, Éva Loubrieu raconte avec force les multiples viols qu’elle dit avoir subis entre 2007 et 2010. Un témoignage choc qui aurait dû, dès le vendredi matin, être questionné par le président, les avocats et l’avocat général. Il n’en fut rien. Dès l’ouverture des débats, les avocats de la défense soulèvent un incident d’audience contre la diffusion d’un reportage d’Envoyé spécial, la veille au soir et « les attaques contre le président dans la presse ». « Mis en cause personnellement, on pourrait penser que le président n’osera plus poser de questions », dénonce l’un des avocats de Georges Tron, Antoine Vey. La sérénité des débats ne serait plus assurée, les droits à la défense impossibles, le renvoi est demandé. L’audience, qui accumule dangereusement les retards, est suspendue jusqu’en début d’après-midi. Lorsque la cour revient, elle annonce sa décision de ne pas renvoyer. Le reportage de France 2 tout comme les articles de presse relèvent de la « liberté fondamentale d’informer », estime-t-elle.
Dès lors, tout dégénère. Me Dupond-Moretti se lève : « Nous avons demandé le renvoi parce que vous avez dit que vous étiez en difficulté ! » lance-t-il au président. L’avocat vient de franchir la ligne rouge : il a brisé la « foi du palais », un accord tacite entre magistrats et avocats de ne pas dévoiler leurs conversations informelles. « Vous nous avez dit, poursuit l’avocat, que vous préféreriez que ce soit une femme qui préside ! » Virginie Ettel et Éva Loubrieu sortent de la salle d’audience en larmes, sous les cris des avocats qui s’invectivent, le président n’arrive pas à reprendre la main, l’audience est à nouveau suspendue. Elle reprendra deux heures plus tard, alors que tout le monde s’accorde à dire que le procès est désormais intenable : une cinquantaine de témoins doivent encore être entendus en cinq jours d’audience… Les avocats des parties civiles dénoncent le « terrorisme judiciaire » de la défense. « Je voudrais qu’il soit dit et retenu ici que si nous renvoyons c’est uniquement parce que la défense a décidé de polluer les débats », insiste l’avocat général, qui se tourne vers Georges Tron : « Votre attitude pendant ce procès fera que l’opinion publique retiendra que vous n’avez pas voulu être jugé. »
En pleine libération de la parole des victimes de violences sexuelles, l’opinion publique retiendra aussi la violence d’un procès pour les présumées victimes de viol. « C’est le procès d’une défaillance judiciaire majeure, déplore Me Vincent Ollivier. Il dit beaucoup sur ce qui doit être fait dans les prochaines années. » L’AVFT en mesure déjà les conséquences : l’association reçoit des « mails de femmes qui ont suivi les audiences et se demandent si elles iront jusqu’au bout de leur démarche ». « La loi du plus fort l’a emporté, regrette Marilyn Baldeck. Ce n’est pas ça, la justice. »
Bonjour
Je vois une piste, importante, déjà évoquée dans les commentaires d’un autre de vos billets : les magistrats doivent se former à ce genre de procès car en effet, comme vous le dites bien, la « méconnaissance totale des leviers de soumission du monde du travail et de la sidération des victimes de viol » est trop bien distribuée chez les magistrats.
Il s’agit donc pour la profession de travailler à regarder leur propre aliénation sociale, puisqu’il s’agit bien de ça. Le monde social, le grand monde, est à l’intérieur du petit monde qu’est notre corps d’humain, et l’intérieur des petits mondes que sont nos champs professionnels respectifs. Y compris évidemment les phénomènes de domination, dont le plus abouti, bien décrits par plusieurs auteurs, consiste pour celleux qui subissent une domination à se penser dans les catégories mêmes de celleux qui exercent la domination. En d’autres termes, plus triviaux, on se pense et on se voit comme ceux qui nous écrasant nous pensent et nous voient. C’est la matrice de la violence symbolique.
On ne peut pas être magistrat, je veux dire être un magistrat suffisamment bon, pour paraphraser Winnicot, si on méconnaît la violence symbolique.
Un autre point est essentiel également, qui devrait ouvrir aussi les professions de la magistrature à s’y intéresser plus que sérieusement, c’est la grande question du passage de la connaissance à l’action. Nécessaire mais toujours insuffisante, la démarche de « comprendre », « connaître », « savoir » ne peut jamais en elle seule suffire pour modifier durablement ce qui est inscrit dans nos corps, à savoir la violence symbolique. Ainsi, les victimes peuvent-elles « comprendre », « connaître » et « savoir », c’est à dire autant d’élans qui reposent sur l’exercice de la capacité d’intellection, elles ne peuvent maîtriser par ce même exercice les réactions de leurs corps. Il est insupportable que des magistrats ignorent ce simple fait, commun des processus de domination, et quasi-invariants des situations d’agressions sexuelles, permises par les phénomènes de domination, qui doivent leur puissance à l’indissociabilité des aliénations sociales et psychiques.
Résistez, n’oubliez pas, ne cédez rien, disait Andrea Dworkin.
Boogie