La politique sexuelle de la viande

Cet article de Sylvie Tissot, que nous avons trouvé sur le site Les Mots sont importants, a d’abord été publié dans la revue Nouvelles Questions féministes, que nous venons de recevoir, et dont nous rendrons compte prochainement. Il rend compte de la traduction en français du livre classique de la féministe végétarienne Carol Adams (Carol Adams, La politique sexuelle de la viande. Une théorie critique féministe végétarienne. Lausanne, 2016, L’Âge d’homme).

Dans la préface de son livre, Carol Adams évoque les critiques qui lui sont régulièrement adressées en raison de son engagement dans le végétarisme : « Et les sans-abri ? Et les femmes battues ? » Car nous devrions d’abord nous occuper des êtres humains qui souffrent. « Un tel rétrécissement du champ de la compassion ne me déstabilise pas », écrit l’auteure.

Et pour cause, Adams, née en 1951, a passé sa vie dans toutes sortes de combats : de l’ouverture à son domicile d’une ligne d’assistance téléphonique pour femmes battues aux luttes pour l’accès au logement des plus pauvres, en passant par l’organisation d’une soupe populaire, sa vie a tout simplement été consacrée à l’activisme. Dans ces stratégies de délégitimation (l’égoïsme des végétariens délaissant les vraies causes), elle voit avant tout « une manœuvre pour s’emparer de l’avantage moral ».

Avec ces quelques mots, beaucoup de choses sont dites – du ton, et du propos de l’auteure.

Comme toutes les féministes et les autres militant·e·s des causes dites secondaires ou sociétales (par exemple la lutte contre l’homophobie ou contre l’islamophobie et tous les racismes), Adams est en effet habituée de ce type de « manœuvres », pour reprendre le terme qu’elle emploie. Avec le livre La politique sexuelle de la viande, un classique américain publié en 1990 et traduit pour la première fois en français en 2016, Adams les déjoue en liant, sur plusieurs plans, les combats féministe et végétariste.

Non seulement dans les faits les combats ne s’excluent pas, et celles et ceux qui s’engagent dans l’anti-spécisme et le féminisme sont bien souvent présent·e·s sur de nombreux fronts. Mais surtout les combats sont liés car les types de domination le sont : c’est ce que cherche à démontrer ce livre original, écrit « en tant qu’activiste » et qui appelle les féministes à rejoindre le combat contre la souffrance des animaux, et les militant·e·s de cette cause à soutenir le féminisme.

L’argument principal du livre consiste à dire que la domination masculine repose sur la consommation de viande comme sur le contrôle des corps des femmes. Pour s’en convaincre, ouvrons le cahier central. La série de publicités qui sont reproduites sont édifiantes : un homme devant une carcasse de poulet dévorant une jambe de femme ; deux mains sur deux pains de hamburger figurant des seins ; une femme ouvrant grand la bouche devant un sandwich avec la légende « It’ll blow your mind away » [2].

Nellie McKay, dans son très bel avant propos « Les féministes n’ont pas le sens de l’humour », fait un parallèle entre les représentations des femmes et celles des animaux : les unes comme les autres y subissent la violence avec bonheur, en souriant [3]. De la tête de vache hilare sur les enseignes des restaurants de viande aux couvertures de magazines qui affichent la joie toujours renouvelée des femmes s’apprêtant à faire leur régime de l’été, un véritable « tour de passe-passe » est opéré, qui nie la violence ou fait des victimes les complices de leur oppression.

Dans ce livre auquel elle a consacré de nombreuses années, Adams multiplie les exemples, les citations et les références littéraires. Certaines formules sont extraordinaires : le titre même du livre « La politique sexuelle de la viande », le chapitre « Le viol des animaux, le dépeçage des femmes » ou encore la dernière partie « Mangez du riz faites confiance aux femmes », formule empruntée à la poétesse et militante de la cause lesbienne Fran Winan [4].

Tout est mobilisé pour donner à voir le chevauchement des oppressions. Car le système de mise à mort et de dépeçage d’êtres vivants transformés en choses a de fait quelque chose à voir avec la domination masculine. La masculinité se construit sur le régime carné, symbole et garantie de l’oppression patriarcale, dont la viande vient tous les jours asseoir la légitimité.

Mais l’analyse d’Adams va plus loin : la masculinité implique surtout le déni de cette réalité, la capacité à tenir à distance le fait que la viande consommée a été un animal :

« d’empêcher que quelque chose soit perçu comme ayant été quelqu’un ».

Ce double processus d’invisibilisation et d’objectification, Adams le théorise à l’aide de la notion de « référent absent » :

« Au moyen du dépeçage, on transforme l’animal en référent absent. L’animal, à travers son nom et son corps, est rendu absent en tant qu’animal afin que la viande puisse exister. La vie de l’animal précède et permet l’existence de la viande. Tant que l’animal est vivant, il ne peut pas y avoir de la viande. Un cadavre remplace donc l’animal vivant. Sans animaux, il n’y aurait pas de consommation carnée, mais ils sont pourtant absents de l’acte de manger de la viande, en raison de leur transformation en aliment  ».

Un processus similaire, consistant à ne pas ou ne plus voir dans les représentations des femmes des êtres vivants, définit l’oppression patriarcale. L’exploitation animale, qui repose sur notre capacité à oublier la mort et la souffrance des animaux (au fondement pourtant du régime carné), a ainsi ceci de spécifique qu’elle nous fait accepter la brutalité comme une chose quotidienne, normale, voire nécessaire. Nécessaire à la vitalité des hommes, la viande vient définir la virilité par la capacité à dominer et à ingurgiter, comme le résume le mythe de Metis, première femme de Zeus et enceinte de lui, ce Zeus qui va l’avaler.

La notion de référent absent est une précieuse clef d’analyse. Le livre d’Adams trace aussi des perspectives de luttes. Elle rappelle d’abord le croisement incessant de ces combats dans l’histoire, dans les mouvements féministes pour la tempérance et le suffrage universel ou le pacifisme du 20ème siècle. Les mouvements se croisent dans l’histoire ; ils subissent aussi les mêmes entreprises de délégitimation, tant le végétarisme est associé à une entreprise d’émasculation, une affaire de « femmelettes » voire de « pédés » trop « sensibles », bref un danger pour la virilité.

Le livre comprend un chapitre lumineux, qui nous invite à faire un travail sur la langue, par quoi s’opère l’absence des animaux. Adams déconstruit les expressions absurdes d’« abattage sans cruauté » ou encore, pour faire le lien avec les femmes, de « viol par contrainte ».

C’est finalement à une véritable conversion du regard qu’invite l’auteure pour rendre présent ce « référent absent », et ainsi voir « son steak comme un animal mort » [5]. Les enfants, qui s’étonnent de retrouver dans leur assiette les animaux que les adultes les incitent à caresser ou à dessiner, ont d’ailleurs souvent ce regard.

« Le mangeur de viande se perçoit comme se nourrissant de la vie. Aux yeux du végétarien, il se nourrit de la mort  » écrit Mary Midgeley citée dans le livre.

L’auteure a le don des formules et des anecdotes qui construisent, à la lecture, une autre perception de la viande. Elle cite ainsi cet échange hilarant :

« Lui : Je ne peux plus fréquenter de restaurants italiens avec toi, puisque je ne peux plus commander mon plat préféré : l’escalope de veau au parmesan.
Elle : Le commanderais-tu s’il s’appelait morceaux de petits veaux anémiques dépecés ?
 »

Adams appelle à intégrer les ressorts habituellement délaissés voire méprisés par les militant·e·s que sont l’émotion et l’empathie. Ce sont des affects, en effet, qui construisent nos subjectivités politiques. Les goûts et les dégoûts, même peu explicités, contribuent à donner naissance à des figures repoussoirs et à faire naître des aspirations politiques. Voilà le souvenir d’enfance que raconte la féministe Inez Irwin :

« Lorsque je repense à ces années, le déjeuner du dimanche semblait, assez curieusement, symboliser tout ce que je détestais et redoutais dans l’existence d’une femme de la classe moyenne. Ce repas trop abondant : le rôti gargantuesque, le sang qui s’en écoulait lorsque l’homme de la maison le découpait, les montagnes de légumes fumants, le lourd pudding. Et à la fin du repas – la table dans un désordre qui me donnait véritablement des frissons –, la calme retraite des hommes repus vers leurs fauteuils rembourrés, leurs journaux du dimanche, leur sieste vide, tandis que les femmes faisaient disparaître les moindres vestiges du carnage. Les déjeuners du dimanche ! […] A travers tous ces tourments spirituels croissait en moi un désir d’écrire  ».

L’émotion est aussi provoquée par le spectacle et la prise de conscience de la souffrance. Souvent c’est d’abord celle de l’autre. L’empathie peut alors déclencher un processus de solidarisation. Elle peut aussi conduire à conscientiser sa propre domination. Adams ouvre ainsi une réflexion sur les bienfaits des images et des comparaisons, qui contribuent à construire la pensée des oppressions et de possibles combats communs. Elle montre que le combat végétarien est susceptible de renforcer, de nourrir en quelque sorte le combat contre le sexisme (et d’autres), et inversement.

Cela n’empêche pas l’auteure de nous mettre en garde contre les usages pervers des métaphores : si les féministes mobilisent les «  images du dépeçage » pour parler de la condition des femmes, elle invite à le faire en « intégrant l’oppression littérale des animaux ». Car « les animaux, eux, sont véritablement transformés en pièces de viande ».

De ce livre on sort avec une liste d’autres livres à lire ou à relire, comme par exemple Frankenstein, dont la créature créée par la romancière Mary Shelley est végétarienne. On ferme surtout La politique sexuelle de la viande avec l’espoir que « les mortels éclairés du 21ème siècle seront peut-être végétariens », pour paraphraser Frances Willard, féministe et végétarienne du 19ème siècle, qui affirmait, elle, plus optimiste, que « les mortels éclairés du vingtième siècle seront certainement végétariens ».

P.-S.

Ce compte-rendu a été publié dans le numéro de Nouvelles questions féministes « Nouvelles formes de militantisme féministe (1) » (n°, 2017), qui vient de sortir.

Notes

[2] Référence à la fellation, « blowjob » en anglais.

[3] sur les représentations du bonheur et leur rôle politique, voir Sara Ahmed, The Promise of Happiness, Duke University, 2010

[4] « Mangez du riz faites confiance aux femmes
Ce que je ne sais pas maintenant
Je peux encore l’apprendre ».

[5] Martin Gibert (2015). Voir son steak comme un animal mort. Véganisme et psychologie morale. Montréal : Lux Editeur.

Turquie, femmes en lutte : rencontres à Forcalquier les 9 et 10 juin

Turquie: Femmes en lutte
2 jours de rencontres, débats, film, concert-fête
En présence de Pinar Selek, féministe, anti-militariste, sociologue et écrivaine, exilée en France.
9 et 10 juin 2017, Forcalquier

Le programme est ici :

Turquie Femmes en lutte programme

Pinar Selek
Née à Istanbul en 1971 Pinar grandit dans une famille fortement engagée à gauche. Pinar suit des études de sociologie dans les années 1990 mais  partage beaucoup de son temps avec les sans-domicile fixe, les enfants, les travesti.es, les trans-sexuel.les et les prostitué.es dans les quartiers populaires. Quand elle commence à enquêter sur les questions kurdes et arméniennes elle est arrêtée car elle refuse de dénoncer les personnes interviewées à la police. Elle est torturée et emprisonnée. Durant son emprisonnement (1998-2000) le pouvoir l’accuse d’avoir posé et fait exploser une bombe. Malgré des rapports d’experts affirmant qu’il s’agissait d’une explosion accidentelle, c’est le début d’un acharnement politico-judiciaire qui est aujourd’hui dans sa dix-neuvième année. Elle sort de prison faute de preuves, co-fonde une association, la première libraire et revue féministe « Amargi », contre toutes les dominations. Elles organisent plusieurs grandes manifestations avec des femmes turques et kurdes dont, entre autres, en 2002, la « Marche des femmes les unes vers les autres » et d’autres actions antimilitaristes et anti-nationalistes. Mais le pouvoir revient à la charge en 2008, ce qui la pousse à quitter son pays. Elle arrive en France en 2011 et enseigne aujourd’hui les sciences politiques à l’université de Sophia Antipolis de Nice. Le triste solde de ce procès kafkaïen en est aujourd’hui à quatre acquittements, cinq fois cassés par la cour de cassation. Dernier en date: le 25 janvier 2017, le procureur a de nouveau demandé sa condamnation à perpétuité. Partout dans le monde la solidarité s’organise à travers la création de comités de soutien et d’événements multiples; notre rencontre s’inscrit également dans cet élan de soutien à Pinar.

Publications en français :

Loin de chez moi… mais jusqu’où ?, éd. iXe, mars 2012
La Maison du Bosphore, éd. Liana Lévi, avril 2013
Service militaire en Turquie et construction de la classe de sexe dominante. Devenir homme en rampant, éd. L’Harmattan, février 2014
Parce qu’ils sont arméniens, éd. Liana Lévi, février 2015
Verte et les oiseaux, conte pour enfants, éd. des Lisières, mars 2017

In memoriam Colette Guillaumin

Homme blanc, je ne suis pas sûr d’être le mieux placé pour parler de Colette Guillaumin, sociologue féministe dont les travaux sur la race et le genre ont « renvers[é] les perspectives dominantes et boulevers[é] notre compréhension du monde[1] ». Pourtant, son décès n’a pas fait l’objet d’un grand intérêt de la part des médias – lesquels étaient bien trop occupés, en ce 10 mai dernier, à supputer les chances de tel ou tel Philippe, voire Édouard, d’être nommé à Matignon. Pour être juste, précisons cependant que l’on trouve facilement sur Internet des présentations de ses thèses, en particulier depuis la réédition récente[2] de son recueil Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature (textes des années 1978 à 1992 dont la première édition datait de 1992). Il y a bien sûr des recensions de style plutôt académique et néanmoins très intéressantes comme celle de Delphine Naudier et Éric Soriano dans Les Cahiers du genre[3]. Mais il y a aussi des reprises plus « engagées » de son travail, comme celle du site Le Seum Collectif, que j’ai découvert à cette occasion, et qui a consacré une suite de cinq articles (je n’arrive décidément pas à me résoudre à écrire « posts », désolé, je dois être un peu rétro), cinq articles, donc, excellents en ce qu’ils ne se contentent pas d’exposer les thèses de Guillaumin, mais qu’ils les actualisent en les intégrant aux problématiques d’aujourd’hui – sexisme, racisme et intersectionnalités.

Je ne répéterai donc pas ici ce que ces personnes ont dit, et probablement mieux dit que je ne l’aurais fait. Mais il me semble important de donner un aperçu de cette pensée rigoureuse, et si cela donne envie à quelques lectrices ou lecteurs d’en savoir plus, je pense que j’aurai bien fait.

Colette Guillaumin avait soutenu sa thèse à la fin des années 1960, thèse qui fut publiée ensuite sous le titre : L’Idéologie raciste, genèse et langage actuel et que l’on trouve aujourd’hui en édition de poche (Folio/Gallimard). À l’époque, elle fut une des premières à affirmer que la race n’existe pas, en tout cas pas comme réalité matérielle. La race n’est rien d’autre qu’un rapport social de domination, lui-même issu de ce rapport de domination absolue – Guillaumin emploie le terme d’appropriation – que fut l’esclavage des débuts de la modernité capitaliste. La logique est relativement simple : pour s’approprier d’autres humains, et parce qu’il s’approprie d’autres humains, l’humain propriétaire dénie à ses « propriétés » la qualité d’humain – ou de sujet, si vous préférez. Pourtant, ces « biens » ressemblent fort à des humains – ils en possèdent la forme et aussi l’éminente spécificité : la parole. Mais ils sont esclaves : c’est bien qu’ils sont différents, non ? D’ailleurs cela saute aux yeux : ils sont noirs ! Et hop, passez muscade : ils sont esclaves parce qu’ils sont noirs. Au XIXe siècle, le scientisme impérialiste viendra donner une armature « théorique » à ce constat d’évidence. Le même raisonnement s’applique aux femmes : Colette Guillaumin le nomme « sexage ». C’est l’opération par laquelle la classe entière des femmes est appropriée par les hommes. Silvia Federici a décrit, dans Caliban et la sorcière[4], comment le corps des femmes est devenu propriété des hommes et de l’État – et cela en parallèle avec la colonisation du Nouveau Monde puis l’esclavage et la traite des nègres, qui coïncident avec les grandes chasses aux sorcières en Europe, deux moyens pour le capital en pleine expansion de se procurer du travail gratuit. Comme les Noirs, les femmes sont différentes, n’est-ce pas ? Et c’est parce qu’elles sont femmes, et différentes, qu’elles doivent être soumises aux hommes. C’est naturel. Les rapports sociaux seraient donc établis sur des faits de nature, et non sur l’histoire, les rapports de force, etc. D’ailleurs, les femmes, comme les Noirs, sont des êtres plus proches de la nature, non ? Il est bien connu que le domaine de l’artifice, de la culture, appartient aux hommes, sinon à l’Homme.

Ce qui m’a particulièrement intéressé dans ces textes de Colette Guillaumin, c’est la façon dont elle démonte la mécanique qui produit et reproduit sans cesse ces horreurs, c’est-à-dire le rapport intime qui noue ensemble pratiques et idéologies. La conclusion de l’article « Race et Nature. Système des marques, idée de groupe naturel et rapports sociaux » me semble très claire sur ce point. Elle servira aussi de conclusion à ce qui se veut un modeste hommage à cette belle personne qui « a cherché, inlassablement, à cerner, à théoriser et à déstabiliser les rapports de domination[5]. »

« L’invention de la nature ne peut pas être séparée de la domination et de l’appropriation d’êtres humains. Elle se développe dans ce type précis de relations. Mais l’appropriation qui traite des êtres humains comme des choses et en tire diverses variations idéologiques ne suffit pas en soi à induire l’idée moderne de groupe naturel : après tout Aristote parlait bien de la nature des esclaves, mais ce n’était pas avec la signification que nous donnons aujourd’hui à ce terme. Le terme nature appliqué à un objet quelconque visait sa destination dans l’ordre du monde ; ordre réglé alors théologiquement. Pour que naisse le sens moderne il y faut un autre élément, un facteur interne à l’objet : celui de déterminisme endogène, qu’introduit le développement scientifique, viendra, en se joignant à la “destination”, former cette idée nouvelle, le “groupe naturel”. Car à partir du XVIIIe siècle, sensiblement on cesse de faire appel à Dieu pour expliquer des phénomènes de la matière et on introduit l’analyse des causes mécanique dans l’étude des phénomènes, physiques d’abord, vivants ensuite. L’enjeu d’ailleurs était la conception de l’Homme, et le premier matérialisme sera mécaniste au cours de ce même siècle (cf. L’Homme-machine de La Mettrie, 1748).

« Si ce qui est énoncé sous le terme “naturel” est la pure matérialité des objets impliqués, alors rien de moins naturel que les groupes en question qui, précisément, sont constitués PAR un type précis de relation : la relation de pouvoir, relation qui les constitue en choses (à la fois destinés à et mécaniquement orientés), mais bien qui les constitue puisqu’ils n’existent comme choses que dans ce rapport. Ce sont les rapports sociaux où ils sont engagés (l’esclavage, le mariage, le travail immigré…) qui les fabriquent tels à chaque instant ; en dehors de ces rapports ils n’existent pas, ils ne peuvent même pas être imaginés. Ils ne sont pas des données de la nature, mais bien des données naturalisées des rapports sociaux. »

[1] Danielle Juteau (prof de sociologie de l’université de Montréal), Le Monde, 18 mai 2017.

[2] En 2016, par les éditions iXe : grâce leur soit rendue. Cet ouvrage est disponible à la bibliothèque de l’association Agate, armoise et salamandre, 13 rue des Cordeliers à Forcalquier. Ouverture le lundi de 10 à 13h et le samedi de 16 à 19h.

[3] Éditions l’Harmattan, lisible en ligne ici. On trouve également sur Internet des textes à propos de la première édition de 1992 : un de la revue Multitudes et un autre de la revue Recherches féministes.

[4] Éditions Entremonde/Senonevero, 2017 (nouvelle édition). On peut lire ce que j’en ai écrit ici.

[5] Danielle Juteau, loc. cit.

Les femmes de Gaza coincées entre occupation et contrôle social. Contrôle des naissances, contraception et avortement

Un article de Hélène Servel trouvé sur Orient XXI
Dans la bande de Gaza, sous blocus total depuis exactement dix ans, l’auteure a mené une recherche sur les déterminants socioculturels des grossesses non désirées, de la contraception et des avortements. Dans ce territoire densément peuplé où le taux de fécondité reste élevé et où la vie quotidienne est si difficile, comment sont-ils perçus ? Comment les barrières sociales qui font entrave à leur prise en charge agissent-elles et quel impact cela a-t-il sur les tendances démographiques ?

Avec plus de 1 million 881 000 personnes1 vivant sur un territoire de 365 km², soit plus de 5 000 habitants au km², les enjeux démographiques dans la bande de Gaza sont de taille. Le taux de fécondité s’élève à environ 5,1 enfants par femme en 2010, quand celui de la Cisjordanie « plafonne » à 4,82. Pourtant, la maîtrise de la natalité est peu évoquée comme telle, alors qu’elle représente un enjeu humanitaire considérable dans un contexte de blocus total depuis dix ans.

Historiquement, les questions de natalité et de fécondité ont fait l’objet d’un « investissement politique » par les autorités palestiniennes, notamment dans les périodes d’Intifada où le conflit avec Israël se jouait également au niveau démographique. Aujourd’hui, si cette idée est moins présente, elle reste un facteur. Avoir plus d’enfants permettait de participer, à une certaine échelle, à l’effort pour la libération nationale dans un contexte de guerre ou, en tout cas, de violence continue.

Grossir les rangs des combattants ?

Depuis quelques décennies, avec une communication efficace, les pouvoirs publics palestiniens prônent un modèle de famille plus restreinte, où les parents décident eux-mêmes du nombre et de la fréquence des naissances. La pratique de la contraception est donc promue et relayée par des institutions comme le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA) et l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Mais elle est seulement encouragée dans le cadre du mariage, voire après un ou plusieurs enfants. L’occupation et le blocus total que subit la bande de Gaza restent des variables décisives dans les choix de maternité : si, pendant les périodes d’Intifada notamment, la tendance était plutôt à avoir beaucoup d’enfants pour grossir les rangs des combattants et remplacer les martyrs, aujourd’hui, la situation économique, sociale et humanitaire délétère pousse les couples à vouloir réduire la taille de leur famille, pour des raisons financières, mais aussi pour pouvoir assurer une meilleure qualité d’éducation de leurs enfants.

Le Hamas applique une législation basée sur la loi islamique. En conformité avec les principes religieux et sociétaux qui régissent la vie quotidienne, la contraception est donc acceptée seulement comme un moyen d’espacer les naissances (tanzim al-nasl), et de protéger ainsi la santé de la femme, mais non de limiter les naissances (tahdid al-nasl). Elle est autorisée depuis environ quarante ans, à l’exclusion des méthodes définitives comme la ligature des trompes. En 1993, c’est l’UNRWA qui introduit des services de planning familial, suivi par le ministère de la santé en 1997. Depuis 1994, l’Autorité palestinienne (AP) considère le taux de fertilité comme un objectif national stratégique.

Aujourd’hui, le discours et les pratiques paraissent plutôt correspondre à l’orientation donnée ces dernières années par l’AP sur l’idée d’une famille plus restreinte. La plupart des femmes semblent persuadées des bienfaits et des avantages de la contraception, à la fois pour la santé de la mère et de ses enfants, mais aussi pour son indépendance, l’organisation de sa vie et de celle de sa famille. D’ailleurs, en Palestine, moins de 1 % des femmes qui n’utilisent pas la contraception le font pour des raisons religieuses3.

En revanche, s’il est interdit d’un point de vue social et religieux de souhaiter limiter le nombre de ses enfants, certaines femmes éduquées reconnaissent à demi-mot que la vie dans la bande de Gaza les pousse à n’en vouloir que deux ou trois. Se faisant, elles se sentent mieux à même de pouvoir les nourrir correctement et de leur garantir une éducation de meilleure qualité.

Un inégal accès à l’information et aux contraceptifs

L’accès à la contraception dépend étroitement à la manière dont sont diffusées les informations à ce sujet. Depuis les années 1990, les autorités ont mis en place certains outils comme des brochures, des affiches, des spots télévisés et radiophoniques et des actions de sensibilisation, mais elles communiquent globalement très peu sur ces questions. Malgré tout, en 2000, déjà plus de 90 % des Palestiniennes mariées connaissaient au moins une méthode contraceptive. Elles étaient 99 % en 20104, et le taux d’utilisation des moyens de contraception est relativement élevé. En fait, les informations circulent par des canaux de communication interpersonnelle. Les discussions entre femmes se révèlent beaucoup plus influentes qu’une visite chez le médecin. Ce sont notamment par elles que les jeunes filles peuvent en avoir connaissance, alors même qu’on ne fournit officiellement d’informations qu’aux femmes mariées pour ne pas « encourager » les relations sexuelles hors mariage. Les médecins n’acceptent de leur parler de leur corps qu’à partir du mariage, voire après une ou plusieurs grossesses, et les personnels chargés de la prévention en la matière sont peu formés. Les hommes, quant à eux, semblent très peu impliqués et disent préférer se renseigner par eux-mêmes.

L’accès à l’information dépend aussi du statut administratif de la personne. Effectivement, 72 % des Gazaouis sont des réfugiés et sont donc enregistrés à l’UNRWA, bénéficiant de leurs infrastructures et services gratuits, y compris pour la contraception. Les 28 % restants sont des « citoyens », c’est-à-dire originaires de la région de la bande de Gaza avant 1948, et doivent se tourner vers les institutions de santé publique, de moins bonne qualité et où ils doivent souvent endosser des frais, même minimes.

La présence de ces deux types de population explique le caractère bicéphale du système de santé palestinien et un « traitement différentiel »5, révélateur d’inégalités économiques latentes pour l’accès à la contraception. Selon un rapport de 2012, la totalité des 21 centres que gère l’UNRWA dans la bande de Gaza fournissaient des services de planning familial, alors que sur les 56 centres de santé du ministère de la santé, seulement 16 en proposaient au même moment6. Enfin, l’inégal accès à l’information se lit aussi entre zones urbaines, plus couvertes et zones rurales, plus marginalisées et isolées.

Le taux d’utilisation de la contraception est relativement élevé par rapport à d’autres pays de la région et la plupart des moyens de contraception sont disponibles, accessibles et gratuits. Le coût en reste cependant étroitement lié au statut administratif de la personne : les réfugiés peuvent se fournir gratuitement auprès de l’UNRWA tandis que les citoyens doivent supporter des frais, même s’ils sont minimes.

Si la nécessité absolue d’attester de l’union maritale n’est plus requise de manière systématique depuis les deux dernières décennies, l’accès aux contraceptifs demeure tacitement conditionné au fait que la femme soit mariée. Mais, même si la couverture contraceptive est relativement bonne dans l’ensemble de la bande de Gaza, elle peut être soumise à des pénuries, notamment en période de crise. Récemment, l’UNFPA, seul fournisseur de contraceptifs en Palestine annonçait vouloir réduire ses budgets et c’est précisément les moyens alloués pour la bande de Gaza qui risquent d’être considérablement amoindris à partir du mois de juin 2017. Si ces prévisions de restrictions budgétaires ne sont pour l’instant que partiellement documentées, elles entraîneraient potentiellement des pénuries et fragiliseraient donc d’autant plus le droit à la contraception que cela se fait dans un contexte démographique et humanitaire déjà catastrophique. Cela révèle aussi l’extrême dépendance du système de santé gazaoui à l’aide internationale en termes d’approvisionnement de matériel, de médicaments, d’infrastructures et de soins.

Le prisme religieux

La question de l’avortement est particulièrement sensible dans la bande de Gaza puisque dans les années 1980-1990, le conflit avec Israël se joue aussi dans les berceaux. Une véritable « guerre démographique » est engagée7. L’idée d’une « fécondité de remplacement » pour « compenser la perte des martyrs » est commune et les femmes réfugiées de Gaza seraient encore beaucoup plus nombreuses (46,1 %) qu’en Cisjordanie (26,6 %) à désirer au moins 6 enfants8.

Cette « dimension politique de la fécondité »9 n’est plus d’actualité et au-delà du contexte historico-politique particulier, c’est surtout le prisme religieux qui condamne et interdit formellement l’avortement à Gaza. « Il n’y a aucune raison logique à un avortement ! », rappelle Kefah Al-Rantisi, une représentante du ministère des affaires religieuses. Seuls quelques situations autorisent exceptionnellement cette pratique, quand la vie de la mère ou de l’enfant est en danger avant les 40 ou 120 premiers jours de la grossesse. Si le cadre légal semble en théorie relativement clair, l’appréciation de ces critères est du ressort du mufti consulté et du diagnostic de deux médecins. La décision finale dépend en fait de l’interprétation, de la position sociale et de la réputation de ces différents acteurs. Ce flou des structures sanitaires sur la problématique des grossesses non désirées et des avortements empêche vraisemblablement d’aborder des questions taboues.

Considéré par l’ensemble de la société comme incompatible avec les normes socioculturelles et religieuses, l’avortement est donc en principe perçu négativement par la plupart des femmes. Pourtant, elles sont nombreuses à le pratiquer dans les faits et parfois même à le justifier : pour préserver la santé physique et psychologique de la mère, assurer une meilleure éducation aux enfants, dans le cas de grossesses précoces ou tardives, de relations conjugales houleuses… D’autres facteurs moins évoqués par les femmes rentrent aussi en compte : « Les relations d’inceste ou la pauvreté sont des phénomènes qui influencent la décision d’avortement, mais qui sont moins visibles parce qu’ils se produisent sur le long terme et sont dépendants de relations de domination économique et sociale très ancrées », explique Zeinab Al-Ghunaimi, une avocate gazaouie et directrice du centre de recherche et de consultations légales pour les femmes à Gaza City.

Les données sont donc très difficiles à obtenir et les rares chiffres dont on dispose font état de 5 996 cas d’avortements en 2011 et 6 983 en 201210. Pourtant, de nombreux témoignages racontent des expériences de grossesses non désirées souvent suivies d’avortements : si ce n’est pas toujours possible à cause du fort contrôle social exercé sur les femmes, c’est tout de même le cas le plus fréquent.

Un parcours semé d’obstacles

Les femmes qui souhaitent interrompre leur grossesse doivent se plier aux impératifs sociaux ou lutter contre les différents acteurs qui entravent l’autonomie de leur décision. La plupart des soignants tentent de les dissuader, invoquant des raisons morales et jouant ainsi le rôle de gardiens des normes sociales.

Parallèlement, il existe un maillage de relations interpersonnelles qui constituent des intermédiaires dans la volonté de l’épouse ou du couple. Ainsi, les femmes de l’entourage et la belle-mère jouent un rôle très important, du soutien logistique ou psychologique à la désapprobation morale en passant par la réprimande, elles constituent un accompagnement concret et quotidien. Elles prodiguent notamment des conseils, voire des recettes pour provoquer un avortement : boire des décoctions de cannelle et de gingembre, manger beaucoup de dattes, respirer des substances chimiques, sauter dans les escaliers, mettre une bouteille de gaz sur son ventre, etc.

Si les récits de ce genre sont nombreux, les médecins, eux, ne reconnaissent pas leur existence. Pourtant, malgré la forte réprobation sociale et contrairement à d’autres contextes où les femmes sont souvent soupçonnées d’avoir provoqué elles-mêmes l’avortement, ils ne posent en général aucune question. Ils considèrent qu’il relève de leur responsabilité de soigner une femme qui connaît des complications dans sa grossesse.

Les maris quant à eux souhaitent parfois un nombre plus réduit d’enfants, quitte à encourager, voire à forcer l’interruption d’une grossesse.

Malgré l’interdiction officielle de l’avortement, des médecins privés le pratiquent quand même clandestinement, moyennant un prix conséquent (environ 400 à 500 dollars).Un avortement peut être obtenu si la femme ou le couple a un proche ou une connaissance qui est médecin ou les moyens financiers. « Si tu as de l’argent, si tu as des proches à l’hôpital qui sont médecins, tu peux te faire avorter beaucoup plus facilement dans des hôpitaux. Pour l’avortement aussi, il y a de la wasta (du piston) ! », résume un travailleur social à Gaza City. C’est donc un véritable mode de gestion clientéliste qui se met alors en place. La législation relativement floue en fait un révélateur d’inégalités économiques et sociales.

Dans le contexte humanitaire, politique dramatique de la bande de Gaza, les questions de santé sexuelle et reproductive n’apparaissent pas comme une priorité. Pourtant, la situation démographique accentuée par le blocus imposé par le gouvernement israélien depuis dix ans fait de Gaza une véritable prison surpeuplée à ciel ouvert. Le contexte politique est bien sûr une variable décisive, mais le cadre religieux et social ne favorise pas non plus le traitement de ces questions, considérées comme taboues. Enfin, l’extrême dépendance du système de santé à l’aide internationale rend les Gazaouis encore plus vulnérables, face aux coupes budgétaires envisagées dans les organisations internationales et à la dégradation des conditions de vie. Les tendances démographiques ne vont donc pas vers un ralentissement de la natalité.

Documentaire : Quel a été le rôle des grands médias brésiliens dans l’assassinat d’une adolescente ?

Si on pose la question à n’importe quel Brésilien sur “l’affaire Eloá”, il saura certainement de quoi il s’agit. En octobre 2008, le pays entier a été témoin en direct de la séquestration d’Eloá Cristina, âgée de 15 ans, qui a été gardée en otage pendant une semaine et ensuite assassinée par son ex-copain Lindemberg Alves, qui avait alors 22 ans.

Le 13 octobre 2008, Eloá était avec ses camarades de classe en train de faire un travail scolaire dans son petit appartement, à l’intérieur d’une résidence de Santo André, à proximité de São Paulo, quand Lindemberg est entré chez elle de force muni d’une arme. Le jeune n’acceptait pas que la relation avec Eloá soit terminée. Deux de ses amies furent libérées à ce moment mais Nayara, la meilleure amie de Eloá est restée. Elles ont alerté la police puis les médias sont ensuite venu sur les lieux.

Pendant que la police négociait avec Lindemberg, deux chaînes de télévision transmettaient les faits en direct. Un journaliste a même interviewé Eloá et Lindemberg à travers la même ligne téléphonique qu’utilisait la police pour négocier la libération des otages. Eloá a dû répondre à des questions telles que “Tu l’aimes encore ?”, pendant qu’ils analysaient son profil sur les réseaux sociaux. Dans un des programmes de télévision, un prétendu spécialiste a dit qu’il “espérait que cela se finisse bien”, qu’Eloá et Lindemberg résolvent leurs différends et se marient.

La réalisatrice Livia Perez, habituée à traiter ce genre de sujet, s’est centrée sur l’affairee cas afin de parler des violences machistes | Photo: Alf Ribeiro/Utilizé avec son autorisation

Même si Lindemberg a libéré Nayara le premier jour, la police a demandé à la jeune fille de revenir afin de faciliter la négociation avec l’agresseur.

Cinq jours après, le vendredi après-midi, la police est finalement entrée dans l’appartement. On entendit des coups de feu puis on vit Nayara sortir de l’appartement avec une blessure à la tête. Par contre Eloá était inconsciente, elle avait pris une balle dans la tête. Lindemberg s’est battu avec la police dans les escaliers à l’extérieur du bâtiment, sous les yeux de nombreux journalistes et curieux qui étaient aux alentours.

Tout a été transmis en direct à la télévision sous les yeux de millions de téléspectateurs.

L’image d’Eloá en train de pleurer à la fenêtre pendant qu’elle était retenue en otage par son ravisseur, à peine quelques jours avant sa mort, est devenue un symbole emblématique non seulement de la prise d’otage la plus longue de l’histoire du Brésil mais aussi de la pire gestion de prise d’otage et la plus sensationnaliste de l’histoire.

Huit ans après, la cinéaste brésilienne Livia Perez a décidé de faire une chronique sur ce qui est arrivé à Eloá. Mais elle n’a pas souhaité raconter l’histoire à travers d’interviews des proches d’Eloá, au contraire elle a voulu mettre en avant les reporters et la police, afin d’analyser comment les médias et la société idéalisent les histoires de violence contre les femmes.

Son documentaire sorti en 2016 et qui fut récompensé est intitulé “Qui a tué Eloá ?”. Il a été projeté dans les festivals de cinéma du monde entier, d’Uruguay au Mexique en passant par la France, des écoles de Corée du Sud aux prisons du Brésil. Dans un entretien avec Global Voices, Perez parle de sa motivation pour la réalisation de son projet, de la dure réalité de la vie quotidienne des Brésiliennes (Au Brésil, 13 femmes sont tuées chaque jour), et des sujets récurrents des médias lorsqu’ils traitent des cas de violence envers les femmes et les petites filles.

Le documentaire de 24 minutes est disponible avec des sous-titres en anglais et en espagnol.

Global Voices (GV): Qu’est-ce qui vous a motivé à raconter l’histoire de Eloá ?

Livia Perez (LP): Le type de crime dont a été victime Eloá affecte des milliers de femmes brésiliennes. L’histoire d’Eloá est l’histoire d’un grand nombre de Brésiliennes. Le Brésil occupe le 5ème rang en nombre de femmes assassinées, et malgré cela, la presse ne parle pas des violences faites aux femmes lorsqu’elle couvre ce genre de crimes. D’où ma motivation principale : faire reconnaître le crime contre Eloá comme un féminicide.

GV: Que fut la chose la plus difficile lors de votre travail sur cette histoire ?

LP: Le plus grand défi a été de ne pas reproduire les vices du journalisme traditionnel dans l’esthétique du film, c’est à dire réfléchir à la manière adéquate de raconter ce crime en utilisant les images transmises par les médias traditionnels, tout en les critiquant et en proposant un tout autre point de vue.

GV: Dans le documentaire il n’y a pas d’entretien avec l’amie d’Eloá qui a survécu à la prise d’otage, ni avec la famille, ni même avec l’enquêteur chargé de l’affaire, comme ça se fait normalement dans les documentaires d’affaires criminelles. Pourquoi avez-vous fait ce choix?

LP: Justement parce que même si le film ne traite pas de ce cas particulier même s’il l’utilise comme base. Il est nécessaire de voir le scénario de façon relationnelle et non individualisée. Cela ne m’intéressait pas d’utiliser le même récit que celui lancé par les médias, je ne cherchais pas à scénariser le crime comme un fait unique et isolé. Le choix d’une narration ciblée sur l’attitude des médias m’a permis également de remettre en cause le point de vue de la police et de la société face aux féminicides.

GV: La transmission en direct de son assassinat et le fait que les chaînes de télévision ont minimisé la situation de l’otage paraît complétement surréaliste, mais quelle partie de tout ça faites-vous ressortir ?

LP: A mon avis, il y a eu de nombreuses irrégularités, à commencer par la diffusion en direct de la séquestration, qui au fur et à mesure que les jours passaient, ont donné de la puissance au preneur d’otage. Parmi toutes les absurdités, comme par exemple le journaliste qui a prétendu être un ami de la famille et l’avocat qui espérait que “tout finirait bien, avec un mariage en prime” entre la victime et le ravisseur, je crois que le plus problématique a été le fait que les médias ont réussi à communiquer par téléphone avec le ravisseur, et finirent en médiateurs dans une situation à haut risque pour laquelle ils n’étaient pas qualifiés. La construction d’un narratif romantique autour du crime et la glorification de la personnalité criminelle du ravisseur qu’ont créée les médias pour capter et maintenir l’audience ont également été nocives.

GV: Le documentaire questionne le narratif de “l’homme non conforme” et du “crime passionnel”, très utilisé par le journalisme pour justifier les féminicides. Cela a-t-il changé à ce niveau-là depuis 2008?

LP:  J’aime penser que c’est le cas, que certaines choses ont changé mais je sais que d’autres restent les mêmes. Les réseaux sociaux et les sources d’informations alternatives sont maintenant très viables grâce à internet et invitent de plus en plus les gens à se poser des questions sur les médias traditionnels, et par conséquent la manière d’informer des crimes sexistes (féminicides, viols, abus sexuels, harcèlement…).

Au moins trois médias ont réussi à interviewer le ravisseur pendant la prise d’otages, en utilisant la même ligne téléphonique que celle que la police utilisait pour négocier avec le ravisseur. Capture d’écran de ‘Qui a tué Eloá ?’

GV: Une enquête récente a révélé que 57% des Brésiliens sont d’accord avec la phrase “un bon délinquant est un délinquant mort”. Néanmoins quand il s’agit de féminicides, beaucoup de gens ont l’air de montrer plus d’empathie envers l’assassin qu’avec la victime. Pourquoi, à votre avis ?

LP: Je suis totalement contre l’idée “qu’un bon délinquant est un délinquant mort” et je refuse que la société se fasse justice elle-même, de même que le populisme pénal. Ce qui se passe avec ces crimes, c’est qu’ils sont racontés de manière machiste, sexiste, c’est à dire que les auteurs de ces féminicides sont décrits comme des personnes dignes de pitié pendant que les véritables victimes sont ignorées, culpabilisées et vilipendées, ce qui génère un renversement des valeurs extrêmement nocif, et le pire c’est que ce renversement de valeurs est souvent promu par des entreprises et des groupes d’entreprises publiques, comme c’est le cas avec les chaînes de télévisions ouvertes. C’est ce qui s’est passé pendant la prise d’otage et l’assassinat d’Eloá, celui d’Eliza Samudio, ou encore lors de la couverture médiatique du viol d’une adolescente par un gang d’une favela de Rio de Janeiro…

GV: Depuis 2015, le féminicide est un terme légal dans le code pénal du Brésil. Par conséquent, c’est un délit dans notre législation, mais malgré cela le Brésil est toujours le cinquième pays pour le nombre de femmes assassinées. D’où vient le problème d’après vous ?

LP: Je pense qu’il manque un effort collectif afin de combattre l’important taux de féminicides. A mon avis cela devrait commencer par une réforme dans les grands médias du pays et par l’application de l’article 8, paragraphe III, de la Loi Maria da Penha, qui prévoit la responsabilité des médias de communication dans l’éradication de la violence domestique et familiale.

GV: Durant l’année dernière, l’Amérique Latine (une des régions au plus fort taux de féminicides de la planète) s’est mobilisée pour protester contre la violence machiste avec des campagnes telles que #PasUneDePlus. De quelle manière le percevez-vous ?

LP: Ces manifestations sont fondamentales et donnent de l’espoir pour une Amérique Latine qui reste majoritairement machiste. Maintenant je crois que nous devons intégrer le féminisme dans les débats politiques et que nous devons encore lutter fortement pour conquérir une représentativité.

Fémonationalisme, suite

Voici trois jours, nous avons reblogué ici-même un article de Joao Gabriell qui réagissait aux premières déclarations de la nouvelle secrétaire d’État à l’égalité des hommes et des femmes: « Outre une grande campagne de communication antisexiste et l’instauration d’un congé maternité unique, indépendamment du statut des femmes (salariées, entrepreneuses, etc), la nouvelle Secrétaire d’Etat a annoncé une mesure qui a de quoi inquiéter : l’instauration de policiers habilités à verbaliser les insultes sexistes dans l’espace public, s’inscrivant dans le projet plus large du nouveau Président d’introduire « 10 000 policiers de proximité ». Avant même de songer à la verbalisation des insultes sexistes, cette déclaration a de quoi faire frémir tous ceux qui sont conscients que le renforcement des dispositifs policiers est annonciateur de plus de violences policières, et donc aussi de crimes policiers, en particulier contre les hommes arabes et noirs vivant dans les quartiers populaires. Car en effet, ce n’est certainement pas dans le 16e arrondissement parisien que les effectifs policiers seront gonflés. De plus, les contrôles au faciès étant déjà largement prouvés, ce ne sont certainement pas tous les hommes qui seront concernés par cette accentuation de l’activité policière. » Et voici ce que nous apprenons aujourd’hui par Médiapart:

« Un article sorti dans le Parisien en fin de semaine affirme qu’une partie du quartier La Chapelle serait interdite aux femmes par la présence de trop nombreux hommes dans la rue, pour ne pas parler des réfugiés. L’article est immédiatement repris par les médias, comme RTL, France Info… Et vendredi 19 mai 2017 le collectif SOS La Chapelle, des élus LR et Valérie Pécresse se réunissent aux pieds du métro La Chapelle pour en appeler à l’intervention immédiate du nouveau gouvernement. Valérie Pécresse propose aussi une aide à la sécurité à tous ceux qui ont peur. Un budget sorti tout droit des caisses du Conseil régional d’Ile de France et dont la Mairie de Paris ne voudrait pas selon Mme Pécresse. Bref, le feu aux poudres. »

Contre ces tentatives de semer la panique, Médiapart donne la parole aux habitantes du quartier de La Chapelle. Cette vidéo est à voir ici. Ça vaut la peine de prendre les quelques huit minutes qu’elle dure pour comprendre de quoi il retourne.

Le fémonationalisme sous l’ère Macron : d’effrayantes perspectives sécuritaires et racistes au nom de la cause des femmes

Par

Mercredi 17 mai 2017, dans l’émission spéciale de Nicolas Poincaré sur Europe Soir traitant de la nomination des nouveaux ministres du gouvernement, était invitée à s’exprimer Marlène Schiappa1. Cette dernière n’est autre que la nouvelle Secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes. Assurant que l’égalité hommes-femmes serait une « grand cause nationale du quinquennat d’Emmanuel Macron », Marlène Schiappa a fait part de quelques-unes des tâches qu’elle souhaite accomplir.

Outre une grande campagne de communication antisexiste et l’instauration d’un congé maternité unique, indépendamment du statut des femmes (salariées, entrepreneuses, etc), la nouvelle Secrétaire d’Etat a annoncé une mesure qui a de quoi inquiéter : l’instauration de policiers habilités à verbaliser les insultes sexistes dans l’espace public, s’inscrivant dans le projet plus large du nouveau Président d’introduire « 10 000 policiers de proximité ».

Avant même de songer à la verbalisation des insultes sexistes, cette déclaration a de quoi faire frémir tous ceux qui sont conscients que le renforcement des dispositifs policiers est annonciateur de plus de violences policières, et donc aussi de crimes policiers, en particulier contre les hommes arabes et noirs vivant dans les quartiers populaires. Car en effet, ce n’est certainement pas dans le 16e arrondissement parisien que les effectifs policiers seront gonflés. De plus, les contrôles au faciès étant déjà largement prouvés, ce ne sont certainement pas tous les hommes qui seront concernés par cette accentuation de l’activité policière.

« Et c’est parce que cette police est raciste et qu’elle vise les hommes de nos communautés que la population française majoritaire continue de la soutenir. Le racisme est donc ce qui permet de garantir l’impunité policière. Si demain la police allait défoncer les os des hommes blancs et de ceux de la classe moyenne, de moins en moins de gens la défendrait. »2

Et concernant précisément cette ambition de verbaliser les insultes sexistes – et donc plus largement le harcèlement sexiste – dans l’espace public, j’aimerais reprendre une analyse faite ultérieurement sur ce blog concernant les conditions de possibilité d’exercice du sexisme par les hommes en fonction de leur position de race/classe. Il devient évident, si on partage la grille de lecture qui va suivre, que ce projet sera directement tourné contre les hommes non blancs des quartiers populaires, et donc par extension contre les communautés non blanches, puisque cela aura aussi une incidence sur les femmes de ces groupes sociaux :

« […] ce qui change ce n’est pas la nature du sexisme, mais au moins deux choses : les conditions de possibilité d’exercice du sexisme et les perceptions/réactions des actes sexistes, variables dans les deux cas selon la position des hommes dont il est question. […] Un homme dominant a du pouvoir aussi bien sur son épouse, ses éventuelles soeurs, que sur d’autres femmes : celles qui lui sont subordonnées au travail, voire celles qu’il emploie si c’est lui le patron, celles à qui il enseigne s’il est prof, celles qu’il peut payer dans le cadre de la prostitution bien moins stigmatisée que celle de rue car pratiquée dans les beaux hôtels, celles qui sont peut-être mêmes employées chez lui (domestiques, nounous etc). Il sera moins enclin au harcèlement de rue qu’à celui qu’il peut effectuer dans tous les espaces où il a du pouvoir. Lorsque cet homme dominant harcèle/frappe/viole des femmes, cela peut être dans le cadre de toutes ces relations. Autrement dit, pas besoin de  « concentrer » cette violence sur son épouse, elle peut se déployer à souhait dans bon nombre de situations.

Un homme pauvre et/ou non blanc en revanche a surtout du pouvoir sur les femmes qu’il fréquente dans l’intimité (épouse, conjointe, sœurs), parce qu’il n’est le patron ou le supérieur de personne, que s’il a recours à la prostitution ce sera celle de rue où bien sûr il peut exercer une violence mais bien plus stigmatisée et criminalisable, et parce qu’enfin, il n’a évidemment aucune femme qui est employée chez lui. Dans ce contexte, l’essentiel de l’exercice du pouvoir masculin sera surtout sur les femmes à qui il est lié par le sang, le couple, ou à celle dans la rue (harcèlement de rue, prostituées).

Pensez-vous donc que la différence entre ces deux hommes relève d’un sexisme de nature différente dans chaque cas, ou s’explique comme je l’avance par des conditions de possibilité de l’exercer qui dépendent de leur pouvoir social respectif ? Pensez-vous que l’homme dominé exerce une violence surtout dans l’intimité et dans la rue, pour se « venger » de ses frustrations d’exploités et d’opprimés par le racisme, ou simplement parce que ce sont les seuls lieux où il peut l’exercer, contrairement à l’homme dominant qui peut la déployer dans tellement plus de contextes ? […] L’hypervisibilité du sexisme des hommes non blancs est à mettre en perspective avec l’invisibilité du sexisme des dominants.[…] à l’invisibilité du sexisme des hommes dominants, il faut rajouter l’impunité lorsque celui-ci est dévoilé au grand jour. Impunité qui n’existe pas pour l’homme dominé. Il ne s’agit évidemment pas de plaider pour une impunité pour tous les hommes, mais d’exiger une justice pour toutes les femmes, et pas un semblant de justice et de condamnation que lorsqu’elles agressées par des prolétaires et/ou des racisés. »3

Ce qu’il faut retenir de ce long extrait pour le cas qui nous occupe ici, c’est notamment la question de l’espace public : les hommes dominants n’occupent pas l’espace public de la même façon que les hommes dominés, ils ne fréquentent d’ailleurs globalement pas les mêmes lieux et ceux qu’ils fréquentent ne sont pas sous contrôle policier permanent comme le sont les quartiers populaires. Autrement dit, on a non seulement tendance à moins les voir, mais ils sont moins criminalisés, alors que les hommes dominés sont surexposés (ils sont notamment bien plus souvent au chômage, ils occupent plus souvent des métiers extérieurs comme dans le bâtiment etc) et c’est sur eux que se concentre l’activité policière. Un renforcement des effectifs policiers, avec certains d’entre eux qui seront habilités à verbaliser les violences sexistes dans l’espace public (et pas à la fac, pas à l’Assemblée nationale, pas dans un ministère, pas dans les cabinets d’avocats, pas dans les bureaux des conseils d’administration des entreprises, etc.), c’est donc le nom de code pour : renforcement du contrôle et de la criminalisation des hommes non blancs, et en particulier ceux des quartiers populaires. Il n’y a aucun doute à avoir là-dessus.

Pour poursuivre l’analyse de l’extrait cité, qu’importe qu’un homme non blanc prolétaire analyse ses comportements sexistes par le prisme de ses frustrations, au vu de tout ce qu’il se mange comme violences de l’Etat raciste, nos analyses doivent se concentrer non pas sur sa subjectivité d’opprimé et d’exploité, mais sur les places que lui assigne le système. L’explication par la frustration n’est qu’une rationnalisation discursive de quelque chose qui renvoie à la condition systémique. De la même façon que les femmes, notamment celles qui n’ont pas les possibilités d’échapper à leur condition, rationnalisent leur situation (« m’occuper du ménage et rester à la maison ne me dérange pas, j’ai toujours aimé m’occuper des tâches ménagères » etc), parce que lorsqu’on n’a pas d’autres options, il faut bien vivre et se construire des justifications4, les hommes dominés (et leur entourage) rationnalisent aussi par le discours les contradictions de leur position d’opprimés-exploités pouvant à l’intérieur du foyer opprimer à leur tour. On peut donc comprendre le recours à cette explication dans la vie de tous les jours, mais une analyse politique a le devoir d’aller plus loin.

La nouvelle secrétaire d’Etat affirme que son projet s’explique notamment par le fait que la majorité des femmes ne veut pas porter plainte après des agressions sexuelles ou insultes sexistes, ce qui est une réalité5. Voilà pourquoi il est tragique que ce qui est un fait indéniable, à politiser avec les bonnes grilles de lecture, soit utilisé pour légitimer une entreprise sécuritaire dont l’application sera à coups sûrs raciste. Pour ne rien arranger comme toujours, dans les discours qui font face à ce féminisme d’Etat raciste, on peut malheureusement lire ou entendre que si les femmes ne portent pas plaintes, notamment celles des classes dominées socialement et racialement, ce serait par esprit de sacrifice. Or, là encore l’analyse politique demande de prendre du recul : les faibles dépôts de plainte s’expliquent parce que l’institution policière les refuse, tourne en dérision les agressions sexistes/sexuelles et fait vivre un calvaire à beaucoup des plaignantes6. Si justement on veut réellement penser l’Etat, et se confronter à lui, c’est cela qu’il faut mettre en cause, et non pas un supposé « esprit de sacrifice » ou de « solidarité » des femmes dominées avec les hommes dominés: la police est une institution d’Etat et c’est son fonctionnement qui décourage le dépôt de plainte. Il ne faut donc faire preuve d’aucune espèce de sympathie pour les analyses qui en viennent au final à détourner l’attention sur la dimension institutionnelle et étatique de la non possibilité de plaintes par les femmes dominées. L’idée de « sacrifice » et de « solidarité » est peut-être attrayante, mais elle ne fait que reprendre une fois de plus les modes de rationnalisation par le discours de quelque chose qui renvoie à une condition dans laquelle les individues sont prisonnières, et qui est le véritable problème. Et je ne pense pas qu’on combat la racialisation des questions de genre et sexualité, et que l’on se confronte à l’Etat en restant au niveau de la subjectivation par les opprimés, hommes comme femmes, de leur condition. Que l’on se comprenne bien, je ne crois pas en la police comme solution aux violences sexistes, mais s’il faut analyser la question des femmes, notamment opprimées racialement et exploitées, et du dépôt de plaintes, c’est la perspective que je défens. Pas pour espérer que la police « fasse mieux son travail », mais pour prouver une fois de plus à quelle point elle n’a pas la fonction de protéger les femmes.

C’est d’ailleurs, un de ces nombreux paradoxes montrant comment fémonationalisme et hétérosexisme fonctionnent main dans la main : des policiers seront habilités à verbaliser des insultes sexistes, alors même que le fonctionnement de leur institution décourage le dépôt de plaintes pour agressions sexuelles (et donc que très peu de viols sont jugés), et que les insultes sexistes, homophobes et les violences à caractères sexuelles sont une des modalités récurrentes de l’expression de la brutalité policière7.

Nous avons pu voir les féministes institutionnelles d’Osez Le Féminisme regretter sur les réseaux sociaux que contrairement à ses promesses de campagne, Emmanuel Macron n’ait pas créé un Ministère des droits des femmes, plein et entier, mais simplement un Secrétariat d’Etat. Depuis notre perspective en revanche, nous pouvons quelque part en être rassurés, vu ce qui nous attend déjà avec ce secrétariat d’Etat.

***

Ces perspectives effrayantes rappellent évidemment l’importance de lutter contre le fémonationalisme en particulier et le racisme en général. L’importance de tracer une frontière claire, aussi bien idéologiquement que politiquement, entre le féminisme qui se rendra complice de cette mesure et des conséquences qu’elle induira inévitablement, et celui qui aura le devoir de s’y opposer frontalement sans tergiverser. Mais cela rappelle aussi l’urgence de tracer une autre frontière : cette fois entre les analyses émancipatrices et celles réactionnaires du fémonationalisme à une époque de confusions sur lesquelles prospèrent un large éventail de populistes, et où parfois la différence entre des critiques émancipatrices et réactionnaires n’est pas toujours claire, même dans les camps se revendiquant de l’émancipation. Dans un tel contexte, la réapparition sur la scène politique d’un personnage tel que Dieudonné, qui y verra sans doute une aubaine, ne laisse rien présager de bon quant aux types de critiques qui vont fleurir contre ce projet sécuritaire et raciste qui se pare des habits de la lutte antisexiste.

Il faudra donc se faire entendre et s’organiser non seulement contre ce projet d’Etat, mais aussi clarifier, pour l’imposer, ce que peut être une approche politique émancipatrice de la lutte contre le fémonationalisme et l’Etat policier8.

Mise à jour : 19/05/2017


2«Contre les violences policières : justice pour nos frères, justice pour nos communautés, justice pour nous-mêmes »

https://qtresistance.wordpress.com/2017/02/14/contre-les-violences-policieres-justice-pour-nos-freres-justice-pour-nos-communautes-justice-pour-nous-memes/

3Combattre la racialisation des questions de genre et de sexualité à la racine https://joaogabriell.com/2016/11/18/combattre-la-racialisation-des-questions-de-genre-et-de-sexualite-a-la-racine/

4Voilà pourquoi les discours individualistes et libéraux sur l’émancipation sont particulièrement violents, puisqu’ils supposent que tout le monde a accès aux mêmes possibilités d’échapper à sa condition, ce qui est bien loin d’être le cas.

6– « J’ai porté plainte pour viol : pour les flics, c’était moi la coupable » https://www.streetpress.com/sujet/1488551838-plainte-viol-torture

– Lire également les témoignages et analyses sur le sujet sur la page Facebook « Paye ta policee » https://www.facebook.com/payetapolice/?fref=ts

7Nous pensons ici aux exemples récents tels que le viol de Théo Luhaka et les mises en lumières d’autres agressions sexuelles que la médiatisation de cette affaire a permis de mettre en lumière.

D’autres exemples illustrent également la dimension sexuelle des violences policières :

http://www.sudouest.fr/2017/05/13/video-un-etudiant-affirme-avoir-ete-agresse-par-deux-policiers-dans-le-val-d-oise-3443818-4697.php

https://www.streetpress.com/sujet/1495039540-commissariat-policier-eclate-gueule-pute

https://www.streetpress.com/sujet/1469120055-policiers-homophobes-place-republique

8Vous pouvez écouter ici la table ronde contre l’Etat policier organisée par la revue AssiégéEs le 8 avril dernier https://qtresistance.wordpress.com/2017/04/11/audio-table-ronde-sur-la-lutte-contre-letat-policier-samedi-8-avril-2017-itmtc2017/

Lucía Sánchez Saornil : La Question féminine dans nos milieux

« On peut dire qu’au cours des siècles le monde masculin a toujours oscillé à propos de la femme entre les deux concepts extrêmes : la prostituée et la mère, l’abject et le sublime, sans s’arrêter sur ce qui est strictement humain : la femme. La femme comme individu ; individu rationnel, pensant et autonome. »

Dans cette série de cinq articles publiés entre septembre et octobre 1935 dans le journal Solidaridad Obrera, Lucía Sánchez Saornil, militante anarchiste, fait une critique de l’attitude de ses camarades hommes vis-à-vis des femmes. Elle y expose leurs préjugés machistes, incompatibles avec les aspirations libertaires qu’ils affichent. Elle s’y livre également à une réflexion — en avance sur son temps dans le contexte espagnol — sur l’émancipation des femmes et la révolution sociale qui, selon elle, dépendent l’une de l’autre. Ce texte permet de comprendre pourquoi quelques mois plus tard elle créera, en compagnie des militantes Mercedes Comaposada et Amparo Poch, la fédération révolutionnaire féminine Mujeres Libres, première organisation féministe prolétarienne autonome de son genre, qui sera rapidement forte de plus de 20 000 membres en pleine guerre civile.

LuciaSanchezSaornil-20p-A4-fil (pour d’autres formats, aller sur infokiosques.net)