La collection féministe d’Isabelle Cambourakis, entre militantisme et édition

Début 2015, Isabelle Cambourakis créait, au sein de la maison éponyme, une collection intitulée Sorcières. En faisant ressortir de l’oubli des textes américains des années 70, elle envisageait cette activité éditoriale comme un prolongement de son propre investissement. Comme un bilan de cette première année éditoriale, elle retrace avec nous cette aventure entre militantisme et édition et nous offre déjà de beaux titres qui recentrent les questionnements sur la place du corps des femmes.

La suite par ici.

 

Qui a un permis de tuer ?

Pour la libération de Jacqueline Sauvage

par Christine Delphy, Nina Faure, Sylvie Tissot
19 décembre 2015

Article repris du site Les Mots sont importants.

Le 10 septembre 2012, Jacqueline Sauvage est enfermée dans sa chambre. Son mari force la porte et la tabasse, lui éclatant la lèvre inférieure. Elle prend un fusil et lui tire dans le dos par trois fois, avant d’appeler le 18 et de se dénoncer à la police : « Venez vite, j’ai tué mon mari ».

Comme le révèle le procès, pendant 47 ans, celui avec qui elle partageait sa vie l’a violée, battue, a terrorisé ses enfants, abusé sexuellement de ses filles, et frappé régulièrement son fils qui a fini par se pendre le matin du jour où sa mère à tiré. Le jeudi 4 décembre, la Cour d’Appel de Blois a pourtant confirmé la condamnation de Jacqueline Sauvage à dix ans d’emprisonnement pour le meurtre de son mari.

Quelques jours avant, le 25 novembre [1], une statistique de la Banque Mondiale passait inaperçue : le viol et la violence conjugale représentent un risque plus grand pour les femmes de 15 à 44 ans que le cancer, les accidents de la route, la guerre et le paludisme réunis [2].

Cela peut paraître incroyable mais le premier risque pour les femmes, au niveau mondial, provient des personnes de leur entourage, et plus terrible encore, des hommes dont elles sont les plus proches, leurs conjoints. Pourtant très peu de femmes portent plainte : en France, seulement 16% d’entre elles le font [3].Ce qui veut dire que 84% des conjoints violents ne sont pas inquiétés.

Face à une telle impunité, il est du devoir de la société de protéger les personnes dont la vie est menacée. Depuis le début de l’année, les violences conjugales ont fait presque autant de victimes que le terrorisme en France -130 femmes sont mortes- sans qu’aucune mesure nouvelle ne soit prise pour que cela ne se reproduise pas l’année prochaine.

La peine infligée à Jacqueline Sauvage « ne doit pas être un permis de tuer », a lancé l’avocat général Frédéric Chevallier lors des plaidoiries pour convaincre les jurés de maintenir la condamnation. Si elle ne s’était pas défendue, peut-être que Jacqueline Sauvage en serait morte. On aurait ajouté son décès à la liste des femmes assassinées par leurs conjoints qui se répète chaque année sans que rien ne change.

Il ne s’agit pas de donner un permis de tuer aux femmes qui se défendent, mais de remettre en cause celui dont semblent disposer certains conjoints, reconnus violents par tous, et qu’on laisse agir en silence (le procès révèle que de nombreuses personnes étaient au courant de ce qui se passait, pourtant personne n’a rien fait).

Le cas de Jacqueline Sauvage est symptomatique d’une non prise en charge par les institutions de ces violences conjugales : si l’Etat jouait son rôle, ce genre de tragédie pourrait être évitée. Il faut maintenant démontrer qu’il n’est pas permis de battre à vie sa conjointe, veiller à ce que les femmes aient les moyens de se défendre, du soutien et le droit à la justice.

Après 47 ans de souffrance, le viol de ses filles, et la mort de son fils (qu’elle ignore au moment des faits), elle tue son mari. Ce n’est pas un fait divers. C’est la conséquence d’une inaction politique. Ce sont aussi 47 années de non-assistance à personne en danger.

Nous demandons la libération de Jacqueline Sauvage. Elle a déjà trop payé.

P.-S.

Cette tribune a été initialement publiée par L’Humanité, qui en a modifié le titre dans l’édition papier.
Nous la republions ici avec son titre original.

Notes

[1] Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes

Peu importe la raison pour laquelle c’était arrivé

Un article trouvé sur le site Quartiers libres

J’étais enceinte. Le test disait : « supérieur à quatre semaines ». Alors j’ai paniqué. J’ai lâché le test sur lequel j’avais pissé et je me suis mise à chialer comme une gamine. Et puis j’ai dû, comme plein d’autres avant moi, trouver une solution. Vite. Et comprendre comment régler « ça ».

Car bien que je respecte la vie plus que tout, ce p’tit truc qui pouvait grandir dans mon ventre n’était pas le bienvenu, du tout. Impossible de l’accueillir. Qu’il ait une famille et un tant soit peu de sécurité. Alors bon. Fallait s’y résoudre, fallait qu’il disparaisse. Pas que ça me bouleverse pas, plutôt que j’avais pas le choix.

En cherchant sur le net, tu tombes direct sur toutes sortes d’images affreuses de bébés ensanglantés : les mal-nommés « pro-vie » saturent la toile. Et les informations sur l’IVG, éparses, m’ont vite fait comprendre que j’en aurais pour un moment, à m’occuper de « ça ». Pas si facile, quand il est préférable que ta propre famille n’en sache rien, et que le « monde médical » est soit saturé, soit ouvertement réac. Quand je leur expliquais la raison de l’urgence d’un rdv, des médecins m’ont envoyé chier. La standardiste du service gynéco de l’hôpital de mon secteur m’a dit qu’ils ne pratiquaient pas l’IVG alors que leur site internet disait le contraire. Elle m’a raccroché au nez.

T’en viens même à te dire que c’est mektoub. La providence. Faut le garder. Il est là, voilà, plus on est de fous plus on rit, nan ? Mais déjà que j’arrive pas a me loger moi, à finir le mois, à manger correctement et à trouver un rythme dans ce bordel et toutes ses modalités … Là où je cherche un peu de sens et de dignité avant de faire grandir des mômes, je me permettrais pas de faire grandir un bout de moi dans ce bronx, sans logement, et sans père. C’était un faux choix. La seule solution était malheureusement radicale. Même si mon corps avait déjà changé, ne serait-ce qu’un tout petit peu, même si je savais qu’il s’en souviendrait et ne serait plus jamais comme avant.

Heureusement, je me suis rappelé que le planning familial existait. Au premier rendez-vous, on m’a montré à la télé ce petit bout de vie d’à peine un millimètre. Alors j’ai eu une semaine pour décider. D’avaler, ou pas, trois médocs pour que la vie qui avait commencé à germer dans le fond de mon bide s’expulse.

J’ai signé, j’ai avalé les trois médocs et je suis rentrée à l’hôpital le surlendemain. Une demie-journée pour « expulser », pour fermer le livre de cette histoire qui avait déjà marqué mon corps.
Je vous épargne le sang, la douleur, la solitude et les questionnements. Tout ça pour finalement se sentir vide, et quelque part épargnée. Un mois plus tard, j’ai dû faire une dernière échographie. Encore une fois, le médecin a osé me faire la morale, me dire que, « entre nous », j’aurais peut être bien fait de le garder. Qu’un médecin d’un quartier populaire se permette de me dire ça m’a mise salement en colère, et m’a éclairée sur… là où on en est.

Et puis plus rien. Juste y repenser, souvent, et me dire que j’ai eu chaud. Que si je m’étais arrêtée aux premiers râteaux des médecins ou de leurs standardistes, j’aurais bousillé ma vie. Par défaut. Par manque d’information. Parce que l’IVG en France n’est légale que parce que certainEs luttent pour que ça reste possible. Parce que nos acquis n’existent que parce qu’on lutte pour pouvoir les garder. Parce que j’ai senti, cette fois encore, qu’ils sont fragiles, qu’on doit s’entraider et se passer le mot.

Seules celles qui luttent savent.

Où sont les féministes mainstream ? Par Océane Rose Marie, Auteure et comédienne

Tribune parue dans Libération du 5 novembre 2015

Samedi après-midi a eu lieu un événement historique : pour la première fois en France, une marche a été organisée par des femmes qui luttent au quotidien contre le racisme, des femmes qui sont en premières lignes, des femmes de terrain, des militantes. Militantes parfois malgré elles, parce que leur frère ou leur fils a été tué par la police, et qu’elles ont vu leur vie basculer. Une marche splendide, pas organisée par des syndicats, un parti politique ou une association pilotée par le gouvernement. Non, une marche dont l’appel a été lancé par Amal Bentounsi, sœur d’Amine, tué d’une balle dans le dos par la police en 2012, et rejoint par d’autres familles de victimes de crimes policiers, celles de Lamine Dieng, Ali Ziri, Amadou Koumé, Abdoulaye Camara, Mourad Touat, Hocine Bouras, Wissam El Yamni, Lahoucine Ait Omghar… Des noms qu’on ne connaît que trop peu, des noms qui racontent des morts injustifiées, et des policiers qui s’en sont tous sortis malgré tous les éléments à charge.

Une marche organisée avec ces familles, par des femmes racisées (pour rappel, être «racisé», c’est être victime de racisme et désigné comme «autre», ce n’est pas essentialiser la race, hein, bisou Nadine), des associations antiracistes et des collectifs féministes : le collectif Mwasi, Femmes en lutte 93, Mamans toutes égales, Collectif des féministes pour l’égalité, les Femmes dans la mosquée et j’en passe. Une marche soutenue par des partis et syndicats de gauche (dont EE-LV, le NPA, Ensemble, le Parti de gauche et la CGT Paris) qui ont rejoint la fin de cortège. Pas devant mais derrière, en soutien à l’initiative… et c’est ça qui était enfin cohérent. Parce que les luttes doivent être portées par les personnes concernées en premier lieu.

Derrière ces femmes, en revanche, aucune trace d’Osez Le féminisme, Féministes en mouvement, La Barbe, les Femen (lol), les Chiennes de garde, Ni putes ni soumises (double lol), ou autre association féministe de premier plan. Cela interroge. Faut-il en conclure qu’aucune de ces associations ne s’est reconnue dans le combat pour la justice porté par les 70 femmes de la Mafed (Marche des femmes pour la dignité) ? Le message était clair : nous vivons dans un pays où la justice et la police sont à deux vitesses et où celles et ceux qui ont une gueule d’Arabe, de Rom ou de Noir, pour peu qu’ils vivent en plus dans un quartier populaire, en font les frais. La routine se résume à un contrôle au faciès, à des violences policières (verbales ou physiques) et peut conduire, dans le pire des cas, à des crimes policiers.

J’étais à cette marche en tant qu’alliée certes, mais aussi parce que je suis concernée : je refuse de vivre dans une société injuste, où le racisme d’Etat s’exprime quotidiennement au travers de ces abus policiers, de l’arbitraire judiciaire et carcéral. Beaucoup de gens «de gauche» m’ont reproché d’avoir signé l’appel et d’y avoir participé. Ce serait une initiative «communautariste», «identitaire», ou encore «dangereuse». Ah bon ?

Ce n’est pas ce que j’ai vu samedi. Ce que j’ai vu ce sont des femmes et des hommes affirmant leur dignité et dénonçant les discriminations structurelles qui les touchent. Une mère m’a expliqué s’être engagée auprès de la BAN (Brigade antinégrophobie) quand elle a eu son fils. Parce qu’elle a peur pour lui. Qu’elle se sente, elle, dans une certaine insécurité passait encore, m’a-t-elle dit, mais imaginer que son fils puisse subir ça, qu’il puisse se faire courser par des flics pour rien, que sa vie soit en danger pour rien, ça non elle ne pouvait pas le supporter. Qu’on m’explique ce qu’il y a de «communautariste» dans cette démarche.

A tous les gens de gauche, voici ce que je voudrais dire : je suis blanche, lesbienne, bourgeoise, féministe, militante des droits LGBT, j’ai été à la marche de la Dignité et je déplore l’absence de toutes les féministes dites «intersectionnelles» et de toutes celles et ceux qui partagent mes combats. A ces gens, je voudrais poser une simple question : Quand il s’est agi d’aller marcher le 11 janvier avec une pancarte «Je suis Charlie», vous êtes passés outre la présence de certains dictateurs ou de personnalités de la droite française… par ce que la «liberté d’expression» et le deuil national étaient plus importants que ça et qu’il fallait à tout prix être rassemblés autour de valeurs communes, malgré les divergences sur de multiples sujets. Alors sincèrement, pourquoi, quand il s’agit de soutenir ici aussi des familles de victimes, de combattre un racisme systémique, d’exiger que notre système judiciaire, carcéral et policier soit le même pour tous, pourquoi tout d’un coup la présence de «signataires louches» pour cet l’appel vous gêne-t-elle ? Comment justifiez-vous ces différences de traitement ?

Je crois que j’ai la réponse. Au fond, vos «valeurs républicaines» se foutent pas mal des injustices qui s’abattent sur les plus pauvres, les descendantes de l’Empire colonial français, ceux qui ne vous ressemblent pas et qui vous renvoient à la gueule une image brisée de la société. Ce ne sont pas vos potes qui étaient dans la rue ce samedi 31 octobre, pas vos connaissances, pas votre réseau. On m’a accusée d’avoir osé répondre à un appel du PIR (Parti des indigènes de la République), qui a participé à cette manifestation ; l’initiative a beau avoir été lancée par une sœur de victime et une multitude de femmes, on prend toujours quelques signatures pour essayer de discréditer (en multipliant les amalgames et les raccourcis d’ailleurs) un événement.

Je serais inconséquente, stupide, naïve, «angeliste» et désormais sans doute aussi antisémite et islamiste… Le comble pour une gouine féministe ! Mais vous, qui m’accusez de marcher avec le PIR, vous faites quoi au juste ? Vous, les associations féministes qui vous battez pour l’égalité des salaires et contre la taxe tampon (ce que je trouve super au demeurant), vous la Dilcra (Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, ndlr), vous organisez quoi pour les femmes qui se font agresser tous les jours parce qu’elles portent un voile, pour les familles des victimes de violences policières, encore une fois ?

Je crois qu’on peut avoir vos idéaux (que la prostitution disparaisse, que le voile disparaisse, etc.) et être néanmoins pragmatique, mener des combats politiques dans lesquels les principes ne priment pas sur les victimes, et ne pas incriminer ceux et celles qui sont déjà en première ligne des discriminations.

Vous qui vous êtes battues pour qu’on ne parle pas à votre place quand on vous disait manipulées, incapables de tenir un chéquier ou d’avoir le droit à l’avortement, vous qui savez l’importance de faire entendre vos voix quand les dominants voudraient parler à votre place : allez à la rencontre de ces femmes, des familles des victimes, de toutes les signataires de l’appel, et osez me dire en face que ce ne sont pas des femmes autonomes, qu’elles ne pensent pas par elles-mêmes ou qu’elles sont manipulées par je ne sais quel courant extrémiste qui n’existe que dans des fantasmes propres aux délires racistes.

S’il vous plaît, ne reproduisez pas un système d’oppression construit sur la suspicion, la délation, l’incitation à la haine, sans écouter celles et ceux qui exigent d’être enfin entendues, fatiguées qu’on parle à leur place.

Malheureusement, quand on veut changer les choses, on doit s’associer à des groupes ou des individus qui ne pensent pas comme nous sur TOUT. Si je ne marchais qu’avec des gens qui pensent comme moi de A à Z, et donc militent à la fois pour les droits des trans à changer d’état civil, la PMA, l’abrogation de la loi de 2004 sur le voile et contre la loi abolitionniste qui menace les prostituées, je pense qu’on serait 12, et encore, je compte ma mère et mes chatons ! Donc oui, je pense qu’il faut respecter certains agendas, entendre que les questions de vie ou de mort sont prioritaires sur tout le reste, et surtout ne pas oublier que ces questions de droits humains et de justice nous concernent tous.

Et si demain encore il faut aller dans une manif aux côtés de certaines personnes qui ne soutiennent pas le mariage pour tous, avec une association pro-Hamas, ou encore avec des partis politiques dont je ne partage pas la vision, et bien vous savez quoi, j’irai quand même, tant que le mot d’ordre de cette manif ne sera autre que «JUSTICE POUR TOUS ». Et je ne saurai que trop vous encourager à faire de même au lieu de crier aux « replis communautaires », quand le plus gros et le plus violent repli communautaire auquel j’assiste aujourd’hui est celui d’une élite blanche, bourgeoise, dominante, agressive, serrant en tremblant contre son sein son lot de privilèges comme Harpagon s’agrippe à sa bourse.

Océane Rose Marie Auteure et comédienne

Marche de la dignité : «L’heure de nous-mêmes a sonné»

Plus de trente ans après la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 et dix ans après les révoltes des quartiers populaires, une manifestation initiée par des femmes a lieu samedi 31 octobre. Elle est soutenue par diverses associations et organismes.

Au départ, il y a le 8 mai 2015, au nom des nombreuses familles qui ont perdu aux mains de la police française un frère, un père, un mari, un compagnon, un fils, l’appel lancé par Amal Bentounsi à une Marche de la dignité et contre le racisme. Au départ, il y a les victimes, les familles des victimes, l’impunité de la police, et les promesses trahies de sévir face au contrôle au faciès et d’accorder le droit de vote aux étrangers. Au départ, il y a le sentiment profond, que rien ne vient malheureusement contredire, que sous la Ve République toutes les vies ne se valent pas.

En réponse, il y a la Marche de la «dignité» pour affirmer la dignité inhérente à tous et le refus d’être «une chose». Des femmes sont à l’origine de cet appel car nous connaissons les liens entre racisme et sexisme. Aucune de nous n’est dupe du rôle que l’Etat voudrait nous faire jouer en nous séparant de nos pères, frères et compagnons présentés comme violents, arriérés, sexistes. Il nous veut dociles et obéissantes, il veut faire de nous des auxiliaires de ses politiques de pacification. Mais, à la suite de nos aînées, esclaves, colonisées, migrantes, réfugiées, ouvrières, nous refusons ce marchandage. Notre émancipation ne se fera pas au prix d’une trahison.

Depuis des décennies, nous sommes témoins de politiques étatiques d’exclusion, de relégation, et de stigmatisation. Si nous ajoutons à ces chiffres les victimes tombées sous les coups des gendarmes, de la police ou de milices privées en Guadeloupe, en Martinique, à La Réunion, en Guyane, ou en Kanaky, si nous ajoutons les morts dans les lagons de Mayotte et les noyés en Méditerranée, le déni d’existence des communautés romani, si nous ajoutons le taux de chômage, les chapitres oubliés de l’histoire esclavagiste et coloniale dans les programmes scolaires, les représentations paternalistes ou racistes au cinéma, à la télévision, au théâtre, nous pouvons parler d’une politique d’Etat économique, culturelle et sociale racisée qui touche en premier une majorité des jeunes dans les terres dites «d’outre-mer» comme dans les quartiers populaires de l’Hexagone.

En 1956, Aimé Césaire publiait une lettre dans laquelle il écrivait à propos du «fraternalisme» des communistes français : «Car il s’agit bel et bien d’un frère, d’un grand frère qui, imbu de sa supériorité et sûr de son expérience, vous prend la main (d’une main hélas ! parfois rude) pour vous conduire sur la route où il sait se trouver la Raison et le Progrès. Or, c’est très exactement ce dont nous ne voulons pas. Ce dont nous ne voulons plus, et il ajoutait ce n’est pas volonté de se battre seul et dédain de toute alliance. C’est volonté de ne pas confondre alliance et subordination».

Pour nous, cette critique s’applique à toute la gauche française, et elle est toujours d’actualité. C’est encore trop souvent une subordination qui nous est proposée. On nous fait miroiter un futur au prix d’un renoncement à nous-mêmes. Or, nous entendons désormais déclarer notre indépendance, et renouer avec notre histoire et nos droits pour forger notre avenir en toute souveraineté.

«L’heure de nous-mêmes a sonné», disait Aimé Césaire. Nous savons que ce sera long et difficile, mais nous marchons en conscience sinon en présence avec nos sœurs et frères étudiants d’Afrique du Sud, nos sœurs et frères expulsés et maintenus dans la rue, nos sœurs et frères migrants et réfugiés, nos sœurs et frères de Palestine, des Etats-Unis, de Grèce, d’Espagne, de tous les pays où un nouveau vent se lève.

Françoise Verges Membre de la Marche des femmes pour la dignité (Mafed). , Maboula Soumahoro Membre de la Marche des femmes pour la dignité (Mafed). , Hanane Karimi Membre de la Marche des femmes pour la dignité (Mafed). , Sarah Carmona Membre de la Marche des femmes pour la dignité (Mafed).

Trouble dans le tango

Voici un excellent article sur le tango, trouvé sur le site de Jef Klak (tout aussi excellente revue! À découvrir, en particulier du point de vue de Corps et politique, de très bons papiers féministes.) Mais ce n’est pas tout. l’article qui suit est en effet une « Traduction originale pour Jef Klak, en copublication avec le site Amphibie France. Et ce dernier, site argentin, propose une sélection de ces articles en français – sélection dans laquelle nous avons pu repérer plusieurs textes sur les thèmes qui nous intéressent. De la lecture en perspective!

Trouble dans le tango 1/2

S’en remettre aux pas de l’homme

Par María Julia Carozzi

Traduit par Marc Saint-Upéry

Dans les cours de tango et les milongas1 du centre-ville de Buenos Aires, au moment de montrer aux femmes comment évoluer sur la piste, enseignants et danseurs leur expliquent qu’elles n’ont pas besoin de connaissances ou de compétences spécifiques : c’est l’homme qui se charge de tout. Quelle est donc la distribution des rôles et des savoirs dans la pratique du tango ? L’anthropologue María Julia Carozzi analyse les mécanismes de construction de l’ignorance des femmes dans les milieux tangueros.

Texte extrait de Aquí se baila el tango, Una etnografía de las milongas porteñas (Ici on danse le tango, une ethnographie des milongas de Buenos Aires), 2015, éditions Siglo XXI, republié en ligne sur Anfibia2.

Jef Klak publiera dans la foulée un autre texte en complément de celui-ci : « Tango Queer. Nouvelle danse, nouveau monde ».

La suite est à lire par ici.

Les femmes dans la maison vide

Excellent article lu sur Mon blog sur l’écologie politique

« Mon argent, mon argent, à quoi l’emploierai-je ? Acheter des meubles pour la maison ? Mais je n’y suis jamais dans la maison. À quoi bon l’aménager ? Je ne la connais plus. Acheter de bonnes nourritures, mais je n’ai plus le temps de les préparer comme il faut. Le dimanche ? Ah non, je suis trop fatiguée pour me mettre à la cuisine que d’ailleurs je ne sais plus faire. » Émouvant témoignage d’une femme des années 60 sur la malédiction du travail salarié… Oh no, wait, c’est Jacques Ellul, père de famille, auteur de dizaines d’ouvrages et longtemps salarié à l’IEP de Bordeaux, qui parle. Dans Exégèse des nouveaux lieux communs, le pape de la technocritique consacre quelques pages à l’idée reçue selon laquelle « La femme trouve sa liberté dans le travail » et vole la voix d’une mère de famille pour lui expliquer avec des accents sensibles qu’on ne lui verra plus dans le reste de son œuvre (magie de l’écriture au féminin) qu’elle est mieux soumise à un mari qu’à se faire harceler sexuellement par un contremaitre, que la maison sans elle est froide et vide (on y reviendra), que les femmes soviétiques sont manœuvres et cantonniers, beurk. Etc. Lire la suite par ici.

Présentation du site Mouqawamet

L’excellent site Les mots sont importants attire aujourd’hui notre attention sur un autre site récent, Mouqawamet : les résistantes (en arabe). On trouvera ci-dessous la présentation qu’elles en font elles-mêmes.

 

Mouqawamet  : les résistantes (en arabe)

11693883_1455482084771653_6653662531322502016_n3Thidh yekkèthen ouzèl : celles qui frappent le métal, les femmes qui ne se laissent pas faire (en kabyle)

Citation tatouée au dos de la jeune femme:   » Les révolutions n’ont pas lieu dans la discrétion. La révolution et l’écriture,  toutes deux, ne connaissent pas le secret.  Casse la serrure du tiroir et écris dans la lumière.  Sois en en colère,  révolte toi, ne te tais pas.  » Nawal Al Saadawi   

Mouqawamet-Thidh yekkèthen ouzèl a pour but de collecter des ressources sur les luttes de femmes des sociétés arabes/amazigh et de produire de nouveaux outils et matériaux à l’adresse des femmes issues de ces diasporas en France et dans les pays francophones. Plusieurs raisons nous ont conduites à créer cet espace:

  • Nous voulons lutter contre le stéréotype raciste, orientaliste et islamophobe selon lequel les femmes des sociétés arabes/berbères seraient passives et soumises, et mettre en avant l’histoire des luttes et des combats de femmes, qu’elles se disent féministes ou non, qu’elles soient des intellectuelles reconnues, des artistes, des résistantes politiques, ou des femmes inconnues, menant un combat au quotidien. Il s’agit de lutter contre l’invisibilisation et de se réapproprier notre histoire, ces histoires. Cet espace d’échanges libres vise à dénoncer les discours et oppressions racistes et islamophobes véhiculés par la classe politique, les médias, le féminisme blanc, leur tentative d’invisibilisation ou de récupération des luttes des femmes arabes et berbères, mais ne s’empêchera pas non plus de dénoncer le patriarcat dans nos propres communautés.
  • Nous voulons lutter contre l’essentialisme de l’image de « la femme arabe », déconstruire cette image monolithique, et montrer la pluralité des identités de femmes, qu’elles soient  amazigh – aussi bien kabyles, chaoui, chleuha, rifaines etc-, arabes du Maghreb ou du Proche-Orient, noires -car il y a des femmes arabes et noires, par exemple au sud des pays du Maghreb, ou encore au Soudan- ou claires de peau, musulmanes sunnites ou chiites, chrétiennes, athées, juives, hétérosexuelles, lesbiennes, queer, trangenres… etc, ainsi que la pluralité des stratégies de luttes de femmes, en fonction des contextes différents.
  • Nous nous revendiquons donc de l’intersectionnalité des luttes. Nous refusons en effet de hiérarchiser les multiples oppressions auxquelles sont soumises les femmes arabes et amazigh et nous réfutons l’accusation selon laquelle le féminisme et la lutte contre le patriarcat seraient des outils blancs, occidentaux, et un luxe pour les femmes racisées, voire une façon pour elle de se compromettre avec le système raciste. Nous soutenons les luttes des femmes racisées contre la misogynie, le sexisme, l’homophobie, la transphobie, la putophobie. Il y a un féminisme non blanc, qui existe depuis longtemps : bien avant et indépendamment de la colonisation, des femmes se sont battus et ont lutté pour leurs droits en tant que femmes, et c’est ce que ce site vise à mettre en lumière. Nous pensons qu’il est urgent d’ouvrir une troisième voie entre d’un côté le féminisme blanc paternaliste, souvent raciste et islamophobe, et de l’autre côté l’injonction à passer sous silence les revendications féministes par souci d’éviter la récupération raciste dont elles peuvent faire l’objet, par souci de solidarité avec les hommes arabes/berbères/musulmans déjà perçus par le système raciste comme essentiellement violents et machistes. Nous voulons mettre en valeur le féminisme islamique, qui est une façon pour les femmes musulmanes, à la fois de lutter contre l’instrumentalisation patriarcale de la religion, et aussi d’envoyer un message fort aux féministes blanches qui les construisent comme soumises, ainsi qu’aux islamophobes pour lesquels l’Islam est une religion fondamentalement sexiste et même plus sexiste que les autres. Mais nous voulons aussi mettre en valeur d’autres luttes féministes, des féministes dites « séculaires », qui ne se réclament pas de l’Islam,  parce que la lutte féministe n’est pas qu’une lutte d’interprétation des textes, mais une lutte pour transformer les rapports de force matériels dans une société.
  • Nous affirmons également notre opposition et notre lutte contre le système capitaliste qui opprime les femmes arabes et amazigh en France notamment à travers leur exploitation dans les emplois peu qualifiés (femmes de ménage, nounous…) permettant aux femmes/féministes blanches de travailler et d’avoir du temps libre pour leurs loisirs ou pour leurs propres luttes, alors que les femmes racisées s’occupent de leurs enfants et leur maison pour des salaires de misère. Nous ne saurions nous opposer véritablement à ce système sans dénoncer l’exploitation de nos soeurs du Sud qui travaillent à créer des produits manufacturés, notamment dans les usines de vêtements de Tunisie et du Maroc, pour les populations des pays industralisés dans des conditions plus que misérables et dont nous profitons malgré nous. De ce fait nous revendiquons une solidarité et une opposition transnational à ce système qui contribue grandement au maintien des structures coloniales. Nous affirmons aussi notre position anti-colonialiste, qui s’inscrit dans notre histoire collective et nos histoires personnelles, et nous soutenons activement les luttes de libération à travers le monde à commencer par l’une des dernières colonies au sens classique du terme et dernier pays arabe, encore sous le joug du colonialisme de peuplement classique, la Palestine.

 

Qui sommes-nous?

  • Nous sommes des femmes immigrées ou descendantes de l’immigration post-coloniale. Nous sommes  d’ici, nous vivons ici, mais nous sommes aussi d’ailleurs, nous avons des attachements affectifs forts, qui nous poussent à réhabiliter des figures de femmes auxquelles nous pouvons nous identifier, et dont nous pouvons nous inspirer, qui nous poussent à lutter contre l’image passive qu’on nous renvoie. Il ne s’agit pas de donner notre avis sur les stratégies de femmes qui vivent dans un autre contexte, ou de parler à leur place, mais de les mettre en visibilité. Il ne s’agit pas non plus de construire une image mythique et essentialiste de la « femme arabe ». Mais il s’agit d’affirmer notre appartenance à un continuum historique. Nos mères et nos grands-mères n’ont pas fait que mettre au monde des moudjahdine, et ont, de tous temps, participé à la lutte pour leur peuple et/ou la lutte pour leurs droits. Nous nous revendiquons de cet héritage et nous affirmons une position d’égalité avec les hommes. Tout comme nos ancêtres, nous ne faisons pas que mettre au monde des hommes qui feront l’Histoire.
  • Nous pensons cependant qu’il est important de ne pas mélanger les contextes et de saisir les enjeux de chaque lutte, car les stratégies ne peuvent pas être transposés de façon paternaliste: il n’est pas possible de dicter aux femmes du Sud comment elles doivent se libérer, comme le font par exemple le groupe néocoloniale des Femens, mais il est aussi absurde de transposer le combat de certaines femmes contre le pouvoir religieux au Sud, tel quel, en France, dans un contexte islamophobe, où l’urgence est de lutter pour le droit à se voiler librement.
  • Notre choix de se concentrer spécifiquement sur les luttes de femmes arabes/amazigh est un choix  ponctuel : il s’agit dans l’espace de ce blog, de déconstruire les préjugés racistes spécifiques pesant sur les femmes arabes/amazigh, qui ne sont pas les mêmes que ceux pesant sur les femmes noires ou asiatiques, par exemple, ou les autres femmes racisées. Chaque racisme s’exprime de façon spécifique, et pour le déconstruire, nous avons besoin de cet espace spécifique, d’autant plus que la figure des femmes arabes/amazigh s’efface trop souvent derrière l’identité musulmane, qui est une identité qui nous est également chère, mais qui ne nous permet pas toujours d’aborder certaines questions féministes. Mais nous n’envisageons pas de lutte féministe décoloniale sans alliance avec toutes les femmes non blanches.
  • Mouqawamet-Thidh yekkèthen ouzèl se définit comme un espace alternatif et expérimental offrant un lieu de réflexions,de témoignages, de mises en commun de notre patrimoine mais aussi, nous l’espérons, de projets. Cette plate-forme virtuelle est ouverte à un ensemble d’outils et de méthodes dont les lectrices sont les potentielles créatrices. Nous refusons de nous soumettre à un classisme et un élitisme qui peut brider la parole de nombreuses femmes. Nous faisons un effort pour être les plus inclusives et compréhensibles possibles dans notre manière d’écrire afin de démocratiser l’accès à ces ressources. Nous sommes ouvertes à toute critique à ce sujet, si jamais certains articles restent peu compréhensibles. Nous sommes également ouvertes à toute contribution pour enrichir ce blog, que ce soit pour proposer un article déjà écrit, pour suggérer un article sur telle ou telle femme, telle ou telle féministe, telle ou telle lutte. N’hésitez pas à vous proposer !

Quand les élites mondiales récupèrent le féminisme

Un article de Hester Eisenstein. Traduction inédite, en français, pour le site de la revue Ballast.

Tout au long de ce texte, la féministe et socialiste américaine Hester Eisenstein, auteure de l’essai Feminism Seduced: How Global Elites Use Women’s Labor and Ideas to Exploit the World, se penche sur l’usage éhonté que les grandes entreprises et autres industries font des discours et des principes féministes afin de renforcer, un peu partout, les politiques néolibérales. Sous couvert d’émancipation et de libération perdure l’exploitation, celle de millions de travailleuses. La lutte féministe, insiste l’auteure, ne se mènera jamais « à titre individuel ».

Depuis la publication de mon livre, on me demande régulièrement ce que signifie l’expression « la séduction du féminisme ». Qui a séduit le féminisme, et pourquoi ? Voilà une question complexe, qui requiert la prise en considération de plusieurs choses. Aux fins de cet article, j’en soulignerai deux. D’abord, « la séduction du féminisme » se réfère à la prolifération d’un recours aux femmes comme main-d’oeuvre bon marché dans les zones franches industrielles (dites ZFI). À cette idée s’ajoute le fait que ce sont les femmes, plutôt que les programmes de développement étatiques, que l’on cible pour éliminer la pauvreté dans les pays en voie de développement. Le patronat, les gouvernements et les grandes institutions financières internationales, comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont tous épousé l’un de ces préceptes fondamentaux du féminisme contemporain — le droit des femmes au travail rémunéré —, afin de justifier l’emploi majoritaire de femmes dans lesdites zones. Et ce malgré les conditions de travail déplorables et la nature extrêmement dangereuse de ces emplois. La mondialisation de la production manufacturière a facilité la sous-traitance des emplois dans les usines de fabrication de vêtements, de souliers, de l’électronique et de plusieurs autres secteurs manufacturiers dans les pays du Sud où les salaires sont extrêmement bas. La majorité de ces emplois se situent dans les ZFI : des zones de libre-échange dont la caractéristique principale est d’exempter les entreprises de l’obligation d’avoir à instaurer des mesures de sécurité et santé au travail, de taxation, de conditions de travail et de droits de douane. Ces zones encouragent le recours par les employeurs à des mécanismes allant à l’encontre des droits des travailleurs, tout en fournissant aux investisseurs étrangers une main-d’oeuvre docile… essentiellement féminine.

Lire l’intégralité du texte: c’est par ici!