Le président du Collège des gynécologues-obstériciens (CNGOF), modèle (!??) contemporain de paternalisme médical à la française – par Martin Winckler

Article publié le mercredi 14 juin 2017 sur le blog L’école des soignants

Ces jours-ci, le site du magazine Elle publiait un entretien avec Israël Nisand (chef de service en gynécologie-obstétrique aux hôpitaux de Strasbourg, et Président du Collège national des gynécologue et obstétriciens français), au sujet des violences gynéco-obstétricales. Je le reproduis ici accompagné de réflexions et d’interrogations. J’invite les lectrices et lecteurs à intervenir, soit sous forme de commentaire après le texte, soit en m’écrivant plus longuement (ecoledessoignants@gmail.com).

ELLE. Lorsqu’une femme a subi de la maltraitance ou de la violence de la part de son médecin, que lui conseillez-vous de faire?
Pr Israël Nisand. Je suis surpris d’entendre des femmes qui disent pis que pendre d’un médecin et qui restent chez lui. Quand on a un médecin qui ne convient pas, mon conseil n’est pas d’essayer de changer le médecin, mais d’en changer. Je ne commettrais pas l’impair de vous affirmer que tous les médecins sont bons. Parmi eux, il y en a des mauvais qui n’ont ni tact, ni psychologie. Même un médecin considéré comme talentueux par certaines pourra être considéré comme inadéquat par une autre. La solution est de changer de médecin. Nous avons ce luxe en France de pouvoir le faire. S’il est considéré comme mauvais par tout le monde, il n’aura plus de clientèle.

Martin Winckler : La solution préconisée par I. Nisand est effectivement un luxe. Que l’immense majorité des femmes françaises ne peuvent pas se permettre car elles vivent dans des régions où on ne peut pas, matériellement, changer de gynécologue. La démographie médicale est là pour le dire, (voir pages 186-188 de ce document) et I. Nisand fait partie des nombreux médecins qui dénoncent la situation, depuis longtemps. (A moins que le CNGOF n’ait activement participé à la fermeture accélérée des maternités locales parce qu’elles n’étaient pas « sûres »… ?)

Dans les faits, beaucoup de femmes sont littéralement dépendantes du gynécologue qu’elles consultent, s’il est le seul en ville ou le seul accessible parce qu’aller en consulter un autre signifie attendre plusieurs mois pour avoir un rendez-vous. C’est encore plus vrai à l’intérieur d’un établissement public, car les pratiques d’une équipe sont souvent dictées par son chef de service – et elles deviennent alors la « norme », ce qui veut dire que souvent, changer de médecin ne change rien.

De plus, il n’est pas toujours possible de changer de gynécologue, et ce pour des raisons psychologiques bien identifiées. Soit parce qu’on a peur de ne plus être bien soignée (ou de l’être plus mal encore qu’avant), soit parce qu’on a peur pour sa grossesse, ou son projet de grossesse. Dire « je ne comprends pas que ces femmes restent chez eux », c’est insultant, tout comme l’est de dire des personnes maltraitées par leur entourage qu’elles « devraient partir ». Les obstacles (peur, emprise, honte, isolement) qui empêchent les personnes maltraitées d’échapper à la maltraitance sont nombreux, bien connus et, de fait, contribuent à la maltraitance. Et ce sont les mêmes qu’il s’agisse d’un conjoint, d’un parent ou d’un médecin ! Ces obstacles, I. Nisand semble les considérer comme inexistants. Ou bien il est ignorant, ou bien il est désinvolte. Dans un cas comme dans l’autre, c’est regrettable.

Si I. Nisand ne traitait pas ainsi par-dessus la jambe la situation réelle des femmes françaises, il pourrait leur recommander (en l’absence de gynécologue-obstétricien respectueux et compétent) de faire appel aux autres professionnel.le.s qui s’occupent de santé des femmes : les médecins généralistes et les sages-femmes. Les uns comme les autres peuvent assurer la majorité des situations de gynécologie courante et le suivi des grossesses sans problème qui sont, I. Nisand ne peut l’ignorer, les plus nombreuses. Rappeler leur existence et leurs compétences serait non seulement en accord avec la réalité scientifique et sociale, mais aussi une déclaration de bonne confraternité, conforme à l’article 68 du Code de déontologie qui stipule : « Dans l’intérêt des malades, les médecins doivent entretenir de bons rapports avec les membres des professions de santé. Ils doivent respecter l’indépendance professionnelle de ceux-ci et le libre choix du patient. »

Malheureusement, ce type de déclaration serait probablement mal vu par les membres de la corporation qu’il préside et dont le discours a toujours été (je simplifie à peine) « Hors des gynécologues, point de salut pour les femmes. » En témoigne l’opposition farouche des obstétriciens français à la pratique de l’accouchement à domicile, pourtant courante dans la plupart des pays d’Europe et en Amérique du Nord, avec le soutien des professionnels. Dans ce domaine aussi, l’ « exception française » n’est pas un vain mot, hélas !

Par ailleurs, il ne suffit pas de dire « Changez de praticien ». Quand on est l’élu de la profession, on se doit d’avoir d’autres réactions. La première serait de déclarer clairement qu’aux yeux de son institution ce type de comportement est inadmissible, et doit être condamné. Il ne le fait pas. Les professionnels sont responsables de leurs actes, mais il ne propose rien pour le leur rappeler. Au lieu de quoi, il fait porter aux femmes la responsabilité d’aller voir ailleurs.

La seconde réaction devrait être de ne pas minimiser la fréquence de ces maltraitances. Or, que donne-t-il comme réponse à la question suivante ?

ELLE. Cela revient à dire que ce sont des cas isolés, et à ne pas se poser la question de pourquoi certains médecins ont recours à de mauvaises pratiques, non ?
Pr Israël Nisand. Le collège que je préside produit des recommandations sur les bonnes pratiques et je vous assure qu’elles sont suivies méticuleusement par tous les gynécologues.

Martin Winckler : I. Nisand est donc voyant extra-lucide, puisqu’il peut assurer que tous les gynécologues ont un comportement irréprochable. Par là-même, il laisse entendre que les plaintes émises par les patientes sont nulles et non avenues. La moindre des choses, venant d’un professionnel, serait de dire : « Si de telles pratiques ont lieu, il faut qu’elles soient dénoncées et fassent l’objet de sanctions, de la part de toutes les parties concernées. » Et il pourrait proposer de recueillir les plaintes des patientes pour étudier le phénomène ! Mais non, il se positionne sans équivoque comme garant et porte-parole de la profession en laissant entendre qu’en pratique, les plaintes des citoyennes n’ont aucune valeur : sa conviction de président du CNGOF suffit.

ELLE. Pourtant, nous recevons des témoignages de femmes qui ont subi des gestes obstétriques non recommandés par le CNGOF ou la Haute autorité de santé. Par exemple, l’expression abdominale pour laquelle nous avons plusieurs témoignages.
Pr Israël Nisand. L’expression abdominale n’a plus lieu. Si elle a lieu, c’est une faute technique et une faute professionnelle grave. Si vous connaissez un seul gynécologue qui a pratiqué l’expression abdominale, je l’appellerai personnellement pour lui dire de ne plus le faire. Mais vous serez en échec, Madame, car vous n’en trouverez pas.

Martin Winckler : Là encore, I. Nisand est extra-lucide : il sait ce qui se passe (ou ne se passe pas) dans toutes les maternités françaises. Il peut affirmer que l’expression abdominale a disparu.
Si vous n’êtes pas de son avis et en avez subi une, je vous invite à écrire à cliquer sur ce lien , qui se charge de recueillir des témoignages pour « éclairer » Monsieur le Professeur Nisand. Le site de Elle se fait déjà l’écho de témoignages.

Monsieur le Professeur Nisand poursuit en se prenant pour Dieu le père (ou pour le Pape) ! : « Je l’appellerai personnellement pour lui dire de ne plus le faire. »

Mais on ne demande pas à I. Nisand de « sermonner » les médecins qui se comportent de manière inadmissible ! Ce serait trop simple. Il ne peut pas être juge, partie et confrère de l’accusé. Il est le représentant élu d’un groupe de spécialistes, ça ne fait pas de lui leur père fouettard – ou celui qui va les absoudre après leur avoir passé un savon. Il ne peut pas se substituer à la loi ou au réglementations professionnelles.

Il doit cependant exiger de ses membres que la loi et les recommandations soient suivies et laisser le système pénal s’y intéresser (sans boule de cristal !) pour, le cas échéant, poursuivre ceux qui ne les respectent pas. Car en tant que médecin, I. Nisand a l’obligation (déontologique et légale) de se placer en tout temps du côté des patientes, fût-ce contre ses collègues.

Mais ce serait peut-être un peu trop demander du président du CNGOF, sans doute. Après tout, il n’a pas été élu pour les rappeler à l’ordre : dans une vidéo assez hallucinante, I. Nisand parle d’un médecin poursuivi pour viol et attouchements sexuels par dix-sept femmes en le présentant ni plus ni moins comme une victime et ses victimes comme des complices consentantes.

  1. Nisand connaît-il l’existence et le sens du mot « corporatisme » et de l’expression « conflit d’intérêts ? »

ELLE. Je ne cherche pas à incriminer tel ou tel docteur mais à comprendre pourquoi tant de femmes subissent de telles violences. Donc tout ce qui est recommandé par le CNGOF est appliqué à la lettre ?
Pr Israël Nisand. Sauf par quelques brebis galeuses qui ne participent à aucun congrès, estiment qu’ils savent tout et de surcroit ne lisent pas les recommandations des sociétés savantes. Malheureusement, cela existe. Je suis favorable à ce que les médecins repassent un examen tous les cinq ans pour vérifier l’état de leurs connaissances scientifiques. L’ordre des médecins y est favorable aussi, mais le gouvernement précédent y a rechigné car les médecins ne le souhaitent pas. Je le reproposerai au nouveau gouvernement.  Mais ce que reprochent les femmes n’est pas tant le défaut de compétence que le manque de tact, et je ne sais pas comment on peut rééduquer un médecin sur ce sujet.

Martin Winckler : Ici, I. Nisand s’enfonce : « brebis galeuses » est anticonfraternel et un peu rapide : ce n’est pas à lui de juger si des médecins sont compétents ou non, ou de séparer « le bon grain » de « l’ivraie ». Car il est le représentant de ces brebis galeuses ! Là encore, il est juge et partie. De plus, dire qu’il y a des « brebis galeuses », c’est admettre qu’elles existent. Pourtant, il a eu l’imprudence de déclarer plus haut que tous les gynécologues suivent les recommandations scrupuleusement. Laquelle des deux affirmations est-elle crédible ? Aucune des deux : elles s’annulent mutuellement.

Quant au fait que les femmes reprochent « un manque de tact », c’est là encore un peu rapide. Comment I. Nisand saurait-il ce que les femmes reprochent aux gynécologues, puisqu’il ne veut pas croire ce qu’elles disent ? (Voir plus haut.)

ELLE. Ce qu’elles vivent comme le plus violent n’est pas tant un manque de tact que subir des actes auxquels elles n’ont pas été préparées et pour lesquels on ne leur a pas demandé leur consentement.
Pr Israël Nisand. Depuis 2002 et la loi Kouchner, il est illégal de faire un acte non urgent sans le consentement de la patiente. Une patiente qui peut démontrer en justice qu’on ne lui a pas demandé son consentement libre et éclairé gagne son procès et des dommages et intérêt. Dans les faits, il n’y a pratiquement pas de plainte portant sur l’absence de consentement. Cela ne veut pas dire que le consentement est toujours sollicité, mais que les femmes n’utilisent pas les voix judiciaires pour obtenir gain de cause. Il faut qu’elles le fassent davantage. Quand à la préparation, il y a mille scénarios de complications lors d’un accouchement, vous voulez que l’on en fasse le catalogue ? Si on le faisait, bien que ce soit infaisable, les femmes arriveraient dans un état d’inquiétude pas possible. C’est pourquoi il est convenu entre nous, professionnels de la naissance, de n’aborder que les éléments les plus habituels des complications. Par exemple, la nécessité de faire une césarienne qui peut arriver à tout moment.

Martin Winckler : « Une patiente qui peut démontrer en justice qu’on ne lui a pas demandé son consentement libre et éclairé gagne son procès et des dommages et intérêt. » Ici, I. Nisand se moque du monde. Sauf erreur de ma part, ce n’est pas à la patiente de démontrer qu’elle n’a pas donné son consentement, c’est au médecin de prouver qu’il l’a demandé et a respecté sa décision ! C’est d’ailleurs pour ça qu’on fait signer des « consentements » à tout bout de champ, en oubliant d’ailleurs qu’aucune signature ne lie définitivement la patiente, car elle a le droit de retirer son consentement à tout moment !

C’est toujours le médecin qui est lié juridiquement, pas les patients ! Mais I. Nisand semble l’ignorer.

De plus, déclarer qu’il n’est pas possible de « parler de tout », c’est ne pas savoir (I. Nisand est décidément très ignorant) que dans d’autres pays (Angleterre, Pays-Bas, Scandinavie, Canada, Etats-Unis), on informe les femmes très à l’avance via des publications, des entretiens, des réponses aux questions qu’elles se posent. Et, le jour de l’accouchement, on s’assure qu’elles sont prêtes.

« Les femmes arriveraient dans un état d’inquiétude pas possible ! » est une déclaration typique d’un médecin paternaliste, qui pense savoir à l’avance ce qui va inquiéter (ou non) les personnes auxquelles il s’adresse – et se pense autorisé à décider ce qu’il juge bon, lui, de leur dire (ou non) ! Pour I. Nisand, « informer les femems, c’est mauvais car ça leur fait peur ». Pour I. Nisand, quand il s’agit d’inquiétude, les femmes enceintes sont toutes identiques – et effrayables.

C’est une attitude d’un autre âge, mais c’est sa pensée aujourd’hui et il n’en a pas honte.

Enfin, inviter les patientes à porter plainte, c’est leur faire porter, à elles, la responsabilité de chercher réparation. Mais n’est-ce pas l’une des obligations d’un corps de professionnels de santé que de surveiller ce que font ses membres et de protéger les personnes que ceux-ci sont censés servir ? Serait-il acceptable d’entendre, venant d’un syndicat de police, que les citoyens matraqués n’ont qu’à « porter plainte » contre les policiers qui ont eu la main lourde ? Serait-il acceptable, venant d’un syndicat de la construction, que les victimes de l’écroulement d’un pont n’ont qu’à « porter plainte » contre son architecte ? Est-ce qu’on ne s’attendrait pas à ce qu’ils balaient aussi devant leur porte ?

Quand on incite à porter plainte (ce qu’on pouvait déjà lire il y a dix ans sur mon site, et encore naguère dans Les Brutes en blanc), il faut aussi prévenir les femmes que c’est une procédure lourde, qu’elle dure longtemps, qu’elle est difficile à mettre en œuvre, qu’il faut le faire tout de suite, sans attendre, et leur donner les éléments et les moyens de le faire.

Et (ce que beaucoup de citoyen.ne.s font depuis longtemps, sans être président.e.s du CNGOF), il faut aussi rappeler que c’est aux médecins, d’abord, de bien se comporter : ce sont des professionnels, ils ont des obligations. Mais jamais, dans cet entretien, on n’entend I. Nisand inviter vigoureusement ses confrères à respecter la loi ! Et jamais il ne laisse entendre que lors d’une procédure pénale contre un médecin, le CNGOF laissera la justice trancher ! Dans la vidéo mentionnée plus haut, il va même jusqu’à contester ouvertement la décision des juges à l’égard d’un de ses confrères. Mais comme à plusieurs reprises dans l’entretien accordé à Elle (voir ci-dessous), il suggère fortement que lui-même ne respecte pas ses obligations légales et déontologiques, comment s’étonner de ce mépris pour les procédures judiciaires qu’il invite les femmes à engager ? Ce n’est pas la première de ses contradictions, ni la dernière !

ELLE. Mais pas l’hémorragie de la délivrance. Pour quelle raison ?
Pr Israël Nisand. Non, nous ne l’abordons pas. Cette hémorragie tue encore 60 femmes par an en France. Quand une femme se met à saigner lors de l’accouchement, parfois même sans s’en rendre compte, nous réalisons une série d’actes dans l’urgence absolue pour la sauver, dont la révision utérine qui consiste à retirer de l’utérus à la main les restes de placenta. C’est comme si une voiture garée sur une pente a les freins qui lâchent. En haut de la pente, on peut encore l’arrêter et en bas de la pente on ne peut plus. Il faut agir le plus vite possible. Je préviens : « Madame, je vais vider les morceaux de placenta qui restent dans votre utérus ». On peut obtenir le consentement en 30 secondes. Mais parfois la femme ne s’en souvient plus parce qu’elle est un peu endormie ou parce qu’elle a perdu du sang. Beaucoup de femmes ne se souviennent plus qu’on leur a donné des informations parce qu’elles n’ont pas pu les intégrer à ce moment-là. C’est pourquoi leur témoignage a posteriori ne reflète pas toujours la réalité.

Martin Winckler : « Cette hémorragie tue encore 60 femmes par an. » Les femmes le savent : elles savent lire. Elles savent qu’on peut mourir de prendre la pilule, d’une môle, d’une embolie pulmonaire, d’un anévrisme, d’un accident de voiture. Elles n’en meurent pas d’angoisse, de le savoir : une femme avertie en vaut deux. Et elles ne viennent pas en consultation seules : elles sont souvent accompagnées. Par un compagnon ou une compagne, une parente, une amie qui peuvent leur servir de porte-parole et de personne de confiance conformément à la loi. En cas d’urgence, c’est à cette personne de prendre la décision, non au médecin. C’est ainsi qu’on procède dans la majorité des pays développés. Pourquoi le CNGOF ne le recommande-t-il pas ? Et ainsi, il pourrait parler de tout. Car il n’y a aucune raison de décider à l’avance et à leur place de ce que les femmes veulent ou ne veulent pas savoir. L’obligation des médecins, c’est de s’efforcer de tout leur dire, et de les prévenir des situations extrêmes précisément parce qu’elles sont rares et qu’il faudra décider en urgence. Si une femme est capable de décider d’être enceinte, de prendre une hypothèque ou une assurance-vie, de conduire une voiture ou de faire son testament ou, plus simplement, de décider d’être donneuse d’organe (ou non), elle est aussi capable d’entendre parler des complications rares de l’accouchement. D’autant plus qu’il y a NEUF mois pour lui en parler et la laisser y réfléchir !!!!

Contrairement à toutes les urgences imprévisibles – les accidents de la route, les infections fulminantes et j’en passe – l’accouchement est un phénomène physiologique (autrement dit : « naturel »), connu et pratiqué par les femmes (sans l’aide des gynécologues) depuis au bas mot deux millions d’années, dont la survenue est le plus souvent prévisible (à quelques semaines près), et dont les incidents, accidents et complications sont documentées depuis deux cents ans de manière extensive. Tous les événements graves, ou presque, qui peuvent survenir pendant un accouchement sont connus. Ce qui fait leur gravité, ce n’est pas qu’on ne les connaît pas, c’est l’incertitude de leur survenue.

Mais un incendie aussi, c’est imprévisible. Ça n’empêche pas de s’y préparer et il serait irresponsable de ne pas informer les habitants de sa survenue éventuelle, et de ne pas leur conseiller d’installer des détecteurs de fumée et d’avoir un extincteur chez eux, car quand on est prévenu, on peut faire face.

De même, une situation « d’urgence » obstétricale n’est pas une situation « impossible à affronter ». On ne peut pas en prévoir la survenue, mais on peut en parler et s’y préparer, même si elle est rare. Evite-t-on de parler aux mères de la mort subite du nourrisson, de la convulsion fébrile, de la méningite ou de l’inhalation de corps étranger chez le tout-petit ? Non ! Et c’est elles qui les abordent et posent des questions ! Et on doit leur répondre, alors même que c’est peu fréquent !

Il n’est donc pas acceptable de vouloir « protéger » les femmes des incidents possibles pendant leur accouchement en ne les prévenant pas, car cela les empêche précisément de définir ce qu’elles souhaitent qu’on fasse dans le cas où ces événements surviendraient ! En refusant d’aborder ces sujets « pour ne pas inquiéter les femmes », I. Nisand entrave leur liberté.

En lisant Nisand, on pourrait croire que dans les salles d’accouchement qu’il supervise, toutes les femmes sont des porcelaines de Limoges frissonnantes et apeurées, qui n’ont jamais lu une ligne de magazine ou de livre de santé, n’ont jamais accouché auparavant (ni entendu une proche parler de son accouchement) et perdent leur sens commun dès qu’elles s’allongent.
Dans quel univers vit-il, exactement ?

ELLE. Vous avez été pris à partie par le Collectif de Défense des Victimes de Violences Obstétricales et Gynécologiques pour avoir à ce sujet estimé que les femmes ne se souviennent pas bien du fait d’un « drainage de sang vers l’utérus, au détriment du cerveau » dans un article du Figaro. Confirmez-vous cette explication ?
Pr Israël Nisand. Ce que j’ai dit au Figaro a été détourné. Cela ne correspond pas à ce que je pense. Il arrive et ce n’est pas rare qu’une femme soit perdue au moment de l’accouchement, elle peut par exemple demander à rentrer chez elle alors que la tête du bébé vient à peine de sortir. Cette désorientation temporospatiale transitoire est liée à une hémodynamique vasculaire fortement bouleversée par l’accouchement. La femme a besoin à ce moment-là d’être entourée et rassurée car l’effort produit par son utérus qui entraine une consommation d’oxygène importante qui modifie son état de conscience.

Martin Winckler : Je ne sais pas ce que I. Nisand a dit au Figaro. 
Mais de toute manière, si le phénomène qu’il décrit existe, il faut qu’il soit plus précis : à quelle fréquence survient-il ? Chez quelle proportion des femmes qui accouchent ? Est-ce répertorié et documenté scientifiquement ? Par qui ? Dans quelles revues ? Est-ce un phénomène scientifique avéré ou une perception personnelle d’I. Nisand ? Y aurait-il, par hasard, pour expliquer la confusion chez une femme qui accouche,  d’autres facteurs que les « phénomènes hémodynamiques », tels (liste non exhaustive) : le manque d’information, la brutalité de certain.e.s professionnel.le.s de santé, les problèmes de langue, de racisme et de chômage, l’exclusion des accompagnants de la salle de travail, l’obligation de rester allongée, les menaces, le monitoring angoissant, les médicaments administrés par voie intra-veineuse ou intrathécale ? Est-ce que tout ça, ça n’expliquerait pas aussi la « confusion » des femmes ?

Si le phénomène de « confusion hémodynamique » est réel et fréquent, pourquoi I. Nisand n’incite-t-il pas ses confrères à prévenir les femmes pour qu’elles et leurs personnes de confiance puissent prendre des décisions si ça se produisait ?

Si en revanche ce phénomène est rare (ou le produit de son imagination), de quel droit se permet-il de laisser entendre qu’il concerne TOUTES les femmes qui accouchent et que les gynécologues devront toujours décider à leur place ?

Quant à « entourer et rassurer » les femmes, je ne connais pas de meilleure méthode que d’ouvrir les salles d’accouchement aux conjoint.e.s, proches, ami.e.s, sages-femmes ou doulas auxquelles ces femmes font appel librement pendant le cours de leur grossesse, précisément pour se rassurer !

Mais pour cela, encore faut-il que les obstétricien.ne.s français.e.s acceptent tou.te.s qu’une personne extérieure accompagne, soutienne, et le cas échéant parle au nom de la femme qui accouche. Ça n’aurait rien de scandaleux : une salle d’accouchement n’est pas soumise aux mêmes précautions qu’un bloc opératoire ou une unité de réanimation. Et la loi ne précise-t-elle pas qu’on doit demander aux proches leur avis quand une personne n’est pas (temporairement ou durablement) en mesure de prendre une décision ?

Ah, mais c’est vrai, j’oubliais ! Nous parlons ici de la France, où dès son entrée dans un établissement hospitalier, tout.e citoyen.ne est réputé.e incapables de décider pour soi et où les enseignants de médecine suggèrent (ou suggéraient encore, il y a peu) aux étudiants d’ « apprendre » l’examen gynécologique sur les femmes endormies…

ELLE. Cela explique-t-il à vos yeux le fait que tant de femmes aient mal vécu leur accouchement ?
Pr Israël Nisand. Le mauvais vécu est tout ce qui sort de la norme et n’a pas été prévu. Une césarienne, c’est déjà un mauvais vécu. Mais je suis contre préparer les femmes au pire. Je suis contre les préparer à une hémorragie de la délivrance. Je suis contre les préparer à une embolie amniotique qui tue. Je suis contre les préparer à l’infarctus du myocarde en cours de travail. Je suis contre tout ça.

Martin Winckler : Le « mauvais vécu » des femmes, ici encore, c’est I. Nisand qui le définit. De quel droit ? Sur quels fondements scientifiques ? Sur quelles enquêtes ? A partir de quelle expérience personnelle ? Depuis quand peut-il témoigner du vécu des femmes ? Quand leur a-t-il seulement donné la parole à la tribune du CNGOF ???

Quand il dit « je suis contre » (l’information des femmes), il est de nouveau paternaliste. Sait-il seulement ce que ce mot veut dire ? Et sait-il qu’en refusant une information loyale, il prône une attitude contraire à la loi et à l’article 35 du code de déontologie ?

ELLE. Vous parlez de situation de risque de mort imminente. Mais on n’aborde pas toujours non plus, avant l’accouchement, ce qui peut se passer lors d’une césarienne en urgence. Or, beaucoup de femmes le vivent comme un choc.
Pr Israël Nisand. J’avoue que je ne le fais pas avec une femme dont la grossesse se passe bien et ne présente aucun risque de complication. Je dirai juste, quand on me demande ce qu’il peut advenir, que si l’enfant ne supporte pas les contractions, plutôt que d’attendre que son cerveau soit détérioré, on préfère faire une césarienne.

Martin Winckler : Paternalisme, encore et toujours : I. Nisand déclare qu’il peut se passer du consentement de la femme pour pratiquer une césarienne s’il juge, lui, qu’il existe un risque de « détériorer le cerveau de l’enfant ». En brandissant les risques pour l’enfant (qu’il fait passer ainsi avant la femme), il pratique la menace et le chantage. Deux « arguments » prohibés par le Code de déontologie. De plus, « Et si ?… » n’est pas un argument scientifique. Quand on redoute des situations graves, il faut en prévenir les femmes à l’avance – et leur demander ce qu’elles voudraient qu’on fasse. Cela doit être fait, cela peut être fait et un certain nombre d’obstétriciens le font. I. Nisand, lui, ne le fait pas. Il doit sans doute savoir des choses que la communauté scientifique ne sait pas, heureux homme !

ELLE. Avant d’en arriver à dire aux femmes de porter plainte, ne faudrait-il pas insister sur cette question du consentement auprès des médecins lors de la formation ?
Pr Israël Nisand. C’est déjà fait, à tel point qu’on a aujourd’hui des médecins dressés à obéir aux demandes des patientes et qui vont trop loin dans ce domaine. Par exemple, certaines femmes demandent des césariennes de convenance et ces médecins, notamment dans le privé, disent oui. D’autres médecins se cachent derrière le consentement des patientes pour se protéger eux, et non pour les protéger elles. Je suis contre le fait que certains fassent signer à leurs patientes des consentements par écrit, pour se mettre à l’abri de tout reproche en matière d’information.

Martin Winckler : « Dressés à obéir aux demandes des patientes ». Fichtre ! Quel mépris, pour les professionnels et les patientes.
I. Nisand « est contre », encore une fois. Contre les consentements écrits (qui n’ont aucune valeur, puisque le consentement n’est jamais définitif) mais pas pour le respect du consentement, puisqu’il n’en parle pas.

ELLE. Lorsqu’il y a eu un accouchement, mal compris, ma vécu, êtes-vous favorable à donner des explications a posteriori ?
Pr Israël Nisand. C’est indispensable. Ce serait une faute professionnelle de ne pas le faire. Sur le lit ou en consultation pour expliquer ce qu’il s’est passé. Mais demander à ce que nous le fassions pendant que la femme est en pleine hémorragie serait manquer de réalisme.

Martin Winckler : « Sur le lit »… Je préfère ne pas commenter, car cette expression malheureuse est sans doute elle aussi le produit d’un « détournement » de sa pensée…

Cela dit, I. Nisand, (je me répète, mais il y a des gens pour qui c’est nécessaire), quand des patients demandent des explications « en pleine hémorragie »… c’est parce que les médecins n’ont pas expliqué auparavant que ça pouvait se produire – ni à la femme, ni à sa famille, ni à personne !

ELLE. Qu’avez-vous mis en place au sein du CNGOF pour prendre en compte cette dénonciation des violences obstétricales par les patientes ?
Pr Israël Nisand. Nous sommes très attentifs. Nous sommes en train en mettre en place un diplôme inter-universitaire sur la prise en charge des maltraitance en gynécologie de manière à sensibiliser le plus de monde possible. Malheureusement, ceux qui en ont le plus besoin ne suivront pas ce cursus. Mais, par exemple, dans mon service, je fais un séminaire d’une journée pour tous les nouveaux soignants sur la bienveillance : pour dire voilà ce que nous avons appris au fil des années, notamment grâce à des groupes de paroles des patientes ayant fait une fausse couche ou une interruption médicale de grossesse. Voilà les erreurs à ne pas commettre, les mots à ne pas dire, les comportements à éviter. Et j’incite mes collègues à faire de même.

Martin Winckler : Bravo, I. Nisand. On ne peut que se réjouir de ces initiatives de 2017. Je suis sûr qu’à vous tout seul vous allez changer le comportement de toute la profession. Avec un diplôme inter-universitaire et à coups de séminaire d’une journée consacrés à la bienveillance, les changements seront rapides.

En attendant, à quand une déclaration solennelle et publique du CNGOF pour rappeler à ses membres leurs obligations et la loi, et les inviter fermement à bien se comporter, en tous temps ?

A quand les recommandations du CNGOF pour la formation d’experts indépendants, qui ne livreront pas des conclusions systématiquement biaisées en faveur des médecins ?

A quand une invitation officielle des membres du CNGOF à travailler d’égal à égal avec les sages-femmes et les généralistes et à leur assurer respect, formation et soutien dans l’intérêt des femmes ? 

A quand des directives du CNGOF sur l’information préalable des femmes, le droit de se faire accompagner en salle de travail par une personne de confiance et l’assurance que leurs décisions seront respectées ?

A quand la publication sur le site du CNGOF de témoignages de femmes sur ce qu’elles ont ressenti, non seulement au cours des fausses couches et des IVG, mais aussi pendant les consultations de contraception ou de cancérologie, le suivi de grossesse et les accouchements, la chirurgie, les procédures de PMA ?

Et enfin : à quand des groupes de travail où siègeraient paritairement gynécos, sages-femmes, généralistes et citoyennes, pour se consacrer aux conditions de l’accouchement et de la délivrance des soins de santé aux femmes ?

Quand il gèlera en enfer, ou avant ça ?

Martin Winckler

«Le viol est un sujet tabou, c’est sale, on a honte»

Madame Badinter, allez porter une robe à fleurs à l’Assemblée !

Vendredi 9 juin 2017 L’Humanité (via le blog de Christine Delphy)

Burkinis, cafés non-mixtes, voile à l’Université, harcèlement de rue… d’inlassables polémiques ne cessent de faire courir la même petite musique : le problème de la condition des femmes en France, ce serait l’islam ou les étrangers. Autant de tentatives de dédouaner nos hommes autochtones ou sévissant dans les beaux quartiers.

Pendant la Primaire de la droite où il ne fut pas besoin d’un quelconque voile pour souligner la quasi-invisibilité des femmes, ces messieurs ont vanté leurs valeurs laïques et féministes. Pourtant, rien sur l’ingérence politique de mouvements conservateurs comme la Manif Pour Tous et le très fillonniste Sens commun. Rien sur celle du Pape gendarmé contre la théorie du genre à l’école. Rien sur la participation de Jean-Frédéric Poisson à leur compétition, candidat ouvertement opposé au droit à l’avortement. Évidemment rien sur la publicité sexiste qui ne cesse de nous réduire à l’état d’objets sexuels, comme Yves-Saint Laurent, ou qui promeut la culture du viol comme Bagelstein.

Pendant ce temps, les candidats aux législatives LR outrés contre le harcèlement de rue dans le nord de Paris ne comptent que 39% de femmes. Leur groupe a systématiquement voté contre tous les projets de délibération sur le genre et l’espace public au Conseil de Paris. Valérie Pécresse, présidente de la Région Île-de-France, a diminué de plus de la moitié son soutien financier aux actions pour l’égalité femmes-hommes !

À gauche, Manuel Valls a tenté d’attaquer son concurrent aux primaires Benoit Hamon sur le terrain des droits des femmes et de la laïcité. Lui qui s’était pourtant fait remonter les bretelles par le Conseil d’État désapprouvant les arrêtés hors-la-loi anti-burkini. Là aussi, quelle surprise de voir tous ces maires devenir de fervents défenseurs des droits des femmes alors que nous ne les avons jamais vu s’opposer à tous ceux qui tirent profit à millions sur le dos des violences faites aux femmes, publicitaires, marques de luxe, alors que l’affichage dans l’espace public est dans leurs prérogatives. Nous le réaffirmons, contraindre les femmes à se dévêtir comme à se rhabiller n’est qu’une humiliation et une violence sexiste de plus.

Ainsi, dans notre pays où 120 femmes ont été tuées par leurs compagnons en 2016, où seules 14% des 220 000 femmes battues ont osé porter plainte, où une femme sur cinq subit un harcèlement sexuel au travail, où 230 sont violées chaque jour, où 100% sont harcelées dans l’espace public, le patriarcat serait le fait des étrangers ? Est-on entrain de créer implicitement un sexisme acceptable labellisé Made in France ?

Féministes, nous nous insurgeons contre l’instrumentalisation de notre combat par une classe dominante au service de ses intérêts xénophobes et oligarchiques. En pointant du doigt le sexisme des autres, des étrangers, des classes sociales dominées, ils veulent dissimuler celui des puissants, garantir leur impunité par diversion voire alimenter leurs campagnes électorales.

On vous le confirme : les femmes sont en insécurité partout, dans la rue, au foyer, au travail, en politique et jusque dans l’hémicycle du Palais Bourbon comme le dénonce le collectif des assistantes parlementaires « Chair collaboratrice ». Pourquoi ? Parce que dans tous ces lieux, il y a des hommes, de toutes les couleurs, de toutes les classes sociales, élevés en société patriarcale avec des valeurs misogynes. Et quand on essaye d’en inculquer d’autres via des programmes scolaires contre le sexisme, les mêmes féministes de la dernière heure hurlent à la théorie du genre !

Oui, le harcèlement sexiste sévit et jouit d’une quasi-totale impunité dans tous les environnements à forte concentration masculine, les places au soleil, des terrasses de cafés, les manifestations en passant près des cortèges syndicaux très masculins, les partis qui sont souvent des zones d’omerta, les festivals, les RDV d’hommes puissants en cols blancs au Carlton où ils ont fait subir des « boucheries » à des personnes prostituées, dans le milieu journalistique comme le dénonce le collectif « Prenons la Une » etc.

Bref, de la mèche rousse de Donald Trump aux boucles brunes de Maxime Hamou, la misogynie est la tare la plus partagée entre les hommes ! Les violences sexistes n’ont ni pays ni frontières, n’ont d’autre lieu de naissance que le Patriarcat. Elles sont le résultat de tout un écosystème qui suppose l’existence d’inégalités sociales et de rapports de domination qui n’épargnent en rien les structures de pouvoir, au contraire, car plus on les pénètre, plus on se rapproche du système des « dominants », plus les violences contre les femmes sont manifestes… mais dissimulées. Avez-vous déjà regardé les vidéos des actions du collectif « la Barbe » dans les lieux de pouvoir ? Les interjections sexistes qu’elles reçoivent en pluie n’ont rien à envier à celles qui peuvent aussi arriver en longeant des terrasses de café.

Loin de nous l’idée d’euphémiser quoique ce soit, où que ce soit, dans le Nord de Paris comme dans la baignoire hollywoodienne de Roman Polanski ou dans une chambre d’hôtel à New-York. En effet, mieux vaut éviter de porter des robes, des jupes ou des décolletés dans tous les endroits très masculinisés, paramètre qui a tendance à accentuer un rituel de construction de l’identité virile par la violence, la domination et l’humiliation des femmes.

Ni la surenchère policière, ni les happenings de campagne racistes, ni la persécution des pauvres, ni la militarisation des quartiers, ni les contrôles au faciès, ni la chasse aux sans papiers, ne tireront d’affaire les femmes face aux violences masculines. Seules l’éducation, nos luttes, notre autodéfense et notre audace à briser la loi du silence nous permettront de défendre notre intégrité physique et morale. Grâce à l’insolence des féministes si souvent taxées de pisse-froid, le traitement de l’affaire Baupin en 2016 n’a pas été le même que celui de l’affaire DSK en 2011. Ses victimes n’ont pas été moquées comme l’avait été Tristane Banon. Maxime Hamou a écopé d’un bad buzz. Michel Sapin a dû s’excuser et s’expliquer. On avance grâce à notre intransigeance, et les années à venir nous donnent déjà raison.

Qu’il plaise à la 67ème fortune de France, la grande bourgeoisie Badintériste, « féministe » qui signe des contrats juteux avec l’Arabie Saoudite, de nous faire croire qu’elle a peur de mettre des jupes lorsqu’elle va à la supérette à 22h porte de la Chapelle – on la croit -, on ne peut que l’inviter à faire cette brillante intervention à l’Assemblée en portant la robe à fleurs bleues de Cécile Duflot !

- Fatima-Ezzahra Benomar – Porte-parole des effronté-e-s
- Héloïse Raslebol – Cofondatrice du collectif Stop harcèlement de rue
- Hanane Karimi – Ancienne porte-parole des Femmes dans la Mosquée
- Sonia Nour – Afroféministe
- Lorraine Questiaux – Secrétaire Générale du Mouvement du Nid
- Charlotte Soulary- Cofondatrice du collectif Chair collaboratrice

Turquie. La caricature au service du combat féministe

Un article de Clément Girardot dans Le Courrier

Le mensuel satirique et féministe turc Bayan Yani ne publie que des artistes femmes. Malgré l’autoritarisme, celles-ci poursuivent la lutte pour l’égalité et la démocratie.

Sur la couverture du mois de mai, une fille en legging à fleurs et un garçon en bermuda se croisent dans la rue. La première lance au second: «On se connait d’où déjà? Vous n’étiez pas une lettre Y quelque part?» Le jeune homme acquiesce, tout sourire. Cette caricature fait référence aux photos postées sur les réseaux sociaux durant la campagne pour le référendum constitutionnel du 16 avril. Sur celles-ci, les partisans du mon se mettaient en scène en formant avec leurs corps les lettres du mot hayır, non en turc.

Par un mince écart, 51,4% contre 48,6%, le oui l’a emporté. Dans un environnement politique et médiatique certes très inéquitable, c’est une nouvelle défaite pour le camp démocrate et progressiste en Turquie. Le président Erdogan voit donc son pouvoir légalement renforcé et sa dérive autoritaire légitimée par les urnes. Plus de 150 travailleurs des médias sont actuellement derrière les barreaux, la répression ne faiblit, pas mais la rédaction du mensuel Bayan Yani («femmes côte à côte» en français) n’entend pas baisser les bras. Avec cette couverture qui tourne le dos au défaitisme et à la déprime ambiante, elle a préféré mettre l’accent sur l’espoir et l’enthousiasme suscités par la campagne du non.

Longue histoire

Lancé en 2011, Bayan Yani occupe une place à part dans le paysage médiatique turc dominé par de grandes entreprises désormais quasiment toutes contrôlées par des proches du pouvoir. Le titre appartient au groupe indépendant LeMan, dont l’hebdomadaire éponyme est un des magazines humoristiques les plus lus du pays – le numéro «spécial coup d’Etat» de ce Charlie Hebdo turc avait été bloqué en juillet dernier. La presse satirique turque a une longue et tumultueuse histoire qui remonte à la fin de l’Empire ottoman, alternant entre des périodes d’expansion et de déclin au gré de la conjoncture politique.

Parmi les publications satiriques actuelles, Bayan Yani a une double particularité: elle publie exclusivement des femmes caricaturistes et relaie une parole à la fois féminine et féministe. «C’est une première dans le monde et c’est très gratifiant de faire partie de cette aventure, affirme la dessinatrice Ipek Özsüslü. Nous démontrons que les femmes aussi peuvent faire de la satire de qualité et cela brise certains préjugés.»

C’est en effet une expérience médiatique inédite en Turquie. Il faut remonter aux années 1970 pour voir émerger des initiatives semblables en France avec l’éphémère trimestriel Ah! Nana ou aux Etats-Unis avec notamment la revue underground Wimmen’s comix. S’ils sont tout autant farouchement féministes, ces deux périodiques publiaient exclusivement le travail de femmes bédéistes. Bayan Yani met davantage l’accent sur la caricature et la satire, tant écrite que dessinée. Leur compte Facebook compte 360 000 fans et 50 500 sur Twitter.

«C’est important de faire rire, car cela nous donne plus d’impact», remarque la caricaturiste expérimentée Feyhan Güver. La rédaction fonctionne horizontalement autour des six ou sept contributrices les plus régulières. «Nous sommes libres de publier ce que nous voulons, il n’y a pas de chef, nous échangeons simplement nos idées par emails», rapporte-t-elle.

Les réunions physiques sont rares car certaines dessinatrices n’habitent pas à Istanbul mais dans d’autres villes de Turquie et même à l’étranger, comme la caricaturiste Ramize Erer établie à Paris depuis 2007. Cette dernière, dont l’héroïne principale est la blonde et rebelle Berna, surnommée ironiquement la «mauvaise fille», a reçu au mois de janvier le prix «Couilles-au-cul» en marge du festival d’Angoulême pour récompenser son courage artistique.

Militants ou plus personnels

Le magazine s’ouvre sur plusieurs pages de caricatures réagissant à la très dense actualité du pays, qu’elle soit politique, sociale, mais aussi liée aux femmes et aux minorités sexuelles. «De nombreux faits divers sordides impliquent les femmes, les enfants et les individus LGBTI, note Ipek Özsüslü. En général, les condamnations pour les meurtres de femmes, les viols, les abus sur mineurs sont insuffisantes et les réductions de peine octroyées carrément tragicomiques.»

Dans le reste de la publication se trouvent à la fois des textes informatifs, militants ou plus personnels. Leurs auteurs viennent d’horizons idéologiques variés. «En général, bien sûr, nous sommes plus proches de l’opposition», affirme la journaliste Ezgi Aksoy dont les domaines de spécialisation sont le cinéma et l’Amérique latine. Entre ces articles s’intercalent de courtes bandes-dessinées qui racontent souvent, avec subtilité et impertinence, la vie quotidienne des femmes turques et leurs problèmes: patriarcat, machisme, violence et pression sociale. Originaire d’un petit village, Feyhan Güver croque avec affection les relations de genre dans le monde rural. Ipek Özsüslü s’intéresse plutôt aux défis des jeunes urbaines indépendantes en s’inspirant de sa propre expérience.

Pas encore de pressions

En raison de la conjoncture politique, l’avenir du mensuel féministe est incertain. «On veut continuer le magazine aussi longtemps que possible», soutient Ezgi Aksoy qui reconnaît devoir parfois s’autocensurer pour éviter d’éventuelles poursuites. Si Bayan Yani n’a pas encore subi de pressions, ce n’est pas le cas des autres publications satiriques qui ne comptent plus leurs démêlés avec la justice ou la police. Mais un autre péril tout aussi imminent met le secteur en danger: les ventes en kiosque chutent et l’immense intérêt que rencontrent les caricatures sur les réseaux sociaux ne génère pas de revenus. Cette crise du modèle économique de la presse indépendante qui ne peut compter sur la publicité et les subsides gouvernementaux vient d’entraîner la fermeture du très populaire hebdomadaire Penguen. Fin mai, dans le dernier édito, son équipe dit ainsi adieu à ses lecteurs: «Faites ce que vous pouvez pour aider les autres magazines. Nous ferons ce que nous pourrons pour continuer à dessiner. Merci pour votre amitié et pour tout le reste.» I

La politique sexuelle de la viande

Cet article de Sylvie Tissot, que nous avons trouvé sur le site Les Mots sont importants, a d’abord été publié dans la revue Nouvelles Questions féministes, que nous venons de recevoir, et dont nous rendrons compte prochainement. Il rend compte de la traduction en français du livre classique de la féministe végétarienne Carol Adams (Carol Adams, La politique sexuelle de la viande. Une théorie critique féministe végétarienne. Lausanne, 2016, L’Âge d’homme).

Dans la préface de son livre, Carol Adams évoque les critiques qui lui sont régulièrement adressées en raison de son engagement dans le végétarisme : « Et les sans-abri ? Et les femmes battues ? » Car nous devrions d’abord nous occuper des êtres humains qui souffrent. « Un tel rétrécissement du champ de la compassion ne me déstabilise pas », écrit l’auteure.

Et pour cause, Adams, née en 1951, a passé sa vie dans toutes sortes de combats : de l’ouverture à son domicile d’une ligne d’assistance téléphonique pour femmes battues aux luttes pour l’accès au logement des plus pauvres, en passant par l’organisation d’une soupe populaire, sa vie a tout simplement été consacrée à l’activisme. Dans ces stratégies de délégitimation (l’égoïsme des végétariens délaissant les vraies causes), elle voit avant tout « une manœuvre pour s’emparer de l’avantage moral ».

Avec ces quelques mots, beaucoup de choses sont dites – du ton, et du propos de l’auteure.

Comme toutes les féministes et les autres militant·e·s des causes dites secondaires ou sociétales (par exemple la lutte contre l’homophobie ou contre l’islamophobie et tous les racismes), Adams est en effet habituée de ce type de « manœuvres », pour reprendre le terme qu’elle emploie. Avec le livre La politique sexuelle de la viande, un classique américain publié en 1990 et traduit pour la première fois en français en 2016, Adams les déjoue en liant, sur plusieurs plans, les combats féministe et végétariste.

Non seulement dans les faits les combats ne s’excluent pas, et celles et ceux qui s’engagent dans l’anti-spécisme et le féminisme sont bien souvent présent·e·s sur de nombreux fronts. Mais surtout les combats sont liés car les types de domination le sont : c’est ce que cherche à démontrer ce livre original, écrit « en tant qu’activiste » et qui appelle les féministes à rejoindre le combat contre la souffrance des animaux, et les militant·e·s de cette cause à soutenir le féminisme.

L’argument principal du livre consiste à dire que la domination masculine repose sur la consommation de viande comme sur le contrôle des corps des femmes. Pour s’en convaincre, ouvrons le cahier central. La série de publicités qui sont reproduites sont édifiantes : un homme devant une carcasse de poulet dévorant une jambe de femme ; deux mains sur deux pains de hamburger figurant des seins ; une femme ouvrant grand la bouche devant un sandwich avec la légende « It’ll blow your mind away » [2].

Nellie McKay, dans son très bel avant propos « Les féministes n’ont pas le sens de l’humour », fait un parallèle entre les représentations des femmes et celles des animaux : les unes comme les autres y subissent la violence avec bonheur, en souriant [3]. De la tête de vache hilare sur les enseignes des restaurants de viande aux couvertures de magazines qui affichent la joie toujours renouvelée des femmes s’apprêtant à faire leur régime de l’été, un véritable « tour de passe-passe » est opéré, qui nie la violence ou fait des victimes les complices de leur oppression.

Dans ce livre auquel elle a consacré de nombreuses années, Adams multiplie les exemples, les citations et les références littéraires. Certaines formules sont extraordinaires : le titre même du livre « La politique sexuelle de la viande », le chapitre « Le viol des animaux, le dépeçage des femmes » ou encore la dernière partie « Mangez du riz faites confiance aux femmes », formule empruntée à la poétesse et militante de la cause lesbienne Fran Winan [4].

Tout est mobilisé pour donner à voir le chevauchement des oppressions. Car le système de mise à mort et de dépeçage d’êtres vivants transformés en choses a de fait quelque chose à voir avec la domination masculine. La masculinité se construit sur le régime carné, symbole et garantie de l’oppression patriarcale, dont la viande vient tous les jours asseoir la légitimité.

Mais l’analyse d’Adams va plus loin : la masculinité implique surtout le déni de cette réalité, la capacité à tenir à distance le fait que la viande consommée a été un animal :

« d’empêcher que quelque chose soit perçu comme ayant été quelqu’un ».

Ce double processus d’invisibilisation et d’objectification, Adams le théorise à l’aide de la notion de « référent absent » :

« Au moyen du dépeçage, on transforme l’animal en référent absent. L’animal, à travers son nom et son corps, est rendu absent en tant qu’animal afin que la viande puisse exister. La vie de l’animal précède et permet l’existence de la viande. Tant que l’animal est vivant, il ne peut pas y avoir de la viande. Un cadavre remplace donc l’animal vivant. Sans animaux, il n’y aurait pas de consommation carnée, mais ils sont pourtant absents de l’acte de manger de la viande, en raison de leur transformation en aliment  ».

Un processus similaire, consistant à ne pas ou ne plus voir dans les représentations des femmes des êtres vivants, définit l’oppression patriarcale. L’exploitation animale, qui repose sur notre capacité à oublier la mort et la souffrance des animaux (au fondement pourtant du régime carné), a ainsi ceci de spécifique qu’elle nous fait accepter la brutalité comme une chose quotidienne, normale, voire nécessaire. Nécessaire à la vitalité des hommes, la viande vient définir la virilité par la capacité à dominer et à ingurgiter, comme le résume le mythe de Metis, première femme de Zeus et enceinte de lui, ce Zeus qui va l’avaler.

La notion de référent absent est une précieuse clef d’analyse. Le livre d’Adams trace aussi des perspectives de luttes. Elle rappelle d’abord le croisement incessant de ces combats dans l’histoire, dans les mouvements féministes pour la tempérance et le suffrage universel ou le pacifisme du 20ème siècle. Les mouvements se croisent dans l’histoire ; ils subissent aussi les mêmes entreprises de délégitimation, tant le végétarisme est associé à une entreprise d’émasculation, une affaire de « femmelettes » voire de « pédés » trop « sensibles », bref un danger pour la virilité.

Le livre comprend un chapitre lumineux, qui nous invite à faire un travail sur la langue, par quoi s’opère l’absence des animaux. Adams déconstruit les expressions absurdes d’« abattage sans cruauté » ou encore, pour faire le lien avec les femmes, de « viol par contrainte ».

C’est finalement à une véritable conversion du regard qu’invite l’auteure pour rendre présent ce « référent absent », et ainsi voir « son steak comme un animal mort » [5]. Les enfants, qui s’étonnent de retrouver dans leur assiette les animaux que les adultes les incitent à caresser ou à dessiner, ont d’ailleurs souvent ce regard.

« Le mangeur de viande se perçoit comme se nourrissant de la vie. Aux yeux du végétarien, il se nourrit de la mort  » écrit Mary Midgeley citée dans le livre.

L’auteure a le don des formules et des anecdotes qui construisent, à la lecture, une autre perception de la viande. Elle cite ainsi cet échange hilarant :

« Lui : Je ne peux plus fréquenter de restaurants italiens avec toi, puisque je ne peux plus commander mon plat préféré : l’escalope de veau au parmesan.
Elle : Le commanderais-tu s’il s’appelait morceaux de petits veaux anémiques dépecés ?
 »

Adams appelle à intégrer les ressorts habituellement délaissés voire méprisés par les militant·e·s que sont l’émotion et l’empathie. Ce sont des affects, en effet, qui construisent nos subjectivités politiques. Les goûts et les dégoûts, même peu explicités, contribuent à donner naissance à des figures repoussoirs et à faire naître des aspirations politiques. Voilà le souvenir d’enfance que raconte la féministe Inez Irwin :

« Lorsque je repense à ces années, le déjeuner du dimanche semblait, assez curieusement, symboliser tout ce que je détestais et redoutais dans l’existence d’une femme de la classe moyenne. Ce repas trop abondant : le rôti gargantuesque, le sang qui s’en écoulait lorsque l’homme de la maison le découpait, les montagnes de légumes fumants, le lourd pudding. Et à la fin du repas – la table dans un désordre qui me donnait véritablement des frissons –, la calme retraite des hommes repus vers leurs fauteuils rembourrés, leurs journaux du dimanche, leur sieste vide, tandis que les femmes faisaient disparaître les moindres vestiges du carnage. Les déjeuners du dimanche ! […] A travers tous ces tourments spirituels croissait en moi un désir d’écrire  ».

L’émotion est aussi provoquée par le spectacle et la prise de conscience de la souffrance. Souvent c’est d’abord celle de l’autre. L’empathie peut alors déclencher un processus de solidarisation. Elle peut aussi conduire à conscientiser sa propre domination. Adams ouvre ainsi une réflexion sur les bienfaits des images et des comparaisons, qui contribuent à construire la pensée des oppressions et de possibles combats communs. Elle montre que le combat végétarien est susceptible de renforcer, de nourrir en quelque sorte le combat contre le sexisme (et d’autres), et inversement.

Cela n’empêche pas l’auteure de nous mettre en garde contre les usages pervers des métaphores : si les féministes mobilisent les «  images du dépeçage » pour parler de la condition des femmes, elle invite à le faire en « intégrant l’oppression littérale des animaux ». Car « les animaux, eux, sont véritablement transformés en pièces de viande ».

De ce livre on sort avec une liste d’autres livres à lire ou à relire, comme par exemple Frankenstein, dont la créature créée par la romancière Mary Shelley est végétarienne. On ferme surtout La politique sexuelle de la viande avec l’espoir que « les mortels éclairés du 21ème siècle seront peut-être végétariens », pour paraphraser Frances Willard, féministe et végétarienne du 19ème siècle, qui affirmait, elle, plus optimiste, que « les mortels éclairés du vingtième siècle seront certainement végétariens ».

P.-S.

Ce compte-rendu a été publié dans le numéro de Nouvelles questions féministes « Nouvelles formes de militantisme féministe (1) » (n°, 2017), qui vient de sortir.

Notes

[2] Référence à la fellation, « blowjob » en anglais.

[3] sur les représentations du bonheur et leur rôle politique, voir Sara Ahmed, The Promise of Happiness, Duke University, 2010

[4] « Mangez du riz faites confiance aux femmes
Ce que je ne sais pas maintenant
Je peux encore l’apprendre ».

[5] Martin Gibert (2015). Voir son steak comme un animal mort. Véganisme et psychologie morale. Montréal : Lux Editeur.

Turquie, femmes en lutte : rencontres à Forcalquier les 9 et 10 juin

Turquie: Femmes en lutte
2 jours de rencontres, débats, film, concert-fête
En présence de Pinar Selek, féministe, anti-militariste, sociologue et écrivaine, exilée en France.
9 et 10 juin 2017, Forcalquier

Le programme est ici :

Turquie Femmes en lutte programme

Pinar Selek
Née à Istanbul en 1971 Pinar grandit dans une famille fortement engagée à gauche. Pinar suit des études de sociologie dans les années 1990 mais  partage beaucoup de son temps avec les sans-domicile fixe, les enfants, les travesti.es, les trans-sexuel.les et les prostitué.es dans les quartiers populaires. Quand elle commence à enquêter sur les questions kurdes et arméniennes elle est arrêtée car elle refuse de dénoncer les personnes interviewées à la police. Elle est torturée et emprisonnée. Durant son emprisonnement (1998-2000) le pouvoir l’accuse d’avoir posé et fait exploser une bombe. Malgré des rapports d’experts affirmant qu’il s’agissait d’une explosion accidentelle, c’est le début d’un acharnement politico-judiciaire qui est aujourd’hui dans sa dix-neuvième année. Elle sort de prison faute de preuves, co-fonde une association, la première libraire et revue féministe « Amargi », contre toutes les dominations. Elles organisent plusieurs grandes manifestations avec des femmes turques et kurdes dont, entre autres, en 2002, la « Marche des femmes les unes vers les autres » et d’autres actions antimilitaristes et anti-nationalistes. Mais le pouvoir revient à la charge en 2008, ce qui la pousse à quitter son pays. Elle arrive en France en 2011 et enseigne aujourd’hui les sciences politiques à l’université de Sophia Antipolis de Nice. Le triste solde de ce procès kafkaïen en est aujourd’hui à quatre acquittements, cinq fois cassés par la cour de cassation. Dernier en date: le 25 janvier 2017, le procureur a de nouveau demandé sa condamnation à perpétuité. Partout dans le monde la solidarité s’organise à travers la création de comités de soutien et d’événements multiples; notre rencontre s’inscrit également dans cet élan de soutien à Pinar.

Publications en français :

Loin de chez moi… mais jusqu’où ?, éd. iXe, mars 2012
La Maison du Bosphore, éd. Liana Lévi, avril 2013
Service militaire en Turquie et construction de la classe de sexe dominante. Devenir homme en rampant, éd. L’Harmattan, février 2014
Parce qu’ils sont arméniens, éd. Liana Lévi, février 2015
Verte et les oiseaux, conte pour enfants, éd. des Lisières, mars 2017

In memoriam Colette Guillaumin

Homme blanc, je ne suis pas sûr d’être le mieux placé pour parler de Colette Guillaumin, sociologue féministe dont les travaux sur la race et le genre ont « renvers[é] les perspectives dominantes et boulevers[é] notre compréhension du monde[1] ». Pourtant, son décès n’a pas fait l’objet d’un grand intérêt de la part des médias – lesquels étaient bien trop occupés, en ce 10 mai dernier, à supputer les chances de tel ou tel Philippe, voire Édouard, d’être nommé à Matignon. Pour être juste, précisons cependant que l’on trouve facilement sur Internet des présentations de ses thèses, en particulier depuis la réédition récente[2] de son recueil Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature (textes des années 1978 à 1992 dont la première édition datait de 1992). Il y a bien sûr des recensions de style plutôt académique et néanmoins très intéressantes comme celle de Delphine Naudier et Éric Soriano dans Les Cahiers du genre[3]. Mais il y a aussi des reprises plus « engagées » de son travail, comme celle du site Le Seum Collectif, que j’ai découvert à cette occasion, et qui a consacré une suite de cinq articles (je n’arrive décidément pas à me résoudre à écrire « posts », désolé, je dois être un peu rétro), cinq articles, donc, excellents en ce qu’ils ne se contentent pas d’exposer les thèses de Guillaumin, mais qu’ils les actualisent en les intégrant aux problématiques d’aujourd’hui – sexisme, racisme et intersectionnalités.

Je ne répéterai donc pas ici ce que ces personnes ont dit, et probablement mieux dit que je ne l’aurais fait. Mais il me semble important de donner un aperçu de cette pensée rigoureuse, et si cela donne envie à quelques lectrices ou lecteurs d’en savoir plus, je pense que j’aurai bien fait.

Colette Guillaumin avait soutenu sa thèse à la fin des années 1960, thèse qui fut publiée ensuite sous le titre : L’Idéologie raciste, genèse et langage actuel et que l’on trouve aujourd’hui en édition de poche (Folio/Gallimard). À l’époque, elle fut une des premières à affirmer que la race n’existe pas, en tout cas pas comme réalité matérielle. La race n’est rien d’autre qu’un rapport social de domination, lui-même issu de ce rapport de domination absolue – Guillaumin emploie le terme d’appropriation – que fut l’esclavage des débuts de la modernité capitaliste. La logique est relativement simple : pour s’approprier d’autres humains, et parce qu’il s’approprie d’autres humains, l’humain propriétaire dénie à ses « propriétés » la qualité d’humain – ou de sujet, si vous préférez. Pourtant, ces « biens » ressemblent fort à des humains – ils en possèdent la forme et aussi l’éminente spécificité : la parole. Mais ils sont esclaves : c’est bien qu’ils sont différents, non ? D’ailleurs cela saute aux yeux : ils sont noirs ! Et hop, passez muscade : ils sont esclaves parce qu’ils sont noirs. Au XIXe siècle, le scientisme impérialiste viendra donner une armature « théorique » à ce constat d’évidence. Le même raisonnement s’applique aux femmes : Colette Guillaumin le nomme « sexage ». C’est l’opération par laquelle la classe entière des femmes est appropriée par les hommes. Silvia Federici a décrit, dans Caliban et la sorcière[4], comment le corps des femmes est devenu propriété des hommes et de l’État – et cela en parallèle avec la colonisation du Nouveau Monde puis l’esclavage et la traite des nègres, qui coïncident avec les grandes chasses aux sorcières en Europe, deux moyens pour le capital en pleine expansion de se procurer du travail gratuit. Comme les Noirs, les femmes sont différentes, n’est-ce pas ? Et c’est parce qu’elles sont femmes, et différentes, qu’elles doivent être soumises aux hommes. C’est naturel. Les rapports sociaux seraient donc établis sur des faits de nature, et non sur l’histoire, les rapports de force, etc. D’ailleurs, les femmes, comme les Noirs, sont des êtres plus proches de la nature, non ? Il est bien connu que le domaine de l’artifice, de la culture, appartient aux hommes, sinon à l’Homme.

Ce qui m’a particulièrement intéressé dans ces textes de Colette Guillaumin, c’est la façon dont elle démonte la mécanique qui produit et reproduit sans cesse ces horreurs, c’est-à-dire le rapport intime qui noue ensemble pratiques et idéologies. La conclusion de l’article « Race et Nature. Système des marques, idée de groupe naturel et rapports sociaux » me semble très claire sur ce point. Elle servira aussi de conclusion à ce qui se veut un modeste hommage à cette belle personne qui « a cherché, inlassablement, à cerner, à théoriser et à déstabiliser les rapports de domination[5]. »

« L’invention de la nature ne peut pas être séparée de la domination et de l’appropriation d’êtres humains. Elle se développe dans ce type précis de relations. Mais l’appropriation qui traite des êtres humains comme des choses et en tire diverses variations idéologiques ne suffit pas en soi à induire l’idée moderne de groupe naturel : après tout Aristote parlait bien de la nature des esclaves, mais ce n’était pas avec la signification que nous donnons aujourd’hui à ce terme. Le terme nature appliqué à un objet quelconque visait sa destination dans l’ordre du monde ; ordre réglé alors théologiquement. Pour que naisse le sens moderne il y faut un autre élément, un facteur interne à l’objet : celui de déterminisme endogène, qu’introduit le développement scientifique, viendra, en se joignant à la “destination”, former cette idée nouvelle, le “groupe naturel”. Car à partir du XVIIIe siècle, sensiblement on cesse de faire appel à Dieu pour expliquer des phénomènes de la matière et on introduit l’analyse des causes mécanique dans l’étude des phénomènes, physiques d’abord, vivants ensuite. L’enjeu d’ailleurs était la conception de l’Homme, et le premier matérialisme sera mécaniste au cours de ce même siècle (cf. L’Homme-machine de La Mettrie, 1748).

« Si ce qui est énoncé sous le terme “naturel” est la pure matérialité des objets impliqués, alors rien de moins naturel que les groupes en question qui, précisément, sont constitués PAR un type précis de relation : la relation de pouvoir, relation qui les constitue en choses (à la fois destinés à et mécaniquement orientés), mais bien qui les constitue puisqu’ils n’existent comme choses que dans ce rapport. Ce sont les rapports sociaux où ils sont engagés (l’esclavage, le mariage, le travail immigré…) qui les fabriquent tels à chaque instant ; en dehors de ces rapports ils n’existent pas, ils ne peuvent même pas être imaginés. Ils ne sont pas des données de la nature, mais bien des données naturalisées des rapports sociaux. »

[1] Danielle Juteau (prof de sociologie de l’université de Montréal), Le Monde, 18 mai 2017.

[2] En 2016, par les éditions iXe : grâce leur soit rendue. Cet ouvrage est disponible à la bibliothèque de l’association Agate, armoise et salamandre, 13 rue des Cordeliers à Forcalquier. Ouverture le lundi de 10 à 13h et le samedi de 16 à 19h.

[3] Éditions l’Harmattan, lisible en ligne ici. On trouve également sur Internet des textes à propos de la première édition de 1992 : un de la revue Multitudes et un autre de la revue Recherches féministes.

[4] Éditions Entremonde/Senonevero, 2017 (nouvelle édition). On peut lire ce que j’en ai écrit ici.

[5] Danielle Juteau, loc. cit.

Les femmes de Gaza coincées entre occupation et contrôle social. Contrôle des naissances, contraception et avortement

Un article de Hélène Servel trouvé sur Orient XXI
Dans la bande de Gaza, sous blocus total depuis exactement dix ans, l’auteure a mené une recherche sur les déterminants socioculturels des grossesses non désirées, de la contraception et des avortements. Dans ce territoire densément peuplé où le taux de fécondité reste élevé et où la vie quotidienne est si difficile, comment sont-ils perçus ? Comment les barrières sociales qui font entrave à leur prise en charge agissent-elles et quel impact cela a-t-il sur les tendances démographiques ?

Avec plus de 1 million 881 000 personnes1 vivant sur un territoire de 365 km², soit plus de 5 000 habitants au km², les enjeux démographiques dans la bande de Gaza sont de taille. Le taux de fécondité s’élève à environ 5,1 enfants par femme en 2010, quand celui de la Cisjordanie « plafonne » à 4,82. Pourtant, la maîtrise de la natalité est peu évoquée comme telle, alors qu’elle représente un enjeu humanitaire considérable dans un contexte de blocus total depuis dix ans.

Historiquement, les questions de natalité et de fécondité ont fait l’objet d’un « investissement politique » par les autorités palestiniennes, notamment dans les périodes d’Intifada où le conflit avec Israël se jouait également au niveau démographique. Aujourd’hui, si cette idée est moins présente, elle reste un facteur. Avoir plus d’enfants permettait de participer, à une certaine échelle, à l’effort pour la libération nationale dans un contexte de guerre ou, en tout cas, de violence continue.

Grossir les rangs des combattants ?

Depuis quelques décennies, avec une communication efficace, les pouvoirs publics palestiniens prônent un modèle de famille plus restreinte, où les parents décident eux-mêmes du nombre et de la fréquence des naissances. La pratique de la contraception est donc promue et relayée par des institutions comme le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA) et l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Mais elle est seulement encouragée dans le cadre du mariage, voire après un ou plusieurs enfants. L’occupation et le blocus total que subit la bande de Gaza restent des variables décisives dans les choix de maternité : si, pendant les périodes d’Intifada notamment, la tendance était plutôt à avoir beaucoup d’enfants pour grossir les rangs des combattants et remplacer les martyrs, aujourd’hui, la situation économique, sociale et humanitaire délétère pousse les couples à vouloir réduire la taille de leur famille, pour des raisons financières, mais aussi pour pouvoir assurer une meilleure qualité d’éducation de leurs enfants.

Le Hamas applique une législation basée sur la loi islamique. En conformité avec les principes religieux et sociétaux qui régissent la vie quotidienne, la contraception est donc acceptée seulement comme un moyen d’espacer les naissances (tanzim al-nasl), et de protéger ainsi la santé de la femme, mais non de limiter les naissances (tahdid al-nasl). Elle est autorisée depuis environ quarante ans, à l’exclusion des méthodes définitives comme la ligature des trompes. En 1993, c’est l’UNRWA qui introduit des services de planning familial, suivi par le ministère de la santé en 1997. Depuis 1994, l’Autorité palestinienne (AP) considère le taux de fertilité comme un objectif national stratégique.

Aujourd’hui, le discours et les pratiques paraissent plutôt correspondre à l’orientation donnée ces dernières années par l’AP sur l’idée d’une famille plus restreinte. La plupart des femmes semblent persuadées des bienfaits et des avantages de la contraception, à la fois pour la santé de la mère et de ses enfants, mais aussi pour son indépendance, l’organisation de sa vie et de celle de sa famille. D’ailleurs, en Palestine, moins de 1 % des femmes qui n’utilisent pas la contraception le font pour des raisons religieuses3.

En revanche, s’il est interdit d’un point de vue social et religieux de souhaiter limiter le nombre de ses enfants, certaines femmes éduquées reconnaissent à demi-mot que la vie dans la bande de Gaza les pousse à n’en vouloir que deux ou trois. Se faisant, elles se sentent mieux à même de pouvoir les nourrir correctement et de leur garantir une éducation de meilleure qualité.

Un inégal accès à l’information et aux contraceptifs

L’accès à la contraception dépend étroitement à la manière dont sont diffusées les informations à ce sujet. Depuis les années 1990, les autorités ont mis en place certains outils comme des brochures, des affiches, des spots télévisés et radiophoniques et des actions de sensibilisation, mais elles communiquent globalement très peu sur ces questions. Malgré tout, en 2000, déjà plus de 90 % des Palestiniennes mariées connaissaient au moins une méthode contraceptive. Elles étaient 99 % en 20104, et le taux d’utilisation des moyens de contraception est relativement élevé. En fait, les informations circulent par des canaux de communication interpersonnelle. Les discussions entre femmes se révèlent beaucoup plus influentes qu’une visite chez le médecin. Ce sont notamment par elles que les jeunes filles peuvent en avoir connaissance, alors même qu’on ne fournit officiellement d’informations qu’aux femmes mariées pour ne pas « encourager » les relations sexuelles hors mariage. Les médecins n’acceptent de leur parler de leur corps qu’à partir du mariage, voire après une ou plusieurs grossesses, et les personnels chargés de la prévention en la matière sont peu formés. Les hommes, quant à eux, semblent très peu impliqués et disent préférer se renseigner par eux-mêmes.

L’accès à l’information dépend aussi du statut administratif de la personne. Effectivement, 72 % des Gazaouis sont des réfugiés et sont donc enregistrés à l’UNRWA, bénéficiant de leurs infrastructures et services gratuits, y compris pour la contraception. Les 28 % restants sont des « citoyens », c’est-à-dire originaires de la région de la bande de Gaza avant 1948, et doivent se tourner vers les institutions de santé publique, de moins bonne qualité et où ils doivent souvent endosser des frais, même minimes.

La présence de ces deux types de population explique le caractère bicéphale du système de santé palestinien et un « traitement différentiel »5, révélateur d’inégalités économiques latentes pour l’accès à la contraception. Selon un rapport de 2012, la totalité des 21 centres que gère l’UNRWA dans la bande de Gaza fournissaient des services de planning familial, alors que sur les 56 centres de santé du ministère de la santé, seulement 16 en proposaient au même moment6. Enfin, l’inégal accès à l’information se lit aussi entre zones urbaines, plus couvertes et zones rurales, plus marginalisées et isolées.

Le taux d’utilisation de la contraception est relativement élevé par rapport à d’autres pays de la région et la plupart des moyens de contraception sont disponibles, accessibles et gratuits. Le coût en reste cependant étroitement lié au statut administratif de la personne : les réfugiés peuvent se fournir gratuitement auprès de l’UNRWA tandis que les citoyens doivent supporter des frais, même s’ils sont minimes.

Si la nécessité absolue d’attester de l’union maritale n’est plus requise de manière systématique depuis les deux dernières décennies, l’accès aux contraceptifs demeure tacitement conditionné au fait que la femme soit mariée. Mais, même si la couverture contraceptive est relativement bonne dans l’ensemble de la bande de Gaza, elle peut être soumise à des pénuries, notamment en période de crise. Récemment, l’UNFPA, seul fournisseur de contraceptifs en Palestine annonçait vouloir réduire ses budgets et c’est précisément les moyens alloués pour la bande de Gaza qui risquent d’être considérablement amoindris à partir du mois de juin 2017. Si ces prévisions de restrictions budgétaires ne sont pour l’instant que partiellement documentées, elles entraîneraient potentiellement des pénuries et fragiliseraient donc d’autant plus le droit à la contraception que cela se fait dans un contexte démographique et humanitaire déjà catastrophique. Cela révèle aussi l’extrême dépendance du système de santé gazaoui à l’aide internationale en termes d’approvisionnement de matériel, de médicaments, d’infrastructures et de soins.

Le prisme religieux

La question de l’avortement est particulièrement sensible dans la bande de Gaza puisque dans les années 1980-1990, le conflit avec Israël se joue aussi dans les berceaux. Une véritable « guerre démographique » est engagée7. L’idée d’une « fécondité de remplacement » pour « compenser la perte des martyrs » est commune et les femmes réfugiées de Gaza seraient encore beaucoup plus nombreuses (46,1 %) qu’en Cisjordanie (26,6 %) à désirer au moins 6 enfants8.

Cette « dimension politique de la fécondité »9 n’est plus d’actualité et au-delà du contexte historico-politique particulier, c’est surtout le prisme religieux qui condamne et interdit formellement l’avortement à Gaza. « Il n’y a aucune raison logique à un avortement ! », rappelle Kefah Al-Rantisi, une représentante du ministère des affaires religieuses. Seuls quelques situations autorisent exceptionnellement cette pratique, quand la vie de la mère ou de l’enfant est en danger avant les 40 ou 120 premiers jours de la grossesse. Si le cadre légal semble en théorie relativement clair, l’appréciation de ces critères est du ressort du mufti consulté et du diagnostic de deux médecins. La décision finale dépend en fait de l’interprétation, de la position sociale et de la réputation de ces différents acteurs. Ce flou des structures sanitaires sur la problématique des grossesses non désirées et des avortements empêche vraisemblablement d’aborder des questions taboues.

Considéré par l’ensemble de la société comme incompatible avec les normes socioculturelles et religieuses, l’avortement est donc en principe perçu négativement par la plupart des femmes. Pourtant, elles sont nombreuses à le pratiquer dans les faits et parfois même à le justifier : pour préserver la santé physique et psychologique de la mère, assurer une meilleure éducation aux enfants, dans le cas de grossesses précoces ou tardives, de relations conjugales houleuses… D’autres facteurs moins évoqués par les femmes rentrent aussi en compte : « Les relations d’inceste ou la pauvreté sont des phénomènes qui influencent la décision d’avortement, mais qui sont moins visibles parce qu’ils se produisent sur le long terme et sont dépendants de relations de domination économique et sociale très ancrées », explique Zeinab Al-Ghunaimi, une avocate gazaouie et directrice du centre de recherche et de consultations légales pour les femmes à Gaza City.

Les données sont donc très difficiles à obtenir et les rares chiffres dont on dispose font état de 5 996 cas d’avortements en 2011 et 6 983 en 201210. Pourtant, de nombreux témoignages racontent des expériences de grossesses non désirées souvent suivies d’avortements : si ce n’est pas toujours possible à cause du fort contrôle social exercé sur les femmes, c’est tout de même le cas le plus fréquent.

Un parcours semé d’obstacles

Les femmes qui souhaitent interrompre leur grossesse doivent se plier aux impératifs sociaux ou lutter contre les différents acteurs qui entravent l’autonomie de leur décision. La plupart des soignants tentent de les dissuader, invoquant des raisons morales et jouant ainsi le rôle de gardiens des normes sociales.

Parallèlement, il existe un maillage de relations interpersonnelles qui constituent des intermédiaires dans la volonté de l’épouse ou du couple. Ainsi, les femmes de l’entourage et la belle-mère jouent un rôle très important, du soutien logistique ou psychologique à la désapprobation morale en passant par la réprimande, elles constituent un accompagnement concret et quotidien. Elles prodiguent notamment des conseils, voire des recettes pour provoquer un avortement : boire des décoctions de cannelle et de gingembre, manger beaucoup de dattes, respirer des substances chimiques, sauter dans les escaliers, mettre une bouteille de gaz sur son ventre, etc.

Si les récits de ce genre sont nombreux, les médecins, eux, ne reconnaissent pas leur existence. Pourtant, malgré la forte réprobation sociale et contrairement à d’autres contextes où les femmes sont souvent soupçonnées d’avoir provoqué elles-mêmes l’avortement, ils ne posent en général aucune question. Ils considèrent qu’il relève de leur responsabilité de soigner une femme qui connaît des complications dans sa grossesse.

Les maris quant à eux souhaitent parfois un nombre plus réduit d’enfants, quitte à encourager, voire à forcer l’interruption d’une grossesse.

Malgré l’interdiction officielle de l’avortement, des médecins privés le pratiquent quand même clandestinement, moyennant un prix conséquent (environ 400 à 500 dollars).Un avortement peut être obtenu si la femme ou le couple a un proche ou une connaissance qui est médecin ou les moyens financiers. « Si tu as de l’argent, si tu as des proches à l’hôpital qui sont médecins, tu peux te faire avorter beaucoup plus facilement dans des hôpitaux. Pour l’avortement aussi, il y a de la wasta (du piston) ! », résume un travailleur social à Gaza City. C’est donc un véritable mode de gestion clientéliste qui se met alors en place. La législation relativement floue en fait un révélateur d’inégalités économiques et sociales.

Dans le contexte humanitaire, politique dramatique de la bande de Gaza, les questions de santé sexuelle et reproductive n’apparaissent pas comme une priorité. Pourtant, la situation démographique accentuée par le blocus imposé par le gouvernement israélien depuis dix ans fait de Gaza une véritable prison surpeuplée à ciel ouvert. Le contexte politique est bien sûr une variable décisive, mais le cadre religieux et social ne favorise pas non plus le traitement de ces questions, considérées comme taboues. Enfin, l’extrême dépendance du système de santé à l’aide internationale rend les Gazaouis encore plus vulnérables, face aux coupes budgétaires envisagées dans les organisations internationales et à la dégradation des conditions de vie. Les tendances démographiques ne vont donc pas vers un ralentissement de la natalité.

Documentaire : Quel a été le rôle des grands médias brésiliens dans l’assassinat d’une adolescente ?

Si on pose la question à n’importe quel Brésilien sur “l’affaire Eloá”, il saura certainement de quoi il s’agit. En octobre 2008, le pays entier a été témoin en direct de la séquestration d’Eloá Cristina, âgée de 15 ans, qui a été gardée en otage pendant une semaine et ensuite assassinée par son ex-copain Lindemberg Alves, qui avait alors 22 ans.

Le 13 octobre 2008, Eloá était avec ses camarades de classe en train de faire un travail scolaire dans son petit appartement, à l’intérieur d’une résidence de Santo André, à proximité de São Paulo, quand Lindemberg est entré chez elle de force muni d’une arme. Le jeune n’acceptait pas que la relation avec Eloá soit terminée. Deux de ses amies furent libérées à ce moment mais Nayara, la meilleure amie de Eloá est restée. Elles ont alerté la police puis les médias sont ensuite venu sur les lieux.

Pendant que la police négociait avec Lindemberg, deux chaînes de télévision transmettaient les faits en direct. Un journaliste a même interviewé Eloá et Lindemberg à travers la même ligne téléphonique qu’utilisait la police pour négocier la libération des otages. Eloá a dû répondre à des questions telles que “Tu l’aimes encore ?”, pendant qu’ils analysaient son profil sur les réseaux sociaux. Dans un des programmes de télévision, un prétendu spécialiste a dit qu’il “espérait que cela se finisse bien”, qu’Eloá et Lindemberg résolvent leurs différends et se marient.

La réalisatrice Livia Perez, habituée à traiter ce genre de sujet, s’est centrée sur l’affairee cas afin de parler des violences machistes | Photo: Alf Ribeiro/Utilizé avec son autorisation

Même si Lindemberg a libéré Nayara le premier jour, la police a demandé à la jeune fille de revenir afin de faciliter la négociation avec l’agresseur.

Cinq jours après, le vendredi après-midi, la police est finalement entrée dans l’appartement. On entendit des coups de feu puis on vit Nayara sortir de l’appartement avec une blessure à la tête. Par contre Eloá était inconsciente, elle avait pris une balle dans la tête. Lindemberg s’est battu avec la police dans les escaliers à l’extérieur du bâtiment, sous les yeux de nombreux journalistes et curieux qui étaient aux alentours.

Tout a été transmis en direct à la télévision sous les yeux de millions de téléspectateurs.

L’image d’Eloá en train de pleurer à la fenêtre pendant qu’elle était retenue en otage par son ravisseur, à peine quelques jours avant sa mort, est devenue un symbole emblématique non seulement de la prise d’otage la plus longue de l’histoire du Brésil mais aussi de la pire gestion de prise d’otage et la plus sensationnaliste de l’histoire.

Huit ans après, la cinéaste brésilienne Livia Perez a décidé de faire une chronique sur ce qui est arrivé à Eloá. Mais elle n’a pas souhaité raconter l’histoire à travers d’interviews des proches d’Eloá, au contraire elle a voulu mettre en avant les reporters et la police, afin d’analyser comment les médias et la société idéalisent les histoires de violence contre les femmes.

Son documentaire sorti en 2016 et qui fut récompensé est intitulé “Qui a tué Eloá ?”. Il a été projeté dans les festivals de cinéma du monde entier, d’Uruguay au Mexique en passant par la France, des écoles de Corée du Sud aux prisons du Brésil. Dans un entretien avec Global Voices, Perez parle de sa motivation pour la réalisation de son projet, de la dure réalité de la vie quotidienne des Brésiliennes (Au Brésil, 13 femmes sont tuées chaque jour), et des sujets récurrents des médias lorsqu’ils traitent des cas de violence envers les femmes et les petites filles.

Le documentaire de 24 minutes est disponible avec des sous-titres en anglais et en espagnol.

Global Voices (GV): Qu’est-ce qui vous a motivé à raconter l’histoire de Eloá ?

Livia Perez (LP): Le type de crime dont a été victime Eloá affecte des milliers de femmes brésiliennes. L’histoire d’Eloá est l’histoire d’un grand nombre de Brésiliennes. Le Brésil occupe le 5ème rang en nombre de femmes assassinées, et malgré cela, la presse ne parle pas des violences faites aux femmes lorsqu’elle couvre ce genre de crimes. D’où ma motivation principale : faire reconnaître le crime contre Eloá comme un féminicide.

GV: Que fut la chose la plus difficile lors de votre travail sur cette histoire ?

LP: Le plus grand défi a été de ne pas reproduire les vices du journalisme traditionnel dans l’esthétique du film, c’est à dire réfléchir à la manière adéquate de raconter ce crime en utilisant les images transmises par les médias traditionnels, tout en les critiquant et en proposant un tout autre point de vue.

GV: Dans le documentaire il n’y a pas d’entretien avec l’amie d’Eloá qui a survécu à la prise d’otage, ni avec la famille, ni même avec l’enquêteur chargé de l’affaire, comme ça se fait normalement dans les documentaires d’affaires criminelles. Pourquoi avez-vous fait ce choix?

LP: Justement parce que même si le film ne traite pas de ce cas particulier même s’il l’utilise comme base. Il est nécessaire de voir le scénario de façon relationnelle et non individualisée. Cela ne m’intéressait pas d’utiliser le même récit que celui lancé par les médias, je ne cherchais pas à scénariser le crime comme un fait unique et isolé. Le choix d’une narration ciblée sur l’attitude des médias m’a permis également de remettre en cause le point de vue de la police et de la société face aux féminicides.

GV: La transmission en direct de son assassinat et le fait que les chaînes de télévision ont minimisé la situation de l’otage paraît complétement surréaliste, mais quelle partie de tout ça faites-vous ressortir ?

LP: A mon avis, il y a eu de nombreuses irrégularités, à commencer par la diffusion en direct de la séquestration, qui au fur et à mesure que les jours passaient, ont donné de la puissance au preneur d’otage. Parmi toutes les absurdités, comme par exemple le journaliste qui a prétendu être un ami de la famille et l’avocat qui espérait que “tout finirait bien, avec un mariage en prime” entre la victime et le ravisseur, je crois que le plus problématique a été le fait que les médias ont réussi à communiquer par téléphone avec le ravisseur, et finirent en médiateurs dans une situation à haut risque pour laquelle ils n’étaient pas qualifiés. La construction d’un narratif romantique autour du crime et la glorification de la personnalité criminelle du ravisseur qu’ont créée les médias pour capter et maintenir l’audience ont également été nocives.

GV: Le documentaire questionne le narratif de “l’homme non conforme” et du “crime passionnel”, très utilisé par le journalisme pour justifier les féminicides. Cela a-t-il changé à ce niveau-là depuis 2008?

LP:  J’aime penser que c’est le cas, que certaines choses ont changé mais je sais que d’autres restent les mêmes. Les réseaux sociaux et les sources d’informations alternatives sont maintenant très viables grâce à internet et invitent de plus en plus les gens à se poser des questions sur les médias traditionnels, et par conséquent la manière d’informer des crimes sexistes (féminicides, viols, abus sexuels, harcèlement…).

Au moins trois médias ont réussi à interviewer le ravisseur pendant la prise d’otages, en utilisant la même ligne téléphonique que celle que la police utilisait pour négocier avec le ravisseur. Capture d’écran de ‘Qui a tué Eloá ?’

GV: Une enquête récente a révélé que 57% des Brésiliens sont d’accord avec la phrase “un bon délinquant est un délinquant mort”. Néanmoins quand il s’agit de féminicides, beaucoup de gens ont l’air de montrer plus d’empathie envers l’assassin qu’avec la victime. Pourquoi, à votre avis ?

LP: Je suis totalement contre l’idée “qu’un bon délinquant est un délinquant mort” et je refuse que la société se fasse justice elle-même, de même que le populisme pénal. Ce qui se passe avec ces crimes, c’est qu’ils sont racontés de manière machiste, sexiste, c’est à dire que les auteurs de ces féminicides sont décrits comme des personnes dignes de pitié pendant que les véritables victimes sont ignorées, culpabilisées et vilipendées, ce qui génère un renversement des valeurs extrêmement nocif, et le pire c’est que ce renversement de valeurs est souvent promu par des entreprises et des groupes d’entreprises publiques, comme c’est le cas avec les chaînes de télévisions ouvertes. C’est ce qui s’est passé pendant la prise d’otage et l’assassinat d’Eloá, celui d’Eliza Samudio, ou encore lors de la couverture médiatique du viol d’une adolescente par un gang d’une favela de Rio de Janeiro…

GV: Depuis 2015, le féminicide est un terme légal dans le code pénal du Brésil. Par conséquent, c’est un délit dans notre législation, mais malgré cela le Brésil est toujours le cinquième pays pour le nombre de femmes assassinées. D’où vient le problème d’après vous ?

LP: Je pense qu’il manque un effort collectif afin de combattre l’important taux de féminicides. A mon avis cela devrait commencer par une réforme dans les grands médias du pays et par l’application de l’article 8, paragraphe III, de la Loi Maria da Penha, qui prévoit la responsabilité des médias de communication dans l’éradication de la violence domestique et familiale.

GV: Durant l’année dernière, l’Amérique Latine (une des régions au plus fort taux de féminicides de la planète) s’est mobilisée pour protester contre la violence machiste avec des campagnes telles que #PasUneDePlus. De quelle manière le percevez-vous ?

LP: Ces manifestations sont fondamentales et donnent de l’espoir pour une Amérique Latine qui reste majoritairement machiste. Maintenant je crois que nous devons intégrer le féminisme dans les débats politiques et que nous devons encore lutter fortement pour conquérir une représentativité.