Voici un article publié par Céline Laurens dans la revue en ligne Syntone, à propos de l’émission Sorcière, sorcière dont Corps et politique avait déjà parlé ici.
Réalisé par Élisa Monteil et Raphaël Mouterde pour l’album sonore accompagnant « Marabout », le premier numéro de la revue Jef Klak, Sorcière, sorcières est un double récit à la première personne. Première face du récit : l’héroïne, interprétée par Élisa Monteil, énonce une lettre d’apostasie s’adressant tour à tour au Christ, aux inquisiteurs du XIVe siècle, aux médecins du XIXe, enfin aux autorités religieuses contemporaines. Nous comprenons peu à peu les motivations de la demande solennelle de la jeune femme à être retirée des registres de l’église catholique. Puis, deuxième face du récit, elle découvre des archives de la chasse aux sorcières s’échappant par bribes de vieux magnétos à bande, manuscrits et poste de radio.
Bois grinçants, gonds et pênes de poignées rouillés, plancher crissant… : des éléments kaléidoscopiques récurrents permettent de situer l’action dans un espace imaginaire – un grenier ? – tout au long de ce récit éclaté. Car à partir des deux trames (l’adresse de la lettre et les éléments d’archives), des fenêtres s’ouvrent vers d’autres mondes : souvenirs en flash back, situation documentaire, paysages naturalistes virant au surréalisme. Les prises de sons, qu’il s’agisse de paysage ou de mise en scène, offrent des images cinématographiques. Elles donnent une sensation de réalisme que le bruitage ne parviendrait pas à restituer. « Toutes les prises de son des saynètes sont réalisées en condition de tournage cinéma in situ », nous confie Raphaël Mouterde. Quand aux trames musicales, qu’elles soient électroacoustiques, glam rock, ou qu’elles suivent l’allure régulière de beats électro, elles épousent chaque situation et donnent du souffle au récit. Le travail sur l’intensité, l’intonation et la tessiture des voix donne le relief et la profondeur de champ nécessaires. Les jeux de superposition, distorsion, réverbération et panoramique des voix amplifient l’ouverture de l’espace sonore.
À la fois essai historique et Hörspiel, Sorcière, Sorcières ne se contente pas d’être un étendard. C’est l’histoire singulière d’un personnage fictionnel (autofictionnel ?) véritablement incarné : la jeune femme se souvient, sent, ressent, s’insurge. Elle se raconte dans son rapport intime à la religion. L’eau, le cri, le prêtre, ces trois éléments souvenirs de son baptême sont transposés quatorze ans plus tard dans la deuxième saynète de la pièce. La jeune femme, plongée dans sa baignoire, ne crie plus de peur mais suffoque de plaisir. L’image du prêtre est devenue support fantasmatique. Enfant soumise à l’autorité religieuse, maintenant adolescente, elle commet l’acte répréhensible en s’adonnant au plaisir de la chair.
Rituel d’inversion sociale : en se réappropriant son corps par un geste interdit, elle répare toute une lignée de femmes, torturées et mortes avant elle.
En plein cœur de la pièce à douze minutes, est scandée une longue énumération de femmes brûlées, décapitées, torturés, écartelées (ayant toutes réellement existé) qui évolue vers un slam électrique où les effets de saturation distordent la voix de la narratrice. Immédiatement, nous retrouvons pourtant sa voix dans un tout autre contexte. Une vieille amie paysanne de la famille enseigne à la narratrice une formule, la guide dans les gestes à faire : « toujours avec la main gauche, la main du cœur. » La scène se détache des registres jusque-là mis en place : je sens que je n’ai pas affaire à des actrices. Documentaire ? Fiction ? Autofiction ? Je suis troublée : je ne sais plus si Élisa Monteil joue le rôle du personnage ou si elle glisse des éléments autobiographiques. Interrogée, elle nous confie : « Ce qu’il y a d’enthousiasmant dans ces nouvelles formes de narration sonore, c’est justement la recherche de l’équilibre entre l’expression d’un fragment personnel et la fiction. La responsabilité de l’auteur⋅e est au premier plan. Il ou elle ne se cache pas derrière une personne interviewée. » En tant que femme, l’auteure est concernée dans son identité. Elle s’engage intimement dans le récit. En m’identifiant à elle, je m’identifie dans le même mouvement à toutes les insoumises.
En conclusion de Sorcière, sorcières, un nouveau processus d’accumulation slamé est repris. Il s’agit d’un extrait d’un film de Camille Ducellier, Sorcières, mes sœurs. Les noms des victimes passées résonnent alors par cet effet de symétrie avec ceux de leurs héritières contemporaines « des ouvrières en colères, des vierges rouges, des folles à lier, des avorteuses, des bikeuses, des camionneuses, des poilues, (…) toutes des sorcières ». La chasse reste ouverte. L’ennemi intérieur est toujours combattu par le rouleau compresseur d’une modernité normative. L’intuition, indomptable, prend de nouveaux visages. Qui étaient les sorcières, qui sont les sorcières ? De terribles femmes maléfiques ? Des résistantes ouvrant des espaces pour que l’air soit respirable ?
Je suis tenue en haleine durant toute la pièce grâce à la richesse et la diversité des matériaux qu’elle réunit. Le montage permet de glisser d’un plan à l’autre, d’une émotion vive à un moment sensuel, poétique, ou ludique avec les ritournelles des enfants. Cet essai-fiction, tant par ses prises de risques narratifs que par son propos, donne à penser les processus de stigmatisation à travers le temps. Avec force, il invite à plus d’autonomie face aux institutions des pouvoirs dominants.
Céline Laurens