Publié le 22 May 2017 par Charlotte Hervot
Les gendarmes de permanence foncent chez le couple. Au 4, allée des Camélias, dans une commune à l’est de Rennes, ils tombent sur le corps sans vie de Yolande, 77 ans. L’épouse de Jean depuis 56 ans et la mère de ses trois filles. Rozenn, Laurence et Claudine (prénoms d’emprunt). Yolande est étendue pieds nus, sur le dos, à même le carrelage, dans l’embrasure de la porte qui sépare l’atelier du garage. A un mètre d’elle, un établi dégueule tout un tas d’outils. Toujours près d’elle, juste à côté de la glacière et des cartons d’électroménager, une masse, un merlin et une hache ensanglantés.
Jean est placé en garde à vue. Un peu plus de deux ans et demi après, lundi 3 avril 2017, l’adjudant Martin retrace l’audition devant la cour d’assises d’Ille-et-Vilaine, à Rennes. Cette nuit-là, Jean lui a raconté sa journée comme si de rien n’était. Lever à 7 h, « comme d’habitude ». Petit déjeuner, journal et direction Leclerc pour une virée. A son retour des courses, Yolande est levée. Après le repas, elle rend visite à Rozenn, qui comme ses sœurs, habite tout près. Jean en profite pour tondre sa pelouse. Quand sa femme revient, il lui propose une marche.
La promenade devrait lui permettre de se renseigner : est-ce que sa fille a dit des méchancetés à son sujet ? Jean en est persuadé. Mais Yolande se refuse à parler. Plus tard, lors d’une dispute, Yolande l’aurait insulté. Pour Jean, le mal est fait. Il s’occupe « du manger », dîne seul, puis apporte à son épouse une part du gâteau qu’elle a préparé. Elle se repose, assise sur le bord de son lit, qu’ils ne partagent plus depuis 2008. Ce n’est pas sa chambre, mais Jean remet la place exacte de chaque objet. A gauche de la porte d’entrée, la commode. Dessus, des napperons en dentelle, des poupées en porcelaine et les lunettes de protection de Yolande. Et « normalement, la valise est sur une chaise près du lit, côté porte. Je l’ai toujours vue là. »
« La seule fête importante pour lui, c’est la Saint-Jean »
Mais là, elle n’y est pas. Pas plus que le sac à main de Yolande. Le pensouillard de Jean se met à turbiner. Et si sa femme voulait le quitter ? Pour tout comprendre, « il faut remonter avant », somme Jean. « 2014, mois de juillet sans soleil », écrira-t-il en détention. Le 2 juillet, Jean se rend à un anniversaire en famille. Il y reste jusqu’à ce que ça lui casse les pieds et s’éclipse sans mot dire. Tout le monde est habitué. « Pour lui les anniversaires, c’est des foutaises ; les fêtes de famille, c’est des foutaises… La seule fête importante pour lui, c’est la Saint-Jean », dépeint Laurence, « la numéro 2 » comme son père l’appelle.
Le lendemain, Laurence, sa deuxième fille donc, vient le lui reprocher. Jean n’est pas du genre à s’en laisser compter : « Je n’admets pas que mes enfants me fassent la morale. » Insultes, cris, coups. Entre temps, les deux sœurs, Rozenn et Claudine, ont débarqué. Elles se débattent avec leur père, convaincu que « le clan » est venu le faire enfermer. Rozenn appelle le Samu pour l’embarquer. Jean se résigne. « La seule façon de me libérer de ces femmes, c’était de partir à l’hôpital. »
Il rejoint alors les urgences, tandis que ses filles vont extirper leur mère du foyer : un pavillon au charme suranné, sorti de terre en avril 72, entouré d’un jardin coquet, que Yolande se plaisait à entretenir malgré sa quasi cécité. Quand la famille s’installe, la carrière militaire de Jean est presque terminée. Avant de s’engager dans l’armée, Jean a toujours travaillé. « J’ai jamais été au chômage un seul jour », commente-t-il avec fierté.
Tout juste majeur, lors d’une permission le 13 septembre 1953, il rencontre Yolande grâce à sa sœur, Odette (prénom d’emprunt). « C’était une copine à elle, marmonne Jean, entre deux râles bronchiques. Ma femme, je l’aime toujours, je pense toujours à elle. Toujours, toujours… » Un mois plus tard, il débarque en Algérie et son premier contrat se finit. Il le reconduit sans hésiter alors que la guerre vient d’éclater. Il intègre un commando de parachutistes, des gars « faits pour barouder, aller sur le terrain ».
« Si ma vie était à refaire, je resterais dans l’armée »
Jean ne s’étend pas sur ces années. Secret défense. « Je ne vous dirai rien sur ce que j’ai fait ou je n’ai pas fait », peste l’ancien para, dont le père, Pierre, est mort déporté pendant la Seconde Guerre mondiale. Il rentre en France en 58, l’année de son mariage avec Yolande, « la seule femme » de sa vie. En 1974, après 20 ans dans les rangs, des états de service impeccables et un paquet de décorations – « toutes refusées » – l’adjudant veut raccrocher. « J’étais très très bien. Et si j’avais un regret, c’est de ne pas avoir continué. » Le président de la cour d’assises, Frédéric Digne, reste interdit : « Alors pourquoi vous partez ?
– Pourquoi j’ai quitté l’armée ? braille l’accusé, poing sur la hanche. Parce qu’on ne pouvait plus avoir l’autorité sur les jeunes appelés. Si ma vie était à refaire, je resterais dans l’armée. »
Sa reconversion dans le civil passe par la Banque de Bretagne. Le service entretien d’abord, avant d’être affecté à la mise sous pli. « C’était un autre travail », abrège Jean, signalant d’un revers de main qu’il n’y a pas lieu de s’y attarder. Il tombe malade en 1991, mais tient absolument à continuer. Au lieu de quoi, Jean est placé en invalidité. « Ils m’ont mis en retraite… La sécurité sociale… Tout ça, c’est de la magouille ! »
A la maison, Yolande, couturière, s’occupe de tout. Du lien entre son mari et ses trois filles surtout. Elle raccommode les propos mal taillés, rabiboche en cas d’anicroche et reprise pour faire aller. Elle met aussi des petits sous de côté. « Elle faisait en sorte qu’on s’entende bien. Quand il était pas là, c’était maman. Et quand il était là, il était là quoi… Fallait pas faire de bruit, raconte Laurence, qui a tout fait pour « ressembler à la tapisserie » étant gamine. Jusqu’à mes 12 ans, je le voyais pas. Je suis partie à 19 ans. Monsieur m’ignorait totalement. »
« Comme j’étais une fille, il a refusé de me voir pendant trois jours »
Les relations de Jean avec ses deux autres filles ne sont guère meilleures. Claudine, la plus jeune, chancelle jusqu’à la barre, s’y accroche et entame son récit entrecoupé de sanglots et de cris : « Quand je suis née, comme j’étais une fille, il a refusé de me voir pendant trois jours. » A sa droite, dans le box, Jean pouffe de rire en lissant sa barbiche. « Mon père, il se nourrit de faire du mal. Quand il fait du mal, il est bien, poursuit-elle. Il en a toujours après quelqu’un : les étrangers, les jeunes et les femmes, ça on a compris… »
Rozenn, l’aînée qui a essuyé les raclées, prend le relais : « Pour lui les filles, ça devait pas faire d’études, ça devait rien dire. Mais moi je disais, ça l’embêtait beaucoup. On s’est battu, tremble-t-elle. J’ai pas eu le droit de sortir avant mes 18 ans et à 18 ans, il m’a virée. On ne s’est pas parlé pendant quatre ans. Si je venais le voir, c’est parce que maman me le demandait. C’est elle qui nous aidait à calmer le jeu. »
Au quotidien, Jean, qui a « toujours été dur, très très dur », selon sa sœur Odette, n’épargne pas Yolande. Les anecdotes malheureuses se sont succédé pendant les deux jours de procès. « Il la traitait souvent de « fille de divorcée » », accuse Laurence, « la meneuse » pour son père. « Elle avait pas le droit de cueillir du persil, elle cueillait mal », hurle de douleur Claudine, la benjamine, dernier témoin de la première journée. Elle poursuit, tout essoufflée : « Quand elle allait chez le coiffeur, il lui disait qu’elle était moche. Je peux vous dire plein de choses, il n’arrêtait pas. »
« Elle avait pas le droit »
Le lendemain matin, c’est au tour d’Odette de déposer. Elle y va calmement, après que son frère, trop agité, a été expulsé, en vociférant jusque derrière les lourdes portes dorées. « Elle avait le droit de rien, elle n’était qu’une feignante. » Silence. « A la fin, elle n’avait plus le droit de faire ses courses, sa cuisine. Elle avait pas le droit de sortir de table avant qu’il sorte. » Silence. « Elle avait très mal aux pieds. Je lui avais dit d’aller voir la pédicure, mais mon frère ne voulait pas. » Silence. « Elle a vécu un calvaire ma belle-soeur ; un calvaire elle a vécu. Oui, on peut dire un calvaire. » Long long silence.
Yolande n’avait pas non plus le droit de recevoir. A l’heure du thé, « il fallait ranger vite fait les tasses pour pas que monsieur se rende compte, se rappelle une voisine. Alors la plupart du temps, on allait chez moi, c’était plus pratique. » Pas le droit non plus d’utiliser l’eau comme elle voulait. Pas le droit de se doucher comme bon lui semblait. Pas de le droit de tirer la chasse, surtout pas la nuit. « Elle a été obligée de mettre un seau dans sa chambre, rage Laurence. C’est même pas des économies, c’est juste pour l’emmerder. »
Une fois, Yolande a eu le droit. Ou plutôt le permis. « Alors le permis de conduire, c’est encore autre chose… se remémore Laurence, sur un ton blasé. Monsieur avait un cancer du rein, donc il a dit à maman de passer son permis pour l’emmener là où il voulait. Elle avait 42 ans… Elle l’a eu du premier coup. Une fois revenu de l’hôpital, il a récupéré très vite. Il l’a emmenée conduire dans les remparts de Saint-Malo. Elle a paniqué. C’était terminé. »
« Je lui ai fait un certificat pour prouver à son mari qu’elle ne voyait pas »
Bien des années après, Yolande a commencé à perdre la vue à cause d’une dégénérescence maculaire liée à l’âge. Du chiqué pour Jean. « Elle est allée demander un certificat médical pour ses yeux parce qu’il disait que c’était du pipeau », témoigne Laurence, aide-soignante à la retraite. Le médecin, entendu comme témoin, abonde : « Je lui ai fait un certificat pour prouver à son mari qu’elle ne voyait pas. Elle avait 1/20e sur un oeil et qu’une vision de la luminosité de l’autre. » Yolande rencontrait sa généraliste tous les quatre mois, pour renouveler son traitement antidépresseur et ses anxiolytiques, « ce qui lui permettait de caler l’humeur pour supporter ».
Les derniers mois, la toubib la sent plus anxieuse. « Son mari lui faisait la vie dure. Il fallait qu’elle demande tout, même pour me signer un chèque. Il fallait justifier. Je suis même allée jusqu’à demander une carte d’invalidité pour elle. Un jour, elle est venue en catastrophe. Je l’ai prise entre deux patients, elle n’en pouvait vraiment plus. Elle avait dû laver la cuisine sur un escabeau en ne voyant rien. Elle était complètement sous l’emprise de son mari. Puis ses trois filles m’ont interpellée, je leur ai expliqué comment provoquer une hospitalisation d’office et je leur ai recommandé de la prendre auprès d’elles. Ce qu’elles ont fait. »
Retour en juillet 2014, un mois avant le drame. Jean est aux urgences. Rozenn, Laurence et Claudine décident de faire hospitaliser leur mère sous X au centre hospitalier spécialisé Guillaume-Régnier, à Rennes. « On voulait juste enlever maman de son emprise », explique Rozenn. Elles entament tout un tas de démarches : signalement à la gendarmerie du coin, recherche d’appartement et renseignements sur la séparation de corps. Pas de divorce. « Maman refusait d’en entendre parler. Il lui a toujours fait croire que si elle partait d’elle-même, ce serait un divorce pour faute et qu’elle n’aurait rien. »
La séparation de corps permet aux époux de rester mariés, mais de ne plus vivre ensemble.
Alors les trois filles s’arrangent pour que leur mère ait quelque chose : la moitié de l’argent sur les comptes ouverts au nom de Jean. Près de 166 000 euros. 83 000 euros pour madame, 83 000 pour monsieur. « Mais il a fallu trois jours pour ouvrir son compte. Elle avait 77 ans. Elle savait même pas qu’elle avait droit à ça, s’écrie Laurence. Elle ne s’est pas servi une seule fois de sa carte. Cet argent-là a servi à l’enterrer. »
« Vous voulez les faits ? On va y arriver aux faits… »
« On lui avait prouvé qu’elle pouvait vivre seule, bien, avec nous en couverture, à l’abri de monsieur », pense Rozenn. Pendant ce temps-là, Jean contre-attaque et raconte à qui veut l’entendre que « sa femme est chez les fous ». « Il ne parle jamais à ses voisins et là il est passé partout dire qu’elle était en dépression et qu’on la cachait », continue Laurence. Comment a-t-il repéré Yolande, internée sous X ? « C’est facile de trouver quelqu’un dans les hôpitaux. J’ai fait le tour. Quand j’ai appelé à Régnier, on m’a dit « Attendez, je vais voir ». Là, j’ai compris qu’elle était à Régnier. »
Yolande y reste jusqu’au 19 juillet, avant de partir se refaire une santé chez sa fille Laurence. « C’est le clan des trois filles qui a monté ça… Le clan des trois filles et de la mère avec ! maugrée Jean. Pendant tout le mois de juillet, j’ai eu aucun contact avec ma femme. Je pensais qu’elle était toujours à Régnier. J’ai reçu un courrier de mon épouse, où elle disait qu’elle allait retirer la moitié de l’argent des comptes et qu’il fallait que je m’excuse auprès de mes filles. Je me suis excusé pour ma femme. »
Le président demande à Jean d’accélérer son récit. Lui reprend à son rythme. « Je vous demande d’aller plus vite, s’impatiente Frédéric Digne, lassé par les coups de sang réguliers de l’accusé.
– Mais moi je suis rendu au 15 juillet, rétorque Jean, le doigt pointé vers la cour. Vous voulez les faits ? On va y arriver aux faits… »
Le 4 août, Yolande fait savoir qu’elle est prête à revenir, « pour une forme d’essai », selon Jean. « Pourquoi elle revient ? l’interroge le président.
– Elle est venue pour préparer son départ, moi je savais pas. Je pensais que c’était pour reprendre la vie commune. »
Le président avait posé la même question la veille à Rozenn : « Qu’est-ce qui fait qu’elle est rentrée ?
– Pff, ça j’ai pas compris… »
« Un joli cadeau d’anniversaire »
Yolande rentre le 7 août. Elle meurt dans la soirée du 9. « Un joli cadeau d’anniversaire » pour Rozenn, née le 10 août, avait précisé Jean lors de sa garde à vue. Ce soir-là, manque la valise, la foutue valise que Jean a toujours vue « sur une chaise près du lit, côté porte ». Puis le sac, le foutu sac à main. Jean se met en quête de le retrouver. Il descend l’escalier tapissé de lambris, Yolande sur ses pas. « Elle me bouscule et me tape dans le dos, raconte Jean. J’arrive dans le garage, près de l’armoire, à côté du frigidaire de remplacement, que j’ouvre et là, je vois le sac. »
On ne saura jamais ce qu’il s’est passé ensuite. Est-ce que cela s’est déroulé comme Jean l’a décrit à l’adjudant Martin en garde à vue la nuit des faits ? Yolande aurait continué à le bousculer, lui aurait répondu par un coup de poing. Elle serait tombée et aurait jubilé : « Ça y est, il l’a fait. Enfin on va pouvoir. » Jean l’aurait alors enjambée et saisi le merlin à côté, avant d’asséner à son épouse un coup au milieu du front « en tenant le manche à deux mains ».
Après quoi, il serait remonté dans la salle de bain laver ses vêtements et préparer son sac de prisonnier. « En descendant, il aurait entendu Yolande gémir. Il l’aurait réenjambée, pris la hache, donné « un coup à droite, un coup à gauche » au niveau du cou. » L’adjudant Martin marque un temps d’arrêt avant de livrer les dernières paroles de Jean lors de sa première audition : « J’ai donné le coup de poing pour me défendre, j’ai pris le merlin pour la tuer et la hache pour la finir. »
« Mais elle était vivante ! »
Ou est-ce qu’il faut tenir compte du deuxième scénario que Jean a livré ensuite au juge instructeur, aux experts et lors de la reconstitution ? Dans cette version « plus altruiste », Yolande aurait vacillé après le coup de poing et se serait cogné le crâne contre l’angle de la porte du garage. Jean aurait laissé son épouse par terre et serait monté à l’étage regarder la télé.
« Je me suis dit : « Elle fait sa folle encore » », bougonne Jean. Quand il redescend, Yolande est « toujours allongée, ses yeux étaient révulsés, ses jambes tremblaient et là je lui ai donné un coup de masse sur le front, c’est vrai. J’ai préparé mes affaires, mon épouse était au sol avec une belle tache de sang. J’ai trempé la lame de la hache dans le sang et je l’ai remise parmi les outils. Avant de me rendre à la caserne, je lui ai donné un coup de cutter du côté gauche, un du côté droit. J’étais sûr qu’au moins elle ne resterait pas infirme. Madame et moi on en avait parlé, celui qui restera le plus vivant donnera la mort à l’autre. »
Le président Digne s’étonne : « Mais pourquoi vous ne l’avez pas sauvée plutôt que de l’achever ?
– Pour moi, elle était en état létal, affirme Jean.
– C’est quoi un état létal monsieur ? questionne le président.
– Les yeux révulsés, les jambes qui tremblaient… décrit Jean.
– Mais elle était vivante ! s’emporte le juge.
– Pour moi non, ajoute Jean, miné. Mais vous pouvez pas comprendre…
– On va essayer quand même, dit le président.
– Elle m’a dit qu’elle était foutue », termine Jean.
« J’ai menti aux flics d’accord, mais je mens pas ici »
Après l’autopsie, le médecin légiste a dénombré « deux zones de lésion » sur le corps de Yolande. D’abord la tête. Pour l’expert, ces lésions traumatiques indiquent une « possible chute arrière », mais ne sont pas à l’origine du décès. Puis le cou. L’expert dénote cinq plaies cervicales, dont « quatre profondes ». Pour lui, ces « plaies cervicales sont à l’origine du décès et compatibles avec l’utilisation d’une hache comme rapporté par les enquêteurs ». En revanche, il constate que « les quatre plaies profondes et délabrantes ne sont pas compatibles avec l’utilisation d’un cutter ».
Mais Jean n’en démord pas, il n’a pas utilisé de hache. « J’ai trempé la hache dans son sang pour tromper les gendarmes. J’ai menti aux flics d’accord, mais je mens pas ici. » En parlant du légiste : « Je lui ai expliqué que son analyse n’était pas bonne. J’ai coupé la jugulaire une fois à droite, une fois à gauche. Et c’est le résultat des coups de cutter, ça c’est certain ouais.
– Et après le premier coup, vous ne vous êtes pas dit « ça suffit » ? interroge Me Glon, avocate des parties civiles.
– Nan, je me suis rien dit, s’agace l’octogénaire. La preuve, c’est que je suis allé jusqu’au bout. »
« Négatif monsieur »
Christian Dreux, l’avocat général, veut que Jean admette l’évidence. Il commence : « Vous avez été militaire, vous en êtes fier ? tâtonne le magistrat, penché au-dessus de son bureau.
– Oui, monsieur, très fier, j’en suis très fier.
– Chez les militaires, il y a un code d’honneur. Ne croyez-vous pas qu’en refusant de dire la vérité, vous violez le code d’honneur ?
– Négatif, monsieur. »
La psychiatre cosaisie dans le dossier doute aussi du « scénario cutter ». Elle raconte l’entretien qu’elle a eu avec Jean en octobre 2015, à la maison d’arrêt de Vezin-le-Coquet. A l’époque, le retraité est « désireux de se raconter. Il a été rigoureux tout du long, sauf sur l’épisode de la hache trempée dans le sang, note l’experte. Il a aussi fait référence à son vécu en Algérie. Cette guerre l’a vraisemblablement marqué. Il a vu des femmes violées, tuées, des bébés cloués sur les fenêtres… Ce sont des images de violences qu’il a certainement gardées en lui. »
« Pas de place au doute et à la contradiction chez lui »
Pour l’experte, Jean ne souffre ni de stress post-traumatique, ni de troubles de l’humeur, ni de pathologie mentale. Mais « il est très clair que nous sommes face à une personnalité de paranoïaque. On retrouve l’ensemble des critères : absence de malléabilité de sa pensée ; rigidité du fonctionnement mental ; évolue dans un climat de méfiance ; suite à ses propres convictions, il impose ses idées à l’autre ; tendance à la surestime de soi… Il n’y a pas de place au doute et à la contradiction chez lui. » Elle insiste, « c’est bien un trait de caractère et non un trouble mental. Les traits de personnalité ne prennent pas le dessus sur le libre arbitre. »
« Et monsieur peut évoluer ? » sonde le président. La psychiatre met quelques secondes avant de se lancer : « Il a 81 ans aujourd’hui, il a passé 81 ans comme ça. Le pronostic évolutif est péjoratif. » Représente-t-il un risque pour la société ? « La dangerosité criminologique est nuancée par le caractère passionnel de l’infraction. Mais il n’y a aucun investissement positif et aucune remise en question. Il donne une explication rationnelle à l’acte meurtrier, mais il n’en assume pas la responsabilité. Le potentiel de dangerosité pourrait être envers l’entourage familial. »
« Si ta mère est au cimetière et moi en prison, c’est la faute de votre trio »
« S’il vous plaît, ne le faites pas sortir », implore Claudine, face aux jurés. En octobre 2015, sa sœur Laurence avait reçu une lettre de son père : « Si ta mère est au cimetière et moi en prison, c’est la faute de votre trio. » « Je suis extrêmement frappée par la terreur que cet homme-là continue à imposer depuis sa prison », s’inquiète Me Glon, l’avocate des trois filles. Incarcéré depuis le 11 août 2014, Jean ne reçoit aucune visite à la maison d’arrêt de Vezin, où il se sent « comme un coq en pâte. Je vois les gens qui ont des visites, ils reviennent en pleurs. Moi je veux voir personne. » Le retraité s’occupe avec « des mots croisés, des sudokus, tous les mots possibles… J’ai demandé à avoir des activités de ceci et de cela, mais tant que vous êtes prévenu, on ne s’occupe pas de vous. »
Avant la plaidoirie des parties civiles, le président Digne avise l’accusé, parangon de l’irascibilité. « Ce que vous allez entendre ne va pas vous plaire. Mais je vous préviens, il est strictement interdit d’intervenir, sinon vous sortez. » Jean acquiesce. Depuis le début du procès, Me Glon encaisse. Elle a toujours eu l’élégance de répondre aux provocations de Jean par un sourire. Il n’en est plus question. « Ici l’homme et l’acte sont exceptionnels. J’ai coutume de dire que ce ne sont pas les hommes qui sont monstrueux, ce sont les actes qu’ils commettent. Et c’est à l’aune de la personne de l’accusé qu’il faut juger, convient la pénaliste. C’est un homme méchant. Si indifférent à tout ce qui n’est pas lui-même, si menteur, si prompt à désigner les vrais coupables… Il ne faut pas être n’importe qui pour lever et descendre une masse sur la personne avec qui l’on est depuis 56 ans. »
Pour Me Glon, Jean a « décidé d’achever sa femme et tout cela a été minutieusement préparé ». Elle, comme ses clientes, ne cesse de s’interroger : « Comment de telles choses peuvent encore se passer ? Qu’est-ce qu’on aurait pu faire pour que ça n’arrive pas ? A-t-on été à la hauteur ? » L’avocate rappelle qu’en France, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint. « On a fait des progrès considérables en matière de violences conjugales. Mais cela reste un sujet tabou. Et devant de tels drames, la société reste impuissante. »
Me Glon avance une explication au retour de Yolande à la maison. « Pour cette génération, conserver la cellule familiale est une nécessité. » Quitte à aller contre l’avis de ses trois filles, qui l’ont poussée à s’émanciper. Et l’avocate de citer la psychologue Marie Andersen : « Quand la personne affaiblie tente de sortir de l’emprise, dans un premier temps, cela peut se passer apparemment bien et dans un deuxième temps, la note lui sera envoyée, toujours. »
« Vous n’existez déjà plus »
Au moment du réquisitoire, cela fait des heures et des heures que Christian Dreux, l’avocat général, est resté silencieux, à fixer Jean et à emmagasiner ses saillies. « Deux jours dans un huis clos tout à fait irrespirable, suffocant, nous rendant mal à l’aise, débute-t-il. Et pourtant, ce huis clos n’a pas duré deux jours pour la victime, mais il a duré 56 ans. »
Le magistrat titille l’accusé, « le maître du monde… son monde étant résumé à sa section dans l’armée, son bureau au travail et sa famille ». Il bascule d’avant en arrière, comme pour donner à ses mots la force de traverser le prétoire pour heurter Jean. « Comment ? Un subalterne conteste et veut quitter le domicile familial ? Mais c’est un putsch ! » envoie-t-il, sarcastique. Jean enrage, serre son poing en direction du magistrat, que rien ne fait dévier. « Vous avez perdu le combat, conclut Christian Dreux, après avoir requis 18 ans de réclusion criminelle. Ouvrez les yeux, écoutez… Lorsque les dernières lumières de cette salle s’éteindront, que nous autres nous rentrerons après ces deux jours de parenthèses, ouvrez les yeux, écoutez la porte de la prison se fermer, vous n’existez déjà plus. »
Me Jean-Marie Alexandre, pour la défense, en a assez entendu. « On ne peut pas imaginer qu’il ne se soit jamais rien passé d’autre que ce qui a été décrit dans les derniers mois de leur vie. Il y a forcément eu des moments d’affection, de partage. Considérer que de 1958 à 2014, il a eu ce comportement comme il a eu ces deux derniers jours, c’est totalement stupide, estime l’avocat de Jean. J’aurais aimé qu’il se comporte normalement, qu’il exprime des regrets, qu’il montre de l’affection pour ses enfants… il en est incapable. Mais ce n’est pas parce qu’il n’exprime pas de regrets qu’il n’en a pas. »
Notamment le soir du drame : « Tout un chacun aurait appelé les secours. Et là c’est un moment que mon client ne s’explique pas lui-même. Il n’a rien préparé. Après la chute, il a vu son épouse avec des symptômes inquiétants. Et là, le souvenir de conversations que l’on a à un certain âge sur la mort, la vieillesse, la maladie, remonte. Il se rappelle ce serment et tranche l’artère jugulaire droite et gauche de son épouse avant de se rendre. » Pour Me Alexandre, les jurés ne doivent pas oublier d’où Jean vient. « Sa vie de souffrances, de combats, sa vie faite d’extrême violence. La guerre, ça marque un homme, ça marque une vie. C’est la France qui l’a envoyé en Algérie, il a risqué sa vie pour vous. »
L’avocat s’accorde avec Me Glon pour souligner que Jean vient d’une autre époque. « Pour cette génération, élever des enfants c’était donner un toit et à manger. Il ne faut pas attendre de lui autre chose que d’avoir donné la vie. Et c’est pas interdit d’espérer avoir un garçon. Il a toujours été fidèle à sa femme et on ne peut pas lui reprocher d’avoir été là au quotidien. La cuisine, les courses, la vaisselle… C’était pas facile, mais il était là. » Me Alexandre fait le calcul : avec 18 ans de réclusion criminelle, Jean serait libre à 99 ans. « Ce serait prononcer une peine de réclusion criminelle à perpétuité. Et ce n’est pas ça la juste peine pour lui. »
Jean prend la parole en dernier. Lui aussi a fait les comptes. « Vous croyez qu’à 99 ans je serai en prison ? Je serai mort. Mais c’est à vous de choisir… » La cour d’assises a décidé de condamner Jean à 18 ans de réclusion criminelle.
Edit du 13 décembre : Jean a interjeté appel. Il a été rejugé par la cour d’assises d’appel des Côtes-d’Armor du lundi 11 au mercredi 13 décembre. L’homme, âgé de 82 ans aujourd’hui, a été condamné à vingt ans de réclusion criminelle pour le meurtre de sa femme. La cour d’assises a également assorti la peine d’une période de sûreté aux deux tiers. Sa peine ne pourra donc pas être aménagée avant 2030.