Moments d’audiences par Marie Barbier, journaliste à l’Humanité
mardi 13 juin 2017
Depuis le début du procès de l’ancien avocat Sidney Amiel, accusé de viol et d’agressions sexuelles devant la cour d’assises de Versailles, elle se présente chaque matin les yeux rougis et les traits tirés, s’assoit au premier rang des parties civiles et écoute en silence. Hier matin, Françoise (1) s’est présentée face aux trois magistrats et aux six jurés désignés par le sort et a parlé. D’une voix douce, souvent entrecoupée de sanglots et de silences, elle a raconté ce qu’elle avait tu pendant sept ans. A son mari, à sa famille, à ses amis. «Le silence est tellement confortable, dit-elle. On n’a que soi à gérer. Quand on parle, on doit aussi gérer les autres.» Depuis qu’elle a mis des mots sur ce qui lui est arrivé, Françoise a divorcé de son mari, s’est brouillée avec sa sœur. «Pour vos proches, le viol est un sujet tabou. C’est sale, on a honte, on a du dégoût.»
Âgée de 45 ans, Françoise est une grande femme élégante aux cheveux blonds coupés courts. Elle porte un long gilet blanc qui cache ses formes. Derrière elle, l’ancien avocat Sidney Amiel, sur le banc des accusés (une chaise en réalité), prend des notes consciencieusement. A 68 ans, il se présente chaque jour en costume-cravate dans la salle d’assises glaciale où les bancs du public restent à moitié vides.
Françoise est recrutée au cabinet Amiel en septembre 2000. Elle est arrivée huit mois plus tôt à Chartres, n’y connaît personne, mais a entendu la bonne réputation de ces avocats spécialisés en droit du travail. Il y a bien des rumeurs sur le «turn-over important des collaboratrices», «mais je ne crois que ce que je vois. J’ai vu.» Le cabinet Amiel, c’est d’abord une ambiance : tutoiement obligatoire, blagues salaces permanentes. Quand il revient d’une permanence avec sa maîtresse, il lance à la cantonade : «Qui veut les restes?» Quand il recrute une nouvelle collaboratrice, il dit «Je prends S. par devant, F. par derrière et elle pour la pipe». La première «scène», comme Françoise les appelle, arrive «très rapidement»: alors qu’elle est au téléphone avec une cliente, il fait le tour de son bureau, pose ses mains sur ses épaules, sa nuque. Après avoir raccroché «illico», elle va le voir: «Ce que tu as fait, tu ne le fais plus». Il rit.
«C’était pas tous les jours, mais il y avait bien une scène par semaine» : les «caresses sur les cuisses» dans la voiture quand elle conduit, les courses poursuites dans son bureau, les déclarations d’amour «pathétiques». «On apprend à adapter sa tenue vestimentaire, souffle Françoise. On ne met plus de jupes ni de décolletés. J’ai, depuis, une bonne collection de foulards». Elle tient. «Vous venez d’arriver dans la région, vous devez terminer votre stage, si vous n’allez pas jusqu’au bout, vous ne pourrez pas poser votre plaque. Vous venez d’acheter une maison, vous avez des enfants, un mari, donc vous tenez.»
Sidney Amiel s’immisce dans sa vie, appelle à son domicile, lui demande des nouvelles de sa mère malade, son «côté paternaliste». «Et puis un jour… un lundi.» Françoise tente de poursuivre, la voix brisée. «C’est compliquée de venir ici raconter ça, l’intimité qu’on a cachée pendant sept ans…» Mais finit, entre deux silences, par se confier: «Dans son bureau (silence), il m’a plaquée contre une porte. Il a tenté de m’embrasser, j’ai évité. Il m’a embrassée. (silence) Il a mis sa main dans mon pantalon, puis dans ma culotte (silence). Il a introduit un doigt dans mon vagin (silence). Je n’ai rien pu faire.» Les yeux toujours dans ceux des juges et des jurés, elle s’agrippe à la barre. «Je suis sortie du bureau, je ne comprenais pas ce qui m’était arrivé. Quand je suis retournée le voir, il avait un sourire narquois. Je lui ai dit ‘Je démissionne’.» Elle fera ses deux mois de préavis avant de quitter le cabinet: «Je n’avais pas les moyens de payer les mois de salaire qu’il aurait pu me demander.» Françoise ne parle à personne, mais change : les migraines apparaissent, la perte de poids aussi – «je descends à 48 kg».
Et puis, sept ans plus tard, en juillet 2010, une cliente porte plainte pour agression sexuelle contre Sidney Amiel. Les enquêteurs contactent Françoise. Au premier interrogatoire, elle raconte un baiser forcé. «Je suis avocate, est-ce que j’avais la notion que c’était des agressions sexuelles au quotidien? Pas nécessairement.» Elle demande à rencontrer un juge d’instruction, mais ne parle toujours pas du viol. Ce n’est qu’au troisième rendez-vous qu’elle l’évoque enfin. «La procédure est un tsunami. Vous parlez devant des juges d’instruction que vous connaissez, vous allez porter plainte dans des commissariats où vous faites les gardes à vue comme avocate, vous croisez dans les tribunaux les avocats de Sidney Amiel…» Elle «plaque tout», quitte Chartres, redevient collaboratrice «dans un petit cabinet où il n’y a que des femmes». A-t-elle songer à porter plainte avant?, l’interroge une jurée. «C’est un avocat connu, un notable… Très honnêtement, je n’y ai même pas pensé. Je devais finir mon stage. Mais si j’avais parlé, il n’y aurait pas autant de victimes.»
Depuis le début du procès, Sidney Amiel, lui, conteste les faits, soit en évoquant de multiples «complots» («un cabinet noir à la chancellerie», des jalousies professionnelles, etc.), soit en parlant «d’histoires d’amour consenties». Le procès est prévu pour durer encore dix jours. Verdict attendu le 23 juin.